Le Patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie
Il y a deux façons d’envisager cet ouvrage collectif dirigé par Chiara Bortolotto et publié dans la collection « Ethnologie de la France », émanation de la Mission du patrimoine ethnologique créée il y a une trentaine d’années au sein du ministère de la Culture :
- l’une est de chercher, dans cet éventail de contributions allant des interprétations théoriques aux études de cas, un éclairage sur cet objet encore mal identifié qu’est le « patrimoine culturel immatériel » (PCI) institué par l’Unesco en 2003 ;
- l’autre est d’y repérer quelques indicateurs de la situation actuelle de l’ethnologie en France. Commençons par la première.
La tragédie du PCI[modifier]
« Traditions et expressions orales », « arts du spectacle », « pratiques sociales, rituels et événements festifs », « connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers » et « savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel » sont les cinq domaines concernés par la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Ils ne peuvent prétendre à la labellisation PCI que s’ils satisfont cinq critères, qui sont d’être, premièrement, « reconnus comme faisant partie de leur patrimoine culturel par des communautés, des groupes et, le cas échéant, des individus » ; deuxièmement, « transmis de génération en génération » ; troisièmement, « recréés en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire » ; quatrièmement, « qui leur procurent un sentiment d’identité et de continuité » ; et cinquièmement « sont conformes aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable ». Voilà qui suffit à dater le texte de la convention, où se retrouvent les grandes thématiques académiques des années 2000 : patrimoine culturel (contre l’économisme), autodétermination des communautés (contre le colonialisme), capacités d’action des individus (contre le déterminisme), sentiment d’identité (contre les assignations statutaires), droits de l’homme et écologie (contre la toute-puissance des États). Le postmodernisme, décidément, n’a pas épargné les couloirs de l’Unesco.
Comme le montre bien Chiara Bortolotto dans son introduction utilement synthétique, le PCI souffre d’un certain nombre de « troubles » qui le rendent non seulement difficile à appréhender par les non-spécialistes, mais aussi et surtout difficile à gérer par les intéressés. Le principal problème provient de la notion même d’immatérialité, en porte à faux par rapport à une tradition patrimoniale construite autour de la notion d’objet : les pratiques musicales et non les instruments de musique, les rituels et non les emblèmes ou les fétiches, les processions et non les costumes, les danses et non les masques, bref les activités et non leurs supports ou leurs produits. Voilà qui déjoue tant la logique muséale associée à la notion de sauvegarde que la logique inventoriale – l’une et l’autre constitutives de toute démarche patrimoniale.
Une autre cause de « trouble » provient de la contradiction entre un objectif de « protection », lui aussi constitutif de toute patrimonialisation, et le critère de « transmission » et de « recréation » des pratiques, interdisant de les figer par des mesures qui en arrêteraient la définition : d’où l’adoption du terme plus souple de « sauvegarde ».
En outre, le terme même de « communauté » fait problème : il lui manque, explique Chiara Bortolotto, une « définition claire dans le droit international », et les États sont réticents à « utiliser ce terme sensible » par crainte qu’il puisse « légitimer la revendication de droits culturels par des minorités et entamer ainsi leur souveraineté ». D’où, dans des pays très éloignés du communautarisme comme la France, la tentation – pourtant bien peu conforme au projet initial – « d’identifier la communauté avec la nation entière », comme cela a été le cas avec l’inscription, très controversée, du « repas gastronomique des Français », non pas toutefois sur la très sélective « liste de sauvegarde d’urgence » (ce qu’il aurait sans doute été difficile de plaider...) mais sur la « liste représentative », qui procure un simple label sans mesures particulières.
Dans une première partie, plutôt théorique, Frédéric Maguet analyse finement cette question de « l’image des communautés dans l’espace public », mettant en évidence les tensions politiques entre universalisme et communautarisme induites par l’installation de la notion de communauté au cœur de la définition du PCI. Il montre par exemple qu’« aucun des principaux États porteurs d’une tradition différentialiste affirmée n’a ratifié la convention » : les États-Unis et le Canada par crainte d’une instrumentalisation communautariste, la Grande-Bretagne par crainte, au contraire, d’une mainmise de l’État sur le patrimoine des communautés, et les Pays-Bas par crainte, eux, d’une « revitalisation des traditions sur injonction étatique » familière aux régimes soviétiques. C’est, du coup, par les pays plutôt différentialistes que la convention a été le plus facilement adoptée, parce qu’elle y joue un rôle de « rattrapage des processus d’assimilation ».
Toujours dans la partie théorique, Regina Bendix propose une intéressante réflexion sur les différences entre « héritage » et « patrimoine », montrant ainsi la lente émergence, au sein de l’Unesco, d’une prise en compte des « capacités mentales » de l’être humain et non plus seulement de la culture matérielle. Elle met elle aussi le doigt sur une contradiction inhérente à la définition du PCI entre l’universalisme de la valeur attribuée aux pratiques en question et le localisme de leur enracinement, ainsi que le caractère étatisé des mesures prises pour faire aboutir les candidatures. D’où – entre autres conséquences – le flou sémantique de certains termes officiels, adoptés de façon à ce que les traductions dans les langues de chaque État membre de l’Unesco ne contreviennent pas aux différents systèmes juridiques.
C’est sur un mode nettement plus critique que Valdimar Hafstein, à partir de l’affaire El Condor pasa (un chant traditionnel andin transformé en tube mondial par Paul Simon et Art Garfunkel dans leur album Bridge over troubled water en 1970), souligne l’inadaptation des critères occidentaux de la propriété intellectuelle à la culture populaire, qui se nourrit de copies et ignore l’auteur individuel. Mais sans doute connaît-il mieux la seconde que la première, car il commet ce faisant un contresens sur l’histoire du droit d’auteur en Occident, assimilé à tort à une croyance au « génie solitaire » et à l’effet de « l’hégémonie croissante de la bourgeoisie européenne et de l’ascension du sujet bourgeois », alors qu’il provient bien plutôt d’une lutte des créateurs professionnels pour vivre de leur activité contre les privilèges des rentiers et l’amateurisme aristocratique. Son analyse critique dérive alors vers un foucaldisme de bazar, l’institution du PCI devenant à ses yeux un instrument machiavélique pour « administrer les populations » et les « assujettir à un ensemble de règles et de normes de comportement, à des définitions, à des limites et à des formes d’exclusion ». On regrette que ce discours critique caricatural et daté rembobine la réflexion une génération en arrière.
Heureusement, les études de cas réunies dans la deuxième partie – « Métamorphoses patrimoniales » – évitent ce travers, alors même que les effets de la patrimonialisation au titre du PCI apparaissent parfois nettement problématiques. C’est le cas notamment avec la fête catalane de la Patum étudiée par Dorothy Noyes, qui montre ce que la labellisation a pu induire en matière de bureaucratisation et de marchandisation – faisant de cette fête une sorte de « marque » commerciale –, voire de « nationalisation » de la culture populaire : ainsi « la patrimonialisation de la Patum a reconstitué la fête vivante comme fétiche, et le geste social a cédé devant la gestion professionnelle ».
Dans le même ordre d’idées, la contribution de Laurent-Sébastien Fournier à propos de la fête de la Tarasque est particulièrement intéressante en ce qu’elle repose sur une enquête spécifique menée sur les effets de la patrimonialisation ; ce qui lui permet de mettre finement en évidence les modalités de passage du « rite » au « spectacle », le glissement vers la médiation professionnelle à des fins de tourisme ou d’animation, la formalisation et la folklorisation des pratiques, avec domestication, esthétisation et mise à distance du « monstre » des origines. Ainsi, la Tarasque a « radicalement changé de sens » par rapport à l’époque où cette fête était « encore vivante » : « d’invisible, elle est devenue visible ; de niée, valorisée ; d’effrayante, ludique ; de sauvage, apprivoisée ; d’éphémère, permanente ; de locale, mondiale ».
Ignazio Macchiarella se penche ensuite sur le cas du canto a tenore, en montrant l’inadéquation des catégories patrimoniales – fussent-elles élargies à la dimension immatérielle –, et en particulier des techniques inventoriales, par rapport à la pratique de ce chant dans la mesure où elles privilégient le résultat musical plus que la performance elle-même, ce qui dénature une pratique où la relation compte beaucoup plus que son objectivation dans un produit musical. Il en tire la conclusion, tout à fait convaincante, que la véritable sauvegarde devrait résider dans l’étude plutôt que dans la conservation : « C’est seulement en connaissant parfaitement un mécanisme de créativité musicale (et plus généralement une expression immatérielle) dans sa transformation continue qu’on le sauvegarde réellement. »
Se concentrer sur l’étude (comme dans la mission impartie à l’Inventaire général du patrimoine) plutôt que sur des mesures de sauvegarde effective aurait en effet contribué à éviter « l’effet Lascaux » que j’évoquais dans ma conclusion à un colloque consacré à l’inventaire du PCI : de même que l’admiration des visiteurs contribue à détruire, par le seul effet de leur présence sur place, la grotte qui en fait l’objet, de même toute conduite de valorisation de l’authenticité d’un lieu ou d’une pratique entraîne inexorablement la destruction de ce qui fait cette authenticité. On a là un magnifique exemple des méfaits du tourisme et de la mondialisation, qui sont précisément – notent Sylvie Grenet et Christian Hottin dans l’avant-propos – les deux principaux repoussoirs du PCI (et l’on peut regretter à cet égard que l’ouvrage n’aborde pas davantage cette question, cruciale, du tourisme). C’est peut-être ce que Georg Simmel aurait nommé « la tragédie de la culture » contemporaine, et que les initiateurs du PCI à l’Unesco auraient dû avoir en tête au moment de s’aventurer, même avec les meilleures intentions du monde, dans cette aventure. Mais sans doute est-il trop tard pour revenir en arrière.
Le dilemme des ethnologues[modifier]
Une seconde façon, ai-je dit, d’appréhender ce livre, c’est d’y lire en filigrane un état des lieux de l’ethnologie française en ce début du xxie siècle, confrontée à la fois à l’extension de ses objets traditionnels, de plus en plus proches de nous, et à leur extinction, avec ce que Daniel Fabre a opportunément nommé le « paradigme des derniers ».
L’invention du PCI place en effet les ethnologues dans une situation parfois intéressante – lorsqu’ils étudient les effets de la patrimonialisation – mais parfois aussi inconfortable, lorsqu’ils se trouvent en être les acteurs en tant que médiateurs entre les « communautés » concernées et l’administration de l’Unesco. C’est le cas, dans ce volume, de Carlos Sandroni, qui a mis ses compétences d’ethnomusicologue au service de la patrimonialisation de la samba de roda brésilienne et décrit avec précision les problèmes rencontrés dans la coordination du dossier de candidature. Et cela aurait pu être le cas aussi de Daniel Bonvoisin et Gil Bartholeyns, qui se livrent à un amusant exercice d’« administration-fiction » en se demandant à quelles conditions le « jeu de rôles grandeur nature » pourrait avoir une chance d’intégrer le PCI ; mais l’exercice perd vite de son intérêt dès lors qu’on a perçu que manquent au jeu de rôles deux critères fondamentaux de patrimonialisation : la « communauté » préexistante et la transmission intergénérationnelle. Tant qu’à étudier un cas limite, celui de la gastronomie aurait sans doute été plus heuristique.
La question de la place des chercheurs est posée dans le titre de la troisième partie du volume : « Observateurs, médiateurs ou acteurs ? Le rôle des anthropologues ». Jean-Louis Tornatore replace ainsi le PCI dans l’histoire française de la Mission du patrimoine ethnologique, montrant toutefois que l’un – qui est une catégorie essentiellement « politique » – n’est pas un nouvel avatar de l’autre – catégorie « scientifique ». De même, dans l’avant-propos, Sylvie Grenet et Christian Hottin insistent sur l’incompatibilité entre les principes ayant guidé la Mission du patrimoine ethnologique (importance de l’expertise, refus de prendre en compte la voix des communautés dans le travail du chercheur, centralité des inventaires) et ceux de la convention. Comme le résume bien Chiara Bortolotto : « La production du patrimoine n’est pas conçue simplement comme une production de connaissance mais aussi comme l’expression d’un pouvoir. En choisissant de transmettre certains éléments culturels au détriment d’autres, les interventions patrimoniales, souvent considérées comme éminemment techniques ou scientifiques, conditionnent les représentations identitaires des groupes sociaux et font apparaître leur dimension sociale et politique. »
L’on n’en constate pas moins le rôle actif joué dans le PCI par les ethnologues, amenés parfois à n’être plus seulement des observateurs et des analystes, mais des médiateurs, voire des propagandistes des « cultures » dont ils sont les spécialistes ; ce qui les pousse, remarque Chiara Bortolotto, à « renégocier leur rôle et la nature de leur expertise ». Or l’aventure du PCI est suffisamment jalonnée de chausse-trappes sinon directement politiques, du moins diplomatico-administratives, pour que leur position en devienne parfois inconfortable, prise entre le souci d’œuvrer en faveur des peuples qu’ils étudient et la réticence à être instrumentalisés dans des enjeux institutionnels dont ils n’ont pas la pleine maîtrise, et qui ne rencontrent pas forcément leur sympathie. Et en même temps, plus prosaïquement, la médiation patrimoniale apparaît aussi, note Dorothy Noyes, comme une façon de « garantir l’avenir d’un métier toujours précaire en se faisant les intermédiaires privilégiés entre communautés et bureaucratie ». Entre pureté scientifique, ambiguïtés politiques et nécessités alimentaires, le PCI fait émerger de cruels dilemmes dans le monde de l’ethnologie...
Il existe toutefois une continuité perceptible – même si elle n’est pratiquement jamais explicitée par les ethnologues eux-mêmes – entre la pratique traditionnelle de leur métier et la nouveauté que constitue le PCI : c’est que l’objet même de celui-ci a longtemps constitué l’une des dimensions fondamentales de celui-là. Et cet objet, c’est ce terme qui n’apparaît que furtivement, comme par distraction, lorsqu’il est question de « culture alternative résiduelle – comme l’artisanat, la tradition orale ou les rituels... » (Valdimar Hafstein) –, à savoir le folklore, cette bête noire des ethnologues modernes pour qui il fait figure de ringardisme absolu (Jean-Louis Tornatore évoque à juste titre « la rupture, caractéristique de la France et de quelques pays européens, de l’ethnologie avec le folklore »). Même lorsque Chiara Bortolotto, tentant courageusement d’aborder le problème de front, opère une distinction entre folklore et PCI (l’un étant le « produit d’une documentation réifiée », l’autre étant conçu comme « le processus contextuel de recréation de ces éléments par les groupes »), l’on est d’autant moins convaincu qu’elle est la première à noter la difficulté, pour le PCI, à se détacher en pratique d’une logique d’objet au profit d’une logique de processus ; et que, en outre, les pratiques « folkloriques » n’ont jamais été réduites aux objets produits, ayant toujours intégré les activités elles-mêmes. Enfin, lorsque l’on constate la prégnance de la notion d’authenticité (notamment, remarque Frédéric Maguet, par « l’insistance mise sur l’ancienneté et la continuité », « manière de réintroduire par la bande une notion officiellement bannie »), et ce malgré – là encore – la méfiance des acteurs concernés à l’égard de ce mot, l’on est bien forcé de constater que le PCI ne fait que reprendre, sous une forme « ethnologiquement correcte », la matière même de ce qui a longtemps constitué le cœur de ce métier avant que des conceptions épistémologiques plus compréhensives et moins entachées de colonialisme viennent périmer, sinon la chose, du moins le mot.
Bref, si ce magnifique exemple d’« institution de la culture » (selon l’heureuse expression adoptée par Daniel Fabre pour définir le Lahic, laboratoire auquel appartiennent plusieurs contributeurs de ce volume) qu’est le PCI, malgré toutes les contradictions inhérentes à sa définition et les effets pervers qu’entraîne sa mise en œuvre, a si bien « réussi », comme en témoignent les nombreuses candidatures à l’une ou l’autre liste, ce n’est sans doute pas seulement parce qu’il offre aux pays anciennement colonisés l’occasion d’une revanche sur leurs prédécesseurs occidentaux dans l’accession à la dignité patrimoniale, autorisant ainsi ce « rééquilibrage Nord-Sud » que pointe Frédéric Maguet. C’est aussi, probablement, parce qu’il offre aux ethnologues et anthropologues une possible reconversion de leurs compétences et une modernisation de leurs objets traditionnels, fût-ce au prix de quelques compromis avec la pureté du métier ; compromis dont ce livre (auquel manque toutefois, pour être un véritable ouvrage de référence, le texte de la convention et le contenu des « listes » constituées à ce jour) constitue une belle analyse en même temps qu’un éloquent témoignage.
Pour citer cet article[modifier]
Référence papier : Nathalie Heinich, « Chiara Bortolotto (ed.), Le Patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie », Gradhiva, 15 | 2012, 227-229.
Référence électronique : Nathalie Heinich, « Chiara Bortolotto (ed.), Le Patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie », Gradhiva [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 16 mai 2012, consulté le 29 juillet 2017. URL : http://gradhiva.revues.org/2412
Nathalie Heinich
heinich@ehess.fr