Métamorphoses de la théologie, XVIIe
Métamorphoses de la théologie.
Théologie, littérature, discours religieux au xviie siècle
Daniel Vidal
Daniel Vidal, « Jean-Pascal Gay, Charles-Olivier Stiker-Métral (Dir.), Les Métamorphoses De La Théologie. Théologie, littérature, discours religieux au xviie siècle », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 164 | 2013, mis en ligne le 21 février 2014, consulté le 01 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/assr/25483 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.25483
Le xviie siècle ne fut pas seulement le siècle des mystiques et de leur diffusion en tous ordres religieux et écoles de spiritualité. Il fut aussi – ou, plus exactement, par cela même – le siècle où la théologie, considérée comme source et construction d’un savoir au service d’une fonction institutionnelle, ne put plus prétendre n’être que la seule parole légitime sur Dieu. L’affluence de la spiritualité n’a pas eu cependant pour seule conséquence le dessaisissement de la légitimité théologique. Elle a favorisé l’émergence de la « littérarisation » d’un discours religieux dont l’énonciation individuelle se confrontait à l’impersonnalité d’une dogmatique théologienne. Robert Descimon dira que celle-ci fut « la grande perdante de l’affirmation des pouvoirs de la littérature ». Tout ce qui se produit aux marges de la théologie comme narration, controverse, écriture poétique, discours, témoignage met en jeu une expérience singulière dont le langage entre en tension avec la tradition théologique et son langage propre, qui est sa raison. À terme, le « discours spirituel » déporte la théologie « hors les murs », selon l’expression très heureuse des auteurs, et l’engage en des bouleversements qui sont autant de métamorphoses.
Il faut bien prendre la mesure de ce qui se joue ici, en cette « invasion » d’un discours religieux fondé sur la nécessité d’un langage libéré de sa rhétorique scolastique. Rien moins que « l’évincement de la théologie en tant que science du christianisme ». Dans les douze discours du Socrate chrestien de Guez de Balzac (1652), Sophie Hache relève la puissance subversive de ces réflexions et considérations morales et littéraires. Loin de dogmatiser, elles instruisent en une langue de grande qualité, diverse et épurée. Langage d’humaniste, objecté à la théologie, ses fondements philosophiques et ses catégories du savoir. À la raison faible et faillible de la compétence théologique, et des « figures d’autorité » qui en usent, répond la foi fondée sur l’expérience singulière du Dieu caché. G. de Balzac : « L’ignorance toute pure est beaucoup meilleure que cette science de faillir ». Un fidéisme se déclare, qui tend à l’effacement de la langue des théologiens et à l’émergence d’un courant apophatique s’accomplissant dans la kénose chrétienne. Il ne s’agit pas d’une dissidence d’auteur, mais, par la complicité que le « discours » balzacien engage avec son lecteur, présent dans le texte même comme interlocuteur essentiel, d’une alternative globale opposée à la science instituée de Dieu. Toute controverse, par l’espace public où elle intervient, porte atteinte aussitôt à l’autorité du dogme.
Le pouvoir de « lier et délier les pécheurs » et les modalités de la sanction, constituent ce « pouvoir des clés » qui fut au xviie siècle un enjeu majeur de querelle sur fond de Réforme et de polémiques entre jésuites et jansénistes. Il fallait examiner de quelle raison relevait la « vérité » de la faute et de quelle autorité, sacerdotale ou morale, dépendaient la peine et le « salut » des hommes. La Réforme ayant supprimé la confession auriculaire, rappelle Christophe Angebault, « tout cet édifice doctrinal » fut mis en crise. Non seulement le principe de confession, mais surtout le régime des peines, et leur rigueur. La querelle de la pénitence va déplacer cette question proprement théologique dans « l’arène politique », dans la mesure où le pouvoir sacerdotal est confronté à une divergence fondamentale entre les tenants – jésuites – d’une théologie morale « éclairée », et les partisans – jansénistes – d’une pénitence rigoureuse et publique. Arnaud et Pascal participent de cette ouverture de la théologie hors de son espace propre. Arnaud, en la soumettant, par la publication de La fréquente communion, à « la lecture et au jugement du plus grand nombre ». Pascal, par ses Provinciales, en la métamorphosant en controverse publique. Rompant avec un exposé doctrinal pour traiter un point de doctrine, et mettant la question en débat, il se livre à une « appropriation symbolique » du « pouvoir des clés », et pense la contrition, cette pièce capitale de la confession, comme « travail de transformation subjective ».
De l’irruption de l’espace public dans le traitement d’un argument théologique, à l’affirmation d’une expérience subjective comme moment central de la controverse, la théologie est ainsi mise en défaut. De même dans le grand débat qui s’instaure sur la nécessité de penser à nouveaux frais les modalités de la prédication. Qu’il faille au xviie siècle en finir avec l’outrance exégétique et ses « performances rhétoriques », Simon Icard en atteste, qui rappelle la nécessité de « restaurer en chaire une véritable élégance chrétienne ». Élégance vaut sans doute éloquence, l’une et l’autre supposant un régime d’écriture « clairement esthétique ». Un retour à la source pure du texte s’impose, en son verbe naturel, dont La Bruyère magnifie la capacité de conviction. Sans doute les pères de l’Église ont-ils usé et abusé du répertoire allégorique. Mais ils étaient ces fondateurs indépassables et si sacrés qu’on ne saurait y toucher. Aujourd’hui, il convient de purger son style de toute ornementation précieuse et étrangère au style nu de la Bible, seul à même, au demeurant, de valoir un mystère. Si l’on recourt à l’allégorie, que ce soit comme simple figure de style. Et style, donc, plus que figure. Mais peut-il y avoir style sans le sujet qui s’y accomplit ? Et l’impératif du sujet menace-t-il la raison théologique ? Le discours spirituel de Surin, qu’analyse Patrick Goujon, livre une première réponse à cette double interrogation. Si Ecce Homo est prononcé par Pilate « au moment où l’humanité de Jésus était au comble de son anéantissement », Dieu est alors cet homme, et cet homme est Surin – Surin, qui s’identifie au « Christ bafoué ». Singularité absolue du mystique. Mais qui ne se résorbe pas en elle-même : qui se dispense, au contraire, qui se donne en écriture, en poèmes, en correspondances, en témoignages, en prédications. Toutes posant le récepteur en « position de sujet spirituel, et sujet responsable ». Ainsi opère la spiritualité de Surin, allant du plus intime du chrétien intérieur, au plus exposé de l’espace public. De la subjectivité, à tout autre que soi. Ceci est affaire d’expérience existentielle, et c’est pour cela que telle expérience entre dans le jeu de la communication. Et, avec elle, la théologie, désormais adossée à la conception mystique de l’existence, qui la sature et la déporte hors d’elle-même.
Aux prises avec le pouvoir de la littérature, la théologie tend à perdre son autorité et sa légitimité de science de Dieu. Non seulement parce qu’une « norme esthétique » s’introduit au cœur de son discours, mais parce que ce discours est soumis au tribunal de l’espace public, et à son autorité spécifique. Les multiples Théologies françoises du xviie siècle, présentées par Jean-Pascal Gay, si elles ne parviennent pas à proposer une alternative franche à la théologie en matière de référence stabilisée et de corpus doctrinal univoque – mais ce n’était sans doute pas leur dessein – n’en produisent pas moins une théologie adaptée aux « nouvelles formes socioculturelles » du temps : nécessité d’une écriture qui participera à ce que l’on nommera plus tard le triomphe du classicisme ; constitution d’un « public de curieux », et d’un acteur nouveau, l’écrivain. Jacques d’Illaire (1630), François Garasse (1625), N. Coëffeteau (1607), L. de Marandé (1646), et, dans une moindre mesure, J.-P. Camus (1645) évitent la facilité de la vulgarisation pour s’en tenir à leur seul projet de débarrasser la théologie de son « aspreté ». La mettant ainsi au goût du jour, ils l’affectent d’une nouvelle disposition sociale, l’intégrant pleinement au monde des Lettres, dans lequel peuvent se consommer les noces de l’écrivain et du théologien.
À défaut de toute théologie explicite, Madame Guyon est sans doute la plus illustre figure féminine, au xviie siècle, de telles noces d’écriture et de passion de Dieu. Dinah Ribard et Xenia von Tippelskirch en proposent une lecture renouvelée. Parce qu’elle ne traite pas de questions théologiques et n’a pas vocation pédagogique, l’écriture de Mme Guyon se présente comme un don d’au-delà d’elle-même, gratuit et fulgurant, incoercible, impératif. Cette écriture « donnée » livre un savoir « donné », comme si la mystique était de toute urgence la parole de Dieu ici et maintenant, énoncée « sans y prendre garde » en cette femme, et lui permettant d’atteindre aux vérités profondes, venues d’un « ailleurs du savoir ». Ainsi de son explication du Cantique, sans fioritures, sans excès, mais en toute compétence spirituelle, seul le sens mystique ayant valeur véritablement cognitive. La lettre, à proprement parler, est, sans médiation, esprit. Et de cette connaissance intime Mme Guyon est la dispensatrice et le sujet, l’auteur et le bénéficiaire. Cette doctrine est totalement sienne parce qu’elle n’y prend aucune part. Paradoxe de la mystique : être d’autant plus soi-même que l’on est l’autre (Dieu). En ce sens, de nouvelles « figures d’autorité » sont sollicitées, qui doivent garantir la véridicité de cette écriture et de ses effets dans la connaissance de Dieu, élargissant ainsi « l’espace de la théologie hors d’elle-même » par l’inscription revendiquée du genre en son centre.
Madame Guyon écrit en fin de siècle. Aux premières décennies du xviie, Claude Hopil compose une œuvre poétique majeure, fondée sur ce que Audrey Duru nomme la « défaillance de la raison », cette brèche par laquelle il est possible de dire Dieu en sa négativité. Son absence. Son « Rien », au risque, assumé par le poète, de produire « un énoncé athée ». Ce n’est qu’apparent paradoxe. Car tout se joue dans une écriture qui ne relève plus du savoir, mais de la contemplation, et qui se déploie en oraison mentale. Une véritable « poétique de l’extase » se livre au lecteur, en même temps que l’ordonnancement du langage propose un ordre du cosmos. Cette contemplation est sans image et sans concept : elle se soutient de la seule valeur du signe verbal, libéré de toute signification rationnelle, et ne s’énonçant que comme verbe de Dieu. Mais Dieu est indicible. Le verbe sera cette abstraction. Il en ira dès lors de la poésie qui en procède comme il en va de l’abstraction de la musique, langage des dieux. Toute l’œuvre de Cl. Hopil – Les œuvres chrestiennes (1604), Les Divins eslancemens d’amour (1628), Les Doux vols de l’ame amoureuse (1629), etc. – se fondent sur « la récusation systématique des concepts », dans l’héritage des rhéno-flamands, et de la « théologie négative » de Denys. De cette éviction globale des concepts, ou, selon la formule d’Audrey Duru, de cette « désémantisation », procède la spiritualité abstraite du pur amour, qui s’épandra tout au long du siècle. La poésie de Cl. Hopil, cette expérience spirituelle radicale, n’est pas seulement « émancipation de tout esprit de système ». Elle est cet acte de création qui fait éclater la langue de la théologie en en bouleversant la science et le dogme, et dispose en son centre la question fondatrice de la poésie : toute signification épuisée, Dieu ne se nomme plus, il s’énonce. Toute abstraction assumée, le signe verbal est aussitôt signe de Dieu. Tout signe de Dieu peut être alors formalisé. En 1621, la décennie même où Cl. Hopil rédige ses chants de pur amour, Otto Van Veen (Vaenius) publie un traité que l’on pourrait dire de pure vision de Dieu, articulant théologie et art géométrique, « conclusions » théologiques et modèles physiques ou mathématiques. Qu’ils soient modèles géométriques ou figurations iconiques, ces tableaux énoncent explicitement que l’on ne peut tenter de dire Dieu, toute représentation récusée, que par la seule « figure diagrammatique », cette abstraction parvenue à sa formule exacte. Là se propose une nouvelle façon de spiritualité abstraite, lorsque de l’image toute représentation est chassée. Alors l’universalité du signe qui dit le sacré renvoie à ce qu’Agnès Guiderdoni et Ralph Dekoninck nomment « le lieu d’émergence du sujet et de rencontre entre l’homme et Dieu ». S’il n’était géomètre, ou poète, l’homme serait-il capable de Dieu ?