Mathématiques du chaos

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Les mathématiques du chaos

septembre 20150911 - Claire Chavaudret

Dans de nombreux domaines, la prise de décision est affectée par la difficulté à établir des prévisions fiables. Ainsi le comportement des marchés financiers et des consommateurs, les phénomènes météorologiques, l'évolution d'un écosystème ou encore le mouvement de certains corps célestes fournissent des exemples de ces phénomènes imprévisibles qui ont un impact sur l'activité humaine. Certains développements des mathématiques peuvent aider à réduire cette imprévisibilité ou, du moins, à la prendre en compte d'un point de vue stratégique. La théorie des probabilités joue bien sûr ce rôle, mais également la mécanique des fluides pour l'étude de la turbulence, ou encore les systèmes dynamiques pour l'étude des phénomènes dits chaotiques, qui constituent une classe particulière de phénomènes imprévisibles.



Historiquement, la théorie des systèmes dynamiques n’a pas immédiatement fourni des outils de prévision. Au contraire, les travaux de Henri Poincaré, à la fin du XIXe siècle, ont d’abord permis de se rendre compte de la trop grande complexité de certains systèmes que l’on croyait pourtant simples et qui étaient déterministes (c’est-à-dire que la notion de hasard n’y intervenait pas).

Ce n’est que dans un deuxième temps que certains outils ont permis de contourner cette imprévisibilité. C’est le cas des mesures de Sinai-Ruelle-Bowen, un outil mathématique élaboré dans les années 1970. Ces mesures permettent de faire le lien entre les systèmes déterministes et la théorie des probabilités, en quantifiant la probabilité qu’un système chaotique finisse par visiter un état donné. Mais l’apport des mathématiques du chaos ne se réduit pas à la prévision, qui reste d’ailleurs forcément limitée.

La simulation mathématique de phénomènes réels peut présenter un intérêt pratique : par exemple, l’industrie cinématographique fait usage des fractales pour obtenir des décors plus réalistes.

La simulation peut aussi aider à mieux appréhender ces phénomènes, en faisant apparaître des ressemblances et en développant l’intuition et la compréhension. Les études sur le chaos présentent en effet une certaine valeur explicative. L’un des défis de la science est de comprendre l’émergence de la complexité à partir de règles simples. Les systèmes dynamiques apportent leur contribution à ce défi.

Les mathématiques peuvent enfin fournir des outils de rétroaction contrôlée sur la réalité. Un bel exemple en est fourni par les satellites, qui sont la plupart du temps contrôlés de manière classique avec une quantité suffisante de carburant, mais pour lesquels la connaissance du chaos pourrait permettre des économies substantielles: c’est l’objet de la théorie du contrôle chaotique.

L’étude des phénomènes chaotiques présente donc un intérêt pratique. Mais, au fait, qu’est-ce que le chaos ?


Le chaos, une notion expérimentale
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La notion de chaos est d’abord expérimentale, utilisée avant tout par les physiciens et étendue dans d’autres sciences expérimentales telles que l’écologie, la météorologie ou la médecine. Par expérience, il faut entendre aussi bien l’observation de phénomènes réels, parfois recréés en laboratoire, que l’analyse de simulations numériques, qui a été rendue possible par le développement de la puissance de calcul des ordinateurs depuis les années 1970.

C’est ainsi que les astronomes ont observé du chaos dans l’orbite d’un satellite de Saturne, Hypérion. Bien qu’évoluant globalement sur une orbite régulière, Hypérion, qui n’est pas de forme sphérique, présente des variations soudaines de ses axes de rotation, par le simple jeu des interactions gravitationnelles avec la planète et les autres satellites.

Dans un tout autre domaine, en écologie, on observe des phénomènes chaotiques: même dans un écosystème de laboratoire réduit à sa plus simple expression, par exemple des mouches dans un bocal, les fluctuations des effectifs des espèces observées peuvent être non seulement variables, mais aussi apériodiques; c’est à plus forte raison le cas des écosystèmes réels.

On voit que le chaos s’expérimente, en premier lieu, comme une rupture dans la périodicité là où l’on s’attendait à observer des cycles. Cela peut aussi arriver dans le corps humain: ainsi des études sur les signaux électriques dans le cerveau ont révélé la présence de chaos, c’est-à-dire d’une apériodicité qui n’est pas due au bruit extérieur ni au dispositif expérimental. On observe différentes formes de chaos selon l’état du cerveau (veille, sommeil ou encore épilepsie), ce qui pourrait ouvrir la voie à de nouveaux outils de diagnostic pour les maladies de Parkinson et d’Alzheimer.

Une autre caractéristique du chaos, peut-être la plus connue, est la sensibilité aux conditions initiales. Le mouvement est d’autant plus imprévisible qu’il dépend de manière infinitésimale de son état à un moment donné: la moindre modification engendrera un mouvement totalement différent. Ainsi, on ne pourra pas en faire une expérience totalement reproductible en laboratoire. Au mieux, on pourra dégager des grands traits que l’on sera sûr de retrouver à chaque expérience.

Ces deux aspects sont présents dans des modèles mathématiques couramment utilisés, ce qui a conduit les mathématiciens à formuler leur définition du chaos.


Une première définition mathématique du chaos
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Même si différents mathématiciens peuvent définir différemment le chaos, la définition suivante, précise et restrictive, fait plus ou moins consensus. Son principal avantage est de permettre de « dire des choses », c’est-à-dire de faire des simulations, de prédire, de contrôler.

Pour être considéré comme chaotique, un système doit:

  • être sensible aux conditions initiales, c’est-à-dire que de petites causes peuvent avoir de grands effets. La sensibilité aux conditions initiales est l’autre nom de l’instabilité, un concept exploré par l’école russe de Lyapunov.
  • contenir de la récurrence, c’est-à-dire qu’un mouvement partant d’un point repassera une infinité de fois aussi près que l’on veut du point initial. En particulier, il peut y avoir beaucoup de mouvements périodiques, qui au bout d’un certain temps reviennent exactement à leur point de départ.

La première condition ne suffit pas, car les systèmes dits hyperboliques, qui ne sont pas chaotiques, présentent eux aussi une certaine sensibilité aux conditions initiales. Il suffit de prendre l’exemple d’un col en montagne: si on lâche une bille en un point, elle se retrouvera dans une vallée; si on la lâche quelques mètres plus loin, elle finira dans l’autre vallée. Cela n’a pourtant rien de chaotique et c’est même parfaitement prévisible.

La deuxième propriété ne suffit pas non plus à obtenir l’imprévisibilité puisqu’elle est vérifiée par les systèmes dont toutes les orbites sont périodiques (comme des systèmes solaires idéalisés), qui sont l’archétype des mouvements prévisibles.

Il faut donc au moins ces deux aspects pour obtenir de l’imprévisibilité. Mathématiquement, cela peut se produire dans des systèmes très simples, à deux conditions.

Une première condition est la présence d’une relation non linéaire. L’effet ne sera pas proportionnel à la cause comme dans un modèle linéaire, il sera, au contraire, disproportionné. Même l’équation non linéaire la plus simple qui soit, l’équation de Ricatti, a des solutions qui « explosent » en temps fini. On notera que dans ce cas précis, il ne s’agit toujours pas de chaos puisque les solutions sont aisément calculables.

La deuxième condition tient au nombre de variables qui interagissent.

Le chaos peut émerger dans des systèmes à petite dimension, mais pas dans des systèmes à une ou deux variables. C’est une conséquence du théorème de Poincaré-Bendixson, qui est fondé sur le fait que dans un plan, une courbe fermée possède un intérieur et un extérieur. Le théorème de Poincaré-Bendixson montre qu’en dimension deux, ce que l’on peut observer, ce sont soit des états stationnaires, soit des mouvements périodiques.

Dès la dimension trois, en revanche, le chaos peut se manifester. Un bon exemple est le système météorologique simplifié de Lorenz. On y voit comment un petit nombre d’équations, contenant très peu de variables, suffisent à générer des mouvements difficiles à prédire, surtout si l’on s’intéresse à la succession des différents états et non pas seulement à l’état du système à long terme.


Observer de l’ordre dans le chaos
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Heureusement, les mathématiques ne permettent pas seulement de constater la présence d’un signal ou d’une quantité qui évoluent de manière chaotique ou imprévisible, mais aussi de dépasser la notion de chaos, un peu désespérante, pour offrir de nouveaux outils de description.

On pourra ainsi décrire ce qui se passe « en moyenne », ou « presque sûrement » (en adoptant un point de vue probabiliste), ou encore « génériquement » (d’un point de vue topologique). Car le chaos, pour un mathématicien, n’est pas synonyme de désordre absolu ou de totale instabilité.

Pour distinguer des formes dans les systèmes chaotiques et formuler malgré tout quelques prédictions ou descriptions, on dispose de deux notions : celle d’attracteur, qui fait appel à la topologie, et celle de mesure invariante, qui fait appel à la théorie des probabilités.

Un attracteur délimite une zone dans laquelle il est certain que le système évoluera à long terme. Un système chaotique se distingue par le fait que cette zone a une forme très complexe, comme dans le système météorologique de Lorenz (on parle alors d’« attracteur étrange »).

Une mesure invariante donne le temps moyen qu’une trajectoire du système passera, probablement, dans un ensemble d’états donné. Notons qu’ici, l’introduction de la théorie des probabilités ne se fait que dans un deuxième temps, à l’intérieur du système et non pas pour représenter un « bruit » extérieur. Cela traduit une vision pragmatique des probabilités et de l’aléatoire: on introduit la notion d’aléatoire là où il est pratiquement impossible de prédire à coup sûr, sans pour autant supposer que l’aléatoire est intrinsèque aux phénomènes que l’on observe.


Les frontières du chaos classique: l’aléatoire et l’imprédictible
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Dans les phénomènes chaotiques au sens strict, le désordre est intrinsèque au système. Cela exclut les systèmes aléatoires, dans lesquels le désordre vient de l’extérieur. Cette distinction est utile pour considérer la question des marchés financiers, par exemple. L’imprévisibilité est-elle intrinsèque aux marchés, ou vient-elle de tous les aléas qui les influencent? Cette question n’est pas tranchée.

Le chaos se définit en tout cas comme un comportement apparemment aléatoire. C’est un désordre, mais qui s’inscrit néanmoins à l’intérieur d’un système déterministe.

Ceci appelle quelques précisions. Laplace, dans son Essai philosophique sur les probabilités, définit ainsi le déterminisme : c’est le postulat selon lequel, si notre intelligence était infinie, nous pourrions calculer avec une précision infinie l’état futur d’un système, à un horizon de temps arbitrairement grand, à la condition de connaître, avec une précision infinie, l’état actuel du système et son passé. Autrement dit, les états passés, présents et futurs du système sont entièrement reliés.

Historiquement, ce postulat a été interprété comme la possibilité de formuler les lois de la nature par des équations différentielles ordinaires, dans lesquelles la connaissance de l’état du système à un moment donné suffit en effet à calculer aussi bien le passé que le futur. L’emploi de modèles déterministes dans les sciences est une application de ce postulat.

Certains phénomènes déterministes sont toutefois pratiquement imprévisibles, et c’est ici que l’on parle de chaos.

En pratique, pour être sélectionnés et regroupés par la communauté scientifique sous ce terme, les phénomènes déterministes imprévisibles doivent dériver de règles simples. C’est le cas par exemple des équations de la mécanique classique. C’est aussi le cas des règles d’itération du type « prendre un nombre, passer à son inverse, enlever la partie entière » (application de Gauss).

Pour être dits « chaotiques », ces phénomènes doivent également apparaître dans des systèmes à petit nombre de variables. Ainsi, la mécanique des fluides, qui modélise des systèmes rassemblant un très grand nombre de particules, ne relève pas des mathématiques du chaos.

Le chaos, au sens communément admis par les scientifiques, désigne donc une forme de désordre qui est encore relativement confortable pour notre esprit. Il dérive de modèles extrêmement simples, tandis la réalité qui nous entoure, pour être parfaitement décrite par les mathématiques, nécessiterait sans doute un nombre immense de variables et de paramètres.

La complexité de la nature n’est pas épuisée par les mathématiques du chaos, même si ces dernières permettent de l’expliquer en partie.

En particulier, les mathématiques du chaos ne portent pas sur les systèmes de dimension infinie.

Cela exclut deux grands types d’équations. Les premières sont les équations différentielles à retard, où l’évolution de l’état présent dépend explicitement de l’état passé. Ces équations ont de possibles applications en aéronautique, en écologie ou en économie.

Les secondes sont les équations aux dérivées partielles, qui sont pourtant indispensables en physique : on les utilise notamment pour prédire et mesurer la turbulence dans un fluide. Cette turbulence ne relève pas, stricto sensu, des mathématiques du chaos. Cela vaut d’être noté, car historiquement l’étude de la turbulence a permis de mettre en évidence un phénomène chaotique, celui des cascades de doublements de période (qui s’observe par exemple en dynamique des populations).

Certains mathématiciens, dont Yakov Sinai (prix Abel 2014), perçoivent la turbulence comme l’expression physique d’une singularité, c’est-à-dire d’une « explosion » des solutions, dans les équations de Navier-Stokes. Puisque ces équations font intervenir des dérivées partielles, le problème est mathématiquement de dimension infinie et ne relève donc pas du chaos, mais, pour reprendre une distinction de la philosophe Marie Farge, de l’imprédictibilité.

Pour ces raisons, les risques naturels (tsunamis, ouragans, séismes) se retrouvent plutôt du côté de l’imprédictibilité que du chaos. Notons cependant que les communautés mathématiques qui étudient, l’une le chaos, l’autre les systèmes en dimension infinie, ne sont plus aussi séparées qu’elles ne l’étaient: certaines techniques leur sont communes.

Ces frontières du chaos que sont les systèmes aléatoires et les systèmes en dimension infinie sont, en elles-mêmes, des domaines de recherche extrêmement stimulants et difficiles, urgents et en pleine expansion.


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Conjointement à son apparition dans de nombreuses sciences expérimentales, la notion de chaos a peu à peu été précisée en mathématiques comme étant un certain type de comportement apparemment aléatoire des solutions d’un système déterministe. Pour l’observer, il faut un système non linéaire de dimension au moins égale à 3.

Dans les faits, la communauté scientifique ne parle de chaos que si cette complexité, cette apparence aléatoire, s’observe dans un système simple, à relativement peu de variables, ce qui permet d’unifier les efforts de compréhension et de description autour d’un ensemble de techniques communes, issues en grande partie aujourd’hui de la théorie des systèmes dynamiques.

Ce sens restrictif exclut beaucoup de systèmes au comportement désordonné, qui ne sont pas moins importants. Mais en contrepartie, cette restriction permet d’élaborer des outils de description et de prévision dont on espère qu’ils deviendront un jour exportables dans d’autres domaines, et ce d’autant plus que les frontières entre communautés scientifiques évoluent.