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LE CYBERMONDE, INTERNET, LE VIRTUEL : CHANGEMENT DE PARADIGME ET MUTATION DU LIEN GROUPAL ?

GGuy Gimenez


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Guy Gimenez.LE CYBERMONDE, INTERNET, LE VIRTUEL : CHANGEMENT DE PARADIGME ET MUTATION DU LIEN GROUPAL ?.Revue de psychothérapie Psychana- lytique de Groupes, ERES 1998, Les langages du groupe, pp.87-105.

LE CYBERMONDE, INTERNET, LE VIRTUEL : CHANGEMENT DE PARADIGME ET MUTATION DU LIEN GROUPAL ?

GUY GIMENEZ

Nous sommes en 2010, Phil rentre chez lui après une longue jour- née de travail. Il ouvre sa boîte aux lettres électronique (e.mail ou courrier électronique) et esquisse un sourire. Il a deux messages, deux e.mail. Le premier est une lettre, envoyée par un ami parisien ; le se- cond, un petit mot avec un document vidéo joint au texte, ce qu'on nomme document « attaché ». Il le visionne sur son ordinateur en cli- quant dessus avec sa souris. Phil utilise Internet depuis un an. Il a été très étonné, les premiers mois, de recevoir des messages amicaux d'inconnus et s'est lui-même surpris à employer un style d'échange très proximal avec les autres, alors qu'il est d'un naturel plutôt ré- servé. La grande distance lui permet de se rapprocher des autres.

Phil s'empresse ensuite d'ouvrir les dialogues d'un forum de dis- cussion (ou Newsgroup) auquel il s'est joint il y a maintenant deux mois, sur les films et les romans de science-fiction. Dans ces forums de discussion, on communique en différé. Il voit apparaître les échanges des différents interlocuteurs sur son écran : Doug, jeune chercheur de Los Angeles amène une question nouvelle à débattre.

Mathilde, mère de famille espagnole, a essayé d'y répondre. Sa ré- ponse, comme toutes les réponses, apparaît typographiquement déca- lée à droite par rapport à la question, ce qui permet à chacun de repé- rer l'organisation temporelle de la discussion. Phil ajoute à son tour une remarque qui sera visible, comme le reste de la discussion, dans quelques secondes à toute personne utilisant Internet et intéressée par le sujet de la science fiction.


Guy Cimenez, 6 l'orée du Village, 13880 Velaux.

Pour son prochain article, Phil a besoin d'une référence bibliogra- phique. Il se connecte sur le WEB (World Wide Web, la toile mon- diale, encore appelée W3). Il ouvre la page d'une grande bibliothèque en tapant le code de celle-ci. Sur son écran apparaissent plusieurs possibilités : accès à des documents écrits, documents audio, vidéo. Il choisit « documents écrits » et tape quelques mots clefs de sa re- cherche. Une liste apparaît. Il l'imprime. Il a besoin de ce livre dans trois jours. Il se connecte alors à une autre adresse, un serveur librai- rie, et commande son livre. Il le recevra après-demain. Une confir- mation de commande apparaîtra dans sa boîte aux lettres électronique dans un quart d'heure.

Phil s'empresse d'ouvrir son IRC (Internet Relay Chat) qui est un dialogue dactylographié en temps réel sur Internet, pour bavarder avec son frère en voyage aux Etats-Unis. Il ne paiera que le prix d'une communication locale.

Plus tard, il se connecte à un jeu interactif multi-utilisateurs, comme chaque soir. Il s'agit d'un jeu dactylographié (Text based Game) : tout ce qu'il tape sur son clavier après avoir cliqué sur la commande « parler », apparaît sur l'écran des autres joueurs, en temps réel sous la forme : « Phil dit : "..." » (suivi du texte saisi).

Chaque action qu'il tape apparaît de même sur tous les écrans, par exemple : « Phil rit », « Phil pleure ». Il peut également échanger per- sonnellement avec un personnage : lui seul verra alors apparaître le message sur son écran. Ce soir, Phil a un rendez-vous virtuel, dans un bar virtuel, avec Elisabeth, humaine de dix-huit ans, blonde aux yeux bleus, et avec Doug, jeune homme de dix-neuf ans, brun. Ils boiront de la bière virtuelle et échangeront sur le sens de la vie. Pour Phil, cet univers avec ses cybers amis est « aussi réel que la vie réelle »1. C'est pour lui comme une vie parallèle dont il ne peut plus se passer.

Chaque soir, il rejoint ses amis, ou plutôt ses cybers amis (ou ses amis virtuels) et vit des cyber-expériences.

Philaexploré

  • le WEB : W.W.W. (World Wide Web, la toile mondiale). Il permet la recherche et la saisie d'informations au niveau planétaire. Le Web est constitué de sites construits par des particuliers ou des entreprises abritant des pages de textes, d'images et de sons accessibles à tous.

Ces pages font appel à de l'hypertexte (les données sont reliées dy- namiquement entre elles) et peuvent relayer la liaison vers un autre site de manière transparente pour l'utilisateur qui peut passer d'un pays à l'autre sans s'en rendre compte, par un simple clic de la sou- ris ;


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— le courrier électronique (ou e.mail) permet à chacun d'envoyer un fichier informatique (texte, son, image, séquence vidéo) à un destina- taire dont on connaît le nom et l'adresse électronique2 ; — les forums de discussion (Newsgroups) sont des lieux virtuels constitués par les usagers qui désirent échanger sur un sujet com- mun : passion pour la science-fiction, Bach, la pêche à la carpe, etc.

Comme le courrier électronique, ils permettent de prendre contact avec d'autres personnes connectées, mais sans connaître leur adresse au préalable ; — le FTP (File Transfert Protocole ou protocole de transfert de fi- chiers) permet de télécharger (charger à distance) des fichiers (textes, images, sons) déposés dans de grandes bibliothèques communes ; — l'IRC (Internet Relay Chat) permet d'interagir en temps réel au prix d'une communication locale avec une personne de l'autre côté de la planète en tapant sur un clavier. On peut également interagir en temps réel avec le son et l'image (c'est le SeeYouSeeMe : Je te vois, tu me vois) avec une caméra (Quickcam) ; — le jeu interactif multi-utilisateur permet de créer des personnages, de les faire évoluer dans des mondes virtuels et de leur faire rencon- trer d'autres créatures du même genre3. Nous reviendrons sur la pos- sible mobilisation des autres canaux sensoriels dans Internet.

Du point de vue du fonctionnement psychique et de la relation à l'autre, Internet confronte l'utilisateur à deux niveaux d'expériences : — le premier niveau d'expérience consiste à entrer en contact avec un ordinateur et un réseau, et à faire l'expérience de ce qui est spéci- fique à cette situation, par exemple le contact avec l'idéologie des utilisateurs, le mode de fonctionnement de ce groupe, la spécificité de l'interface. Nous réfléchirons à la question de l'idéologie du cyberes- pace et la vision du monde qu'elle vectorise, et à ses implications dans la façon de nous représenter la relation à l'autre, le lien à l'autre ; — le second niveau d'expérience consiste, pour l'utilisateur, à se connecter soit pour chercher des données, soit pour entrer en relation avec autrui via Internet. C'est la situation d'interaction, de relation avec autrui qui nous intéresse essentiellement. Il s'agit d'une situa- tion d'interaction médiatisée, avec un sujet, un interlocuteur et un

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médiateur : Internet. Cette médiatisation se produit en temps réel avec l'IRC (Internet Reality Chat) et les jeux interactifs multi-utilisa- teurs (MUD), et en différé avec les forums de discussions et la boîte aux lettres électroniques.

Nous réfléchirons aux écueils possibles d'une telle médiatisation et de l'investissement d'Internet en rapport à ses caractéristiques.

Nous serons alors amenés à examiner le double mouvement de fasci- nation et de rejet que l'on peut repérer face à l'ordinateur et Internet, et à réfléchir aux scénarios (fantasmatiques) qui lui sont liés, concer- nant les possibles effets d'un contact proximal entre un humain et une machine : la déshumanisation de l'homme et la simulation de l'homme par la machine. Il sera alors nécessaire d'explorer la ques- tion du virtuel, du potentiel et du jeu dans le cybermonde. Ce qui nous amènera à réfléchir à la possible utilisation d'Internet pour ex- plorer les aspects multiples de nous-mêmes, c'est-à-dire notre propre groupalité psychique.

L'IDÉOLOGIE DU CYBERESPACE ET LA VISION DU MONDE QU'IL VECTORISE

Constat personnel

Après une cinquantaine d'heures de connexion à « surfer » sur le Web, d'abord dans des cybercafés puis à mon domicile, un constat s'imposait à moi : la toile mondiale du Web était un dédale à qui n'était pas guidé, accompagné. J'étais déçu, voire irrité de mes expé- riences de néophyte : il faut du temps, beaucoup de temps pour se connecter, pour accéder aux sites, pour charger les informations : les accès sont lents, voire impossibles ou pire encore : payants.

Ce constat venait en contraste avec le discours idéologique (utopique) des utilisateurs passionnés et les articles dans les revues spécialisées. Je traduirai cette idéologie par une série de proposi- tions : — on est tous égaux sur Internet (idéologie égalitaire) ; chacun peut être le maillon de cette toile mondiale, chacun peut créer son propre site afin d'enrichir la toile par ses compétences, et chacun y aura ac- cès. Comme le dit Armand Mattelard (1996) : « Grâce aux autoroutes de l'information, ces modernes réseaux qui vont transformer la pla- nète, tous les hommes deviennent frères. Telle est la nouvelle utopie, la nouvelle idéologie » ; — avec Internet, on peut enfin vraiment communiquer, on est tous proches les uns des autres ; — dans Internet, il n'y a plus la barrière de l'espace : sur le Web, on passe de New York à Madrid par un simple clic ; — dans Internet, plus de barrière de temps, plus d'attente, on peut fonctionner en temps réel.

Une nouvelle façon de se représenter le lien au monde, au groupe, à soi-même, à autrui J'émets l'hypothèse qu'Internet (ordinateur et réseau) comme ob- jet culturel, le cybermonde (l'espace temps qu'il constitue) et l'idéo- logie qu'il véhicule, sont les vecteurs et l'expression de ce qui se passe au niveau culturel et sociogroupal.

Une étude du fonctionnement psychique dans le cybermonde pourrait nous aider à mieux appréhender les nouvelles façons de nous représenter le monde (représentation de notre vision du monde), les relations à l'autre (notre représentation du lien), les relations dans un groupe et notre appartenance à un groupe (notre représentation de l'enveloppe groupale et le lien intra et intergroupai), mais aussi nous représenter nous-mêmes comme sujet (notre représentation identi- taire) et enfin nous représenter notre rapport à la connaissance et au savoir.

Un changement de paradigme ?

L'hypothèse présentée se situe dans le prolongement de celles de sociologues et des spécialistes de l'histoire des idées (Ramonet, 1995) qui relient Internet (et son idéologie) à un changement de pa- radigme : un paradigme étant compris au sens large comme « un mo- dèle ou un schéma accepté par une communauté pour sa capacité à rendre compte du réel » (Thomas S. Kuhn).

Joël de Rosnay traduit ainsi ce changement : « Aux trois unités (de lieu, de temps et de fonction) s'opposent la décentralisation des tâches, la désynchronisation des activités et la dématérialisation des échanges ». Pour lui, « la culture de la complexité, partie intégrante du nouveau paradigme, se réfère à la pensée systémique, au non-li- néaire, au multidimensionnel, et intègre la dynamique due aux effets d'amplification » (de Rosnay, 1996, p. 32).

Pour Sherry Turkle, professeur de sociologie des sciences, on pas- serait, avec Internet, d'un mode de fonctionnement et d'appréhension du monde linéaire, logique et hiérarchique, possédant une profondeur explorable et compréhensible (c'est-à-dire transparente), à une appré- hension « fluide », « non linéaire » et « opaque » du monde (Turkle, 1996, p. 17). C'est ce qu'elle nomme le passage du modernisme au postmodernisme.

Pour saisir ces notions, il est important de garder à l'esprit le fon- dement du fonctionnement d'Internet, auxquelles elles sont articu- lées : les machines peuvent échanger des données à condition d'être reliées entre elles. C'est ce qu'on appelle un réseau. En quelques an- nées, les utilisateurs ont peu à peu tissé une toile autour du monde (World Wide Web). Ce réseau qui relie toutes les machines s'appelle Internet.

Les micro-ordinateurs ont permis à chacun de se connecter sur cette toile, grâce à une ligne téléphonique branchée à un modem (modulateur démodulateur qui transforme le langage informatique en signaux qui peuvent circuler dans le réseau téléphonique). L'idée maîtresse d'Internet est ainsi celle du lien, un lien nouveau ou plutôt une représentation nouvelle du lien à l'autre.

Caractéristiques de cette nouvelle façon de penser la liaison Je présente une série de propositions caractéristiques de cette nouvelle façon de penser la liaison4 : Ce lien n'est pas hiérarchique : de l'arbre au rhizome On passe ici de la représentation hiérarchique du lien (métaphore de l'arbre) à une représentation horizontale et non hiérarchique (métaphore du rhizome ou de la toile d'araignée), dans laquelle n'im- porte quel point peut être connecté à n'importe quel autre (principe de la connexion).

Internet est organisé autour d'une idée fondamentale : celle de «fédérer, grâce à une norme commune (ou protocole commun5), tous les ordinateurs et tous les réseaux de télécommunications, et donc de permettre la communication de n'importe quel ordinateur de la pla- nète avec n'importe quel autre ordinateur » (Queau, 1996, pp. 20-21), donc de n'importe quel internaute à n'importe quel internaute.


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Pisani (1996, pp. 14-15) énumère certaines figures de cette nouvelle appréhension du monde en opposition à celle qu'il supplante progressivement : si elles ne sont pas toutes fondamen- talement nouvelles, « ce qui change [...] c'est l'importance qu'on leur donne, la préférence qu'on tend à leur accorder » : arbre/rhizome, grille/réseau, ligne/nœud, uniforme/hétérogène, fermé/ouvert, fini/inachevable, jetable/modifiable, localisé/ubiquiste, le temps qui passe/le temps réel, de un à plusieurs/de plusieurs à plusieurs.

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La liaison ne s'établit pas de façon hiérarchique, organisée sous la forme de « un à plusieurs » (pour accéder par exemple aux informa- tions via la radio ou la télé), elle se fait de « chaque un à chaque un » (Pisani, 1996, p. 14), avec une interaction possible, une symétrie.

Du point de vue de la pensée et du lien, on pourrait dire que s'y développe « une pensée non causale, non linéaire, non formelle, non hiérarchisée » (Lévy, 1996, pp. 35-36), une pensée associative, pre- nant en compte la complexité. Du point de vue du fonctionnement groupai, ce premier point renvoie à l'idéologie égalitaire, selon la- quelle les membres du groupe pourraient à tout moment être reliés entre eux, se comprendraient et communiqueraient d'égal à égal.

Ce lien n'est pas linéaire mais complexe, fluide. Le trajet peut prendre plusieurs itinéraires qui se complètent, sans s'opposer Si l'on interrompt le réseau ou si l'on bloque le trafic en n'im- porte quel point, les informations trouvent de nouveaux chemins (c'est le principe de la rupture). Les ordinateurs communiquent entre eux en s'envoyant des messages découpés en « paquets d'informa- tions », indépendants, capables de transiter par n'importe quelle voie disponible. « En cas de disparition soudaine d'un tronçon, les paquets d'informations pourraient trouver par eux-mêmes un autre chemin.

Ces "paquets" contiennent en effet leur adresse de destination, codée suivant une norme, appelée Internet Protocol (IP) » (Queau, 1996, pp. 20-21);

Pour illustrer son effet sur le fonctionnement de la pensée et du lien, prenons l'exemple de l'hypertexte. Très largement utilisé sur le Web, il apporte une profondeur au texte, un arrière-plan de l'objet ca- ché, derrière un mot peut se trouver un autre mot, un texte, un son, une séquence vidéo, une image. Le texte n'est plus linéaire, et des liens sont établis entre des mots et d'autres mots, entre une partie du texte et une autre, entre ce texte et un autre texte, etc. Le texte offre ainsi des liens entre des textes, des œuvres culturelles, des chansons, des photos et des vidéos permettant ainsi au lecteur d'explorer, de voyager le long des « maillons de liaisons proposés par quelqu'un d'autre » (Turkle, 1996, p. 17). Cela nous rappelle que la connais- sance n'est pas avant tout constituée des contenus mais de l'intériori- sation du lien et de la capacité à relier des objets.

Ce lien s'effectue dans un ensemble en perpétuelle transformation :

principe de la métamorphose

Le réseau est en constante réélaboration et le contact s'effectue avec des centres mobiles et multiples (principe de la mobilité et de la multiplicité). Le système est ouvert (principe d'ouverture). « Le sys- tème n'a pas de limite, il croît et se modifie » (Pisani, 1996. p. 14).

Chacun peut d'ailleurs ajouter un ou plusieurs fils à la toile, un site personnel dans lequel il mettrait à la disposition de chacun ses com- pétences et ses connaissances. Ceci est analogue à notre fonctionne- ment : penser le lien à l'autre produit en nous des transformations, des changements et une croissance psychique.

Ce lien est multiple Le sujet peut être simultanément en plusieurs parties du réseau et y fonctionner sur des registres différents. Le sujet n'est ainsi pas lo- calisé mais ubiquiste (possibilité d'être à plusieurs lieux en même temps). Dans le « cyberespace, chacun est également potentiellement émetteur et récepteur (sujet et objet) dans un espace qualitativement différencié, non figé, aménagé par les participants, explorable. Ici, on ne rencontre pas les gens principalement par leur nom, leur position géographique ou sociale, mais selon des centres d'intérêt, sur des objets communs et partagés » (Lévy, 1996, pp. 35-36).

Nous en donnons une brève illustration. Kevin Brooks, jeune chercheur de Stanford, a mis au point un prototype de feuilleton ou de scénario qui permet un nombre presque infini de solutions. Son projet s'appelle « En traversant la rue » (Crossing the Street). Chaque fois que l'utilisateur clique sur un des éléments représentés (personnage, situation, action, etc.), le système produit une nouvelle combinaison, une nouvelle interprétation de l'histoire, à la manière des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau. A éléments semblables, narrations multiples ; un peu d'amour en plus, un peu moins de vio- lence, un grain de science-fiction. Les robots choisiront, et un rapport symbiotique s'établira entre l'auteur d'un feuilleton, d'un roman ou d'un scénario, et le système. « Pas d'œuvres linéaires, mais des nar- rations complexes, décentrées, tous les angles de vison seront ou- verts. » Conformément aux théories postmodernes, l'identité devien- drait ainsi un système multiple, déconstruit (Carlander, 1996, pp. 16- 17), diffracté (Kaës, 1985).

Ce lien fonctionne en temps réel et en « espace réel » C'est comme si le temps et l'espace ne séparaient pas le sujet et son interlocuteur (l'objet). Les échanges sont dématérialisés et vir- tualisés.

Dans le cyberespace, le sensoriel prend une place spécifique.

Avec l'ordinateur, les canaux sensoriels mis à contribution sont es- sentiellement l'auditif et le visuel (ce dernier étant celui du contrôle à distance). Un certain nombre de sites offrent déjà la possibilité d'évo- luer dans des espaces virtuels en trois dimensions : vous pouvez vous approcher des objets, entrer à l'intérieur, tourner autour, etc. Mais cette image tridimensionnelle est traduite en image plane sur l'écran.

L'utilisation d'un casque vous permet de capter directement l'image en relief, vous-même vous trouvant dans l'univers que vous explorez. Si vous utilisez également le gant électronique (Glove), vous mettez à contribution également la cénesthésie. Vous pouvez toucher, en temps réel, quelqu'un qui se trouve de l'autre côté du globe, et vous faire toucher par lui. Votre geste est encodé par votre gant, décodé par le sien, et il sent le contact de votre main sur sa peau... Pour davantage de contact, vous pouvez acquérir une combi- naison qui couvre tout le corps. C'est avec cet outil que se crée ac- tuellement certains dessins animés en trois dimensions : un acteur ayant enfilé la combinaison effectue un mouvement, ce mouvement est analysé en temps réel par l'ordinateur et l'on voit sur l'écran le même geste effectué par le personnage de votre choix. La dimension kinesthésique, le mouvement est ainsi également prise en compte. A l'aide du Web, vous pouvez non seulement bouger et évoluer mais « interagir avec la réalité et piloter des caméras d'observation, conduire des robots mobiles ou télésurveiller » un lieu. La prochaine étape, c'est la possibilité de coupler le Web avec les images en trois dimensions (3 D) et les mondes virtuels. On pourra dès lors charger sur un ordinateur non pas seulement des images, mais des « mondes », c'est-à-dire des modèles 3 D dans lesquels on pourra na- viguer comme on pilote un avion dans un simulateur de vol (Queau, 1996, pp. 20-21).

Ainsi, sur Internet, vous pouvez non seulement voir à distance, entendre à distance, mais aussi toucher à distance (Virillo, 1996, p. 54). La réalité sensible va être dédoublée et se retrouvera à la fois dans la réalité externe et dans le virtuel. Ce qui devrait nous amener à réfléchir au rapport entre réalité et imaginaire : dans ces nouveaux re- pères, qu'en est-il de la différenciation entre jeu et réalité, entre per- ception et représentation, entre dedans et dehors ? Nous reviendrons sur cette question.

TROIS ÉCUEILS POSSIBLES DU CYBERMONDE L'investissement de l'ordinateur connecté sur Internet se heurte à trois grands écueils. Je reprends ici en partie un travail élaboré sur l'utilisation du micro-ordinateur comme médiateur relationnel. En m'étayant sur les travaux de Winnicott (1971) et de Thaon (1985), j'avais décrit trois dérives pathologiques (ou des ratés de la constitu- tion) de l'objet transitionnel, objet concret externe qui permet à l'en- fant de progressivement gérer la question de l'absence, et du manque6.


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Ces écueils peuvent être resitués dans la dynamique de toute in- teraction médiatisée, toujours constituée par trois éléments : un sujet, un humain représenté (l'autre, l'objet), et un médiateur.

Les trois dérives (ou écueils) de l'utilisation du médiateur sont en fait trois tentatives pour essayer de traiter de façon inadéquate la question de l'absence et de la séparation douloureuse. Elles corres- pondent chacune au surinvestissement d'un de ces trois pôles (sujet, objet, médiateur).

Un investissement narcissique de l'ordinateur : un prolongement de soi Le premier écueil est l'investissement narcissique de l'objet qui ne représente que le sujet lui-même. Dans ce jeu, fonctionnant de fa- çon narcissique, le sujet s'excite répétitivement pour ne pas entrer en relation avec l'autre : au lieu d'entrer en contact avec l'autre, il n'est en contact qu'avec lui-même, avec un double de lui-même. C'est ce qui se passe dans l'investissement autistique de l'objet : le sujet touche de façon répétitive en se focalisant sur une perception seule- ment (par exemple tactile), perception dans laquelle il tente de se perdre pour ne pas entrer en contact avec le monde extérieur. Le monde extérieur pluridimensionnel est ramené à un seul objet dont la relation est une sensation unique (monosensorielle) où le sujet se perd.

L'investissement narcissique de l'ordinateur et d'Internet semble évident. Les comportements avec celui-ci également. Mais peut-on parler pour autant de l ' « autisme interactif » de l'internaute ?

(Carlander, 1996, p. 18.) Turkle (1996) décrit des phénomènes inté- ressants pour saisir la dimension narcissique dans le rapport au monde virtuel : des joueurs sont tombés amoureux des personnages ou des mondes virtuels qu'ils ont créés ou que des amis ont créés pour eux. Nous observons que l'ordinateur peut être investi comme un prolongement de soi dans un autre univers, un pseudopode narcis- sique (Freud, 1914, p. 83), une « extension du moi », dirait Winni- cott. Ainsi la flèche qui bouge sur l'écran quand on bouge la souris sur la table peut être appréhendée comme un prolongement de notre bras dans la monde de l'ordinateur. Avec une approche identique, Joël de Rosnay (1995), dans son ouvrage L'homme symbiotique, parle des ordinateurs comme prothèse électronique, prolongement de soi dans le monde extérieur.

Un investissement de dépendance à un objet idéalisé : la cyberaddiction Cet investissement narcissique peut trouver un prolongement dans un investissement addictif de l'activité sur l'ordinateur. L'addiction

peut alors être utilisée pour se défendre contre les expériences de frustration, le sujet étant toujours collé à l'objet idéalisé qui lui per- met de se sentir complet et satisfait, dans l'omnipotence, la contre- partie étant la dépendance à l'objet narcissique idéalisé.

Mais peut-on parler d'addiction pour les internautes ? Il est indé- niable que certains utilisateurs d'Internet présentent des traits du ca- ractère addictif tel que le décrivent Pédinielli, Rouan et Bertagne (1997, p. 24) pour le jeu pathologique : l'avidité et le caractère insis- tant de la préoccupation pour cette activité, le plaisir dans la réalisa- tion, la tendance à l'augmentation pour un même effet en fréquence et en temps (tolérance), la dépendance et la perte du contrôle, l'incapa- cité à mettre un terme à la conduite de répétition, l'impossibilité à ré- sister aux impulsions7 et les relations entre l'augmentation du jeu et les périodes de stress . Mais ces auteurs soulignent que considérer le jeu pathologique comme une addiction soulève quelques difficultés (Pédinielli et al., 1997, p. 26) : « Il n'y a pas réellement de dépen- dance physique bien qu'il existe de nombreuses sensations physiques procurées par cette activité, ni de syndrome de sevrage bien qu'on re- père des manifestations corporelles lors de cessation brutale du com- portement ou lorsque le sujet y pense ». Enfin, ces auteurs pensent que « contrairement aux autres addictions, nous n'avons pas ici de consommation d'un objet provoquant transformation de la conscience et accoutumance » (Pédinielli et al., 1997, pp. 26-27).

Dan Véléa (1997) reprend cette question en se centrant sur la « cyberdépendance » et la « cyberaddiction » qu'il définit comme une nouvelle forme d'addiction : une addiction sans produit. Pour lui, les « toxicomanies sans drogues, illustrent et regroupent de manière des- criptive, théorique, thérapeutique, les conduites de dépendance, dues aux troubles de comportements caractérisés comme addictifs » (Véléa, 1997).

Un investissement fétichiste de l'ordinateur : un complément de soi dans l'omnipotence Le sujet peut aussi surinvestir le micro-ordinateur et Internet. Le surinvestissement dans sa dimension magique et omnipotente d'In- ternet est ici l'écueil principal.

Dans la pensée magique, il suffit de penser pour que l'objet agisse (c'est la toute-puissance de la pensée). Le micro-ordinateur à inter- face graphique et icônique permet, par un mouvement de la main sur la souris, de bouger des objets sur l'écran. Il est possible, avec une

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interface vocale, de déclencher des actions par de simples ordres, uniquement avec la voix (Voice Navigator). Nous n'en sommes pas au point où il suffit de penser à l'action pour qu'elle se produise sur l'écran, mais c'est dans ce mouvement de rapprochement de la pen- sée magique, des rapprochements de la négation de la finitude, que l'ordinateur se place en tant qu'objet idéalisé.

L'objet médiateur est ici surinvesti par rapport à la relation d'ob- jet comme dans l'investissement fétichiste qui sert à suturer le manque (déni de la castration, Freud, 1927). Le fétichisme est un type particulier de la relation perverse, caractérisée par la négation de la castration ou de la finitude. Si quelqu'un idéalise un ordinateur sur Internet, celui-ci devient un objet omnipotent qui peut lui donner du pouvoir. Ainsi la relation à l'ordinateur peut-elle être figée dans un mouvement rituel répétitif produisant toujours la même attitude, la même action.

L'HOMME ET LA MACHINE : LEURS TRANSFORMATIONS, EFFROI ET FASCINATION Nous avons décrit des écueils possibles de l'investissement du cybermonde. Réfléchissons maintenant sur un fantasme que l'on re- trouve sous deux formes différentes (inversées) chez ceux qui sont fascinés par Internet et ceux qui le fuient dans un mouvement d'in- quiétude intense, voire d'effroi. Ces derniers se représentant Internet comme un univers étranger, et potentiellement dangereux.

Ce double mouvement face à Internet et à l'ordinateur (fascination, inquiétude) semble renvoyer aux fantasmes d'une trans- formation résultant du contact proximal entre un humain et une ma- chine. Par ce contact (symbiotique ?), l'homme pourrait parvenir à transformer une machine, et inversement, celle-ci peut aussi nous transformer.

Les deux fantasmes de transformation : la machine simulante et l'homme machine Premier scénario : la machine peut nous satisfaire et nous faire du bien ; à notre contact, elle peut s'humaniser. Elle est notre outil et nous complète (prolongement de nous) ou elle peut nous remplacer (elle est nous, elle est comme nous). La machine peut s'humaniser, simuler l'humain, et même devenir indifférenciable d'un humain. Ce scénario est relié au mouvement d'idéalisation et de fascination face à la machine qui, plus qu'un prolongement de nous-mêmes, peut être comme nous, comme un double narcissique.

Second scénario : au contact de la machine, nous pourrions perdre de notre humanité, nous mécaniser, nous dés-émotionnaliser, nous cou- per du monde, devenir une machine : « Les internautes sont comme

des machines froides et inaffectives ». Ce scénario est relié au mou- vement de rejet, d'inquiétude, voire d'effroi, face à la machine po- tentiellement dangereuse : une relation trop proximale à la machine (par exemple symbiose) peut nous transformer à son image, voire nous détruire.

Ces scénarios où l'on se mécanise, ou les mouvements d'identifi- cation à une machine ne nous sont pas étrangers : fantasme ou scéna- rios de robotisation..., par exemple quand nous nous sentons loin de nos propres émotions, quand nous répétons une tâche machinalement, quand nous faisons des rituels (compulsions de répétition des obses- sionnels, rituels des schizophrènes, construction d'une machine à in- fluencer chez le schizophrène (Tausk, 1919). Mais ce scénario n'est-il pas, en son envers, le même que le précédent, celui de se trouver dans une relation d'indifférenciation homme-machine ? Tous deux sem- blent renvoyer à la mise en scène (fascinante, effrayante) d'une pos- sible symbiose homme-machine dans laquelle l'humain et l'ordina- teur ne pourraient plus se différencier.

Voici un exemple de la première forme de scénario inquiétant, fi- guré dans la rencontre avec un robot difficile à différencier de l'hu- main.

Les bots (ro-bots) : rencontre avec un robot presque humain, Julia Dans les jeux interactifs multi-utilisateurs, il est courant de ren- contrer des robots, encore appelés bots, qui se font passer pour des humains (Turkle, 1996, p. 88). Le bot est un petit logiciel d'intelli- gence artificielle, ayant une existence autonome, et programmé pour effectuer certaines tâches. Il peut poser des questions simples, ou donner une information. Par exemple, dans un jeu de rôles interactif, quand vous entrez dans un bar, quelqu'un vous salue, vous demande ce que vous voulez boire, etc. C'est souvent un bot, sorte de figurant donnant de la vie au jeu.

Un des plus élaborés de ces bots, nommé Julia, réside dans un ordinateur à Pittsburgh (Turkle, 1996, p. 88). Julia est capable de dis- cuter de la météo, des événements politiques, de golf, de sa vie affec- tive, et de flirter avec quelqu'un, bien sûr dans le cadre du jeu, c'est- à-dire à travers le texte dactylographié. Il est très difficile de la dis- tinguer d'un humain. Les joueurs lui parlent en temps réel en tapant sur leur clavier, elle leur répond aussitôt, échangeant des idées, dé- fendant ses points de vue. Toujours à travers le texte, ils font des gestes, ou bin ils la touchent, elle réagit, dit ce qu'elle ressent, agit à son tour8. Julia est programmée pour chercher des chaînes de carac-

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tères et des suites de mots dans des messages qu'on lui dactylogra- phie. Elle apparie (réorganise) ces parties de discours avec des don- nées qu'elle possède, et présente le résultat dans des séquences aléa- toires, non répétitives (Turkle, 1996, p. 88). Sa façon de répondre parfois de façon sarcastique, ou avec humour, ou de façon résolue, quelquefois avec souplesse et finesse, la fait apparaître comme pos- sédant un caractère, et donc comme une humaine.

« Julia est capable d'admettre son ignorance quand elle répond à une question, et si elle se sent dans une impasse, elle est capable de changer de sujet » (Turkle, 1996, p. 88). Elle évoque alors des évé- nements de l'actualité, tirés de bases de données de l'ordinateur. Elle peut aussi simuler l'humain dactylographiant, typographiant des er- reurs par exemple (Turkle, 1996, p. 88). Mais il s'agit ici de stratégie visant à lutter contre l'évidence qu'elle est un robot plutôt que de ten- tatives pour simuler l'intelligence humaine (Turkle, 1996, p. 89). Si on le lui demande, Julia peut dire qu'elle est une femme, préciser sa taille, son poids, le fait qu'elle a une chevelure blonde frisée et la fragilité et la vanité humaines (Turkle, 1996, p. 89).

Un joueur, appelé ici Barry, a essayé de séduire Julia dans une série d'échanges en juillet 1992. Les passages de leurs conversations donnent une idée sur la manière dont un programme peut passer pour un humain, du moins pour un temps.

Alors qu'il essaie de la séduire et lui pose des questions embarras- santes, Julia répond : « Répétez ce que vous venez de dire, c'est sorti de mon écran ».

Voici une courte interaction qui se déroule quelques jours plus tard (20 juillet 1992). Barry est très direct afin de la tester et de savoir si elle est une machine. Il lui parle plus crûment : « Bonjour ! — Bonjour, Barry.

— J'ai fait un rêve erotique. Aimeriez-vous que je vous cajole ?
— Je ne suis pas sûre Barry.
— Bien, me direz-vous si vous aimez le sexe ?
— Pourquoi est-ce que je devrais vous dire si j'aime le sexe, Barry ?
— Eh bien, parce que je n'arrive pas à vous comprendre. Est-ce que vous êtes réelle ou un programme informatique ?
— Je suis aussi réelle que vous Barry.
—Ha, mais vous répondez tellement vite... Comment vous sentez- vous ?

—J'ai mes règles aujourd'hui, Barry » (Turkle, 1996, p. 91).

A un autre moment de la discussion, elle lui dit avec humour : « Ah, je crois que j'ai enfin réussi à vous faire croire que je suis une machine ».

rappelle aussi de l'action des joueurs, elle peut ignorer ou faire des reproches aux joueurs qui troublent le jeu.

Rencontrer son double dans le jeu interactif multi-utilisateur : un bot Les rencontres avec les bots peuvent provoquer des effets surpre- nants, même pour un spécialiste d'Internet. S. Turkle raconte com- ment, dans un jeu multi-utilisateur sur Internet, elle a rencontré quel- qu'un qui se nommait Dr Sherry, psychologue cybernétique. Elle comprenait bien que ce personnage avait un lien avec elle, mais elle ne l'avait pas créé. Ce n'était pas elle. Mais il existait pourtant bien et avait son nom. Elle a ressenti une impression très étrange, comme si des parties d'elle, autonomes, pouvaient avoir une vie dans 9le réseau, « une petite partie de son histoire vivant hors de contrôle » . Ce per- sonnage, un double d'elle, parlait et conversait dans le réseau.

Il s'gissait, en fait, d'un bot (robot). Elle découvrira quelque temps plus tard que ce Dr Sherry était un « personnage composite » créé par dpux étudiants de l'université qui faisaient une recherche en psychologie sur les jeux interactifs et multi-utilisateurs.

Comme les bots donnent des réponses un peu mécanique, cer- taines personnes répondent de façon mécanique et stéréotypée pour se faire passer pour des bots, afin qu'on leur parle plus 10librement...

Faut-il ainsi se déshumaniser pour ne pas inquiéter l'autre ? On voit comment, de la même façon que les robots essaient de se faire passer pour des humains, les humains essaient de se faire passer pour des bots.

LE VIRTUEL, LE POTENTIEL ET LE JEU SUR INTERNET Quatre niveaux de jeux : selon leur degré d'opacité Les jeux sur Internet constituent environ la moitié de l'utilisation du réseau. Quatre types de jeux utilisés sur les ordinateurs peuvent être distingués en fonction du degré d'ambiguïté (Bleger, 1967) ou d'opacité qu'ils présentent (c'est-à-dire le degré de flou, d'imprédic- tibilité des réactions, des réponses) : 1. Le premier niveau est constitué par les jeux vidéo. « Les jeux vidéo [...] placent les joueurs dans un monde vidéo où les règles sont claires et sans ambiguïté » (Turkle, 1996, p. 67). Pour atteindre l'ob- jectif du jeu, c'est-à-dire ici pour gagner, il est nécessaire de connaître les règles et de les suivre. Ces jeux ont des règles claires et

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non ambiguës : on sait comment va rebondir la balle, comment se déplace le personnage, etc.

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Le seul manuel livré avec le jeu, remarque S. Turkle (1996, p. 68) est un journal blanc pour prendre des notes sur votre exploration du monde de Myst. Sur la première page du journal sont inscrit ces mots : « Imaginez votre esprit comme une ardoise blanche, comme les pages de ce journal. Vous devez permettre à Myst de devenir votre monde ».

Ces trois premiers niveaux de jeux (jeux vidéo, de simulation et jeux narratifs mono-utilisateur) ne sont pas spécifiques à Internet ; ils peuvent en effet s'explorer également sur un ordinateur individuel.

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Dans ces jeux, chaque participant crée un personnage, spécifiant son sexe, son âge, son caractère, sa force... Il peut être homme, femme, ou robot, être supranaturel, elfe... Ce personnage se déplace, rencontre des gens, tombe amoureux, se marie virtuellement, etc.

Dans certains jeux, vous pouvez également co-créer avec l'ordinateur une partie du monde dans lequel vous allez évoluer. Vous pouvez par exemple créer une pièce et définir les objets qui s'y trouvent ; vous

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créez un chien virtuel, une table virtuelle... Vous pouvez inviter des cyberamis à s'y rendre et explorer cet espace avec eux, etc.

De nombreux joueurs ont une impression de réalité. Pas celle de la réalité externe, mais une autre réalité, d'un autre plan, et parallèle à la première.

La plupart de ces jeux emploient seulement le texte pour simuler une réalité virtuelle en trois dimensions. L'objectif12des jeux inter- actifs multi-utilisateurs n'est pas de suivre des règles , mais bien de trouver les règles, la logique du jeu..., (Turkle, 1996, p. 15), comme dans la vie. Vous êtes invités à explorer et à apprendre le processus même du jeu (Turkle, 1996, p. 71), apprendre à faire semblant, ap- prendre à jouer au sens winnicottien (Winnicott, 1971), apprendre par l'expérience (Bion, 1962).

Ces jeux ont une certaine opacité qu'il faut tolérer, comme celle de la vie. « En cela, ils imitent la vie » (Turkle, 1996, p. 71). Cette opacité s'oppose à la transparence de certains jeux où il n'y a pas de place pour la surprise.

Virtualité, potentialité, le jeu (play et game) Nous sommes ici proches de ce que Winnicott décrit avec le play.

Le play est un jeu créatif, par opposition au game qui est organisé par des règles immuables. Le game est le jeu de société organisé en sys- tème conventionnel. Il suffit de connaître les règles pour jouer en- semble. Pour gagner, il faut appliquer le plus précisément les règles, même si une certaine dimension est toujours laissée au hasard. Dans le game, la créativité est supprimée ou largement brimée. C'est un jeu qui a perdu sa capacité créatrice, qui ne permet pas de se représenter l'absence de façon créatrice. Dans le play, les règles sont minimes, destinées simplement à offrir un cadre à l'activité créatrice, elles sont inventées au fur et à mesure. Le play est une découverte créatrice per- sonnelle du sujet grâce à l'objet médiateur. Au cours du jeu, le sujet va découvrir des représentations qui l'aident à se développer.

Pour Winnicott (1971), le jeu et la capacité à jouer, c'est-à-dire la capacité à établir avec autrui un certain type de relation d'objet, per- mettent la croissance psychique. Dans le jeu, le sujet représente des objets absents, il explore les liens qu'il a établis avec eux, car le jeu représente le sujet, l'objet (l'autre) et le lien qui les unit. Il permet de représenter une relation, et surtout d'explorer sans risque les relations émotionnelles que le sujet a établi avec l'environnement. Le jeu a alors une fonction pare-excitative (filtre des excitations). C'est comme une simulation imaginaire dans laquelle l'objet représenté est absent, mais dans laquelle les affects qui lui sont liés sont présents.


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En jouant, le sujet développe sa capacité à comparer les représen- tations internes avec les objets externes, et à les articuler les unes par rapport aux autres. Dans le jeu, il y a un espace, une différence entre le support et ce qui est représenté : « Et si cette bille était un cheval », pense l'enfant, qui ainsi compare, met en lien une perception (la bille) et une représentation (le cheval), tout en maintenant sa capacité à dif- férencier perception et représentation : l'enfant sait que cette bille n'est pas un cheval. Cette capacité du sujet à explorer les représenta- tions implique sa capacité à tolérer la frustration de l'écart entre l'objet lui-même et sa représentation.

LE CYBERMONDE COMME VECTEUR D'EXPLORATION DE LA GROUPALITÉ PSYCHIQUE : LE MULTIPLE SUR LE RÉSEAU De la même manière, dans ces jeux multi-utilisateurs, ou sur l'IRC, le sujet peut explorer sans risque des situations et des modes de fonctionnements psychiques. Il n'a pas à tolérer la tension d'une possible expérience de frustration ou celle de la confrontation à la réalité : — il a toujours la possibilité de quitter le jeu ou d'arrêter la machine en cas de difficulté ou de conflit ; — il joue de manière anonyme, le plus souvent avec un pseudonyme, parfois plusieurs, correspondant à divers personnages, certains de son sexe, d'autres de l'autre sexe, d'âges différents, de milieux socio- culturels différents, de modes de fonctionnement différents. Ainsi, dans un jeu multi-utilisateurs, il est un homme d'affaires très occupé ; dans un autre jeu, il se relaxe ; dans un troisième, il est une jeune étudiante de vingt-trois ans ; dans un quatrième, il explore des situa- tions plus sexuelles... Ceci simplement en passant d'une « fenêtre » à une autre sur l'écran de son ordinateur.

Le sujet peut même décider, au moment qui lui convient, de se transformer en un autre personnage en cliquant sur la touche « @Morph » (Turkle, 1996, p. 192). Le morphing est un procédé de transformation continu d'une image en une autre image, ou ici, d'un personnage en un autre personnage.

Nous retrouvons les principes que nous avons décrits sur le chan- gement de paradigme et de façon de penser le lien : — principe de multiplicité. Dans la réalité externe, on est une seule et unique personne, dans le jeux multi-utilisateur, on peut être plu- sieurs ;

  • principe d'ubiquité : Dans le cybermonde vous pouvez être à plu- sieurs endroits en même temps ;
  • principe de transformation. Au fur et à mesure que vous interagis- sez ou que d'autres interagissent, l'univers du jeu se transforme. Le personnage peut également utiliser le morphing.

Dans les jeux multi-utilisateurs (et l'IRC en général), le sujet peut développer sa capacité à explorer, des scénarios, des situations qu'il imagine, qu'il crée, et qui mettent en œuvre des intrigues ou des fan- tasmes. Ces scénarios sont explorés à partir de plusieurs points de vue puisque, dans une même situation, le sujet peut être à plusieurs en- droits de la scène ou incarner plusieurs personnages13.

Ces mises en scène évoquent les jeux de rôles psychologiques ou le psychodrame, mais elles présentent une caractéristique spécifique : le sujet peut incarner plusieurs personnages différents en même temps. Il explorera ainsi différents modes de fonctionnement, diffé- rents types de réactions, différentes parties de sa personnalité et de son identité, et en particulier les parts inexplorées de lui-même : ce qui constitue, comme le dit R. Kaé's, sa propre groupalité psy- chique14.

Dans une perspective analogue, Sherry Turkle (1996, p. 12) pense que les jeux multi-utilisateurs « offrent la possibilité aux gens d'ex- primer des aspects multiples et souvent inexplorés du soi et d'explo- rer des aspects encore pour eux jusque-là inconnus de leur personna- lité et leur identité »15.

L'ordinateur a longtemps été investi comme outil (pour écrire, dessiner, compter, organiser), il se présente maintenant davantage comme un « nouveau support pour penser, explorer des situations ou des parties de nous-mêmes dans des mondes virtuels » (Turkle, 1996, p. 9). Nous pourrions y découvrir notre propre multiplicité.

S'il n'est pas investi de façon trop défensive, il peut ainsi devenir, une aide pour l'exploration des relations avec autrui et avec soi- même.

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  1. 1. « C'est plus réel que ma vie réelle ». dit un homme en parlant d'Internet (Turkle, 1996, p. 10).
  2. 2. Chaque machine possédant un nom et une adresse, il suffit de connaître le nom et l'adresse d'un correspondant pour lui envoyer un fichier informatique. Sa réception est quasi immé- diate. C'est donc un moyen de communication beaucoup plus rapide que le courrier. Lors- qu'une machine envoie du courrier électronique, elle n'appelle pas celle du correspondant, mais celle du fournisseur d'accès (provider) qui « fait passer ». Ainsi, quand j'envoie du courrier électronique à un ami en Amérique du Sud, je ne paie que le tarif d'une communica- tion locale.
  3. 3. Ex : StarTrek. Selon Sherry Turkle (1996, p. 11), il existe 500 jeux interactifs multi-utilisa- teurs (MultiUsers Domains, MUT) dans lesquels jouent 100 000 participants.
  4. 4. Je reprends ici les apports de Francis Pisani (1996). Pour lui, « la culture de la complexité, partie intégrante du nouveau paradigme, se réfère à la pensée systémique, au non-linéaire, au multidimensionnel, et intègre la dynamique due aux effets d'amplification ». Francis Pisani émet l'hypothèse que les caractéristiques du Web rendent bien compte de cette nouvelle fa- çon d'appréhender le monde. Il en énumère quelques principes fondamentaux : « La connexion (n'importe quel point peut être connecté à n'importe quel autre), la multiplicité (n'importe quel nœud peut avoir plusieurs dimensions), l'hétérogénéité (modes, ondes et flux sont infiniment divers), la métamorphose (le réseau est en constante re-élaboration), la mobi- lité des centres (ils sont plusieurs et ils se déplacent), la rupture (si l'on interrompt le réseau ou si l'on bloque le trafic en n'importe quel point, les informations trouvent de nouveaux chemins), l'ouverture (le système n'a pas de limite, il croît et se modifie) » (Pisani, 1996, p. 14). La prise en compte de la complexité fait partie intégrante de ce nouveau modèle (de Rosnay, 1996, p. 33).
  5. 5. Internet est d'ailleurs plus qu'un réseau, il est d'abord et surtout « un protocole commun à tous les ordinateurs et susceptible d'emprunter indifféremment de nombreux réseaux : télé- phone, système interne d'entreprise, télévision par câble, satellite, fibre optique... » (de Ros- nay, 1996, p. 32).
  6. 6. Rappelons que. pour Winnicott, l'objet transitionnel est un objet privé alors que l'objet intermédiaire est un objet partagé. Dire qu'un médiateur est un objet transitionnel serait un contresens.
  7. 7. Goodman (1990) a défini l'addiction comme « un processus dans lequel est réalisé un comportement qui peut avoir pour fonction de procurer du plaisir et de soulager un malaise intérieur, et qui se caractérise par l'échec répété de son contrôle et sa persistance en dépit des conséquences négatives ».
  8. 8. Alors que Julia se promène dans un jeu multi-utilisateurs, elle crée une carte de son itiné- raire et peut ainsi indiquer le chemin à un interlocuteur perdu (Turkle, 1996, p. 89). Julia se
  9. 9. Après un temps où elle s'était sentie très mal à l'aise de cette appropriation virtuelle, elle essayait de rationaliser en se disant que ses livres, son identité intellectuelle, à partir du mo- ment où ils sont connus par le public, sont des morceaux d'elle dehors, et que les autres peu- vent les utiliser comme bon leur semble (Turkle, 1996, p. 16).
  10. 10. Comme dans le film Paris-Texas : derrière la vitre sans tain, on peut parler parce qu'on ne voit pas l'autre.
  11. 2. Le second niveau est constitué des jeux de simulation. En contraste avec les jeux vidéo, une de leurs spécificités est l'absence de véri- tables règles (Turkle, 1996, p. 69). De plus, l'objectif n'est pas de ga- gner mais d'explorer (cf. la série SimCity, SimLife, SimAnt, Sim- Hearth...) Dans ces jeux, ce que l'on construit devient autonome et continue à évoluer indépendamment. Dans SimLife, par exemple, on simule des formes de vie et on les accompagne dans leur développe- ment. Dans SimCity, il s'agit de construire une ville qui s'autonomise et se développe par elle-même avec les potentialités que vous lui avez données. Ces jeux simulent une vie artificielle.
  12. 3. Le troisième niveau est constitué par les jeux narratifs mono-utili- sateur5. Myst est l'un des plus populaires. Images et sons du CD-ROM vous accueillent dans une île déserte irréelle. Vous évoluez dans cet univers en plaçant la souris où vous le désirez sur l'écran. Vous pou- vez saisir des objets, les explorer, les garder. Vous pouvez consulter des livres, des cartes magiques, découvrir des énigmes. Vous pouvez ainsi passer des centaines d'heures à explorer cet univers interactif.
  13. 4. Le quatrième niveau est constitué par les jeux narratifs multi-utili- sateurs (MultiUser Computer Games) également appelés MUD11 (Multi User Domains, domaines multi-utilisateurs), spécifiques des réseaux.
  14. 11. En fait, le terme MUD est le terme générique, car ces jeux peuvent être également nommés MUSE ou MOOS (Muds of the Object Oriented) ou encore MUSH.
  15. 12. On pourrait même dire qu'ils n'ont pas de véritables règles (Turkle, 1996, p. 68).
  16. 13. Nous sommes ici proches de la définition du fantasme : scénario imaginaire dans lequel le sujet est présent, et qui peut occuper chacune des places du scénario.
  17. 14. R. Kaës a montré que l'individu est en fait constitué de parts multiples ; il est multiple et il est structuré comme un groupe.
  18. 15. Pour S. Turkle (1996), « dans le monde de la simulation, l'identité peut être multiple, fluide » (p. 49). « Le soi s'y révèle multiple » (p. 17).