Nomologie et le Neant

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Le nomologique et le néant

Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L'espace non-poppérien du raisonnement naturel.] [note critique]

Études rurales Année 1991 121-124 pp. 255-263


Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L'espace non-poppérien du raisonnement naturel. Paris, Nathan, 1991.

Un ouvrage :

  • qui assigne à la sociologie le statut de science empirique interprétative et donc le régime épistémologique de l'histoire,
  • qui dénonce la persistance de l'illusion nomologique au sein de la communauté savante,
  • qui soutient que la sociologie ne construit que des présomptions et selon les seules modalités du raisonnement naturel,
  • qui rappelle que l'administration de la preuve n'épouse jamais les contours logiques de la réfutation au sens poppérien du terme :

La belle affaire, direz- vous ! Si la sociologie était une science sur le modèle, ou plutôt sur les modèles, des sciences exactes, déductives ou expérimentales, cela aurait bien fini par se savoir. L'auteur du livre n'enfoncerait-il pas avec obstination des portes ouvertes ?

Peut-être, répond Jean-Claude Passeron qui ajoute aussitôt : encore faut-il que tout un chacun convienne qu'une porte, pour être grande ouverte, n'en reste pas moins une porte et en tire quelques conséquences. Au minimum,

  • ne pas faire comme si la porte n'existait pas,
  • s'abstenir aussi de la refermer subrepticement derrière soi,
  • éviter tout autant de s'y engouffrer avec la bénédiction imaginaire du portier de service.

Passeron propose en somme à son lecteur d'examiner posément avec lui comment le sociologue s'accommode de cette situation dans ses actes de recherche et dans le discours qu'il tient sur ses pratiques, c'est-à-dire de regarder à quoi au juste ce dernier s'emploie une fois franchi le fameux seuil.

Un ouvrage de sociologue donc mais qui ne s'adresse pas qu'à ses pairs. Son public est celui de tous ceux qui œuvrent dans les disciplines composant le champ, mal configuré de l'intérieur, des sciences humaines et sociales. Ces disciplines partagent, en effet, le même sort, un sort qui ne s'apparente

  • ni à une malédiction du type à tout jamais ou en attente d'être un jour levée, quoi que puissent déplorer ou espérer les nostalgiques du positivisme à la française,
  • ni à un privilège indicible malgré tout ce qu'affirma une certaine tradition de pensée allemande.

Cette communauté de destin tient tout simplement, mais ce n'est peut-être pas si simple, à la structure de la phénoménalité dont ces disciplines font leur objet :

"Les phénomènes leur sont toujours donnés dans le devenir du monde historique qui n'offre ni répétition spontanée ni possibilité d'isoler des variables en laboratoire." (p. 25)

L'indiscernabilité épistémologique de l'histoire et de la sociologie s'applique donc à toutes les sciences sociales. C'est dire que les anthropologues, dont certains se plaisent à cultiver une image assez flatteuse de leur modèle de scientificité (et, corrélativement, une image passablement dévalorisée de ceux de l'histoire et de la sociologie, surtout contemporaine), sont tout à fait concernés par le livre de Passeron. L'anthropologie serait-elle située plus haut sur l'échelle de la pureté formelle, moins encombrée d'empirie que la sociologie ou même, horresco referens, que l'histoire ? Que les ethnologues parcourent donc ces pages

  • où Passeron se soucie de caractériser les propriétés logiques et les fonctions de connaissance des concepts sociologiques au plus près de leur emploi réel et non rêvé,
  • où il sape à la base l'espoir parfois mis dans le langage de la formalisation,
  • où il met en évidence les conditions assez contraignantes sous lesquelles un effet d'intelligibilité peut être produit,
  • où il marque la limitation de portée inhérente à l'exercice comparatif,
  • où il réduit à la seule exemplification le mode de vérification des propositions générales.

Sur tous ces points, les anthropologues se retrouveront, à leur corps défendant pour beaucoup, en pays de connaissance.

Une chose est ce qu'une science fait, une autre ce qu'elle dit faire.

Le raisonnement sociologique se présente comme une description épistémologique de ce que font, et non pas nécessairement disent faire, les sciences humaines et sociales. Cette description, entrecoupée de textes sortis tout droit de l'atelier sociologique et jouant ici le rôle d'illustrations, est reprise à la fin de l'ouvrage sous la forme d'une série de propositions logiquement enchaînées et complétées par des scolies.

Il est, par conséquent, vain de les récapituler à notre tour. Mieux vaut tenter de restituer le dessein d'ensemble de l'ouvrage puis nous arrêter sur quelques étapes centrales de son argumentation.

L'unité de la science est un mythe. Il existe, sans doute, comme le disait Imre Lakatos, une "sagesse scientifique" partagée, mais sûrement pas une "structure commune à tous les événements et les résultats qui constituent les sciences dans leur diversité". A qui entreprend, tel Passeron, d'évaluer le régime de scientificité de l'une de ces sciences, rien ne sert donc de s'embarrasser d'un modèle épistémologique unique, fondé sur une théorie de la science en général, prétendant livrer des règles et des critères de connaissance universellement valides et contraignants.

Cela, qui est de bon sens, vaut seulement dans l'abstrait car, pour tout un ensemble de raisons tenant à l'histoire du savoir scientifique et de son statut culturel, l'idéal de scientificité prévalant dans l'univers (fort différencié en réalité) des sciences dites exactes, l'idéal nomologique, persiste à assumer la fonction de référence absolue, d'étalon obligé pour la mesure de la scientificité.

La physique occupe le fauteuil du juge-arbitre. De là vient la distinction conceptuellement douteuse entre sciences dures et molles, de là vient surtout la déjà vieille alternative imposée aux sciences humaines et sociales : être des sciences selon la même formule de composition que les sciences de la nature et relever à ce titre d'une épistémologie normative unifiée, ou bien se résigner à n'être pas des sciences et à ne point avoir dans ce cas d'épistémologie du tout.

Quelle tentation alors, pour elles, que de se durcir dans leur présentation d'elles-mêmes ! Popper, nous voici ! L'ouvrage de Passeron s'élève contre cette logique du tout ou rien, reposant sur le postulat d'une "essence" identifiable de la science et sur son corollaire, l'idée d'une épistémologie qui "préexisterait aux actes de 1' intellection scientifique tels qu'ils s'opèrent, en s'adaptant aux exigences du matériau empirique et donc ici d'une manière, ailleurs autrement" (p. 10). Le choix n'est évidemment pas entre le nomologique et le néant.

Est-ce à dire que le débat sur la scientificité des sciences humaines doit faire l'économie de tout renvoi à l' épistémologie des sciences dites exactes ? Sûrement pas mais à condition de l'utiliser à bon escient. Elle ne doit être promue ni en instrument de mesure gradué comme l'est un thermomètre, ni en tentation impossible à assouvir, ni en source de tourments délicieux ou non, ni en prétexte pour donner congé à tout projet de contrôle critique. Elle peut jouer le rôle de miroir où viendraient se réfléchir les modes de faire des sciences humaines. Comment espérer comprendre une société tant qu'on ne l'a pas soumise à comparaison ? Le principe vaut pour les sciences. A s'observer dans la glace que lui tend, par exemple, la physique, la sociologie y gagne de s'y voir comme elle est, nullement comme elle devrait être ou comme elle affecte d'être. Ni complaisance face au miroir, ni fard précipitamment appliqué, ni désespoir, ni joie mauvaise.

Passeron lutte en somme sur deux fronts.

  • Celui des illusions scientistes où s'organise une coalition improbable entre ceux qui recherchent naïvement les clés d'un paradis hors d'atteinte et ceux qui mettent en œuvre une stratégie délibérée de durcissement réduit aux apparences, ne faisant point ce qu'ils disent, ne disant point ce qu'ils font.
  • Celui aussi des sociologues qui "battent leur coulpe sur le dos des sciences sociales en acquiesçant jubilatoirement à la dévalorisation du type de scientifici- té qu'ils pratiquent" (p. 393) ou encore qui tirent du constat que leur discipline ne relève pas d'une épistémologie physicaliste la conclusion que "tout est bon", qu'existe un "droit régalien à l'interprétation", qu'au bout du compte une proposition en vaut une autre.

La connaissance nomologique, expérimentale, formelle n'est pas tout. Le raisonnement naturel ne condamne pas au sens commun. L'interprétation n'est pas libre. Passeron

  • nie que les résultats des sciences sociales aient leur place dans l'univers des discours falsifiables
  • mais, dans le même mouvement, plaide pour que soient reconnues "l'existence et la forme empirico-rationnelle des connaissances acquises dans l'histoire de ces disciplines" (p. 12).

Qui n'en serait d'accord ? Une remarque pour conclure sur ce point. Dès ici on accordera à Passeron que "les méthodes d'observation et de traitement de l'information empirique propres aux sciences sociales" (p. 13) leur confèrent une positivité qu'ignorent les "discours improvisés". Est-il pour autant justifié de glisser l'essai dans ce n'importe quoi qui est, pour Passeron, le symétrique inverse de l'illusion nomologique ? Aucune différence vraiment entre le journalisme et l'essayisme ? Qui veut noyer son chien, en sociologie, dit qu'il est essayiste (et ajoute : à la française). Je ne suis pas sûr que la distance entre le raisonnement sociologique et l'argumentation essayiste, nullement approximative lorsque l'essai est bon, soit aussi marquée qu'on l'affirme. Il arrive qu'on trouve plus de rigueur du point de vue de la construction démonstrative — sinon dans la volonté de se soumettre à l'épreuve de 1' exemplification, étrangère à l'essayisme mais aussi bien, à l'occasion, au sociologue ou à l'anthropologue — chez certains essayistes que dans maints ouvrages de sciences sociales, surtout les plus généraux et pour cause. Les sciences sociales évitent-elles toujours d'extrapoler un peu, d'en dire plus qu'il n'est "empirico-rationnellement" valide et sur plus de choses que celles qui relèvent "méthodologiquement" de leurs compétences ? Ce faisant, qu'elles ne me semblent pas libres de ne pas faire, ne s'inscrivent-elles pas pour une part d'elles-mêmes dans la forme essayiste ? La frontière entre le genre scientifique et essayiste ne passerait-elle pas, comme en pointillé, à l'intérieur de ces dernières et, plus spécialement, chez leurs maîtres ? Pour ne point nous aventurer dans le présent, où classer Simmel ? De toutes les manières, la proscription farouche de l'essayisme (jamais défini : l'essayiste, comme hier l'empiriste, c'est l'autre) n'est pas un signe de vigueur scientifique. Elle me semble manifester davantage, de la part des sciences sociales, une certaine peur de la concurrence et offrir, par là, un témoignage supplémentaire de cette incertitude d'elles-mêmes que Passeron, justement, entend dissiper.

En ce qui concerne l'argumentation de Passeron, je ne m'arrêterai que sur certains de ses maillons, ceux qui me paraissent les plus propices au débat ou appeler une attention particulière, renvoyant pour tous les autres le lecteur aux propositions récapitulatives et surtout aux chapitres qui les développent.

Au point de départ de cet ouvrage, on trouve l'affirmation de principe selon laquelle il n'y a aucune différence de régime épistémologique entre la sociologie, les autres sciences sociales et l'histoire.

Elles sont, les unes comme les autres, des sciences empiriques dans la mesure où leurs constats ne peuvent s'affranchir d'une indexation sur des "individualités historiques". Chaque proposition sur le monde, si abstrait soit le langage dans lequel elle est formulée, reste dépendante d'un contexte, particularisé dans l'espace et le temps, susceptible d'être "désigné mais non épuisé par une analyse finie des variables qui le constituent et qui permettraient de raisonner toutes choses égales par ailleurs" (p. 25). Ce qui empêcherait à tout jamais ces sciences de prétendre expérimenter et subsumer sous des lois, c'est donc la structure historique de leur phénoménalité.

Est-ce à dire que l'impossibilité d'accéder au nomologique tient au mode d'existence des choses à connaître et non au mode de connaître de ces choses, quel que soit par ailleurs le projet de connaissance élaboré par ces sciences puisque certaines d'entre elles, la sociologie ou l'anthropologie, ont bien cultivé une ambition nomothétique tandis que l'histoire s'est plus volontiers accommodée du caractère (prétendument) idiographique de ses connaissances ?

Malgré les apparences, la question n'est pas oiseuse même s'il est évident, pour parler comme Raymond Aron, qu'existe pour le moins une certaine affinité entre l'ontologique (le mode d'être des choses à connaître) et le gnoséologique (le mode de connaître).

Passeron ne l'ignore nullement, bien sûr, qui dans ses propositions récapitulatives (p. 387) relève que "si le raisonnement d'imputation causale n'est pas dans la même situation logique lorsqu'il doit expliquer une catastrophe physique et ... le déclenchement d'une guerre", ce n'est pas parce qu'il s'agit, dans un cas, de faits "naturels" et, dans l'autre, de faits "humains" mais parce que les sciences de la matière et de la vie peuvent analyser leurs observations par référence à un savoir nomologique qui brille par son absence dans l'univers des sciences sociales.

Le point est important car là se situe la (fausse) brèche par où s'engouffrent les dépositaires de l'illusion nomologique.

Ils font remarquer, à juste titre, que la phénoménalité des sciences de la nature n'est pas moins historique que celle des sciences de l'homme. Une éruption volcanique, fait naturel, est aussi historique que le déclenchement d'une guerre, fait humain. L'un et l'autre faits sont insérés dans des contextes particuliers les définissant comme événements singuliers. Aucune guerre ne se déclenche comme une autre ; aucune éruption volcanique non plus qui a son jour, ses formes, son intensité, sa durée. Les colères de la Soufrière ne sont pas celles de l'Etna et, à la Guadeloupe comme en Sicile, chacune des colères successives se manifeste à sa manière.

Le monde, disait Ernst Mach, n'est toujours donné qu'une fois. Pourquoi, demandent les nomologistes, ce qui est possible dans un cas (subsumer sous une loi) ne le serait pas dans l'autre ? Le gnoséologique aurait donc ses raisons qui ne sont pas celles de l'ontologique. Alors réorientons le projet de connaissance, renouons avec celui de la science sociale du XIXe siècle !

Alain Testart vient de l'écrire vigoureusement (Essai d'épistémologie. Paris, Christian Bourgois, 1991). Toute réflexion épistémologique, d'inspiration anti-nomologique ou non, sur les sciences sociales doit établir le genre de liaison entre l'individualité des faits historiques et les conditions du connaître. C'est un vieux sujet. Paul Veyne l'a traité, du point de vue de l'historien, en des termes brillants même si plusieurs lectures en étaient parfois possibles. La répétitivité de l'expérience n'est pas pour lui au cœur du problème : il n'y a pas de différence radicale entre l'historicité des faits naturels et humains même si en raison de sa propre nature, connaissante et deliberative, "l'homme varie plus que la nature".

Il faut donc glisser vers le gnoséologique en partant du contraste entre la causalité à l'œuvre dans l'univers physique et humain. Dans ce dernier, pas d'entités "agissantes" d'arrière-plan, ni d'ordre de faits gouvernant les autres faits, ni tout simplement de faits saisissables à l'état atomique, livrés autrement qu'en ensembles non décomposables où tous jouent à la fois le rôle de causes et d'effets. Il en résulte que n'est instau- rable logiquement aucune séparation (ni donc aucune articulation nécessaire) entre un explanans et un explanandum et qu'il est impossible, du même coup, de dégager des faits, à la manière du physicien, une "abstraction sans lieu ni date". Puis brusquement Veyne abat un autre argument, lié celui-ci à l'intention de connaissance : de toutes les manières, à supposer même qu'il puisse y avoir "une science qui serait le corpus des lois de l'histoire", au sens où la physique est un corps de lois, "l'histoire ne serait pas cette science : elle serait le corpus des faits qu'expliqueraient ces lois" (Comment on écrit l'histoire. Paris, Le Seuil, 1971).

Le problème des sciences sociales, si tant est que l'histoire se reconnaisse dans cette vocation à être un corps de faits (mais non une chronique, évidemment), se pose en des termes différents. On y a nourri, en effet, et continue ici et là d'y nourrir le dessein d'être à la fois corps de faits et corps de lois.

L'ethnologie est, sur ce point, encore plus explicite que la sociologie en distinguant terminologiquement le premier qu'elle appelle

  • ethnographie
  • du second qu'elle nomme anthropologie.

Comment donc Passeron passe-t-il de l'ontologie à la gnoséologie ? Le sas principalement emprunté par l'ouvrage est celui de la conceptualisation. Le fait que les phénomènes sur lesquels il est asserté s'observent à travers des individualités historiques, sans cesse différemment configurées et réfractaires à une décomposition expérimentale, entraîne comme conséquence une instabilité conceptuelle indépassable.

Les mots des sciences sociales, et donc les concepts qu'ils expriment, entretiennent avec le monde phénoménal un rapport nécessairement non stabilisable. Il est impossible d'espérer jamais atteindre un état d'équilibre terminologique dans la mesure où, aucun contexte (l'ensemble des coordonnées spatio-temporelles de l'objet visé par une proposition) n'étant identique à un autre, un concept sociologique ne présente que certaines propriétés du phénomène à décrire et à analyser. Le caractère inépuisable du réel historique a pour corollaire la liberté de découpage sémantique et cette liberté pour effet inévitable (et non pathétique) l'anarchie de la construction des unités conceptuelles.

De cette anarchie le domaine de la religion est l'illustration la plus frappante, en anthropologie par exemple, mais nullement un cas unique. Pas de définitions opératoires possibles puisqu'on ne saurait en éliminer les noms propres : les Nuer "collent" au système segmentaire tout comme l'Occidental médiéval empèse le concept de féodalisme. Pas de concepts universels qui puissent être l'équivalent des entités construites par les sciences dites exactes et définies seulement (donc rigoureusement) par des ensembles de relations nécessaires. On chercherait en vain dans l'univers qui relève des sciences sociales l'homologue du mouvement du pendule qui est à expliquer par la mécanique et fut, à cette fin, circonscrit par le biais d'une fonction mathématique. A supposer que des sociologues ou des anthropologues s'avisent de vouloir construire de la sorte les objets dont c'est leur métier que de parler, ils se condamneraient tout simplement à n'asserter par la suite sur plus rien du tout. Les opérations conduites sur ces symboles prendraient à n'en pas douter la forme séduisante d'une algèbre et les déductions un caractère nécessaire. Le langage des propositions posséderait la vigueur d'une... langue de bois, c'est-à-dire d'une langue qui ne parlerait plus que d'elle-même.

En bref, sauf à admettre qu'il convient de sacrifier dans les sciences sociales le projet de dire quelque chose du monde historique au rêve du CQFD, on doit reconnaître que leurs concepts détiennent un statut logique irréductible à celui qui autorise de produire les définitions logico-expérimentales ou opératoires des sciences déductives et expérimentales. Cette reconnaissance amène à la proposition stratégique de Passeron qui assure le passage de l'ontologique au gnoséologique :

"II n'existe pas et il ne peut exister de langage protocolaire unifié de la description empirique du monde historique." (p. 363)

Le raisonnement sociologique déroule méthodiquement les conséquences qui découlent de cette situation pour les sciences sociales et leur régime épistémologique. Libre à chacun d'envisager ces conséquences comme l'envers négatif des propriétés de connaissance possédées par ces sciences eu égard à celles de leurs "sœurs" exactes ou, plus utilement, de les examiner à l'aune de 1'intellection que les sciences sociales procurent des objets du monde dont elles traitent. Ces conséquences ? On ne saurait évidemment suivre ici, point par point, l'inventaire rigoureux qu'en dresse Passeron. Je n'insisterai donc pas sur celles de ces conséquences qui résument, dans les termes les plus généraux, la conformation épistémologique d'ensemble des sciences sociales :

  • l'historicité de leurs objets, qui fonctionne comme "principe de réalité", les place en situation de ne jamais pouvoir subsumer sous des lois ;
  • l'absence de paradigme dominant, pour cause de pluralisme indépassable des langages théoriques de description, les empêche d'être des savoirs cumulatifs ;
  • l'argumentation y est vouée à épouser la forme du raisonnement naturel, ni expérimental, ni formaliste, etc.

Mieux vaut nous placer au cœur de leur fonctionnement réel selon Passeron. Le voici, ce fonctionnement, simplifié par nous à l'extrême. Ni l'historicité de l'objet, ni donc la structure empirique des concepts, ni par conséquent le caractère naturel du raisonnement ne condamnent les sciences sociales au fourmillement monographique. Elles ne sont pas acculées à la multiplication pure et simple des descriptions, inévitablement partielles, de contextes, soit à l'idiographie,

"c'est-à-dire la chronique ou l'inventaire conçus comme l'opposé de la recherche de régularités, de tendances ou de types capables, par la généralité des assertions qu'ils produisent, de doter d'une intelligibilité construite la description ou l'explication des singularités" (p. 79).

La référence à Veyne, à travers le mot d'idiographie, a le mérite de souligner que l'histoire n'est pas davantage idiographique par essence que les sciences sociales. Voudrait-elle d'ailleurs atteindre la singularité des événements humains qu'elle n'y parviendrait pas. Le singulier n'est atteignable que commué en spécifique, en d'autres termes vu, à partir de ses propriétés de sens, sous les dehors de la "sorte de généralité" (Veyne) qu'il contient en lui. Toute description est par là entachée de théorie.

Les sciences sociales sont capables de produire non seulement des informations non triviales sur le monde historique et d'en tirer des effets heuristiques de connaissance mais bien aussi de procurer de ce monde historique une intelligibilité sous la forme de propositions générales.

Ces propositions générales, constamment "rappelées à l'ordre" par la contextualisation historique, n'énoncent pas des rapports nécessaires. Leur portée est seulement présomptive, leur universalité uniquement numérique, jamais logique. Mais c'est déjà beaucoup ou, plus exactement, ces propositions à valeur présomptive sont la seule forme d' intellection possible du monde historique. Comment s'obtiennent- elles ? Passeron répond : "Sous condition de raisonnement comparatif et au risque d'une typologie" (p. 238). Il inverse donc le type de démarche suggéré par Claude Lévi-Strauss dont l'argumentation aurait mérité d'être rappelée et discutée et selon lequel la généralisation fonde, et donc précède, la comparaison.

Il est vrai que Lévi-Strauss se donnait la linguistique pour modèle (et l'activité inconsciente de l'esprit pour objet ultime) et extrayait, en quelque sorte, cette discipline (et donc idéalement l'anthropologie des systèmes de communication) du champ des sciences sociales. Par la formule citée, Passeron affirme que l'énoncé d'une proposition générale exige le préalable de la comparaison, c'est-à-dire le rapprochement de "constats opérés dans des contextes dont la mise en équivalence n'est justifiée que par la typologie qui les apparente" (p. 368). Or comparer dans les sciences sociales, c'est placer dans une relation de contiguïté des empiricités "sémantiquement hétérogènes" puisque saisies à travers un langage conceptuel non protocolarisé. Autant dire que la généralité numérique des assertions comparatives vaut ce que vaut la typologie des contextes et des parentés de contexte : une valeur nécessairement relative puisque la clause "toutes choses égales par ailleurs", appliquée à la mise en relation des objets du monde historique, ne peut jamais être maîtrisée.

D'où il s'ensuit que l'intelligibilité délivrée par les propositions générales, issues d'opérations comparatives, des sciences sociales est du type interprétatif.

Cette conclusion exprime un état de fait :

"Une intelligibilité qui n'est ni formelle ni nomologique ne peut être qu'interprétative." (p. 240)

Elle est assez aisément verifiable. Dans la mesure où les concepts descriptifs mis en rapport ne sont que des "catégorisations typologiques", les corrélations entre les phénomènes qu'ils désignent (et non construisent) ne sauraient être expliquées, c'est-à-dire assignées à des principes. Par conséquent, le "sens relationnel" entre ces phénomènes, tel qu'il est stipulé par une proposition générale, ne peut être approché que par le moyen d'une interprétation qui porte sur les variations en fonction des contextes, ces "sous-ensembles du monde historique" au sein desquels sont immergés les phénomènes à corréler.

En sciences sociales toute théorie consiste en assertions présomptives sur des co-occurrences ou des consecutions, comportant une dose nécessaire d' "interprétation historique". Le terme d'interprétation est trop souvent galvaudé jusqu'à devenir synonyme de glose. Il est ici précisément défini :

"Est interprétation, dans une science empirique, toute reformulation du sens d'une relation entre des concepts descriptifs qui, pour transformer ce sens ..., doit faire intervenir la comparaison de cette relation avec des descriptions empiriques qui ne supposent pas exactement le même 'univers de discours' que la relation ainsi interprétée." (p. 401)
  • La procédure interprétative n'a donc que peu à voir avec le commentaire, plus ou moins libre, qui suit le produit d'une observation, laissant par conséquent intacts le protocole de sa production et le contenu de l'information livrée.
  • L'interprétation doit intervenir, selon Passeron, dans le cours même du travail pour en étendre la portée, affirmer l'exigence de nouvelles observations "dont les conditions étaient impensables tant qu'elles n'étaient pas pensées dans les catégories de la théorie" (p. 391).
  • Une théorie interprétative élabore une "organisation nouvelle de l'observation historique". Elle est une heuristique sous la forme d'une topique, un "allongement du questionnaire" dirait Veyne, par ouverture les uns aux autres, insiste Passeron, des "univers de discours" que sont les langues de description du monde historique.
  • D'où il résulte enfin, ce qui pour beaucoup allait sans dire mais qu'il vaut tout de même mieux rapeler, que le seul mode d'administration de la preuve, dans les sciences sociales, est l'exemplification. Pas de falsification possible des propositions générales, ce qui n'entraîne pas que toutes se valent.
  • Une exemplification méthodiquement dirigée des assertions théoriques, comportant des interprétations, a valeur démonstrative en ce qu'elle est contraignante. Elle oblige à coordonner les constats empiriques rassemblés, soit à "visser" aussi serré que possible leur sémantisation.

La portée probatoire de 1' exemplification réside dans la vulnérabilité empirique qu'elle ménage à toute assertion générale sous la forme des inventaires de faits et de relations qu'exige "instantanément" la formulation de cette assertion. L'ouvrage de Passeron, fort de son appareil d'exemplification, appelle bien des commentaires qui, pour être pertinents, ne doivent pas être "libres", c'est-à-dire dégagés de l'obligation d'argumenter pièces en main.

On ne saurait évidemment le faire ici sauf à encourir le reproche d'"essayisme". Seulement s'autorisera-t-on à suggérer que la distinction faite par Passeron entre

  • "sciences sociales synthétiques" (histoire, sociologie, anthropologie)
  • et "sciences sociales particulières" (linguistique, économie, démographie),

pour immédiatement en relativiser la portée, mériterait de plus amples développements.

Je ne suis pas sûr que le statut épistémologique de la linguistique, par exemple, soit suffisamment cerné par le constat que s'y est opérée "une autonomisation d'un sous-ensemble de faits sociaux présentant une forte systématicité de fonctionnement" et celui de l'affaiblissement concomitant de la "teneur historique" de ses assertions générales (p. 364). Il ne me paraît pas évident qu'ontologiquement comme gnoséologiquement la linguistique, ou certains secteurs de la discipline, soit à mettre sur le même plan que les "sciences sociales synthétiques". Contentons-nous de dire ici que rarement a été aussi bien mise en évidence la tension, inhérente au destin des sciences empiriques, entre l'obligation de dire quelque chose d'un monde qui n'est connaissable que dans et surtout à travers son historicité et le prix épistémologique à payer pour s'acquitter de cette obligation.

Comme toutes ces sciences seraient formellement pures si elles renonçaient au projet d'indexer leurs discours sur le monde historique ou si ce monde se prêtait à la décantation ! Comme elles parviendraient vite à cette maturité tant désirée !

Mais, au fait, pourquoi faudrait-il déplorer que les sciences humaines et sociales soient condamnées, selon la formule de Max Weber, à rester éternellement jeunes ? L'ouvrage de Passeron, malgré les allures que l'on hésite à dire "centristes" de son argumentation, peut aussi être lu comme une célébration de l'inaptitude à vieillir.

Gérard Lenclud