Note de la congrégation de la Doctrine de la foi, sur la Vie éternelle et l’au-delà

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Note de la congrégation de la Doctrine de la foi,
sur la Vie éternelle et l’au-delà


À TOUS LES ÉVÊQUES MEMBRES DES CONFÉRENCES ÉPISCOPALES


Les récents synodes, consacrés respectivement à l’Évangélisation et à la catéchèse, ont fait prendre une conscience plus vive de la nécessité d’une fidélité parfaite aux vérités fondamentales de la foi, surtout aujourd’hui où les mutations profondes du milieu humain et le souci d’intégrer la foi dans les univers culturels divers imposent un effort plus grand qu’autrefois en vue de rendre cette foi accessible et communicable. Cette dernière exigence, actuellement si pressante, appelle en effet un souci plus fort que jamais d’authenticité et d’intégrité de la foi.

Les responsables doivent donc se montrer extrêmement attentifs à tout ce qui pourrait causer dans la conscience commune des fidèles la lente dégradation et l’extinction progressive de quelque élément du Symbole baptismal indispensable à la cohérence de la foi et lié inséparablement à des usages importants dans la vie de l’Église.

Précisément sur l’un de ces points, il a paru opportun et urgent d’attirer l’attention de ceux à qui Dieu a confié le soin de promouvoir et de défendre la foi, afin qu’ils préviennent les dangers qui pourraient mettre en cause cette même foi dans l’âme des fidèles.

Il s’agit de cet article du Credo qui concerne la vie éternelle et donc, générale­ment, l’au-delà de la mort. Sur une telle question, l’enseignement ne peut pas se permettre de défaillances ; il ne peut même pas rester déficient ou incertain, sans mettre en péril la foi et le salut des fidèles.

L’importance de ce dernier article du Symbole baptismal n’échappe à personne : il exprime le terme et le but du dessein de Dieu dont le Symbole trace le déroulement. S’il n’y a pas de résurrection, tout l’édifice de la foi s’effondre, comme le dit si vigoureusement saint Paul (cf. 1 Co 15). Si le chrétien ne peut plus donner aux mots « vie éternelle » un contenu certain, les promesses de l’Évangile, le sens de la création et de la rédemption s’éva­nouissent, la vie présente elle-même est privée de toute espérance (cf. He 11 1).

Or, comment ignorer sur ce point le malaise et l’inquiétude de beaucoup ? Qui ne constate que le doute s’insinue subtilement et jusqu’au plus profond des esprits ? Même si heureusement, dans la plupart des cas, le chrétien n’en est pas encore arrivé au doute positif, souvent il s’abstient de penser à ce qui suit la mort, car il commence à sentir se lever en lui des questions auxquelles il redoute de devoir répondre : existe-t-il quelque chose au-delà de la mort ? subsiste-t-il quelque chose de nous-mêmes après cette mort ?n’est-ce pas le néant qui nous attend ?

Il faut voir là pour une part la répercussion non voulue, dans les esprits, de controverses théologiques largement diffusées dans le public, et dont la plupart des fidèles ne sont en mesure de discerner ni l’objet précis ni la portée. On entend discuter l’existence de l’âme, la signification d’une survie, on se demande ce qui se passe entre la mort du chrétien et la résurrection générale. Le peuple chrétien est désem­paré de ne plus retrouver son vocabulaire et ses connaissances familières.

Il ne peut assurément être question de limiter ou même d’empêcher une recherche théologique dont la foi de l’Église a besoin et dont elle doit pouvoir profiter. Mais on ne saurait non plus se dispenser d’affermir en temps voulu la foi des chrétiens sur les points qui sont mis en doute.

De ce double et difficile devoir, nous voudrions rappeler sommaire­ment la nature et les aspects en cette situation délicate.

Il faut d’abord que tous ceux qui ont à enseigner discernent bien ce que l’Église considère comme appartenant à l’essence de sa foi ; la recherche théologique ne peut avoir d’autres vues que de l’approfondir et le développer.

Cette congrégation, qui a la responsabilité de promouvoir et de protéger la doctrine de la foi, veut ici rappeler l’enseignement que donne l’Église au nom du Christ, spécialement sur ce qui advient entre la mort du chrétien et la résurrection générale.

  1. L’Église croit (cf. Credo) à une résurrection des morts.

  2. L’Église entend cette résurrection de l’homme tout entier; celle-ci n’est pour les élus rien d’autres que l’extension aux hommes de la résurrec­tion même du Christ.

  3. L’Église affirme la survivance et la subsistance après la mort d’un élément spirituel, qui est doué de conscience et de volonté, en sorte que le « moi » humain subsiste. Pour désigner cet élément, l’Église emploie le mot « âme », consacré par l’usage de l’Écriture et de la tradition. Sans ignorer que ce terme prend dans la Bible plusieurs sens, elle estime néanmoins qu’il n’existe aucune raison sérieuse de le rejeter et considère même qu’un outil verbal est absolument indispensable pour soutenir la foi de chrétiens.

  4. L’Église exclut toute forme de pensée ou d’expression qui rendrait absurdes ou inintelligibles sa prière, ses rites funèbres, son culte des morts, lesquels constituent, dans leur substance, des lieux théologiques.

  5. L’Église, conformément à l’Écriture, attend « la manifestation glorieuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (Dei Verbum, I 4), considé­rée cependant comme distincte et différée par rapport à la situation qui est celle des hommes immédiate­ment après leur mort.

  6. L’Église, dans la fidélité au Nouveau Testament et à la tradition, croit à la félicité des justes qui seront un jour avec le Christ. Elle croit qu’une peine attend pour toujours le pécheur qui sera privé de la vue de Dieu, et à la répercussion de cette peine dans tout son être. Elle croit enfin pour les élus à une éventuelle purification préalable à la vision de Dieu, tout à fait étrangère cependant à la peine des damnés. C’est ce que l’Église entend lorsqu’elle parle d’enfer et de purgatoire.


En ce qui concerne les conditions de l’homme après la mort, le danger de représentations imaginatives et arbitraires est particulière­ment à redouter, car leurs excès entrent pour une grande part dans les difficultés que rencontre souvent la foi chrétienne. Les images employées dans l’Écriture méritent cependant le respect. Il faut en saisir le sens profond, en évitant le risque de trop les atténuer, ce qui équivaut souvent à vider de leur substance les réalités qu’elles désignent.

Ni les Écritures ni la théologie ne nous fournissent de lumières suffisantes pour une représentation de l’au-delà. Le chrétien doit tenir solidement deux points essentiels : il doit croire d’une part à la continuité fondamentale qui existe, par la vertu de l’Esprit-Saint, entre la vie présente dans le Christ et la vie future – en effet, la charité est la loi du royaume de Dieu et c’est la mesure de notre charité ici-bas qui sera celle de notre participation à la gloire du ciel – ; mais, d’autre part, le chrétien doit discerner la rupture radicale entre le présent et l’avenir du fait que, au régime de la foi, se substitue celui de la pleine lumière : nous serons avec le Christ et nous « verrons Dieu » (cf. 1 Jn 3 2), promesse et mystère inouïs en quoi consiste essentiellement notre espérance. Si l’imagination ne peut y arriver, le cœur y va d’instinct et à fond.

Après avoir rappelé ces données, qu’il soit permis maintenant d’évoquer les aspects principaux de la responsabilité pastorale telle qu’elle doit se traduire dans les circonstances actuelles et à la lumière de la prudence chrétienne.

Les difficultés inhérentes à ces problèmes créent de graves devoirs aux théologiens, dont la mission est indispensable. Aussi ont-ils droit à nos encoura­gements et à la marge de liberté qu’exigent légitimement leurs méthodes. De notre part, cependant, il est nécessaire de rappeler aux chrétiens sans nous lasser les enseignements de l’Église qui constituent la base aussi bien de la vie chrétienne que de la recherche des experts. Il faut aussi arriver à faire partager aux théologiens nos soucis pastoraux pour que leurs initiatives de recher­ches ne soient pas témérairement répandus parmi les fidèles dont la foi est mise en péril aujourd’hui plus que jamais.

Le dernier synode a manifesté l’attention que l’épiscopat porte au contenu essentiel de la catéchèse, en vue du bien des fidèles. Il est nécessaire que tous ceux qui sont chargés de le transmettre en possèdent une idée très claire. Aussi devons-nous leur donner les moyens d’être en même temps très fermes sur l’essentiel de la doctrine et attentifs à ne pas laisser des représentations enfantines ou arbitraires se confondre avec la vérité de la foi.

Une vigilance constante et courageuse doit s’exercer à travers une commission doctrinale diocésaine ou nationale sur la production littéraire, non pas seulement pour prévenir à temps les fidèles contre des ouvrages peu sûrs, mais surtout pour leur faire connaître ceux qui sont capables d’alimenter et de soutenir leur foi. C’est là une tâche lourde et importante, rendue urgente par la vaste diffusion de la presse et par une décentralisation des responsabilités que les circonstances rendent nécessaire et que le Concile a voulue.

Au cours d’une audience accordée au préfet soussigné, le pape Jean-Paul II a approuvé cette lettre adoptée en réunion ordinaire de la congréga­tion pour la Doctrine de la foi, et en a ordonné la publication.

À Rome, au siège de la Congrégation, le 17 mai 1979.

FRANJO CARD. SEPER, Préfet

JÉRÔME HAPER, O. P., Secrétaire


Père Guy PAGÈS (prêtre catholique - Paris - France)

L’Enfer et l’Espérance, Réponse à Hans Urs von Balthasar

Mémoire de Licence en Théologie

Sommaire

INTRODUCTION[modifier]

« La grâce de Dieu s’est manifestée source de salut pour tous les hommes[3]. »

L’espérance du salut universel apparaît ainsi irrémé­diable­ment fondée aux yeux de Hans Urs von Baltha­sar. Cependant, pour certains : « Une telle espérance n’existe pas, car l’on ne saurait espérer contre un savoir certain et contre la volonté déclarée de Dieu[4]». Dieu aurait-Il donc une volonté contradictoire ? Ou bien est-ce l’homme qui a « le langage d’un cœur double[5] », en sorte que :

« Dieu a dit une chose,
deux choses j’ai entendues.
Ceci : que la force est à Dieu, à Toi, Seigneur, l’A­mour
et cela : Toi, Tu paies l’homme selon ses œuvres[6]. »

Et, de fait, le propos d’une espérance pour tous ne peut pas ne pas rencontrer sur sa route un ennemi irréductible et fatal : la croyance en l’existence effecti­ve (non hypothétique) de l’enfer. Aussi bien Hans Urs von Balthasar va-t-il livrer un combat sans merci pour réduire à rien un tel prédateur de son espérance, « car alors notre espérance serait réduite à néant[7]». C’est si vrai que non seulement le problème de l’existence de l’enfer remplira tout le livre, intitulé Espérer pour tous, mais encore qu’un nouveau livre, suite expresse de Espérer pour tous, portera le titre L’Enfer une question.

On le voit donc bien, le lieu de la querelle est celui du déplacement involontai­re, mais inévitable, de la problématique qui tend d’abord seulement à assurer les conditions de viabilité d’une espérance pour tous, pour finalement se débattre aux prises avec un dogme qu’elle n’avait nulle intention de rencontrer.

Le parti-pris méthodologique avoué de l’auteur sera un critique épistémo­logique par laquelle il situera son herméneutique loin d’« une affirmation théorique et systématique » pour préférer le terrain « d’une affirma­tion existentielle, théologique­ment possi­ble[8]».

Mais de cette façon se pose, en dernière analyse, la question de la compréhension théologique de la vérité et de la réalité...

Pour étudier cette question du rapport entre l’espérance du salut éternel pour tous et la foi en l’existence de l’enfer les deux partis paraissant irrémédiablement antagonistes, nous commen­cerons par rapporter ce que la doctrine de l’Église a définitive­ment tranché au niveau de la foi en l’au-delà. En suite de quoi nous exposerons le travail de Hans Urs von Balthasar. Puis nous en établirons une critique, pour finalement proposer une nouvelle formulation de l’espérance chrétienne qui, nous l’espérons, réconciliera les deux partis opposés… sans concession aucune de leur part.

Chapitre I - CONSTAT DOGMATIQUE[modifier]

A) Le 17 mai 1979, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi publie une Note sur la Vie éternelle et l’au-delà[9].[modifier]

Elle le fait en ces temps de muta­tions profondes du milieu humain où le souci d’intégrer la foi dans des univers culturels divers appelle « un souci plus fort que jamais d’authenti­cité et d’intégrité de la Foi ». Elle déplore en effet que le doute s’insinue subtile­ment jusqu’au plus profond des esprits et cela, pour une part, en raison « des controverses théologiques largement diffusées dans le public ». Non seulement « le peuple chrétien est désemparé de ne plus retrouver son vocabulaire et ses connaissan­ces familières », mais encore sont « en péril la foi et le salut des fidèles aujourd’hui plus que jamais »…

Des différents alinéas où l’Église expose ce qu’elle « consi­dère comme appartenant à l’essence de sa foi », nous ne retien­drons que ce qui touche directement à notre sujet, c’est-à-dire : le rapport entre l’espérance du salut éternel pour tous et l’existence de l’enfer. Ainsi, au n. 2, est-il dit : « L’Église entend cette résurrection de l’homme tout entier ; celle-ci n’est pour les élus rien d’autre que l’extension aux hommes de la résurrection même du Christ ». Cette phrase aurait grammaticalement un sens sans le groupe de mot : pour les élus. Mais l’Église n’y aurait pas reconnu l’expres­sion de sa Foi ; aussi l’ajoute-t-elle et rend-elle compte par là de sa Foi en une différentia­tion finale du genre humain…

À l’alinéa n. 7, nous lisons : « L’Église, dans la fidélité au Nouveau Testament et à la Tradition, croit à la félicité des justes qui seront un jour avec le Christ. Elle croit qu’une peine attend pour toujours le pécheur, qui sera privé de la vue de Dieu, et à la répercussion de cette peine dans tout son être. Elle croit enfin pour les élus à une éventuelle purification préalable de la vision de Dieu, tout à fait étrangère cependant à la peine des damnés. C’est ce que l’Église entend lorsqu’elle parle d’enfer et de purgatoire ». Nous remarquons que cet énoncé embrasse d’un même regard de foi la différentiation finale du genre humain en nommant les uns élus ou justes et les autres damnés. Autrement dit, n’intervient pas dans le discours une rupture ontologi­que par laquelle seuls les premiers seraient reconnus partici­pants de la réalité, tandis que les autres le seraient selon leur mode particulier de manière simplement hypothétique. En outre, le mode des verbes se rapportant aux damnés est l’indicatif (présent, futur), et non le conditionnel… Ainsi l’Église affirme-t-elle croire en l’existence effective de l’enfer et non en sa seule possibilité…

C’est exactement ce que dit le Catéchisme de l’Église Catholi­que : « L’ensei­gnement de l’Église affirme l’existence de l’enfer et son éternité » (n. 1035). Et ce propos contredit totale­ment sur ce point le Catéchisme du catholique adulte publié par la Conférence épiscopale d’Allemagne (1985) qui enseigne : « L’enfer est toujours proposé comme une possibilité… ». Or c’est sur ce dernier texte que s’appuie Hans Urs von Balthasar pour fonder dogmati­quement sa foi[10]…

Le conflit se résout bien sûr en faveur du premier énoncé en raison de l’autorité incomparable du Magistère Romain en la matière, avec laquelle toute proposition de foi de quelque instance qu’elle vienne, fût-ce de la Conférence épiscopale d’Allemagne, doit se trouver en accord pour prétendre à la vérité de Foi[11].

Et, pour bien mettre en garde une lecture délétère qui ne verrait qu’images dans son discours, l’Église prend la peine dans cette note d’inviter à « saisir le sens profond » des « images employées dans l’Écriture », afin d’éviter le risque de les atténuer, « ce qui équivaut souvent à vider de leur substance les réalités qu’elles désignent »…[12]

Ainsi l’Église donne-t-elle non seulement l’exposé de sa foi mais encore fixe-t-elle la perspective d’interpré­tation dans laquelle il doit être reçu.

B) Rappelons quelques généralités.[modifier]

a) L’espérance.[modifier]

Le premier objet de l’espérance chrétienne est Dieu Lui-même. « Notre espérance, c’est le Christ[13]». Nous sommes faits pour Lui et tout autre bien ne doit être espéré qu’en dépendance de ce bien suprême[14]. De ces deux genres possibles d’objet pour l’espérance, le premier est absolu et ne saurait manquer, le second n’est pas absolu et peut manquer…

Il est intéressant de noter que, dans la pensée religieuse de l’humani­té, « la progression de l’idée d’espérance est liée à la prise de conscien­ce du péché et surtout de l’injustice apparente et immédiate : le bonheur des méchants et la détresse des justes[15]». La doctrine de l’immortalité mettra le point final à l’aspiration religieuse et en même temps aux angoisses relatives aux problè­mes du mal, du bonheur et de la sanction[16].

Cependant l’essentiel de la Révélation ne vise pas d’abord à exprimer et à satisfaire, comme le font les mythes des religions naturelles, quelque exigence morale ou religieuse de l’homme, mais à interpeller cet homme, hic et nunc, pour lui faire entendre l’offre inattendue et les exigences insoupçonnées de l’Amour divin.

Le développement dogmatique a de mieux en mieux montré que l’espérance d’une rétribution, d’une récompense, est l’acte d’une vertu authentiquement surnaturelle et théologale, et que, même chez un chrétien parfait, il y a toujours place légitime pour le désir du Ciel et la crainte de l’enfer[17].

b) le jugement.[modifier]

La doctrine du jugement final est centrale dans la prédication de Jésus[18]. C’est un des sens fonda­mentaux du verbeque de vouloir dire trier, séparer en vue de l’élimination des mauvais éléments[19].

À la mort, ramené à l’essentiel qui est, au fond, sa relation à Dieu, l’homme se voit enfin tel qu’il est aux yeux de son Créateur. Cette révélation est pour lui le Ciel, le purgatoire ou l’enfer, dont il reconnaît la juste convenance, puisque lui-même y a adapté son cœur[20].

Il ne s’agit pas d’établir la balance du mérite et du démérite de toute la vie. Car ce qui domine l’économie de la Rédemption, c’est la miséricorde et la volonté salvifique de Dieu. Ce que le Jugement divin consacre, c’est la suprême option de l’homme vis-à-vis de l’amour de Dieu.

c) L’enfer.[modifier]

La raison nous dit qu’il doit y avoir une sanction au mal librement accompli ; mais, laissée à ses seules lumières, elle ne peut affirmer que cette sanction est l’enfer éternel.

Nous ne savons l’existence de l’enfer éternel que par la Révélation. Ni les religions du paganisme, ni les mythologies, ni les philosophies ne l’ont connu. Le déisme le rejette. Dans la plupart des religions anciennes, la vie d’outre-tombe ne compor­tait pas de sanction pour les fautes de la vie terrestre. Quand intervient l’idée de sanction, elle ne donne pas toujours naissance à un enfer de châtiment. On pense parfois à une sentence d’anéantis­sement, ainsi dans l’ancienne Égypte, ou chez notre contemporain l’historien J. Delumeau, ou bien à une série de réincarnations purificatrices. Dans le christianisme même, toutes les tentatives de rationalisation du dogme ont abouti à le nier.

Impuissante à découvrir l’enfer, la raison ne peut pas le comprendre.

L’enfer est certain, mais la miséricorde est certaine aussi.[modifier]

Éternellement, Dieu est ensemble le Juste et le Miséricor­dieux, en sorte que nous pouvons être sûrs que l’enfer est un lieu de miséricorde autant que de justice (la chose étant vraie également pour le Ciel). C’est là une exigence de la nature même de Dieu, tel qu’Il S’est révélé à nous[21]. Ce n’est pas Lui qui rejette le pécheur, c’est le pécheur qui rejette Dieu. Dieu souffre ce rejet car Il ne veut pas d’une soumission qu’imposerait une contrainte et qui ne serait plus un amour ; mais Il n’en est pas la cause[22]. Le damné ne se repentira jamais. Éternellement, il restera fixé dans son refus[23]. En lui, l’aversion a Deo ne se montre pas seulement dans la malice d’actes particuliers ; elle est devenue son état.

Remarquons bien comment.[modifier]

L’existence du malheur et de la souffrance dans le monde est une preuve analogique de la capacité de Dieu à souffrir le péché et ses conséquences, sans chercher à les supprimer directement parce que contraires à Sa volonté de bonheur pour ses créatures.

S’Il ne devait pas accepter l’existence de l’enfer post-mortem, pourquoi accepte-t-il celui ante-mortem[24]?…

Depuis toujours, la théologie a compris certains phénomè­nes historiques comme des préfigurations et des formes anticipées de l’état final.

Il est à noter que nous ne trouvons pas dans les livres liturgi­ques de l’Église de formules de prière pour les damnés, ce qui rejette toute idée d’une mitigation progressive indéfinie allant jusqu’à la libération du damné qu’auraient pu valoir les prières de l’Église. D’ailleurs, dans le cas contraire, on ne voit pas quelle serait la différence entre l’Enfer et le Purgatoire[25]…

Dieu aurait pu, laissant les hommes théoriquement libres, les combler de grâces si pressantes qu’ils se seraient trouvés tous dans l’impossibilité pratique de ne pas Le servir. Ce n’est pas ce que Dieu a fait. Parmi tous les mondes possibles, Dieu a donné la préférence à celui dans lequel l’homme aurait la possibilité effective d’accepter Son amour ou de Le repousser. L’enfer est l’inévitable risque que fait naître l’inestimable bien qu’est la liberté : car le pouvoir de se dérober est évidemment corrélatif à celui de se donner.

Chapitre II - PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE ESPÉRER POUR TOUS[modifier]

A) Position du problème[modifier]

Hans Urs von Balthasar pose le vieux problème du rapport de la grâce et de la liberté : « La question est de savoir si, dans son plan de salut, Dieu dépend en dernière instance du choix de l’homme, s’il veut en dépendre, ou si sa liberté absolue, qui veut le salut et rien d’au­tre, ne reste pas hors de la portée pour la liberté humaine, qui est liberté de créature et donc relative[26] ». Telle est la problématique de l’ouvrage.

De la gnose du Jugement dernier donnant la répartition des hommes en justes et en injustes, l’auteur induit une division dans la puissance divine opérante : les sauvés le seraient par miséricor­de, les réprouvés par justice. Cette division permet alors à l’auteur de crier au scandale en affirmant que « poser une telle finitude des attributs divins est impensable[27]». Il faudra attendre le dernier chapitre du livre pour que l’évidente solution de cette « importante question théologique » soit formulée[28]. Cette solution sera trouvée dans l’unité de la bonté de Dieu[29]. Mais avant d’en arriver à la seule élémentaire et évidente réponse, la pointe de la réflexion fera apparaî­tre une hiérar­chie entre ces valeurs de justice et de miséricorde. Car « entre le démérite de la créature et la bonté de Dieu, il n’y a pas égalité, de sorte que la justice à l’égard de la première nommée est subordonnée à la miséricorde divine ; et même la justice doit être une modalité de cette miséricorde[30] ». Il en est bien ainsi en effet qu’un « être ne peut réclamer son dû que s’il y a une réalité préalable (…) ainsi, en toute œuvre de Dieu, la première racine est la miséri­corde[31]». Mais, affirmer une telle hiérarchie de ces valeurs de justice et de miséricorde, n’est-ce pas contradictoire avec l’énoncé péremptoire qui clôt le livre : « Seule l’espérance est à la hauteur de la réalité de Dieu, qui réconcilie tous les contraires : sa miséricorde est sa justice, et sa justice est sa miséri­corde[32]» ?

Ce qui ne manque pas encore d’étonner dans cette dernière phrase, c’est l’attribution à l’espérance de la capacité à résoudre un problème relatif à l’Être même de Dieu, alors que le travail ne peut être en fait accompli que par la foi. En effet, c’est la foi qui est « la garantie des biens que l’on espère, et la preuve des réalités que l’on ne voit pas[33]», non l’espérance qui, elle, désire, espère, les réalités que connaît la foi. « L’espérance tend à sa fin avec certitude, comme participant de la certitude de la foi, laquelle se trouve dans la faculté de connaissance[34]». Tout au long de l’ouvrage, le rapport de la foi et de l’espérance demeureratoujours troublé : l’auteur opposant certitude et espéran­ce[35], alors que le rapport de la foi et de l’espérance est celui qui révèle analogiquement celui de l’intelligence et de la volonté. L’intelli­gence montre à la volonté le bien qu’elle a reconnu comme désirable, de sorte que cette dernière puisse désirer selon toute sa puissance ce bien que dès lors connaît l’âme.

Bref, ayant donc reconnu que la miséricorde ne saurait avoir quelque limite, Urs von Balthasar pose « la question litigieuse de savoir si, étant sous le jugement, le chrétien peut espérer pour tous les hommes[36]».

Le contexte qui motive et explique le pourquoi de cette question ressortit de la crainte et des tremblements : « Parce que nous sommes ainsi, craintifs et tremblants, sous le jugement, la question se pose de savoir quelle figure et quelle étendue est en droit ou n’est pas en droit de prendre l’espérance chrétienne[37]».

Cherchant la réponse, l’auteur remarque que l’Écriture offre deux séries d’affirmations. L’une d’elles énonce la possibilité de l’enfer et évoque sa réalité (nous la citerons ainsi : série A), l’autre rend compte de l’universalité du salut chrétien (nous la citerons : série B). Pour Urs von Balthasar, leur dialectique ne peut se résoudre en une synthèse unifiée[38]. Il craint que « si nous faisons (de la série A) des faits objectifs, (la seconde) perde tout sens et toute force[39]».

Un argument très important dans la pensée de l’auteur pour refuser pareille synthèse vient de ce que étant « sous le juge­ment[40]», nous ne pouvons savoir à l’avance ce qu’il sera…

Affirmer l’existence de l’enfer serait alors illégitime : le Jugement n’ayant pas encore eu lieu[41]… Être sous le Jugement est donc pour l’auteur non seulement le contexte d’où jaillit sa problématique, mais encore celui, nécessairement, de son traitement. Puisque le Jugement n’a pas encore eu lieu, nous sommes libres de tout savoir concernant son verdict, nous ne sommes donc pas fondés à admettre l’existence de l’enfer, l’espérance pour tous est donc possible[42].

Deux textes[43]sont alors donnés comme mise en garde contre la distinction entre la rédemption objective opérée par le Christ et la réception effective de celle-ci par les individus[44](nous examinerons bientôt cette exégèse). Par suite est stigmati­sée la distinction qui dit « relative » la volonté de Dieu d’un salut universel, et absolue cette même volonté lorsqu’elle permet à l’homme de contrecarrer la volonté de salut[45]. Cette distinction est reconnue avoir conduit à l’idée d’une double prédestination[46].

Pour Balthasar, cette connaissance anticipative du Jugement est synonyme de présomption, c’est-à-dire de désespoir puisqu’elle sait « par avance qu’à la fin, il y aura le désespoir[47] ». Comme telle elle serait donc « la grande ombre jetée sur l’histoire de l’Église et de la théolo­gie à partir d’une certaine époque[48]»…

Ce qui est tout de même étonnant, c’est cette unilatéralité de la pensée de l’auteur qui apparaît ici : ou bien il s’agit d’espérer pour tous, ou bien il s’agit de considérer la connaissance anticipa­tive du Jugement tout entière comme négative, assimilée au désespoir, faisant totalement fi que si le Jugement peut condam­ner certains, il peut en acquitter d’autres… Mais où est donc l’attention portée au salut des bienheureux échappés « à la grande épreuve[49]» et la joie de leur salut ? Nulle part. La chute des réprouvés suffit à entraîner dans son élan de tristesse toute joie qui naîtrait dans le cœur d’Urs von Balthasar du salut du petit nombre. Il importe de noter cette tendance à radicaliser, que nous avons déjà trouvée lorsqu’il s’agissait de nous considérer uniquement sous le jugement, et que nous retrouverons tout au long de son exégèse. Ainsi, il est toujours nécessairement question pour lui du rejet automatique de l’espérance du salut des autres si le salut est espéré pour soi[50], comme s’il était impossible d’espérer « comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ[51]» !

Cette exégèse enseigne qu’il « ne faut pas lire (la scène du Jugement Dernier) comme un reportage anticipé de ce qui sera un jour, mais comme le dévoilement de la situation véritable où l’homme interpellé se trouve actuellement[52]». Mais ce qui n’est pas pensé, c’est la raison qui rendrait non contradictoire l’interpré­tation articulant ces deux sens…

L’herméneutique de Urs von Balthasar se penche sur une liste de textes bibliques[53], puis sur des documents doctrinaux de l’Église et de sa liturgie, qui conduisent à « confronter le croyant aux deux voies, aux deux issues possibles de sa destinée[54]». La réflexion aboutira à conclure que « personne d’autre que l’homme n’est responsa­ble de l’existence de l’enfer[55]». Ce qui n’est pas tout à fait exact, puisque Satan y est tout de même pour quelque chose[56]. La « question centrale » apparaîtra être celle de l’éternité de l’enfer[57]. Des témoignages pris au « cœur de la vie de l’Église » seront censés confirmer l’auteur de se démarquer alors « loin de l’excès de savoir d’Augustin ».

B) Base axiomatique de l’Espérance pour tous[modifier]

Trois raisons majeures vont être évoquées par Urs von Balthasar pour asseoir son espérance sur des bases telles « qu’un prétendu “savoir certain” ne saurait sans plus (la) remettre en cause et encore moins (l’)effacer[58]».

=1) L’existence de l’enfer et de ses occupants demeurant hors sujet de pensée[modifier]

« Augustin et tous ceux qui se réclament de son autorité » sont hors jeu, du fait même qu’ils ont l’outrecuidance de dire savoir ce qui n’est pas encore ! D’ailleurs, n’est-il pas vrai que l’Écriture n’a « aucune certitude que tous ne seront pas sauvés[59] » ? « Cela suffit bien pour espérer que le salut de tous ne soit pas en contradiction avec la Parole de Dieu[60]». En sorte que le paradoxe pour l’auteur est qu’il y a « des saints qui ont cru que certaines âmes étaient damnées[61]». Mystère !

2) À cette raison anthropologique s’ajoute une raison théologique[modifier]

« puisque Dieu exprime sa volonté[62]que tous les hommes soient sauvés et qu’Il demande à l’Église de prier pour tous les hommes[63]», comment pourrait-il y avoir des damnés ? « En effet, qui résiste à sa volonté[64]? ». Et ce ne sont pas les arguments de la série A[65]qui résisteront puisque l’auteur a fourbi son imparable herméneutique, aiguisée tout exprès pour l’occasion : « Mais pourquoi les paroles de Dieu ne seraient-elles pas de pures et simples mena­ces[66]? ». La preuve ? Les Ninivites ! Disons tout de suite que si les affirmations de la série A n’étaient que de simples menaces, le dogme de l’enfer serait la seule réalité révélée par l’Écriture, le seul dogme, à être l’outil d’un langage nominaliste ! Outre l’inexplicable hapax que cela constituerait, cette phénoménale exception serait totalement contraire à « l’interprétation des dogmes (qui) ne va pas d’un mot, d’une formule particulière à d’autres termes, (mais qui) va plutôt du mot, des images et des concepts à la vérité de la chose qu’ils contiennent[67]» ! C’est pourquoi, parler de l’enfer, étant donné que ce n’est pas Dieu qui a créé l’enfer mais l’homme par son refus de Dieu, c’est nécessairement évoquer un tel refus ex-is-ten-tiel. Si donc l’enfer existe, c’est un dogme de notre foi[68], il y a donc nécessairement au moins un damné… celui par lequel il existe. Sinon personne ne parlerait de l’enfer, car il n’existerait pas ! Et surtout pas Dieu. En effet, comment penser que Dieu puisse imaginer une telle abomination ?

N’est-Il pas sans idée du mal ?

Certains voudraient croire que l’enfer n’est peuplé que par les démons, mais les pleurs et les grincements de dents que Jésus entend en enfer ne peuvent être le fait du diable, qui ne pleure ni n’a de dents. Cette parole révèle (à l’indicatif) la présence humaine en enfer[69].

=3) Une troisième raison d’ordre théologal milite en faveur de l’espérance pour tous.[modifier]

Il s’agit de l’amour du prochain « ne pouvant bien sûr se fonder que sur l’invocation à l’Unique[70] », par lequel « chacun peut souhaiter et espérer pour l’autre ce qu’il espère pour lui-même[71]». De la nature expansive de l’amour découle l’universalité de l’espérance.

L’auteur se range lui-même parmi les « compatissants[72] » et son langage révèle sa pitié pour les damnés[73], tandis­­ que les tenants d’une justice éternelle lui paraissent n’avoir du « double jugement » de Mt 24 qu’une « interprétation tout simple­ment littérale[74]».

De cette triple argumentation ressort que l’enfer selon « le christia­nisme authentique[75]» (!) n’est rien d’autre qu’une « consé­quence justement possible[76]». Néanmoins, même si la part de l’aléatoire est justement reconnue[77], elle qui ne rend pas automatique le salut mais laisse à chacun le soin de se l’appro­prier, « la possibilité du Non conscient de la créature face à Dieu ne doit pas être comprise comme une possibilité de la liberté ayant une puissance existantiale et ontologique équivalente à celle du Oui de Dieu, car le Non n’est jamais compré­hensible qu’à partir du Oui[78]».

C) Conséquence obvie[modifier]

Si la doctrine de l’apocatastase est formellement rejetée[79], la quête de sa légitimité ne peut manquer de faire sentir partout sa présence, même si « ce qu’on pourrait dire sur le sujet ne saurait être pro­clamé devant tous ni entendu partout (… car) la plupart ont simplement besoin de savoir que les pécheurs seront châtiés. Il est inutile pour eux d’aller au-delà[80]». Tout un chapitre sera consacré à l’­[81]. Deux raisons majeures travaille­raient à cette légitimité.

a) La première a trait à l’amour de Dieu en Christ[modifier]

qui « l’emporte sur tout ce qui lui résiste[82]». « Est-il possible que la dernière des brebis perdues de son troupeau manque à Dieu ? Cette brebis n’est-elle pas la créature pour qui il a répandu son sang et souffert l’abandon par le Père[83]? » Ainsi « l’espoir d’un tel retour à Dieu n’est pas vain[84]». Car « l’interprétation historique linéaire ne peut être rigoureusement séparée de l’interprétation cyclique[85]».

b) La deuxième raison s’adosserait à la phrase de Saint Paul qui va « jusqu’à souhaiter être séparé du Christ au profit de ceux qui lui tiennent tant à cœur[86]».[modifier]

De sorte qu’ « aujourd’hui encore, il est permis de nourrir cette espérance, à condition de présupposer que la solidarité avec tous les hommes exprimée par cette espérance soit objet d’effort, de lutte, de passion[87]».

Ainsi, la question ne peut pas ne pas se poser : comment espérer le salut de tous et admettre en même temps la condamna­tion par l’Église de l’espérance en « la restauration des démons et des impies[88]» ?

Chapitre III - EXAMEN CRITIQUE[modifier]

Dans le cadre volontairement limité de ce travail, nous n’allons pas rapporter chaque affirmation du texte de Urs von Balthasar. Nous présente­rons une critique des plus caractéristi­ques. Nous ne cherchons pas à justifier la foi en l’existence de l’enfer, puisque, comme nous l’avons rappelé[89], elle est donnée par la Révélation. Simplement, nous voulons apporter une critique de l’exégèse de Hans Urs von Balthasar dans sa tentative d’ignorer ce dogme sous prétexte que sans cela son « espérance serait réduite à néant[90]». Car, selon nous, s’il y a des paroles dites par Dieu qui semblent se contredire, il vaut mieux les laisser subsister l’une à côté de l’autre, comme expres­sion de la richesse de la réalité qui dépasse l’homme, plutôt que de les soumettre à une herméneutique d’orienta­tion anthropocentrique qui « réduit la connaissance du réel à la connaissance de sa signification pour la subjectivité humaine ; la question de la vérité du réel étant alors réduite à celle de son sens pour l’hom­me[91]». C’est d’ailleurs ainsi que se conduit l’Église lorsque simultanément, elle « affirme l’existence de l’enfer et son éternité[92]», et cependant « prie pour que personne ne se perde[93]».

L’intelligence de foi qui lève cette apparente contradiction est très justement exprimée par Saint Augustin : « Certes, l’Église prie actuel­lement pour les hommes qui la haïssent, car il est encore temps pour une pénitence portant ses fruits. Mais si elle savait en toute certitude que certains, qui vivent encore, sont prédestinés à aller au feu éternel avec le Diable, elle prierait pour eux aussi peu que pour lui. Mais cette certitude, elle ne l’a pour personne ; elle prie donc pour tous ses ennemis encore vivants, même si elle n’est pas exaucée pour tous[94]». Notons que c’est bien là ce que demande Saint Jean : « Quelqu’un voit-il son frère commettre un péché ne conduisant pas à la mort, qu’il prie et Dieu donnera la vie à ce frère. Il ne s’agit pas de ceux qui commet­tent le péché conduisant à la mort ; car il y a un péché qui conduit à la mort, pour ce péché-là, je ne dis pas qu’il faut prier[95]».

A) Critique de l’axiomatique[modifier]

a) Le fondement de l’exégèse de l’auteur repose sur la conviction appuyée[96]que nous sommes sous le Jugement et que dès lors il ne nous est pas possible de savoir ce qui n’est pas encore. À cela nous objectons :

1) si cela est vrai pour nous, cela ne l’était pas pour Jésus,[modifier]

de sorte qu’Il a pu prédire l’avenir et révéler ce qui n’était pas encore[97]. Nulle part l’auteur ne prend en considération la capacité de la Parole divine à être Verbum prognosticum, « affirmations eschatologico-anticipatives[98] ».

2) Cela n’est pas vrai non plus pour l’Esprit-Saint[modifier]

que le Seigneur a donné à Son Église pour qu’Il l’enseigne de tout[99].

3) Dieu peut également nous instruire de tout ce que bon Lui semble par l’intermédiaire de révélations privées accor­dées aux Saints,[modifier]

ainsi le fit-Il par Sainte Catherine de Sienne, Docteur de l’Église[100], Sœur Josepha Menendez[101], et tant d’autres.

4) Ce n’est pas davantage vrai pour nos frères trépassés[modifier]

pour qui le Jugement a déjà eu lieu en particulier et qui, jouissant sans entrave de la Vérité en Paradis, ont toute liberté en Dieu, en vertu de la Communion des Saints, de nous révéler ce que sera l’issue du Jugement ; ainsi la Vierge Marie dans ses nombreuses apparitions, et notamment à Fatima.

À cette argumentation fait corps la foi vécue de l’Église telle qu’elle s’exprime non seulement dans ses formulations dogmatiques, son art, mais encore son culte. En effet, s’il était vrai qu’un mur infranchissable se dressât entre cette vie et l’au-delà de sorte « qu’étant sous le Jugement » nous ne puissions rien dire de ce qu’il en sera après celui-ci[102], alors, nous posons la question : comment est-il possible à l’Église, lorsqu’elle canonise un de ses enfants, d’affirmer connaître l’après-Jugement pour cet élu ?

Ainsi donc la praxis de l’Église révèle qu’elle connaît l’après-Jugement dans une certaine mesure.[modifier]

Il est vrai que l’Église ne se préoccupe pas de savoir dans quelle mesure la possibilité de la damnation devient réalité, car cela pourrait la conduire à arracher le blé avec l’ivraie. Une telle connaissance a par ailleurs un objet tellement épouvantable qu’elle préfère ne pas y attirer l’esprit de ceux qu’elle doit conduire à réaliser la possibilité contraire. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la chose lui est impossible ! Car si elle est capable de reconnaître comme définitivement accomplie l’œuvre de sainteté en tel ou tel de ses enfants lorsqu’elle le canonise, elle est par là-même tout autant capable de ne pas la reconnaître dans tel autre. Et, de fait, si l’Église célèbre la fête de chaque apôtre, elle ne fête pas celle de Judas… En vérité, l’Église a reçu le pouvoir non seulement de délier mais aussi de lier.

En sens contraire, s’il était vrai qu’étant sous le Jugement nous ne puissions rien savoir de ce qu’il sera, alors, nous ne pourrions pas même croire qu’il y aura des sauvés ! L’espérance reposerait non sur la foi en l’existence du Ciel, mais sur sa seule hypothèse ! Autrement dit, la foi ne serait plus la foi, elle qui est « la garantie des bien qu’on espère et la preuve des réalités qu’on ne voit pas[103]», et l’espérance ne serait plus cette assu­rance « sûre autant que solide et pénétrant par-delà le voile[104]».

Tenir la foi sous l’impératif du pas encore et lui dénier l’assurance du déjà, c’est briser le mouvement dialectique qui unit ces deux pôles et la constitue telle. Si la foi n’était pas ce mouvement, elle n’existerait pas et il n’y aurait pas non plus d’eschatologie. Elle est passage, tension, dialectique qui « franchit la muraille[105]». C’est pourquoi d’ailleurs elle ne vient même pas en jugement[106]. Ou, si elle y vient[107], c’est pour y recevoir « la couronne de justice » dont elle ne doute pas[108]et même la faveur d’être conduite « à cheval, sur la grand-place, par Aman qui crie : “Voyez comment l’on traite quiconque le roi veut honorer[109]” ».

Il est donc faux d’affirmer comme le fait Urs von Balthasar que nous sommes uniquement sous le Jugement, de sorte que nous ne puis­sions rien savoir de ce qui le suivra. Mais si l’axiomatique s’effondre, tout ce qui est bâti dessus s’effondre aussi[110]!

b) Cette obstination à ne rien savoir de l’après-Jugement[modifier]

se retrouve chez l’auteur lorsqu’il dénie à Saint Augustin et à « tous ceux qui se réclament de son autorité[111]» la prétention à savoir, et à « consciemment ou inconsciemment s’exclure de la massa damnata », et, « la main sur le cœur », ne se point faire de souci pour leur « salut personnel[112]». Mais, si cette assurance[113]et cette « joyeuse fierté de l’espérance[114]» sont refusées à Augustin et à ses amis, comment les tolérer alors chez Saint Paul[115], Saint Pierre[116], Saint Jean[117]et tous les apôtres[118]?

c) Comment Urs von Balthasar peut-t-il penser sans croire ?[modifier]

N’est-il pas vrai que lorsque « je dirige mon regard vers les choses, cette réalité qui est sous mes yeux est éclairée par une lumière que je ne regarde pas, mais qui se trouve derrière mon dos, et qui n’éclaire les choses que si je “crois” ? Un exemple : je saisis par l’intuition d’expérience que les choses sont connaissa­bles, pénétrables, accessibles à la faculté humaine de connaissan­ce ; mais cet état de choses, à savoir que celui qui connaît peut “entrer” dans les choses (possibilité qui, à coup sûr, ne peut être donnée que dans les choses elles-mêmes) cet état de choses n’est vraiment appréhendable dans son noyau que lorsqu’il se trouve dans le faisceau lumineux de la Parole révélée, du Logos, en qui toutes choses ont leur origine. Car cette Parole dit ceci : la révélabilité intérieure, l’accessibilité, la clarté des choses leur a été infusée par la connaissance créatrice du Logos divin, en même temps que leur être, et même comme leur être même ; elle dit encore : c’est cette clarté, originaire du Logos, par laquelle les choses deviennent perceptibles à la connaissance humaine, et encore : c’est en ce sens, selon la formule si grandiose et si simple de saint Thomas d’Aquin, que “la réalité des choses est leur lumière même”. Donc, tandis que je considère cette forme architectonique des choses, leur cognoscibilité, leur vérité, leur clarté, nul doute que je ne regarde les choses elles-mêmes, en face ; mon regard est dirigé vers la réalité qui se trouve devant mes yeux ; mais : il est également hors de doute que je ne verrais pas cette structure la plus intime des choses qui sont, si elles n’étaient pas dans la lumière du Logos qui, derrière mon dos, les éclaire, comme par-dessus mon épaule, dans la lumière du logos par qui, au commence­ment, tout a été fait. Il s’agit donc parfaite­ment d’un intelligere, d’une perception, réalisée dans la rencontre avec les choses mais c’est un intelligere sur la base d’un credere[119]».

B) Critique de l’exégèse biblique[modifier]

a) « …À la question des disciples : “Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens à être sauvés ?” (Lc 13 23), =[modifier]

Jésus répond en exhortant à entrer par la porte étroite»[120], point final. Comment qualifier une telle lecture de l’Écriture Sainte faite par Urs von Balthasar qui, allègrement et sans scrupule, supprime la deuxième partie du verset original : « Beaucoup chercheront à entrer et ne le pourront pas » ? Comment supporter que la Parole de Jésus soit ainsi volontairement censurée, falsifiée[121]? Certes, pour quiconque refuse le dogme de l’enfer, cette parole est dure à entendre, elle qui n’établit pas seulement un rapport de l’eschatologie à la praxis (« Luttez pour entrer par la porte étroite »), mais encore – et sans ambages ! – à la gnose demandée par les disciples...

====b) Relevons un autre exemple de la lecture si particulière que fait l’auteur de l’Écriture.==== Il affirme[122]que « selon 1 Co 3 12, tous devront passer, lors de la fin, par le feu, et selon qu’ils auront bâti ou non sur le Christ, leur œuvre sera conservée ou brûlée tandis qu’eux-mêmes “seront sauvés, mais comme à travers le feu” ». Le sens de cette phrase est clair ; l’auteur fait dire à l’Écriture que finalement tous – que leurs œuvres soient brûlées ou non – seront sauvés. Or, le texte biblique parle de « ceux qui auront bâti sur ce fondement » unique qu’est le Christ Jésus[123]. Il ne parle pas de ceux qui auront bâti ailleurs, contraire­ment à ce que lui fait dire Urs von Balthasar (« bâti ou non sur le Christ »), réduisant par là à rien la spécificité chrétien­ne…

Deux exemples de cette exégèse suffiraient ! Mais les prochains nous permettront d’expliciter notre propre pensée.

c) Nous lisons : « Le mot “tous” qui revient sans cesse ne saurait se restreindre à une "simple rédemption objective", laissant à chaque individu la possibilité de l’accepter ou non[124] ».[modifier]

Pour dire cela, l’auteur s’autorise l’appui de deux textes : Rm5 12-21 et Jn 12 32[125]. Du premier qui annonce que « là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé », Urs von Balthasar déduit que « l’équilibre conservé jusque là est rompu définitive­ment par un “d’autant plus” qui nous mène au-delà de tout[126]». Mais, emporté par son élan, l’auteur oublie de remarquer que Saint Paul parle bien d’une rédemption objective et non automati­que, puisque, dans le texte même, au verset 17b, le salut n’inter­vient concrètement que pour « ceux qui reçoivent avec profu­sion la grâce et le don de la justice ». Il ne s’agit donc pas de tous, mais de « ceux qui… » Saint Paul sait bien que tous n’ont « pas accueilli l’amour de la vérité qui leur aurait valu d’être sauvés[127]», « en sorte qu’ils sont inexcusables[128]».

d) Le deuxième texte auquel fait référence Balthasar pour affirmer une rédemption automatique est Jn 12 32 :[modifier]

« Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tout à moi ». De cette venue de tous à Jésus, chacun recevrait ipso facto le salut. Or, telle n’est pas l’interprétation indiquée par le contexte qui, lui, parle sans équivoque possible de « Jugement ». Le verset précédent (v. 31) annonce le jugement présent du monde et du Prince de ce monde. Autrement dit, Jésus annonce que Sa Croix étant le jugement de ce monde, il attirera toutes créatures à Lui pour rendre « à chacun selon ses œuvres[129]», à « chacun selon ce qu’il aura fait quand il était dans son corps, soit en bien soit en mal[130]».

Nous voyons donc qu’il n’y a pas de contradiction véritable entre les séries A et B si l’on accepte la « Rédemption objective », s’adressant à la liberté, en vertu de la nature même de l’amour[131].

C) Critique de l’interprétation des témoignages[modifier]

a) Hans Urs von Balthasar utilise des témoignages de poids.[modifier]

À commencer par celui de Mechtilde de Hackeborn[132]. Or, les paroles de Jésus entendues par Sainte Mechtilde de Hackeborn concernant la rétribution qu’Il donnera et qui « ira au-delà, et même infiniment au-delà de ce qu’ils pouvaient croire et espérer mériter » s’appliquent à : « tous ceux qui croient qu’après cette vie je les exaucerai ». Encore une fois, il ne s’agit pas de tous indistinctement. Et si pour le Seigneur « il est impossible qu’un homme n’obtienne pas ce qu’il a cru et espéré », encore faut-il que cet homme croie et espère. Ce témoignage de Mechtilde, contrai­rement à ce qu’il prétend, n’apporte donc pas d’eau au moulin de notre auteur…

b) Et l’auteur de continuer à citer les paroles de Jésus à propos de Judas rapportées par Sainte Mechtilde :[modifier]

« Lors de ce baiser, mon cœur a été pris d’un sentiment d’amour tel qu’en vertu de ce baiser, eût-il simplement manifesté du repentir, je faisais de son âme mon épou­se[133]». On voit ici encore à l’envi qu’il ne suffit pas que Dieu offre sans cesse à tous Sa miséricorde et Son amour pour qu’une âme devienne bienheureuse. Car il faut – condition sine qua non – que celle-ci manifeste d’abord « du repentir »…

c) Hans Urs von Balthasar continue à chercher chez les autorités spirituelles des témoignages en faveur de son espérance.[modifier]

Il cite un propos mis par une autre Mechtilde, celle de Magde­bourg, dans la bouche du Père et selon lequel Dieu garde le pécheur « en un lieu secret qu’aucune raison humaine » ne peut Le suivre jusque-là[134]. Notons d’abord qu’il s’agit du pécheur et non du damné. C’est-à-dire de celui qui dispose encore de sa faculté de repentir, faculté dont nous venons de voir l’importance à propos du baiser de Judas. Quel est donc ce lieu si secret, sinon le Cœur de Dieu ? Qu’est-ce à dire par ces mots sinon que Dieu nous aime tous et chacun, quelque pécheur que nous soyons ? Mais, souve­nons-nous que si Dieu nous garde ici-bas en son Cœur, nous L’avons cependant cloué sur la Croix et que nous Lui avons crevé le Cœur… afin de pouvoir précisément nous en échapper ! Dieu, tel le Père du fils prodigue, ne saurait nous garder contre notre gré !

d) La bienheureuse Angèle de Foligno,[modifier]

quant à elle, distingue explicitement (au nez et à la barbe de l’auteur aurait-on envie de dire), l’« homme bon et saint » et « le réprouvé[135] ». Et dans le sort de l’un comme de l’autre, elle adore l’Unique Bonté de Dieu. Elle comprend et magnifie l’unité de ce glaive « à deux tranchants[136] » qu’est la parole de Dieu. Elle sait mainte­nir, elle, la distinction sans sépara­tion, comme l’unité sans confusion de ses opérations[137].

e) Le témoignage rapporté par Lady Julian de Norwich montre bien que Jésus serait mort sur la croix ne fût-ce que pour le salut d’un seul,[modifier]

puisque « Dieu est dans l’homme et donc l’homme inclut toute chose[138]». Ainsi, si Son intention vise la totalité des individus, elle est cependant parfaitement accomplie, dans l’absolu, par le salut d’un seul…

Par ailleurs, lorsque Jésus dit : « Je réparerai toute défail­lance[139]», il faut reconnaître qu’une défaillance ne peut être dite telle que située dans une démarche positive (d’acceptation de la grâce). Elle ne saurait viser le refus délibéré de celle-ci (ce qui n’est pardonné « ni en ce monde ni en l’autre »).

f) Sainte Thérèse de Lisieux établit son acte d’offrande à l’amour miséricordieux[modifier]

qu’elle qualifie d’« espérance aveugle », sur cette parole de Saint Jean de la Croix : « On reçoit de Dieu autant qu’on espère ». Mais cette phrase ne doit pas être comprise selon le sens commun de l’espérance où l’on pourrait espérer n’importe quoi. Car c’est seulement lorsque l’âme « détourne les yeux de toute créature et ne s’attache qu’à Dieu seul (…) qu’on peut dire en toute vérité qu’elle obtient de Lui autant qu’elle espère[140]».

Le but de l’espérance chrétienne est bien Dieu seul. Cet amour et cette espérance de Dieu ne nous privent pas de l’amour que nous devons à toute créature, mais alors nous le lui donnons selon Dieu. C’est pourquoi l’on peut si fortement désirer le salut de tous, ainsi que Saint Paul qui aurait souhaité être séparé du Christ pour le salut de ses frères de race, si cela avait pu leur être utile. Mais cela ne l’était pas, parce Dieu ne veut pas plus la damnation de Paul que celle de quiconque.

En fait, « il peut arriver qu’il y ait un obstacle de la part de celui dont un saint désire la justification[141]». Comment expliquer qu’il puisse en être ainsi ? Nous proposons l’explication suivante : par la foi je crois en Dieu, croyant en Dieu j’espère de Lui, croyant en Dieu et espérant de Lui, je m’unis à Lui par l’amour. Uni à Lui je possède l’objet de mon désir et en même temps je me reçois moi-même possesseur de Dieu « la bienheureuse espérance[142]». Ainsi, l’espérance véritable, indissociable de la foi et de l’amour, ne donne pas seulement l’objet espéré, Dieu, mais encore recrée celui qui espère, en le rendant à lui-même, nouveau[143]. Une telle démarche impliquant le don de soi, il est impossible d’imaginer qu’un tel bien puisse être donné à quiconque ne s’engage pas existentiellement dans ce cheminement générateur d’un nouveau lui-même[144]. Car il n’est personne qui puisse désirer pour un autre sa propre mort (même si c’était dans l’espérance qu’il renaisse, car alors il sera autre…)… Et cependant, « cette mort est la seule voie par laquelle la miséri­corde de Dieu puisse restaurer la justice violée par la liberté finie[145]». Tel est le seuil où ne peut que s’arrêter la liberté d’autrui, fût-elle divine – parce que nécessairement autre – et où commence le mystère de chacun avec le respect infini qui lui est dû.

g) Terminons la série de ces témoignages que nous examinons,[modifier]

en évoquant la foi de Urs von Balthasar, reprise à Louis Lochet, selon laquelle « l’enfer est sans doute une partie de l’univers assumée par le Christ[146]». Il est parfaitement contradic­toire de parler ainsi, pour la raison suivante :

Jésus S’est fait en tout semblable à l’homme, à l’exception du péché[147], de sorte que n’ayant jamais cessé d’aimer Dieu, Il n’a point pu connaître l’enfer en damné. Il l’a seulement connu en Sauveur des justes du temps précédant Sa venue et qui attendaient leur libération – ainsi que l’enseigne l’Église catholique : « Jésus n’est pas descendu aux enfers pour y délivrer les damnés ni pour détruire l’enfer de la damnation, mais pour libérer les justes qui L’avaient précédé[148]».

L’enfer où se trouvaient ces âmes n’avait rien à voir avec celui où s’enferment celles qui ont refusé une fois pour toutes l’offre universelle et inconditionnelle du Salut… Ce sont deux réalités bien différentes, puisque l’une n’existe plus depuis que le Christ l’a vidée de ceux qui L’attendaient, tandis que l’autre a précisément commencé à exister le jour où le Christ a ouvert la bouche : « Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché[149]».


CONCLUSION[modifier]

Nous nous abstiendrons de commenter l’utilisation qu’un aussi grand penseur et cardinal de l’Église fait de ses sources… mais trois questions en tiendront lieu.

1) Dans quelle mesure l’auteur ne participe-t-il pas de cette mentalité par laquelle « nous nous croyons tellement bons que nous ne pouvons que mériter le ciel[150]» ?[modifier]

Ainsi il lui paraît impen­sable « que les élus puissent se réjouir d’être libérés du souvenir de leurs amis consumés en enfer », car « quel homme n’est pas mon ami[151]? ». Mais que vaut cette bonté au regard de celle des bienheureux dont « la volonté est si unie à la Mienne – dit Dieu le Père à Sainte Catherine de Sienne – que si un père, une mère voit son fils en enfer, si un fils voit en enfer son père ou sa mère, ils n’en éprouvent aucun souci, ils sont même contents de les voir punis, parce que ce sont mes ennemis. Rien ne peut les mettre en désaccord avec moi, et tous leurs désirs sont satisfaits[152]». Et Jésus dans l’Évangile ne contredit pas Son Père : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple[153]».

2) Dans quelle mesure cette mentalité « plus royaliste que le roi » n’est-elle pas comparable à celle des Cathares ?[modifier]

Ceux-ci « prêchaient qu’il n’existait pas d’enfer éternel ; que toutes les âmes étaient bonnes et égales entre elles et que toutes seraient sau­vées[154]». Ils se nom­maient eux-mêmes « les Bons Chrétiens, les Vrais Chrétiens, les Amis de Dieu, etc. », membres d’une « Église chrétienne au message parfaitement espérant et ouvert[155]». Leurs attitudes ne sont pas sans évoquer les « attitudes possibles » que Urs von Balthasar évoque au sujet de l’apocatastase lorsqu’il écrit par exemple que Maxime « a réservé cette doctrine à ceux qui sont devenus parfaits dans l’amour, tandis qu’il annonce au titre d’un avertissement ascétique la doctrine, devenue courante, de l’enfer[156]».

3) Plus profondément encore, on peut se demander dans quelle mesure est acceptée la Révélation d’un Dieu crucifié, d’un Dieu qui échoue, et conserve dans l’éternité la marque des clous qui L’ont transpercé, la marque de Son échec, Lui qui était venu pour sauver et non pour juger ?[modifier]

Pour ne pas clore ce travail sur « une querelle de théolo­giens[157]», nous voudrions proposer une nouvelle formulation de l’espérance chrétienne qui ait le mérite d’intégrer dans la totalité de leur particula­rité les différentes données apparemment contradictoires de la Révélation au sujet de l’avenir eschatologi­que, et qui mette par là un terme à la pénible polémique de chrétiens sur un même dogme de leur foi. Ainsi, nous proposons d’espérer pour que le plus grand nombre possible d’hommes soient sauvés.

Cette formulation présente les avantages suivants :

1) Elle n’exclut pas que la totalité des hommes puisse être sauvée. Elle permet de l’espérer. Le plus grand nombre peut être celui de la totalité. De ce fait, elle fait droit entièrement à l’exigence de la série B[158].
2) Elle est en harmonie cependant avec la foi en l’existence des damnés de la série A[159].
3) Cette expression de l’espérance est celle-là même qui est donnée par l’Écriture. Ainsi Saint Paul travaillait-il « afin d’en sauver à tout prix quelques-uns[160] ».
4) Cette formulation respecte :
  • l’unité entre l’avant et l’après-Jugement,
  • la nature même de la foi qui est tension dialectique entre le déjà et le pas encore,
  • et par là le dogme de la Communion des Saints.
5) Elle s’harmonise avec et harmonise entre elles les données de l’Écriture au sujet du Salut – moyennant la doctrine de la Rédemp­tion objective – et ainsi rend-elle honneur au travail théologique qui n’aurait pas de raison d’être s’il ne tendait pas à résoudre les incom­préhensions.
6) Notre formulation est une source de dynamisme unique et inépuisable pour travailler au salut des hommes. Et ceci, contrairement d’une part à l’espérance qui espérait « d’une manière trop individualis­te, comme seulement notre salut personnel[161]», et d’autre part, à l’espé­rance pour tous qui ne peut manquer de tenter la paresse humaine de se bercer « dans le sentiment de sécurité », croyant, par exemple, « pouvoir trouver le salut simplement grâce aux mérites d’autrui[162]». Avec l’espérance pour le salut du plus grand nombre, il n’y a de cesse tant qu’il y a du possible…

Cette nouvelle formulation est donc bien loin de manquer à la fonction parénétique propre aux discours eschatologiques de la Révé­la­tion, dont la formulation de Urs von Balthasar revendi­querait volon­tiers le privilège.

7) Notre formulation de l’espérance respecte encore la non-absoluité de son objet. Dieu étant le seul Absolu, rien en dehors de Lui seul ne peut être espéré absolument.

Le Salut est toujours une grâce.

POSTFACE[modifier]

Dans les nouvelles spiritualités, dans les anciens et traditionnels systèmes religieux comme le bouddhisme, ainsi que tout ce qui relève du panthéisme, on trouve cette constante conception selon laquelle l’être humain, étant une parcelle de la divinité, doit, après purifica­tion nécessaire, ré-intégrer l’unité divine primordiale. En fin de compte, le raisonnement est le suivant : pour atteindre au bonheur, à la réalisation de soi, pour devenir dieu, il faut l’être déjà.

Pour le christianisme et la tradition judéo-chrétienne, l’homme n’est pas un avatar de la divinité ou de l’Esprit comme l’avait imaginé Hegel, mais est, bien simplement et humblement, une créature de Dieu à Son image et à Sa ressemblance. La nature divine ne lui est offerte en participation que par un don ineffable de la Miséricorde dans le Christ Jésus, et Lui seul.

Le dogme de l’Enfer, qui brise cette croyance en un retour obligatoire de la parcelle de la divinité à l’Unité première – moyennant la purifi­ca­tion nécessaire – s’inscrit donc a contrario de tout le mouvement spontané de la religiosité humaine telle qu’elle apparaît dans tous ces systèmes philosophico-religieux – et aussi, hélas, chez nombre de chrétiens.

On voit donc à quel point le message chrétien s’inscrit en faux par rapport à la pente naturelle de l’esprit humain et comment le dogme de l’enfer le révèle pour sa part dans sa spécificité : si des âmes sont damnées, c’est-à-dire vouées au malheur parce que séparées à jamais de Dieu, qu’elles ont refusé, preuve est faite qu’elles ne sont et n’ont jamais été Dieu. Ne serait-ce pas là un message opportun à rappeler en notre temps où de plus en plus de gens se mettent en recherche de la Déité ? Et sans parler de ceux qui ne recherchent rien, et pensent qu’après la mort il n’y a rien du tout.

Voilà pourquoi ne nous est pas étranger le vœu que le Magistère de l’Église définisse dogmatiquement l’enfer comme un lieu non pas hypothétique ou vide de présence humaine, mais que la notion même d’enfer implique au moins un refus ex-is-ten-tiel du salut de Dieu.

Par là, non seulement la tradition constante de l’Église en la matière, depuis les énoncés de la Sainte Écriture, en passant par les enseigne­ments des saints et des Docteurs de l’Église, jusqu’aux révélations reconnues authentiques, se verrait confir­mée, mais encore, comment douter qu’une telle proclamation dogmatique mettrait un sacré coup de frein à la chute des âmes qui tombent en enfer « comme des flocons de neige en hiver » (dixit Marie à Fatima) ?

Le Royaume de Cieux est encore semblable à un filet qu’on jette en mer et qui ramène toutes sortes de choses. Quand il est plein, les pêcheurs le tirent sur le rivage, puis ils s’asseyent, recueillent dans des paniers ce qu’il y a de bon, et rejettent ce qui ne vaut rien. Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les anges se présente­ront et sépareront les méchants des justes pour les jeter dans la fournaise ardente: là seront les pleurs et les grincements de dents.
Mt13 47-50