Nous sommes aveuglés par la part obscure des Lumières
Entretien. L’historien des religions Jean-François Colosimo signe « Aveuglements » (1), un ouvrage dense, récompensé par le prix de l’essai des Écrivains du Sud, où il explore la « part obscure » des Lumières.
Jean-François Colosimo, en 2015.
Historien des religions
Pourquoi ce titre, "Aveuglements" ?
Jean-François Colosimo : Nous sommes aveuglés par la part obscure des Lumières. Le mythe du progrès n’en finit plus de mourir sous nos yeux. C’est un astre noir qui continue d’irradier mais, quand on l’observe au télescope, il nous bouche la vue.
Cette « part obscure » des Lumières, que promettait-elle ?
J.-F. C. : La divinisation de l’homme par lui-même. Pour les Lumières, la religion n’est qu’une superstition qui fait obstacle à l’émancipation de l’homme. Un vaste mouvement de sécularisation va alors opérer un transfert des attributs de Dieu vers l’État et le politique. Ce faisant, ces mêmes Lumières produisent à leur tour des religions séculières – avec leur clergé, leurs rites, leur doctrine et leurs sacrifices – dont les excès seront sans commune mesure avec les religions historiques.
C’est-à-dire ?
J.-F. C. : La Terreur instituée par Robespierre a engendré le culte de l’Être suprême, dont le rituel était la guillotine. Le nazisme est une religion néopaïenne qui place l’holocauste – c’est-à-dire l’élimination du peuple juif en tant que signe contraire à l’idolâtrie – au centre de son projet. Le communisme soviétique, tout en voulant éliminer l’Église orthodoxe, s’empare au passage de tous ses attributs : les pontifes Lénine et Staline, Trotski l’hérétique, la doctrine marxiste, les grands-messes de l’Armée rouge devant le Kremlin… Après la mort de Dieu proclamée au XIXe, c’est la mort de l’homme qui survient dans les charniers du XXe siècle. Tout en affirmant qu’il n’y a pas d’au-delà, on crée un au-delà sur Terre : l’enfer totalitaire.
Pourtant, il est question depuis quelques décennies d’un retour du religieux…
J.-F. C. : Voilà un autre point aveugle ! L’année 1979 apparaît en effet comme un tournant majeur dans l’histoire du monde : la révolution islamique en Iran, Reagan et les évangéliques prenant le pouvoir aux États-Unis, l’expansionnisme soviétique brisé en Afghanistan par des fous de Dieu… Vu de l’Europe sécularisée, 1979 signe une sorte de retour au Moyen Âge. En réalité, l’histoire récente ne fait que parachever la divinisation du politique et l’éradication de la transcendance.
Le politique n’aurait donc rien produit de neuf ?
J.-F. C. : En prétendant chasser le religieux de la sphère publique, on a fait de la sphère publique une religion. En réalité, on ne sait pas ce qu’est une religion. On en est resté à la superstitio des Latins : le culte impérial, cette religion civile homologuée par le pouvoir qu’on retrouve aujourd’hui aux États-Unis, avec Dieu sur les billets de banque et le président prêtant serment sur la Bible. Or cette religion-là ne sert qu’à mobiliser, à établir une séparation entre « nous » et « eux » : les hérétiques, les mécréants qu’il faut éliminer.
En quoi le christianisme diffère-t-il de cette « superstition » ?
J.-F. C. : En distinguant entre le spirituel et le temporel, le christianisme refuse la sacralisation du pouvoir. Le monarque n’est plus Dieu. D’où l’opposition entre le pape et l’empire dès le Moyen Âge. Mais les Lumières ont disqualifié le christianisme. Elles lui ont fabriqué une légende noire – les croisades, l’Inquisition, etc. – afin de lui substituer la religion absolue de l’humanité. Aujourd’hui, en plein réveil identitaire lié à la mondialisation, on ne veut pas voir que les djihadistes et les évangéliques va-t-en-guerre sont les enfants des nihilistes du siècle dernier et du Comité de salut public de 1793.
Vous êtes bien sévère avec les Lumières…
J.-F. C. : Chacun d’entre nous a évidemment une dette à l’égard des Lumières. Mais je sais combien l’exception française, qui peut être précieuse, comporte aussi d’œillères. Notamment cette bonne vieille habitude de taper sur le catholicisme. Si le catholicisme n’est pas toute la France, la France ne serait pas ce qu’elle est sans l’aspiration catholique à l’universalité. C’est ce que les Lumières ont cru comprendre avant de bifurquer : en se donnant la nouveauté pour religion, elles ont omis l’héritage.
Recueilli par Samuel Lieven