Olivier Auber
ANOPTICON
A la recherche des perspectives des réseaux
Quatrième de couverture
Depuis trois décennies, une sonde appelé GP voyage dans les profondeurs du monde de l'information. Elle se fraye un passage entre arts et sciences ; invisible derrière la façade des réseaux tels qu'on croit les connaître, elle les met à l'épreuve et accumule les expériences.
Dans les années 1990, elle a traversé un moment Galiléen de l'Histoire. Quand tout le monde découvrait le Web, une autre forme de réseau était expérimentée dans un relatif secret entre les centres de recherche les plus avancés. L'Internet aurait pu être radicalement différent. Le monde aussi. Il n'aurait pas fabriqué les empires que l'on connaît. Il aurait mis les humains en relation sans l'intermédiaire d'aucun centre. Les opérateurs télécom et les États l'ont refusé.
Comme Galilée en son temps, les chercheurs ont dû se renier. Certains ont marmonné — Et pourtant le réseau n’a pas de centre ! Aujourd'hui, la sonde GP refait surface. Selon Olivier Auber qui dépouille ses résultats, nous vivons sans le savoir dans un ANOPTICON au cœur duquel règne une inconnaissance radicale que nous refusons de voir.
Ce que tout le monde appelle «Le Numérique », auquel prétendument nul ne peut échapper, relève d’une perspective anoptique de type I (centralisée) vouée à se désintégrer face au mur du temps. Il laisse entrevoir une perspective anoptique de type II (distribuée) et une autre de type III (quantique) qui augurent d’une nouvelle relation entre l’homme et la technique, et d’un nouvel imaginaire. Qui sait si notre peur panique de l'effondrement ne va pas se retourner comme un gant ?
L'auteur[modifier]
Olivier Auber est un artiste, un ingénieur et un chercheur, connu pour
- l'invention d'un jeu en réseau appelé le Générateur poïétique (GP) — une sorte de modèle de l’innteraction sociale —,
- et pour le concept de perspectives anopttiques.
Il vit en Belgique où il est associé au centre de recherche interdisciplinaire Leo Apostel de la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Il est aussi un membre actif de la P2P foundation.
Avant-propos[modifier]
Ce livre est un récit de voyage ; celui qui m'a amené à prendre conscience de certains phénomènes – relevant de l’information, du langage et des réseaux – dans lesquels chacun est impliqué quotidiennement.
Notre imaginaire serait sensible à certaines «perspectives» propres aux réseaux dans lesquels nous interagissons. Comme ces perspectives sont invisibles — du moins non optiquees —, je les ai appelées « perspectives anoptiques ».
La première perspective s’est imposée à moi au milieu des années 1980. La seconde dix ans plus tard. Une troisième émerge depuis les années 2010. Au contact d’autres chercheurs, ce qui n’était d’abord qu’une intuition — selon laquelle des perspectives inaperçues agissent en sous-main sur nos relations en réseaux —, s’est transformée pendant les trente années qui ont vu l'irruption de l'Internet, du Web et aujourd'hui des réseaux quantiques. Elle est devenue une esquisse de théorie de notre monde informationnel.
Le monde décrit par cette théorie est appelé ANOPTICON.
Je tente ici de partager les indices qui m’ont fait suspecter l’existence de ces perspectives, les pistes que j’ai suivies et parfois défrichées, les rencontres souvent fortuites avec des idées et ceux qui les portent qui m’ont encouragé dans ma recherche, et aussi les difficultés qui ont jalonné mon exploration.
Parler de "mon exploration" laisse entendre que je relate ici une aventure personnelle. En réalité, il faut plutôt parler de l'exploration menée par un objet étrange, une expérience de pensée, un concept, une question, une idée dont j'ai cru un moment être l'auteur. Réflexion faite, je crois que cette idée, ce concept — disons cette chose —— est totalement indépendante de mon existence et de ma volonté. Elle voyage seule dans le monde informationnel, de manière autonome à la manière d'une sonde, et cela depuis très longtemps.
Pendant trois décennies finalement, je n'ai fait que suivre le cheminement de cette sonde dans les profondeurs de l'information comme d'autres suivent la progression des sondes Voyager dans l'espace intersidéral. J'y suis attentif, j'analyse les informations que je capte d'elle et je tente de me représenter le monde qu'elle a traversé et dans lequel elle navigue encore. Finalement, les perspectives anoptiques qu'elle me semble avoir mises en lumière au sein de monde informationnel m'ont conduit à appeler ce monde ANOPTICON..
La sonde en question existait bien avant moi. Beaucoup d'autres chercheurs de vérité l'ont déjà croisée sous de multiples formes. Je me suis simplement permis de lui en donner une nouvelle grâce à l'aide d'autres chercheurs. La sonde "GP" telle que j'ai fini par la nommer, a été développée en plusieurs versions : GP-I, GP-II, GP-III et GP-IV, en attendant peut-être un jour GP-V et les suivantes.
J'explique longuement le fonctionnement de la sonde GP et de l'expérience qu'elle porte car cela est indispensable pour interpréter les informations qu'elle collecte. J'explique aussi en quoi — fait surprenant pour une sonde —, elle est susceptible de modifier le monde qu'elle explore.
Evidemment la sonde GP a subi de nombreuses péripéties. Je dois avouer que je les ai parfois vécues comme des difficultés personnelles — preuve que la sonde m'a aussi embarquué dans son exploration —. Commençons par évoquer ces difficultés et je n’y reviendrai plus. Elles sont édifiantes car il me semble qu’elles sont cohérentes avec la nature profonde des perspectives anoptiques.
Les hominidés sont ainsi faits que lorsqu'ils détectent quelque chose d'inattendu dans la savane, c’est-à-dire quelque chose d'anormalement simple se différenciant du chaos de formes, de couleurs, de sons et d'odeurs qui les entoure, ils ne peuvent s'empêcher de le communiquer à leurs congénères. Jean-Louis Dessalles, un collègue chercheur en sciences cognitives que je cite abondamment dans ce livre, pense que ce comportement de signalement est la base de notre langage ; qu’il est aussi essentiel que de manger et de respirer.
Cependant, chez l'être humain moderne, montrer quelque-chose à autrui — a fortiori quelque chose d’extrêmement simple, mais d’intrinsèquement invisible comme les perspectives anoptiques que je tente de présenter ici —, est une opération compliquée qui expose à des déconvenues. Il ne suffit pas, comme les premiers hominidés, de pointer son index en direction de la chose, et d'accompagner ce mouvement d'un borborygme plus ou moins évocateur pour que nos congénères en tiennent compte.
"Toute la vie de l'homme parmi ses semblables n'est rien d'autre qu'un combat pour s'emparer de l'oreille d'autrui. » notait Milan Kundera." En d’autres termes, notre langage est ainsi fait que nous sommes tous en compétition, non pas comme on l'imagine souvent, pour obtenir de l'information, mais au contraire pour en fournir aux autres. Pire, on imagine qu'il suffit qu’une information soit pertinente pour qu'elle soit reçue. Il n'en est rien. La pertinence est essentielle, mais elle n’est ni nécessaire, ni suffisante. Certaines formes de hiérarchies sociales émergent de nos échanges, qui filtrent en retour les messages émis par les uns et les autres. Pour être entendu, la pertinence n'est parfois d'aucune aide. En revanche, il est souvent nécessaire, et parfois seulement suffisant, d'avoir une bonne position dans une hiérarchie ou une autre. Par exemple, chacun peut constater combien de personnes «haut placées» se répandent en banalités ou en propos inconséquents qui font néanmoins les gros titres ; comment ainsi les mots deviennent vides, et comment ceux qui ont les capacités de prononcer ces mots sans sourciller accèdent parfois au pinacle de la société.
Les perspectives présentées ici ont partie liée avec les raisons pour lesquelles un message est sélectionné plutôt qu’un autre, et pourquoi c’est souvent le plus délétère qui capte l’attention. Tel que la sonde GP semble l'avoir détecté, cela n’est que l’un des symptômes d’une pathologie générale de notre rapport à la technique, à l’information et au langage. L’ANOPTICON est en guerre avec lui-même, et cela ne date pas d'hier. Cette guerre semble trouver sa source au plus profond de notre langage, si ce n'est dans son origine même. Depuis l'irruption récente des réseaux et des technologies numériques, ses effets semblent se manifester dans des proportions jamais vues. Cependant, les pérégrinations de la sonde GP semblent confirmer l'adage selon lequel "ce qui ne tue pas renforce". Elle laisse penser que le trouble de l'ANOPTICON n’est peut-être pas mortel. Ce serait seulement l'état transitoire d’une douloureuse métamorphose.
Je dois préciser ici que je ne suis pas médecin, ni des hommes, ni de l'ANOPTICON. Je ne fais qu'interpréter les messages de la sonde GP qui semble avoir repéré des perspectives insoupçonnées ayant partie liée avec la pathologie générale. Si je me posais en tant que médecin, je rêverais de révéler les mécanismes de la maladie en vue d'entraîner une certaine prise de conscience et peut-être une convalescence. Il faudrait pour cela que le diagnostic de la sonde GP soit pertinent bien entendu, mais aussi et surtout qu'il soit reçu par les patients. En l’occurrence, les patients ne seraient rien de moins que toutes les organisations humaines en réseaux — culturelles, sociales, scientifiques, économiques, militairres, politiques, religieuses — qui semblent aujourd’hui incaapables de relever les défis auxquelles fait face l’humanité — quand elles ne creusent pas activement sa tombe. A ce niveau là, la médecine ne peut rien.
Selon la thèse suggérée par la sonde GP, les organisations humaines sont structurées par des perspectives anoptiques qui leur tendent une sorte de miroir invisible les plaçant devant leur propre image. Comme on peut s'y attendre, tout se passe comme si ces organisations refusaient d’observer leur reflet. Cependant, les perspectives de l’ANOPTICON, bien que non conscientisées et même refoulées, produisent certains effets d'apprentissage au fur et à mesure que les réseaux et leurs technologies associées montent en puissance. Cela laisse penser que l'ANOPTICON pourrait trouver lui-même la voie de sa guérison.
Chacun peut observer par exemple, qu’une sorte de panique morale enfle dans les organisations. Les majors de l’industrie numérique édictent soudainement des règles d’éthique qui entendent nous protéger de leurs propres activités (Intelligence Artificielle, Big Data, robots autonomes). Les États prétendent protéger leurs citoyens en luttant contre les « fausses nouvelles » et pour la « protection des données personnelles ». Les organisations sentent qu'elles sont en train de perdre leur légitimité. Celles qui ne campent pas aveuglément sur leurs positions découvrent qu’elles ont une responsabilité éthique. J'interprète cela comme un premier effet réflexif des perspectives anoptiques.
Cependant, ces organisations sont souvent parties prenantes de la maladie qu’ils prétendent combattre. Leurs recettes sont fondées sur des considérations morales hasardeuses et opportunistes. Leur éthique est souvent paternaliste, populiste, et instrumentalisée à leur profit. C'est derrière une façade éthique que l'on réduit l’humain à des données et que l'on automatise les inégalités. C'est au nom de l'éthique que l'on met en avant des formes de critiques parfaitement impuissantes à lutter contre ces dérives.
Bref, l’éthique est devenue un argument commercial, un produit, voire une arme dans la guerre de l’ANOPTICON.
Ici, on comprend les difficultés personnelles que j'ai pu éprouver à certaines étapes de progression de la sonde GP. J’ai souvent été considéré comme quelqu'un qui agite un miroir dont on ne comprend pas la nature.
La sonde en question me laisse penser que l’effet miroir des perspectives anoptiques ne va pas s’arrêter là. Ces perspectives interrogent la légitimité de nos constructions sociotechniques sous un angle, non pas moral, mais cognitif. Je crois qu'un jour, elles paraîtront évidentes. Dès lors, chacun serait capable d'en évaluer la légitimité. Ainsi, les perspectives anoptiques pourraient contribuer à fonder une éthique de la technique.
Il y a donc des raisons de penser que l’ANOPTICON, aussi malade soit-il aujourd'hui, recèle en lui des capacités insoupçonnées qui lui permettront de trouver un certain apaisement. A contre-courant du catastrophisme ambiant, c’est là le message plutôt optimiste que me semble transmettre la sonde GP.
Commentaire externe[modifier]
Il faut se dégager de la perspective classique et de sa variante temporelle afin de construire de nouvelles légitimités prenant acte de la perspective numérique (acentrée)
Overcrowded.anoptique, un site qui tente de mettre ces idées en pratique
Olivier Auber voudrait donner une légitimité politique à ce qu'il appelle la perspective numérique qui émerge en ce 21ème et se substitue ou se superpose aux perspectives spatiale et temporelle des siècles précédents.
Ce nouveau régime de distribution spatiale et temporelle
1. prolonge les anciens régimes de visibilité 2. les transforme radicalement en multipliant les "codes de fuite" qui remplacent les points de fuite.
S'ils sont partagés entre communautés humaines, ces codes peuvent faire lien social. Leurs effets "arrivent" par surprise, dans une interaction collective non préméditée. Ce sont des biens communs qui résistent à toute emprise extérieure, à tout centre caché. L'idéal serait que toutes les données soient ainsi librement versées et partagées (généralisation de l'open source).
Dans un tel régime, le pouvoir se concentre dans les interfaces qui font lien entre les programmes, les individus (leur corps), les groupes. Pour éviter que leur pouvoir soit excessif, il faudrait que les normes et les réseaux soient ouverts et que des "cartes sémantiques" (comme il y a des cartes géographiques) permettent à chacun d'agir. De nouvelles légitimités et de nouvelles esthétiques pourraient alors se mettre en place.
Dans le contexte de l'article, le "il faut" est d'ordre politique. "Il faut" remplacer les logiciels propriétaires, généralement américains, qui fonctionnent à partir de serveurs centralisés, en développant en tant que biens communs des logiciels libres, partagés sur le modèle peer-to-peer et développés par coopération sur un modèle acentré. Ainsi pourra-t-on créer plus d'emplois et défendre la recherche européenne.
Mais cette même proposition, isolée du contexte de l'article, nous pouvons la prendre sur un tout autre mode. Si les trois perspectives classique, temporelle et numérique d'Olivier Auber sont des formes historiques et symboliques au sens de Panofsky, elles ne dépendent pas de décisions économiques, politiques ou juridiques. Elles ont un caractère anthropologique. Le "il faut" ne correspond pas à une volonté, mais à un acquiescement : accompagner le basculement de perspective pour le conduire vers une autre alliance avec ces télé-technologies dont on ne peut pas empêcher le développement, vers un nouveau concept du politique.