Pour un humanisme numérique

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[…] Je l’ai déjà dit, les mots, de par la nature que nous leur reconnaissons, méritent de jouer un rôle autrement décisif. André Breton, Introduction au Discours sur le peu de réalité

Pourquoi un humanisme numérique ?[modifier]

Pourquoi un humanisme numérique ? Non par goût de la provocation mais plutôt par souci de réalisme. Cet humanisme qui donne son titre à cet essai n’est point l’expression d’une volonté archaïque ni d’une quelconque nostalgie de l’antique, d’une époque supposée plus stable, plus sereine et plus cohérente. L’humanisme numérique est au contraire le résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent. D’une convergence qui, au lieu de simplement renouer l’antique et l’actuel, redistribue les concepts, les catégories et les objets, comme les comportements et les pratiques qui leur sont associés, dans un environnement nouveau. L’humanisme numérique est l’affirmation que la technique actuelle, dans sa dimension globale, est une culture, dans le sens où elle met en place un nouveau contexte, à l’échelle mondiale, et parce que le numérique, malgré une forte composante technique qu’il faut toujours interroger et sans cesse surveiller (car elle est l’agent d’une volonté économique ), est devenu une civilisation qui se distingue par la manière dont elle modifie nos regards sur les objets, les relations et les valeurs, et qui se caractérise par les nouvelles perspectives qu’elle introduit dans le champ de l’activité humaine.

Cette dimension culturelle est évidente dans la crise actuelle de certains de nos objets les plus classiques. En premier lieu, les objets hérités de la culture de l’imprimé et du livre, avec leur support complexe et multiple, leur matérialité, sont aujourd’hui confrontés aux réalités des pratiques et des contraintes de l’environnement numérique. Si le livre comme objet résiste, la culture du livre et de l’imprimé est en crise en grande partie à cause des pratiques courantes et quasi naturelles dans l’environnement numérique . La convergence entre la technique et l’héritage culturel nécessite une remise en question des valeurs attachées à des pratiques éditoriales et juridiques ancrées dans une tradition avec un poids économique important, une fonction symbolique puissante et un rôle politique majeur. Car les objets sont aussi associés à des institutions qui sont des lieux de production, de transmission et de préservation du savoir. Et la fragilisation actuelle de ces objets implique une déstabilisation de ces espaces lettrés et savants, de même que leur soumission aux pressions suscitées par les modèles de la production du savoir inhérente à l’environnement numérique. Ainsi, la mutation induite par le numérique touche d’abord à la stabilité de cet espace dans toute sa diversité. Qu’il s’agisse de l’institution et de ses extensions (université, édition, revues scientifiques, etc.) ou des archives (bibliothèques), la culture numérique transforme les pratiques courantes et risque de modifier la nature même des objets de notre savoir comme de l’espace censé les accueillir et les faire circuler. Cette dimension spatiale est essentielle, voire déterminante, car elle participe aujourd’hui ? », 2009, p. 20-28 ; essai reproduit dans Read/Write Book, textes réunis par Marin Dacos, CLEO, 2009, p. 109-120.

@d’une manière remarquable à ce bouleversement général qui semble caractériser notre aventure numérique.

Le sacre de l’hybride[modifier]

On a trop longtemps insisté sur la dimension temporelle de la culture numérique, sur sa tendance à accélérer nos échanges, nos communications, et à nous soumettre à une sorte de tyrannie de l’immédiat et de l’instantané. Une série d’analyses et d’essais nous met en garde contre un absolutisme montant, agencé par les outils et par la temporalité qu’ils semblent imposer : celle de l’instantanéité, de l’immédiateté et surtout de l’accélération du rythme de notre vie quotidienne, de nos décisions et de nos réflexions . Cette mise en relief de la temporalité de la vie moderne, sous l’emprise des outils numériques et de leur sociabilité, ne fait que traduire un malaise, un souci et, en fin de compte, une peur habitée par la nostalgie. Malaise face à un change- ment presque sans précédent, qui touche à tous les aspects de nos vies, individuels et collectifs ; souci exprimant un désarroi au nom de l’humain, ou d’une certaine conception de l’humain ancrée dans des pratiques culturelles, lettrées et savantes (elles-mêmes héritières du XIXe siècle et de ses valeurs) et dans des formes d’expression fragilisées par la culture numérique, devant le spectacle d’un chaos, sans critères ni repères ; et surtout, dit-on, la peur d’une convergence entre homme et machine, entre les hommes et le réseau, à une échelle sans pareil. Si ces réactions nous semblent exagérées, elles témoignent néanmoins de la réalité d’un changement radical dans notre vécu quotidien comme dans notre culture. Ces inquiétudes traduisent aussi une réaction conservatrice, souvent nostalgique, qui voit dans la conversion numérique un clivage entre les modèles relativement stables hérités des deux derniers siècles, en tout cas dans notre Occident, et qui forment le support d’authenticité, de légitimité et de pertinence de notre savoir et de ses manifestations symboliques. Mais il faut surtout rappeler que la conversion numérique modifie, plus encore que la temporalité, l’espace. Son originalité même dérive en grande partie de la spatialité naissante qu’elle met en œuvre. C’est dans ce sens qu’elle réinvente notre quotidien, avec ses espaces habitables, ses modèles de communication et ses valeurs.

Cette tendance, certes présente mais non pas nécessairement aussi dangereuse qu’on se la représente, incarne les tensions qui résultent de la convergence entre les contraintes des plates-formes* techniques, de leur capacité d’imposer des formes de comportement émanant de leur potentiel, et la temporalité associée aux objets et aux moyens d’une autre culture, voire d’une autre civilisation. Ce constat met en évidence les difficultés de notre actualité hybride : à la fois ancienne et moderne, à la fois numérique et « classique ».

Le numérique interroge donc nos objets premiers, ceux du savoir, du politique et du social. Il le fait par un double jeu : tout d’abord, il semble s’approprier ces objets culturels tout en les faisant circuler dans un nouveau contexte et surtout en modifiant leurs propriétés, puis il introduit de nouveaux objets inédits ou, du moins, différents. Ce double rapport explique en partie la familiarité rassurante du monde numérique, mais aussi sa dimension parfois aliénante. Le numérique représente le triomphe de l’hybridation généralisée aux objets et aux pratiques. Mais cette hybridation voile le fait que l’objet numérique est tout autre : il appartient à un nouveau paradigme dans lequel l’apparence n’est qu’un leurre, parfois même un piège, et où tout, ou presque tout, est convertible. Cette convertibilité touche à la personne et à ses représentations, à l’identité et aux objets. D’où le rôle essentiel, dans le cadre de l’environnement numérique et de ses négociations avec l’héritage des objets classiques, des formats et de l’interopérabilité. Les formats, en évolution continue, représentent, du point de vue de la technique, les assises de l’identité dans la culture numérique, et l’interopérabilité la liberté d’expression et de circulation.

Dans ce contexte, l’imprimé, par contraste, tire en grande partie sa force et sa stabilité de l’usage, inscrit à la fois dans la loi et les pratiques et dans la matérialité même, de sa fixité : fixité de l’objet, fixité des supports, et fixité relative des concepts opérateurs. Le numérique, par contre, semble voué à la variation et à la diversification : en principe, tout fichier peut être facilement converti en plusieurs formats tout en gardant, du point de vue de l’usager, la même apparence et les mêmes propriétés. Pour apprécier les promesses du numérique, comme ses défis, il nous faut prendre au sérieux cette différence radicale dans toute sa portée, car elle touche à tous les aspects de notre culture, une culture de l’échange, qui se nourrit d’information et de savoir. La culture numérique nous incite à considérer ces objets comme des « êtres culturels », pour reprendre la belle expression d’Yves Jeanneret , avec leur dynamique propre, leur intelligence et même leur autonomie. Souvent, ces nouveaux objets, comme on le verra dans le cas de l’amitié* et de la sociabilité numériques, sont formés à partir de données liées à la présence dans l’espace hybride (repères du lieu et du temps associés à une propriété technique et à une disponibilité dans le cadre de l’environnement numérique), entre le numérique et le vécu ou le réel. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, la géolocalisation* a donné lieu, grâce à la convergence de deux techniques, le réseau et la téléphonie mobile, à une série de nouvelles applications et promet même un nouveau paradigme baptisé « réalité augmentée*  ». L’importance de ces nouveaux objets réside en grande partie dans leur autonomisation croissante, ancrée dans leur capacité à communiquer entre eux sans intervention humaine. Cette dimension de l’Internet des objets , de ces vases communicants associant représentation de la personne, localisation dans l’espace et propriétés des outils à la transmission des données, a des effets structurants sur les comportements comme sur la valeur de l’information qui circule dans l’espace hybride de la sociabilité numérique.

Celle-ci implique aussi la nécessité d’une interrogation critique sur les modalités de la gestion de l’identité, de la réputation* et sur les contrôles associés aux outils techniques.

Plus encore, ces objets, dans le cadre de l’environnement numérique, nous mettent devant un fait : la nécessité de revisiter l’héritage ambivalent des Lumières. Cet héritage semble autoriser au moins deux tendances contradictoires, ancrées, l’une, dans l’accomplissement de la culture du livre et de ses institutions (l’université, l’édition, la presse), l’autre, dans l’idéalisme du libre partage et de la circulation du savoir. Ces deux tendances ne sont pas seulement des vecteurs conflictuels, elles sont aussi et surtout des choix à la fois esthétiques et poétiques, économiques et politiques. Elles convergent d’une manière spectaculaire dans les conflits actuels concernant l’organisation de l’espace du savoir dans nos cultures et les nouveaux modèles de l’accès à la culture.

Mais l’héritage des Lumières nourrit aussi un autre conflit, celui de l’autonomie et de la liberté de l’individu à l’ère du numérique. Cette dimension, à la fois existentielle et philosophique, touche à la transformation de l’humain en un objet numérique, mais aussi en un objet du numérique, c’est-à-dire en un être culturel numérique, convertible, extensible et capable de circuler de manières inédites grâce à la convergence de la technologie et du corps. Le numérique met en évidence un fait souvent occulté : les héritages conflictuels des Lumières. Pour cette raison, l’humanisme numérique ne peut que dialoguer avec les discours transhumanistes*, dans toute leur diversité, afin de mieux saisir les enjeux comme les problèmes soulevés par une telle approche de la culture numérique et de la culture tout court. Là encore, les utopies comme les pragmatismes transhumanistes s’inspirent largement et librement des idées des Lumières, d’une certaine réception des Lumières et de leurs convergences avec les discours à la fois scientifiques, religieux et littéraires (surtout en science-fiction).

Ces premières observations permettent de cerner l’humanisme numérique tel qu’il est conçu dans cet essai. Nous sommes tellement habitués à associer l’humain au langage que nous oublions souvent que le premier est également caractérisé par la façon dont l’homme habite et investit l’espace . Or il semble, suite aux urbanistes mais aussi à quelques mythes fondateurs de nos cultures, que le propre de l’homme soit aussi sa manière de façonner l’espace, de le transformer en sphère du vécu et lieu de sociabilité . L’humanisme numérique est ainsi l’expression de cet urbanisme virtuel naissant, de ce rapport, porté par l’architecture* (dans tous les sens du terme), de l’homme à son environnement. La culture numérique incarne le triomphe de l’espace hybride, du passage continuel entre le réel et le virtuel, entre le concret et l’imaginaire modifié par les évolutions de l’environnement numérique. Frontières et seuils, espaces intimes ou réservés aux cultes, espaces de savoir ou espaces ludiques, bref, espaces marqués par des usages et habités par des pratiques, tel est le paysage de notre urbanisme virtuel.

Des espaces symboliques, donc, avec leur esthétique et leur éthique. Dans cette perspective, le numérique consacre l’hybride comme l’aboutissement de notre culture ­ mais c’est un hybride qui définit et fait surgir de nouveaux paysages et une nouvelle économie, au sens large du terme.

Augmentation et immersion[modifier]

S’il est vrai que l’homme est aussi un « être spatial », nous vivons actuellement l’émergence d’un nouvel urbanisme virtuel, avec son architecture, son esthétique, ses valeurs, sa littérature. Un urbanisme hybride, donc, habité par des traces, des bribes de documents, des fragments, mais aussi animé par la voix et le corps, par une temporalité autre. Dans cet urbanisme, il faut le rappeler, les plates-formes sont essentielles, non pas parce qu’elles gèrent l’accès et le stockage, mais parce qu’elles sont devenues, grâce aux activités des usagers (peut-être devrions-nous modifier nos pratiques et ne plus parler d’« utilisateurs » mais tout simplement d’« humains » ), des lieux de convergence entre information, communication, savoir et sociabilité. L’urbanisme virtuel est le site de la culture anthologique naissante, de cette culture à la fois lettrée et populaire, savante et amatrice. Il est aussi le moteur de la réalité augmentée, cette Terre promise de la convergence et de la mobilité, des mondes virtuels et des savoirs disponibles et accessibles. « Augmentation » et « immersion » sont les mots-clés de cette nouvelle réalité qui se décline, au fur et à mesure, à travers une réinvention des interfaces, une redistribution de l’information et du savoir, et dont l’orientation actuelle implique un changement profond. L’urbanisme virtuel nous fait voir une réalité hybride : c’est comme si tout devenait ou était en train de devenir information et que, au lieu que nous soyons pour y accéder limités à des espaces et lieux restreints, c’était le monde lui-même, celui de notre quotidien et de ses objets les plus banals, qui devenait l’interface privilégiée. Dans le passé, le numérique servait la fonction d’une interface aux données et à l’information par exemple, un distributeur de billets. Alors qu’il y a peu les interfaces permettaient l’usage de tel ou tel service (bancaire ou autre), aujourd’hui c’est le monde en son entier qui s’est transformé en une interface donnant accès à des activités numériques. La numérisation croissante et l’explosion exponentielle de notre production numérique ne font qu’accélérer le mouvement. Par ce changement dans les modalités d’accès, le vécu même de notre quotidien numérique est modifié.

Une autre dimension de cet urbanisme virtuel est à retenir. Il s’agit du statut et de la position du corps dans l’environnement numérique, du corps tel quel comme du corps hybride, partagé entre le réel et le virtuel. Il faut ici reprendre certaines des observations de Marcel Mauss dans son essai de 1936, « Les techniques du corps » . Les travaux de Mauss montrent qu’il existe un lien déterminant entre les techniques du corps, c’est-à-dire la manière dont le corps se déploie dans l’espace social, et la nature et la fonction des objets culturels produits dans cet espace. Dans ce contexte, on peut dire que la culture numérique est en pleine évolution. Jusqu’à présent, elle a été une culture assise, une culture du bureau et de la chaise (rappelonsnous les métaphores premières de l’ère de l’informatique, comme « souris », « page », etc.), alors qu’elle est en train de se transformer en une culture mobile. Ce passage de la fixité vers la mobilité semble accompagner l’hybridation à la fois des objets et de l’espace. C’est un passage qui décrit surtout le passage de l’informatique vers le numérique. L’informatique était caractérisée par des manipulations relativement restreintes, ancrées dans le calcul et un accès complexe à la machine, alors que le numérique est une partie intégrante de notre quotidien, avec des accès souples et multiples. Il s’ensuit que les pratiques culturelles sont également modifiées : écriture, lecture et communication, mais aussi perceptions et évaluations de nos activités.

Mauss évoque, pour illustrer son analyse, une sorte de révélation née d’une observation dans un hôpital américain : « Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me demandais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J’avais le temps d’y réfléchir. Je trouvai enfin que c’était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C’était une idée que je pouvais généraliser.  » Dans l’observation de Mauss, la technologie (le cinéma) joue un rôle essentiel : elle transmet une technique du corps, incite à une imitation et modifie la culture locale en fonction de la présence et de l’accessibilité de l’outil technique et de ses effets sur le corps et sur les valeurs culturelles. La familiarité, l’uniformité des pratiques et des comportements sont ici en noyau identifiées dans les rapports entre les spécificités culturelles et le pouvoir de la technique de communication (ici, le film) de les transformer et d’hybrider les cultures . Mais, au-delà de cette performativité de la technique, il nous faut en retenir aussi les effets de contagion et de mobilité actuels.

Les développements récents alimentent cette évolution et accélèrent une réinsertion des sens et du corps au sein de l’environnement numérique. Ici, l’importance du tactile est de premier ordre, car, grâce à l’iPhone et à ses nombreuses copies, la culture de l’écran est radicalement transformée. Au regard lecteur se joignent le toucher et la manipulation tactile. Modifier une image avec ses doigts inaugure une nouvelle ère dans nos rapports avec l’image et les représentations dans le monde numérique. Les fonctions lecteur et spectateur sont ainsi soumises à une nouvelle réalité qui permet, à travers le corps, de concrétiser désirs et volonté. Le toucher devient l’expression directe à la fois d’une forme de compétence simplifiée mais puissante et d’une nouvelle intimité entre l’humain et les objets culturels dans leur forme numérique. La virtualisation du clavier permet ­ pour rester encore un instant avec les nouvelles interfaces du tactile ­ un accès comme une lingua franca, de l’ère du cinéma jusqu’à nos jours. La technique est inséparable de la culture ; elle forme le corps comme les objets culturels. facile à des outils capables d’agencer un multiculturalisme et un plurilinguisme dans un contexte souvent décrié pour son uniformité et ses tendances normatives. Le toucher signifie en effet le passage vers un nouveau réseau qui a ses origines dans la réalité du corps comme interface et comme site physiologique de communication15.

Ces mêmes supports qui ont porté le tactile ont permis la recherche par reconnaissance vocale, devenue aujourd’hui banale. La voix, longtemps absente, figure maintenant d’une manière puissante dans notre quotidien numérique. On peut rechercher, dicter, puis transcrire et échanger. Ce déplacement, accessible à presque tous les utilisateurs, opère un retour vers une oralité inscrite dans un milieu inédit. Il va sans dire que nous n’en sommes qu’aux balbutiements de ce bouleversement majeur dans nos manières d’écrire. Néanmoins, cette résurgence du corps et de la voix accompagne une

15 Il faut relire ici les textes de Merleau-Ponty : « Le toucher : vers un autre réseau qui a ses origines dans la réalité du corps comme interface, comme site physioloque de communication », Phénoménologie de la perception, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2010, p. 1018-1019.

seconde mutation : celle de nouvelles figures et métaphores avec lesquelles on décrit et on investit l’espace virtuel naissant. Le savoir, comme les espaces de sa production et de sa réception, est et sera soumis aux contraintes et aux promesses de cette évolution.

Après une longue absence, le corps fait donc irruption dans notre environnement numérique. « “On ne peut penser et écrire qu’assis” (Gustave Flaubert). ­ Je te tiens nihiliste ! Être cul-de-plomb, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose.  ». Il semble que notre réalité numérique soit plutôt nietzschéenne, mais, au lieu de se promener dans la nature, on se balade dans les espaces urbains, investis par le numérique. C’est précisément ce mouvement continu vers la mobilité qui caractérise l’urbanisme virtuel au cœur de l’humanisme numérique. Ce retour du corps accompagne aussi le passage vers le Cloud Computing* , le nouveau paradigme de la culture numérique, qui semble mieux répondre à la fois aux exigences de la mobilité et à celles de l’urbanisme virtuel. Mais ce paradigme du nuage est aussi le lieu privilégié d’une autre caractéristique de la culture numérique : la fragmentation et, surtout, l’anthologisation du savoir et de la communication. Cette fragmentation, après une première époque, est aujourd’hui en mutation vers un retour du récit et du narratif, mais dans un contexte spécifique, celui des plates-formes numériques conçues pour rassembler et faire circuler ces fragments produits en ligne. Ainsi, on ne cesse de passer d’une convergence à une autre. Il est même permis de penser que ce passage continuel est inhérent à la culture numérique, fille de nombreux services en ligne sans avoir à gérer l’infrastructure sousjacente, souvent complexe. Les applications et les données ne se trouvent plus sur l’ordinateur local, mais ­ métaphoriquement parlant ­ dans un nuage (“cloud”) composé d’un certain nombre de serveurs distants interconnectés au moyen d’une excellente bande passante indispensable à la fluidité du système. L’accès au service se fait par une application standard facilement disponible, la plupart du temps un navigateur Web. » Nous avons évoqué une première étape de ce « nuage » dans La Grande Conversion numérique, Paris, Seuil, 2008, p. 133-139 et 149-150.

l’assemblage des technologies évolutives et des pratiques sociales les accompagnant. L’humanisme numérique invite donc à une histoire intellectuelle du Net, de la sociabilité numérique et des pratiques lettrées et populaires émergentes.

Cette histoire intellectuelle implique que le titre de cet essai est un titre en quelque sorte polémique. Il cherche, en partie, à cerner le statut et les approches associés aux sciences humaines dans l’environnement numérique. Pourquoi ? Parce que, depuis un certain temps, on parle de Digital Humanities (même en français) pour désigner la rencontre des humanités et du numérique . Digital Humanities est le terme courant qualifiant les efforts multiples et divers de l’adaptation à la culture numérique du monde savant. Il illustre, par son histoire, et surtout par son incarnation institutionnelle actuelle, aux États-Unis comme en Europe, l’évolution non seulement de l’environnement numérique dans ses effets sur l’édition académique et scientifique et sur ce qu’on appelle parfois « scholarly communication », mais surtout de l’attitude des institutions culturelles et universitaires vis-à-vis du numérique comme phénomène culturel.

Si le numérique fragilise et déconcerte les objets classiques, il fragilise encore plus les pratiques courantes dans le monde savant, celles-ci étant liées d’une manière déterminante aux objets de l’imprimé et du livre et à leurs pouvoirs symboliques (réputation, visibilité, etc.). Ainsi, on comprend comment, en anglais, les « Humanities Computing » se sont transformées en « Digital Humanities » (une transformation qui fait écho au passage de l’informatique au numérique évoqué plus haut). Une telle évolution est éloquente : elle exprime les changements de paradigme intervenus ces dernières années sous l’influence de nouvelles plates-formes et des nouvelles pratiques de la lecture et de l’édition numériques. Du « computing » au « digital », la dis- tance est énorme19. Nous sommes non plus dans un paradigme modelé sur des applications émanant de la calculabilité (statistique, etc.) mais dans un ordre discursif plus proche des méthodes des sciences humaines et sociales. Au premier abord, on ne peut que se féliciter de cette nouvelle réalité .

Le monde lettré, on le sait, prend son temps avant d’accepter les changements et de s’adapter aux nou-

19 Voir aussi le beau texte d’Arthur Kroker, « Digital Humanism : The Processed World of Marshall McLuhan », qui met en évidence l’importance de la dimension religieuse, surtout catholique, dans l’élaboration des idées de McLuhan sur la technologie, la biologie et la communication. veautés. Face au numérique, il a même longtemps résisté. Mais nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle ère, où les chercheurs commencent à penser avec le numérique et, surtout, à penser le numérique. C’est un signe de maturation qui annonce le passage au-delà de la numérisation des bases de données, des textes et des objets culturels, et des approches qu’elle a rendues possibles. Nous sommes confrontés aux usages et aux outils numériques, qui sont en train de refaçonner la production, l’évaluation, la réception et la transmission de l’activité culturelle. Dans cette perspective, le défi des Digital Humanities ne se limite pas exclusivement à surmonter les obstacles (importants) représentés par l’héritage de la culture de l’imprimé et du livre dans le cadre de l’environnement numérique actuel, il réside également dans l’acte d’imaginer et de créer de nouveaux outils et de mettre en place de nouvelles pratiques qui correspondent mieux à la nature de l’objet nome (grâce, en grande partie, à ses dimensions monumentales) du point de vue de Google, un corpus voué à des recherches statistiques et quantitatives. Google a maintenant rendu disponible un outil permettant une analyse comparative des fréquences de mots ou d’expressions dans les livres numérisés.

@ et à l’environnement numériques . Un défi, donc, qui transformera les Digital Humanities en un « Humanisme numérique » qui réfléchira sur l’épistémologie de la dynamique historique liant les outils, les pratiques et la transformation des objets : leur matérialité en mutation, leur transmission dans les nouveaux formats, leur réception dans le cadre des nouvelles plates-formes. Surtout, en tout cas pour nous, la nouvelle « digital literacy », les savoir-lire et savoir-écrire associés à cette nouvelle république des lettres marquée par la particularité de la production et de la circulation des idées, des expertises en pleine croissance et des documents souvent perçus comme problématiques.

Impératif philologique[modifier]

Un humanisme numérique, donc, un peu à la manière de Vico dans la Scienza nuova, pour qui la méthode de l’étude et de l’analyse s’inspire directement de leurs objets22. Elle ressemble, selon lui, à la règle des Lesbiens évoquée par Aristote dans son Éthique à Nicomaque : « Les actions des hommes ne peuvent donc être jugées d’après une règle mentale droite et rigide ; il faut au contraire, pour les considérer, se servir de la règle flexible des Lesbiens, qui n’oblige pas les corps à épouser sa forme, mais qui s’infléchit elle-même pour épouser la forme des corps.23 » Cette règle tire sa pertinence et sa particula-


22 G. B. Vico, La Science nouvelle (1744), trad. A. Pons, Paris, Fayard, 2001. Il faut aussi relire La Méthode des études de notre temps (1708, trad. A. Pons), disponible en ligne.

23 Vico, La Méthode des études de notre temps, op. cit., p. 58. Voir le texte d’Aristote : « Voilà pourquoi il y a une justice préférable à la justice rigoureuse dans tel cas particulier ; non pas à la justice absolue, mais à celle qui prononce en des termes absolus, qui dans ce cas sont une cause d’erreur ; et telle est précisément la nature de l’équité ; elle remédie à l’inconvénient qui naît de la généralité de la loi. Car ce qui fait que tout n’est pas compris dans la loi ; c’est qu’il y a des cas particuliers sur lesquels il est impossible qu’elle s’explique : en sorte qu’il faut avoir recours à une décision particulière ; car la règle de ce qui est indéterminé doit être elle-même indéterminée. Comme ces règles de plomb dont les Lesbiens font usage dans leurs constructions, et qui, s’adaptant à la forme de la pierre, ne conservent pas l’invariable direction de la ligne droite ; ainsi les décisions particulières doivent s’accommoder aux cas qui se présentent » (Éthique à Nicomaque, V, X, 7 ; disponible en ligne). rité de sa flexibilité ou, pour le dire autrement, de sa convertibilité. Elle n’impose point sa forme sur les corps mais essaie plutôt de saisir la forme de ces corps. En d’autres mots, la règle des Lesbiens met en relief l’indissociabilité de l’objet et de la méthode. Si Vico transpose l’exemple aristotélicien du cadre de l’éthique et de la loi à la méthode généralisée, c’est qu’il estime que la méthode, si elle veut être responsable et vigilante, ne peut que s’inscrire dans son époque. Plus encore, la méthode historique se renforce par son actualité, par ses capacités à faire négocier la mémoire avec le contemporain, à faire circuler les archives avec l’actualité. La méthode s’adapte à son sujet au lieu d’essayer de lui imposer des préjugés et des présuppositions. Cette adaptation n’implique point un oubli ou un aveuglement, elle met en évidence la nécessité de reconnaître les changements et de saisir l’importance des déplacements conceptuels opérés par la technique et les comportements comme par les mots qu’ils choisissent pour penser leurs activités. Si Aristote parle de justice, il faut aussi parler, avec Vico, de la justesse de la méthode.

Car la mutation opérée en partie par la numérisation massive de nos archives commande, dans sa dimension monumentale et utopique, quelque chose de l’ordre d’un impératif philologique, qui va de pair avec l’humanisme numérique. Cette mutation invite aussi un regard d’ethnologue et de poète sur les mythes fondateurs de la culture numérique ­ des mythes fondateurs comme les récits antiques racontant la création du monde (la volonté de rendre tout accessible, de transformer tout l’héritage de l’humanité, la manie de l’universalité, le problème de l’oubli et de la mémoire, etc.). Les premiers âges (tout récents, certes), les âges primitifs, de notre ère numérique ne nous sont pas si facilement accessibles. Ils ressemblent à une phase d’oralité avant l’avènement de l’écriture et de ses promesses de pérennité. Les lacunes et les oublis, les archives partielles sont des témoins de ces premiers débuts d’une culture on ne peut plus englobante et qui ne cesse de promettre un accès à la fois total et continu. Dans ses efforts de numérisation et de conversion, elle fait souvent le choix de l’accès au profit de la sélection savante ou critique, et cette course vers la conversion totalisante qui exige un impératif philologique afin d’assurer la qualité des archives autant que leur quantité. Un penseur comme Vico, lorsqu’il écrit contre Descartes et le cartésianisme de son époque, caractérisé en grande partie par la volonté d’une mathesis généralisée, et dans son attention au vocabulaire comme aux mythes véhiculés par les mots dans leurs rapports avec l’histoire , nous offre un exemple de méthode digne de notre engagement avec la culture numérique. Ce travail philologique, même quand il est porté par des étymologies imaginatives (comme c’était parfois le cas chez Vico), reste précieux, car il sait saisir un mouvement culturel capital alimenté par les déplacements sémantiques et les modifications de sens et d’usage de certains mots-clés. Plus encore, ce regard philologique restaure dans une ère numérique de plus en plus sémantique (le Web sémantique, entre autres) une dimension histoévaluation plus équilibrée de certaines des promesses de la technique.

Comme le dit Vico, « la philologie observe l’autorité de la liberté humaine  ». Cette philologie reste donc une arme contre une mathesis, une forme de connaissance généralisée. Or il se trouve que notre connaissance, celle de la technique, se traduit par une réinvention du quotidien grâce à la nature même de son adaptation et de son déploiement. En d’autres termes, cette technique s’est transformée en lieu de sociabilité et de vécu, en sites d’échanges et de communication qui entretiennent des rapports difficiles avec les contraintes inhérentes à la nature des outils eux-mêmes. Dans cette perspective, le pouvoir de la technique s’exprime dans les contraintes associées à l’entrée de l’individu au réseau mais surtout dans la puissance de l’ontologisation qui l’agence. Par « ontologisation » il faut entendre tous les niveaux d’association de mots-clés, de « sémantisation » à la fois automatique et volontaire, qui sont devenus les moteurs d’accès non pas seulement à l’information mais aussi aux relations. L’autonomie des objets nouveaux comme celle des objets numérisés résident dans la généralisation de cette ontologisation. Celle-ci reste néanmoins un vocabulaire, qui invite à un regard critique, un regard philologique, tel celui d’un Vico ou d’un Nietzsche, afin de déceler les généalogies des déplacements et leurs effets sur la pensée et la culture. Mieux encore, cette ontologisation est en train de s’ériger, dans sa dimension sociale, à la manière d’une science : une science du Web . Cette science du Web dérive d’une tendance de plus en plus prononcée des méthodes appliquées au numérique et qui se veulent le substitut des disciplines plus classiques, comme l’histoire et l’anthropologie. Elle ne fait, en somme, que quantifier la dimension sociale. Il nous semble que cette « nouvelle science » appelle un regard philologique critique, soucieux de sa dimension historique et de ses effets potentiels sur le statut du savoir hérité comme sur les valeurs du savoir nouveau. La scientificité de cette approche et de cette méthode prend forme grâce à un oubli révélateur. Un oubli rendu possible par une confusion inhérente au monde numérique : l’absolutisme de l’archive est souvent pris pour une garantie quant à l’accès et même à la lisibilité des documents et objets préservés. Or cet accès et cette lisibilité sont façonnés par la structure des archives comme par les catégories de classification, les tags* et les présupposés, pour ne pas dire les préjugés, informant la formulation et la mise en place des systèmes d’accès. Ainsi, l’humanisme numérique n’hésite point à plaider pour une approche plus historique, capable de conjuguer l’ancien et le moderne.

Car, rappelons-le, le monde numérique est aussi une nouvelle Babel, un pays habité par une véritable confusion des langues (langues de programmation, formats multiples, modèles divers d’interopérabilité, platesformes, etc.), le pays du virtuel numérique. Il est vrai que ce pays s’inspire souvent des langues dites « imaginaires », parce qu’il essaie d’actualiser et de réaliser l’imaginaire de ces langues. L’imaginaire numérique introduit de nouveaux repères et de nouveaux critères : il met en place, à travers le réseau et ses effets, une temporalité autre, de même qu’une spatialité qui accueille un urbanisme virtuel. Quel est, dans ce lieu d’activité et d’hyperactivité, le rôle de l’imaginaire, de l’imaginaire poétique ? Et peut-on vraiment parler d’un « imaginaire poétique » (ou même d’un « imaginaire métaphysique », pour reprendre le titre du livre d’Yves Bonnefoy ) de ce virtuel, construit tel qu’il l’est par un amalgame de langues différentes, et souvent en conflit, et de codes aux héritages multiples et conflictuels ? Il nous semble que oui, et même que c’est nécessaire. Car le code* numérique, dans le sens d’une langue de programmation, n’est autre chose que le passage continuel entre les formes de rationalité algorithmique qui est l’architecture, au sens fort du terme, de l’environnement numérique, et les usages inattendus et imprévisibles qui façonnent l’habitus humain au sein du numérique.

Ce code, dans sa croissance exponentielle, est peutêtre l’achèvement de l’ancien rêve des philosophes : celui de la mathématisation du monde critiquée par Vico, celui d’un prétendu ordre incontestable parce que rationnel, celui d’une harmonieuse continuité entre l’homme et la nature ou entre l’homme et son environnement. Mais il se trouve que cette utopie de l’ordre, de la clarté, de l’accessibilité, de la transparence et d’une certaine idée de la perfection (héritée des Lumières), à la fois éthique et esthétique, s’est révélée êtrte un lieu essentiellement humain, un espace de sociabilité agité par l’interactivité et animé par le désir, par la communication et surtout par tout ce qui déstabilise et fragilise la pureté conceptuelle. Bref, comme tout espace social, l’espace numérique donne lieu à un désordre ordonné, un désordre structuré.

Le code, c’est de la poésie[modifier]

Pour comprendre cette négociation entre l’élégance et l’éloquence mathématiques et la façon dont les usages populaires les transforment en des gestes qui ont le pouvoir de faire et de détruire, qui créent et qui annihilent des mondes et des présences virtuels, il nous faut comme un guide aux égarés. Nous proposons un premier tâtonnement dans cette orientation dans la compagnie d’un poète du début du XXe siècle dernier en guise de conclusion à cette introduction à l’humanisme numérique.

André Breton publie son Introduction au Discours sur le peu de réalité en 1924, un discours où il s’interroge sur l’inspiration poétique due à une simple expression toute nouvelle, qui attire et fascine le poète : « Sans fil, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque.  » Pour Breton, qui cherchait un autre lui-même dans le hasard parisien, l’expression, de même que la technologie et les usages qu’elle autorise, est la bienvenue : « Télégraphie sans fil, téléphonie sans fil, imagination sans fil, a-t-on dit. L’induction est facile mais selon moi elle est permise. » Il nous semble que la culture numérique a une poétique, traitant des mots, des images, des expressions qui se transforment en agents de créations nouvelles, parfois inédites, souvent des reprises et des reformulations dans le contexte nouveau qu’est l’ère numérique. Si Breton évoque le rêve de son époque, nous pouvons, nous, constater que le numérique est devenu notre réalité, une hyperréalité ou un « peu de réalité » en attente de leur philologie critique et de leur poétique. L’objet numérique premier est souple et, dans un certain sens, tendre et mou (en anglais : soft, comme dans software, par opposition à hardware). Cette « mollesse » est en effet la garantie et la source de sa grande force. Son « peu de réalité » n’est que le produit de la nature même de l’environnement numérique : un objet libre de circulation, objet précisément fort car il donne l’apparence d’un de ces « faibles repères » évoqués par Breton dans sa méditation sur le « peu de réalité ».

En termes de code numérique, on parle souvent d’« architecture » : ce mot désigne le potentiel de ce qui est exécutable par un programme ou une plate-forme. Il est en quelque sorte la part de l’imaginaire offerte au codeur. Avec l’évolution actuelle de la programmation et l’importance accrue de la dimension dite « sociale » de ces abstractions, on peut voir dans cette architecture un véritable effort pour penser et construire l’espace virtuel, y mettre un certain ordre et y établir une harmonie. Cette architecture est une esthétique non pas seulement des interfaces et de ce qu’elles rendent possible, mais aussi et surtout du vécu virtuel, car ce virtuel est devenu un habitat humain presque aussi important que notre architecture traditionnelle. Cette esthétique a une particularité : si elle façonne l’espace, elle le fait non pas grâce à ses abstractions fondatrices, mais plutôt avec et à travers les usages et les effets inconnus de l’interactivité. Le code numérique est d’ailleurs un discours fragmentaire, fragmenté : il ne fait qu’exprimer une dimension formelle, souvent représentée par des marques et des traces (., #, [], /) qui sont les abstractions des intentions, des expressions d’ordre mathématique ; il est aussi proche d’une langue naturelle, d’une langue écrite et parlée. Il est de plus en plus, comme la culture à laquelle il a donné naissance, hybride. Il est aussi souvent en quête de valorisation esthétique . Mais il est surtout, au-delà même de sa « puissance comme loi », pour reprendre l’expression de Lawrence Lessing31, vivant. Pourquoi vivant ? Parce qu’il n’est jamais neutre (comme le sont les algorithmes) incorporant des présupposés et des préjugés culturels exprimés par des choix d’abstraction, de catégories et de valeurs, et même des icônes et des images. Tout utilisateur peut en témoigner : les versions différentes d’un logiciel, les contextes variables de l’usage, les modalités d’accès sont tous des facteurs qui accentuent cette dimension du code et sa susceptibilité au contexte . Les technologies actuelles sont conçues et développées dans des milieux spécifiques. Les pratiques qui leur sont associées sont elles aussi marquées par des contextes et des traditions locales qui les transforment relativement rapidement en pratiques quasi globales. Cette réalité a au moins deux conséquences : 1) le transfert d’un modèle construit grâce à la dynamique entre les contraintes technologiques et les pratiques qui en sortent, et 2) une réception intellectuelle différente et différée.

Plus encore, le code a été et reste un produit occidental, dans le sens où les langues de programmation, malgré leurs variétés et leurs évolutions, sont modelées sur une langue : l’anglais. Certes, il incorpore des abstractions mathématiques universelles, mais il déploie aussi une série de présupposés qui sont des produits culturels. Il suffit de penser à la représentation des textes, au choix des icônes et même à la sélection des catégories qui classent et structurent l’accès aux données et leur pertinence. Cette dimension culturelle devenue loi, dans la mesure où elle impose sa grille de représentation dans l’environnement numérique, est aussi liée à une réalité technique qui est la matérialité même de ce qui fait tourner notre machine numérique. Les langues de programmation comme le code sont des moyens de communiquer avec les « cerveaux » des ordinateurs et des routeurs qui constituent le noyau vivant de nos pratiques numériques. Cette empreinte essentiellement technique est également culturelle, car elle est le produit d’une évolution spécifiquement occidentale. Dans ce sens, l’esthétique accompagne toujours les choix et les options offerts par la technologie. Mais cette esthétique semble se propager d’une manière surprenante, imposant une forme relativement homogène et reproductible.

Une plate-forme de blogage Open Source, l’une des plus populaires au monde aujourd’hui, WordPress, a pour devise : « Code is Poetry. » « Le Code, c’est de la poésie. » Ou, plus exactement : « Coder, c’est faire de la poésie. » L’humanisme numérique cherche à saisir cette poésie, car comme l’écrit Breton, « [r]estent les mots, puisque, aussi bien, de nos jours c’est cette même querelle qui se poursuit. Les mots sont sujets à se grouper selon des affinités particulières, lesquelles ont généralement pour effet de leur faire recréer à chaque instant le monde sur son vieux modèle  ». Cette ancienne querelle est toujours la nôtre au sein même de l’environnement numérique. Une querelle des Anciens et des Modernes, une querelle d’architectures, et une querelle humaniste.

Une civilisation numérique[modifier]

Pour conclure cette présentation de l’humanisme numérique, un rappel historique : Claude Lévi-Strauss (qui revendiquait l’héritage méthodologique de Mauss), dans une note datée du 8 août 1956, propose de définir l’humanisme des sciences sociales face aux sciences dures et aux mathématiques (ce qui nous rappelle la situation dans laquelle Vico rédigeait ses textes) . LéviStrauss identifie trois humanismes : l’humanisme aristocratique de la Renaissance, ancré dans la redécouverte des textes de l’Antiquité classique ; l’humanisme bourgeois de l’exotisme, associé à la découverte des cultures de l’Orient et de l’Extrême-Orient ; enfin, l’humanisme démocratique du XXe siècle, celui de l’anthropologue, qui fait appel à la totalité des activités des sociétés humaines. Notons, en premier lieu, que ces trois humanismes sont liés à des découvertes : dans un cas, des textes de l’Antiquité ; dans d’autres, des cultures et de leurs expressions multiples ; enfin, de l’ensemble des faits humains (oralité, etc.). Chaque fois, les nouveaux objets ont donné lieu à de nouvelles méthodes et à des mises en question de valeurs associées à des documents ou à des pratiques culturelles. Pour la Renaissance, il suffit de rappeler Valla et sa démonstration philologique concernant la Donation de Constantin. La philologie a permis, dans ce cas, le remplacement d’un concept par un autre, ouvrant la voie à une transformation de tout premier ordre. De l’authenticité d’un document, ancrée dans l’histoire de sa réception, à la vérité de ce qu’il énonce, la distance est énorme. Le bouleversement culturel qui s’est ensuivi est capital, car il a rendu possible une autre manière de percevoir et de construire l’histoire tout comme la politique et le lien social. La maîtrise des langues, le savoir historique, la critique interne ont pu fragiliser l’autorité d’uneinstitution aussi puissante que l’Église. En ce qui concerne l’humanisme exotique, la découverte des cultures de l’Orient a fait émerger de nouvelles sciences et de nouvelles disciplines (linguistique, etc.), toutes ancrées dans le comparatisme , ce qui a permis de revisiter les études bibliques à la lumière de ce nouveau monde et d’élaborer de nouvelles méthodes, plus appropriées aux nouvelles réalités. L’humanisme de l’anthropologue a engendré, entre autres, la méthode structurale. L’humanisme numérique, parce qu’il a affaire à une technique globale indissociable de l’humain, et qu’il produit des objets inédits, tout en modifiant notre regard sur les objets classiques, représente une nouvelle évolution et, surtout, une discipline naissante. Les trois humanismes évoqués par Lévi-Strauss rappellent chacun comment les sciences sociales et humaines se saisissent de leurs objets tout en négociant avec leurs héritages.

Le titre du texte de Lévi-Strauss est significatif : « L’apport des sciences sociales à l’humanisme de la civilisation technique ». Il parle bien d’une « civilisation technique. » Et qui dit civilisation dit aussi valeurs. Mais il ne faut pas se limiter à cette première version des trois humanismes, car la « civilisation technique » des années 1950 est devenue notre culture numérique d’aujourd’hui. La schématisation mise en place par LéviStrauss rappelle en partie les thèses énoncées par d’Alembert dans son Essai sur les Éléments de philosophie (1759) . Selon d’Alembert, qui lui aussi cherche à identifier les grands moments qui ont marqué l’évolution (il parle de « révolution ») de l’Occident, « il semble que depuis environ trois cents ans, la nature a destiné le milieu de chaque siècle à être l’époque d’une révolution dans l’esprit humain … ». Ces moments de rupture et de grand changement correspondent également à des modifications dans la perception des objets d’étude des sciences et des sciences humaines et sociales. Ce sont des formes d’humanisme en succession, qui caractérisent ce qui représente pour d’Alembert le progrès.

La première version des trois humanismes, souvent revisitée par Lévi-Strauss, reçoit une dernière exposition, importante, lors d’une série de conférences faites au Japon en 1986 . L’intérêt de l’analyse de LéviStrauss réside en grande partie dans sa mise en contexte mouvante de l’humanisme ou des humanismes carac- téristiques de l’Occident face à la notion de civilisation ou à la diversité des civilisations humaines telles qu’elles sont perçues par l’anthropologue. Au-delà des questions de la méthode, ce sont les contours d’une civilisation, sa façon d’établir des frontières et d’identifier des formes d’appartenance, son regard sur elle-même aussi bien que son regard sur l’autre et sur ce qu’elle considère comme étranger qui constituent son objet d’étude. Or le partage de ces différences ­ un partage qui a donné lieu à la formulation de la thèse de l’humanisme démocratique associé au travail de l’anthropologue et de l’ethnologue et porté tel qu’il l’est par la quête de totalité identifiée au destin de l’anthropologie comme discipline et science de l’homme ­, ce partage est mis en difficulté, voire fragilisé, par la culture numérique, agent, nous semble-t-il, d’une nouvelle civilisation qui n’est pas seulement une « civilisation technique ». Le numérique, lui-même en quête d’absolu et de totalité dans ses effets sur les hommes, leurs sociétés, leurs comportements et leurs valeurs, rassemble les composantes internes de la technique (l’impératif technique, avec sa matérialité, ses incontournables et ses oublis) dans son état actuel, représenté par les plates-formes comme par l’imaginaire de la technique, tout en permettant des usages modulables souvent façonnés par des spécificités locales et qui sont de nature culturelle. C’est en partie cette double condition qui donne lieu à ce « quatrième humanisme » que nous avons choisi de nommer « humanisme numérique ». La méthode est indissociable de son objet et, dans le cas du numérique, il nous en faut plus que jamais une à la fois humaniste, dans le sens classique du terme, et scientifique et technique. La dimension globale de la culture numérique rend nécessaire une méthode plus diversifiée, plus ouverte et surtout plus consciente de la complexité des réalités du numérique. Il ne s’agit point ici de retomber dans le piège d’une méthode dite « scientifique » ni non plus de se laisser séduire par un déploiement exclusif d’analyses quantitatives rendues de plus en plus attractives par la nature même de la culture numérique et de ses plates-formes. La surabondance des données disponibles, bien qu’elle rende possibles des études auparavant inimaginables, n’est pas le seul facteur ni la seule variable à considérer. Le défi reste celui d’une association entre la croissance exponentielle de ces données et de la tendance analytique qu’elles suscitent et des regards d’ordre à la fois culturels et éthiques.

Lévi-Strauss parle de « la totalité de la terre habitée » pour identifier le terrain de l’anthropologie ­ une expression qui rappelle celle qui a jadis séduit les utopistes et leurs avatars : « la terre connue ». Quant à sa méthode, elle ne peut que reproduire cet universalisme : elle « rassemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir  ». Or le numérique modifie d’une manière inédite les notions mêmes de terrain et de territoire comme celle d’habitat. Le virtuel, le contributif, le participatif*, quoique souvent faisant appel à des dynamiques bien connues, font également émerger une série de pratiques associées qui sont en effet les sites d’une mutation concernant l’identité et ses représentations ainsi que ses liens avec à la fois la généalogie (le sang) et la géographie (la terre). Ces mutations, comme le note Lévi-Strauss dans le mouvement des trois humanismes, sont aussi des changements d’ordre esthétique.

L’esthétique est ici une valeur essentielle, car elle représente, au-delà des valeurs inhérentes aux trois humanismes, une identité et une mémoire collectives, celles de l’Occident et de son rôle dans la civilisation technique et, aujourd’hui, dans la culture numérique. Est-ce une exclusivité occidentale qui s’impose à nouveau et d’une manière inédite grâce à la technique et au numérique ? Le numérique est certes un produit occidental, mais il est une réalité globale. Les modèles qui sous-tendent son fonctionnement sont tous ou presque tous dérivés de l’expérience occidentale : le document et ses évolutions comme ses valeurs, les notions de personne et d’identité, les concepts de patrimoine et d’archives, les représentations visuelles des manipulations et de leurs symboles (icônes, etc.). Tous ces éléments devenus la vulgate de notre expérience quotidienne, y compris la notion d’amitié, simplifiée et transformée en agent constitutif de la sociabilité numérique, sont les produits de la perception technique des catégories historiques et socioculturelles occidentales. Comment, dans ce contexte, imaginer l’évolution de l’environnement numérique dans une autre perspective, selon des chemins qui ne seront plus exclusivement ceux de l’Occident, de ses concepts et de ses catégories ? Curieusement, la dimension globale du numérique met en cause l’efficacité de l’universalisme de la science, dans la mesure où elle soumet, dans la pratique, le déploiement social de la technique aux contraintes et vicissitudes du culturel et du local. Cette divergence ne signifie pas une mise en question de la validité de la science, elle reflète plutôt la conversion numérique de certaines de ces vérités. La praxis réclame ici toute sa valeur. Il nous semble qu’il faut en premier lieu éclaircir et saisir la manière dont la technique s’est emparée de ces concepts clés avant d’essayer d’imaginer cette autre voie.

L’humanisme numérique s’efforce de trouver sa voie entre des héritages multiples, parfois controversés. Par exemple, quel statut pour les documents ? S’agit-il de documents numérisés pour la préservation ou de documents natifs ? Comment prendre en compte les valeurs culturelles des documents dans le contexte de la numérisation actuelle  ? Ni orientalisme ni exotisme, mais humanisme numérique naissant. L’anthropologie comme discipline est marquée par le lien entre l’anthropologue et son territoire : un lien qui conjugue l’étranger, l’aliénation et l’altérité avec le discours théorique censé comprendre et saisir cette étrangeté.

L’objet est ainsi toujours double.[modifier]

Cette situation est généralisée par la culture numérique au-delà des spécificités des sociétés et des cultures. Car on peut voir dans cette culture numérique l’extension des valeurs occidentales par la technique et la fin de la suprématie de l’Occident dans cette extension même, surtout dans sa réception sociopolitique. Les trois humanismes, dans leur expression sociale, sont également à revoir en fonction de l’humanisme numérique. Entre l’aristocratie de la Renaissance, la bourgeoisie du XIXe siècle et la démocratie du XXe, il nous faut, comme l’ont démontré récemment l’affaire Wikileaks et le Printemps arabe43, ré-imaginer les cli- 2010). Car l’humanisme, même dans son acception classique, reste un enjeu déterminant pour les rapports de pouvoir entre CULTURES et entre cultures et technique.

43 Pour Wikileaks, nous nous permettons de renvoyer aux textes repris dans La Grande Conversion numérique suivie de Rêveries d’un promeneur numérique, Paris, Seuil, 2011, p. 286-291. Pour le Printemps vages marquant les différents élans de la culture numérique. L’espace habitable, cette totalité du territoire disponible et qu’on peut dire aujourd’hui visible et accessible, a été doublement façonné par le numérique : il s’est d’abord élargi, il s’est « démocratisé » grâce aux effets de réseau, puis il s’est rétréci dans les formes d’immédiateté et de visibilité qui lui sont propres. Cette double contrainte met en relief le rôle croissant du regard, de ce regard nouveau qui accompagne et caractérise en grande partie la culture numérique.

Certains des débats autour des effets du numérique, effets à la fois politiques et culturels, révèlent parfois l’existence subreptice de formes de croyances de nature religieuse inhérentes à la culture numérique et à sa réception. Qu’il s’agisse des mutations d’une pratique aussi centrale que la lecture et ses liens avec ce qu’on a choisi de nommer l’intelligence ou bien des changements politiques rendus possibles par l’utilisation à grande échelle des dernières plates-formes (Facebook, Twitter, YouTube, etc.) dans des conflits opposant autorités gouvernementales et populations révoltées, on ne cesse de débattre et de polémiquer sur les spécificités arabe, voir « La troisième voie ». et les apports du numérique. Pourquoi, dans ce contexte, insister sur cette dimension religieuse ? En premier lieu, parce que la religion comme le numérique sont tous les deux des techniques, des techniques de la médiation et de la communication qui, chacune à sa manière, modifient les rapports entre les individus et la collectivité et mettent en place une nouvelle dimension éthique capable d’influencer et de façonner les actions et les comportements. Cette dimension éthique est étroitement liée à l’universalisme indissociable et du religieux et du numérique : un universalisme qu’il faut interroger mais qui reste néanmoins une force majeure de notre condition contemporaine. On l’a vu dans les révoltes du Printemps arabe, avec des conséquences bien différentes en Iran et en Chine. Une nouvelle catégorie est désormais à la fois valeur et droit. L’accès au numérique, aujourd’hui devenu de fait un droit, traduit, par les effets de ce qu’il rend possible, un enjeu politique de premier ordre pour une grande partie de notre planète. C’est que le numérique et ce que l’on persiste à désigner comme de « nouvelles technologies » façonnent, tout comme la religion, le lien social, et, ce faisant, apportent un changement. Mieux encore, la nature même des plates-formes numériques intériorise des valeurs déterminantes qui sont d’ores et déjà des choix politiques (transparence, responsabilité dans l’échange et le dialogue, primauté de la libre circulation de l’information et des opinions, etc.).

La particularité du numérique comme technique devient ici visible et palpable. Elle donne lieu, presque naturellement et en partie en fonction de la nature du code, de son développement et de sa propagation, à une forme d’activisme animé par la conviction, pour ne pas dire la foi. Il suffit, pour ne reprendre que des exemples récents mais révélateurs, de penser aux suites de l’affaire Wikileaks et aux interventions du groupe Anonymous. L’engagement des hackers pour des causes multiples (économiques, politiques et sociales) ne fait qu’accentuer et étendre ce passage à ce qui est sans doute une nouvelle forme de civilisation, la civilisation numérique. L’inspiration comme la motivation sont ici à la fois des choix éthiques et des choix techniques, des choix en fait inséparables. Cette indissociabilité est aussi une expression de la dimension religieuse, voire parfois messianique, de la culture numérique. Le code permet cette liberté idéalisée tout comme il permet le contrôle et la censure. Mais, au-delà de ce double bind classique , le code, en principe, responsabilise l’utilisateur avisé et l’individu compétent. Car il se veut accessible et se livre à la lecture comme à la modification .

De la « sagesse » biblique au « fragment » numérique[modifier]

Mais il ne faut pas limiter notre regard sur cet aspect du numérique à la seule mouvance d’activisme et de transformations sociopolitiques. Car ce qui est le plus frappant dans cette civilisation reste la convergence entre ses formes et formats et les pratiques qu’elle autorise et rend possibles. Dans ce sens, comme on le verra dans le chapitre consacré à la culture anthologique, la déclinaison à la fois formelle et normative de la culture numérique ne fait que mettre en évidence la continuité entre les contraintes technologiques et leurs modifications par les usages sociaux. Dans cette perspective, la forme fragmentaire ­ les petits et les microformats aujourd’hui en évidence dans notre quotidien et sur tous les supports ­ n’est pas uniquement une manière de produire, transmettre et appréhender le savoir hérité de la culture imprimée et du livre comme le savoir natif à l’environnement numérique, elle est aussi, dans ses modulations numériques, une manière privilégiée de propager les formes de sagesse spécifiques au numérique. Comme dans l’Antiquité biblique, une période de rareté et de difficulté de préservation et de transmission de ce que l’on appelle de nos jours du « contenu », le fragment, facilement portable, était l’une des formes privilégiées de la littérature dite de « sagesse », c’est-à-dire une littérature dont l’un des buts premiers était l’articulation de principes simples pour gouverner la vie quotidienne et pour guider l’humanité dans la gestion de ses affaires. C’est de la même façon que des fragments répétitifs sans aucune signification particulière deviennent des agents de conflits de la première importance grâce à leur circulation dans un contexte imprévisible et sur une échelle inédite. L’importance de ces fragments de toutes sortes réside dans les usages nouveaux de la tournure anthologique et de l’exploitation des valeurs transmises par l’intermédiaire de la gestion et de la curation* de ces fragments. Quoi qu’on pense de la curation dans son état actuel, elle est le symptôme d’un besoin de valorisation de la surabondance de l’information. Dans ce sens, le fragment numérique, inscrit tel qu’il l’est dans une dynamique inverse de celle de l’Antiquité et des pratiques lettrées classiques, inaugure une nouvelle ère d’humanisme, au sens large du terme. Cet humanisme numérique ne fait qu’élargir et étendre le domaine de la compétence vers de nouveaux espaces. Par « compétence », on entend bien à la fois un savoir-lire et un savoir-écrire, mais aussi une refonte des concepts fondamentaux de nos modèles de production, d’évaluation et de circulation du savoir dans nos sociétés. Car cette tendance anthologique, dans sa courbe d’évolution actuelle, tout en se confirmant, invite à une forme de responsabilisation qui est censée faire face à l’excès d’information et surtout permettre l’émergence d’une éthique individuelle ancrée dans l’acceptation de partager à partir d’une perspective personnelle. Le choix, l’organisation et surtout la mise en contexte, certes en partie « formatée » par les outils et leurs présupposés, revendiquent une réinsertion de la signature de l’individu, ou du moins de sa présentification numérique, dans le cadre de cet échange d’information. La lecture se transforme ainsi, grâce à des formes d’automatisation de plus en plus populaires dans les plates-formes actuelles, en un partage primordial. Lire veut aussi dire sélectionner, faire le tri, classer ces choix selon un ordre spécifique, puis les rendre publiques. Souvent, cette forme de lecture, intégrée dans les liseuses et les mobiles, ne fait qu’échanger les commentaires et les renvois conservés dans le « nuage » au-delà d’un accès au texte qu’ils commentent. Ce déplacement n’équivaut pas à un oubli du texte de départ ; il signifie l’arrivée d’un nouveau type de scholies*, comme disaient les Anciens pour désigner commentaires et notes. Ces scholies ne sont pas visibles exclusivement dans les marges mais plutôt à travers des interfaces de plus en plus pointues et transposables dans cette économie de la lecture, de l’écriture et du commentaire. Nous vivons l’émergence du modèle de la révision comme paradigme de notre activité en ligne, des formes de relecture et d’écriture ancrées dans une banalisation de la scholie . Le commentaire est ainsi inscrit dans une tradition qui s’est transformée en pratique collective et non plus réservée aux auteurs ou aux lecteurs érudits et savants. C’est en partie parce que la notion même d’auteur s’est élargie surtout dans le contexte des plates-formes actuelles que ce mode de révision est adopté. Mieux encore, la scholie numérique est en train de devenir notre interface primaire avec les textes et tout ce qui est archivé. C’est en ce sens que la fragmentation qui accompagne le numérique constitue un tournant culturel majeur, car elle met en scène un imaginaire lettré, hérité de nos pratiques savantes, désormais à la disposition de tous. Cette « démocratisation » va de pair avec la banalisation des gestes éditoriaux caractéristiques de la culture numérique dans son état actuel. Si le geste éditorial devient accessible, sous des formes incorporées aux plates-formes, il ne cesse d’exploiter des techniques classiques dans des contextes nouveaux. Cette fragmentation qui accompagne les nouvelles instances du geste éditorial donne lieu à un retour au narratif et au récit, mais, comme c’est souvent le cas, dans un contexte largement déterminé par les contraintes spécifiques aux plates-formes numériques actuelles . Ces reconfigurations ne sont pas limitées aux seules pratiques de commentaire ou de lecture, elles touchent aussi aux représentations mêmes de la technique dans l’imaginaire populaire.

On peut voir certains des liens qui se manifestent dans l’imaginaire de la technique entre les spécificités de la fonction auctoriale telle qu’elle est véhiculée par le numérique et la religion dans un film culte tel que Tron, de Steven Lisberger (1982), qui raconte l’histoire d’un conflit entre des codeurs (souvent identifiés comme utilisateurs [users]) et un programme quasi autonome, le Master Control Program (MCP). Une grande partie du film se déroule à l’intérieur même de la machine, nouvel espace visualisé et représenté comme un lieu de conflit, de jeu et de rivalité entre les programmes soumis à l’autorité absolue du MCP et les représentants des utilisateurs. Cette confrontation est présentée comme une véritable guerre de Religion. Même dans le monde réel, le représentant et le suppléant du MCP (lui-même un plagiaire) évoquent l’hérésie de la primauté et de la loyauté à l’humain, figuré par l’utilisateur. Tout au long du film, cette contextualisation du conflit entre une autonomie sans limites et souvent perçue comme dangereuse pour tout ce qui est humain et l’individualité de l’utilisateur est exprimée en termes religieux. L’ordre humain est pensé par la machine et ses porte-parole comme un passé dévolu, attaché à des valeurs on ne peut plus douteuses émanant d’un privilège de l’individualisme et de la vie telle qu’elle se manifeste dans la société humaine. La technique est ici, naïvement, l’agent d’une mise en ordre malheureusement classique et qu1i ne peut exister qu’en évacuant toute fonction humaine, toujours pensée comme déviation et hérésie. On retrouve dans le film le schéma binaire de base, une sorte de manichéisme populaire et simplifié opposant le bien et le mal et qui ne cesse d’habiter l’imaginaire de la technique tel qu’exprimé par le cinéma américain populaire.

Tron est aussi le nom du personnage principal du film ­ qui est également un programme ­, c’est-à-dire du code créé spécifiquement pour échapper et résister à la tyrannie du MCP. Il tient doublement lieu de l’hérétique : il est le code hors la norme, hors la loi et qui donne à la fois son sens humain à cette loi de l’informatique ; il est aussi l’incarnation, dans le monde du numérique, de l’insoumission, de la liberté que symbolise le choix de l’humain. Dans ce sens, le monde du jeu, dans le cadre du film, devient le véritable site du vécu humain, alors que la société dite « réelle » n’est que préfiguration et même caricature des vrais enjeux du conflit au sein du numérique. Plus encore, Tron, bien avant l’ère du réseau et de la sociabilité numérique, met en scène l’appropriation spatiale constitutive du numérique. Le code numérique n’est dangereux que quand il est séparé de ses créateurs, quand il s’érige lui-même en créateur. C’est ce scénario de la genèse et des origines qui semble souvent hanter les récits de sciencefiction tout comme certaines des interprétations du potentiel imprévu de la culture numérique dans son déploiement global. Car cette perception prend en compte le fait que le code est à la fois un langage, ou, pour mieux dire, des langages, et aussi non pas une forme d’intelligence en quête d’un peu d’humanité mais plutôt une forme vivante, un être culturel qui jouit de sa propre dynamique d’évolution .

Mais ce qui nous importe pour l’instant, c’est précisément le recours quasi naturel au religieux pour représenter un des effets de la culture numérique et de la culture des jeux. La rivalité entre les deux modes se réduit à un affrontement entre une forme d’absolutisme et une forme d’individualisme qui perturbe tout ordre. Curieusement, le conflit trouve sa résolution au profit de l’humain grâce à la maîtrise de ce dernier de la programmation. Le code, un être culturel, est doté de propriétés contradictoires. Il est en fait le véritable site de la lutte opposant dans le film technique et humanité. Cette image certes simpliste ne cesse d’alimenter nos rapports avec le numérique et ses effets ambivalents. Mais elle fournit aussi une assise au rôle du religieux dans notre regard sur l’évolution de la technique et sa transformation actuelle en une culture numérique. L’automatisation souvent souhaitée comporte aussi, dans cette perspective, de grands risques. On peut voir ce film ­ mais les exemples abondent ­ comme une première version des polémiques sur les valeurs du numérique. On retrouve bien le quantitatif, associé ici au bienêtre du plus grand nombre et identifié à la régularité et à une version de l’ordre, mais également le qualitatif, qui provient de l’imprévisibilité de l’humain, de sa créativité et de son individualisme. Un conflit donc entre une certaine vision du collectif, un peu communiste et soumis à une autorité supérieure, et un individualisme excessif et à la longue innovateur et libérateur.

Les discours de la peur souvent évoqués par les médias classiques quand il s’agit de discuter du numérique (vol d’identité, pédophilie, etc.) comme les analyses prônant la perte de l’intelligence humaine et les effets néfastes sur la culture des nouvelles pratiques numériques ne font qu’étendre cette notion du conflit potentiel et, pour certains, inévitable entre homme et machine, entre culture et technique. Il va de soi que l’humanisme numérique se propose un autre regard sur notre société numérique. D’où l’importance de la conception de la méthode et de sa neutralité.

Car cette méthode doit aussi permettre un regard autre, celui associé aux nouvelles catégories et aux nouveaux comportements rendus possibles par le déploiement global du numérique. C’est dans ce contexte que l’évolution des comportements et la spécificité de l’ère numérique jouent un rôle déterminant. C’est là que le passage de l’informatique au numérique prend tout son sens et toute son importance. Ce passage, tout en signalant l’adoption à une échelle imprévue de la technique, modifie la nature même de la technique dans la mesure où il la traduit, dans des contextes on ne peut plus complexes, en une forme d’action sociale qui souvent échappe au contrôle technique et au contrôle de la technique. L’informatique, considérée comme la dimension véritablement technique, garde son importance et sa position de matrice, mais elle est également soumise aux réalités des pratiques et à leurs capacités de plus en plus évidentes à donner lieu à de nouvelles catégories, de nouvelles valeurs.

Les mutations opérées par le numérique résultent dans leur grande majorité de ce passage devenu aujourd’hui un fait : la technique de calcul s’est transformée grâce à la convergence de la communication, de l’écriture et de formes de compétences inédites en une plate-forme de sociabilité, de savoir, de créativité et d’échange. De l’informatique au numérique : c’est le passage de la technique à la civilisation, un mouvement certes toujours en évolution, et qui a pu et peut continuer à susciter des réserves et des inquiétudes, mais qui semble de nos jours une certitude. Si nos sociétés ­ pour rester encore un instant avec Lévi-Strauss ­ sont faites pour changer, le numérique nous présente un laboratoire vivant, à une échelle mondiale, de ce changement social. Il n’est plus question, comme dans la première période formative de l’anthropologie, de découvrir l’autre. Il est maintenant tout simplement question de se découvrir autrement. Le numérique représente le triomphe de l’hybride : hybridation de notre espace habitable, de nos modes de communication, de nos représentations identitaires et de nos valeurs, partagées entre des héritages contestés et souvent fragilisés et des idéaux inspirés en partie par la nature même du numérique. Cette hybridité touche à la notion d’individu et de personne comme à celle de communauté et de groupe. Elle transforme même nos lexiques .

Pour la méthode, si méthode il y a, Vico représente une figure privilégiée. Car il ne faut pas non plus oublier une autre dimension, plus contemporaine et qui semble compléter la règle des Lesbiens : la notion de rugosité, telle qu’elle a été mise en évidence par les travaux de Benoît Mandelbrot . C’est un concept « naturel », qui se retrouve partout mais qui est resté longtemps ignoré, invisible. Son importance réside, en tout cas pour nous, dans le fait que, dans la recherche d’une ultime précision dans la mesure, on découvre une sorte d’autonomisation des formes dans la nature. Cette qualité fractale peut aussi informer notre regard sur les activités de nos sociétés dans le monde numérique, car elle nous permet à la fois de nous méfier des formes croissantes de l’économétrie (toutes les statistiques et les mesures des usages et des pratiques) et de retrouver des formes visibles. La rugosité, comme le rappelle Mandelbrot, n’est pas une théorie générale de la nature. Elle est plutôt guidée par des analyses spécifiques, des études sur des objets définis. La rugosité permet un examen à la fois concret et théorique de notre hybridité contemporaine, ainsi qu’une meilleure compréhension de la transformation de la notion de contexte qui reformule en fonction du voisinage grâce aux outils numériques. Le voisinage (voisinage mathématique, voisinage sémantique et voisinage géographique ) définit de nouvelles valeurs et met en circulation de nouvelles formes de pertinence. Il anime une économie de la suggestion et de la recommandation qui ne fait que commencer. Le voisinage tient lieu aussi de l’hybridation du territoire et de l’espace habitable. Nos quartiers, nos voisins se déplacent vers la spatialité numérique, avec ses modes de présence et de visibilité. D’où l’importance croissante des effets de rapprochement multiples, des entrecroisements en apparence arbitraires. Dans ce nouveau contexte, le quantitatif ne cesse de se rapprocher du qualitatif, avec tout ce que cela implique.

La rugosité, Mandelbrot nous le rappelle, a été longtemps ignorée, car, comme tout ce qui est fractal, elle était perçue comme quelque chose qui produisait de belles images, un outil de visualisation. Nous dirons aujourd’hui que la visualisation, en tant qu’esthétique et manière de présenter et percevoir, a entravé la reconnaissance de la rugosité comme propriété des objets naturels. La géométrie de la nature peut ainsi suggérer une géométrie de la culture numérique. Ainsi que l’a souvent répété Mandelbrot, il n’existe pas de théorie générale de la rugosité. La théorie est toujours ancrée dans la pratique, elle-même en mutation en fonction des changements de paradigmes, de plates-formes et d’outils numériques. Si le fractal implique une reproduction de l’identique à des échelles différentes, la rugosité permet une appréhension des dynamiques en mutation continue. Dans le monde des objets culturels à l’ère du numérique, une telle approche est pleine de promesse. Car dans le numérique se manifeste une notion d’ordre constitutive du social et du culturel qui s’exprime surtout aujourd’hui dans les systèmes de classement de plus en plus empiriques censés rendre compte du regard « culturel » porté sur la sociabilité numérique. Cette culture traduit en effet un système de classification s’exprimant selon des ordres spécifiques et instituant au fur et à mesure de nouvelles valeurs et de nouveaux modèles de pertinence. Ainsi, l’économétrie mise en place par les réseaux sociaux* (nombre de contacts, nombre d’amis, etc.) ou par les plates-formes de microformats tel Twitter (nombre de followers* ou nombre de retweets, etc.), ou bien même le nombre de consultation d’une vidéo ou d’un fichier considéré comme indice de valorisation, ne fait qu’accentuer cette tendance à la fois sémantique et quantitative .

Calcul et récit[modifier]

La dernière dimension à mentionner dans ce contexte touche en fin de compte au bouleversement culturel produit par le numérique : la modification de la géographie humaine à l’échelle globale. Pour reprendre une dernière fois les mots de Claude LéviStrauss, il s’agit de la « fin de la séparation  », d’une réduction de la distance entre cultures, civilisations et pays produite par la nature même des plates-formes actuelles. La fin de la séparation accompagne et définit même le nouveau regard rendu possible par le numérique, un regard souvent porté par une dimension spatiale, la géolocalisation. Dans ce sens, cette forme de globalisation façonne les objets culturels, leurs échanges, leurs valorisations tout comme leurs moyens de production. C’est bien cette circulation sur le réseau, à la fois locale et globale, qui, en fin de compte, justifie ce qu’on a choisi de nommer ici « humanisme numérique ». Elle explique aussi la nécessité d’examiner de près, avec un retour sur nos héritages et leur mise en place dans le cadre de l’environnement numérique, les modifications touchant les concepts tels que l’amitié, les catégories classificatoires du savoir et du social et les notions mêmes d’identité. Il se trouve que ces nouveautés sont souvent des reprises et des transformations de procédures et de pratiques qui nous sont familières, mais en circulant dans un contexte inédit et sur une échelle autre elles deviennent les agents d’une mutation culturelle et sociale sans précédent.

La fin de la séparation, réduisant la distance entre pays, cultures et continents, ne fait que prolonger le mouvement inauguré par ce qu’on nommait jadis l’« âge des découvertes ». Mais à présent il est question de convergence entre cette disparition de la distance et une accélération ancrée dans l’accès. Le nouveau monde est désormais celui qu’on connaît déjà, mais un monde en mutation continue d’exister sous l’influence des plates-formes et des pratiques qu’elles autorisent. On est ainsi sans cesse confronté à cette réalité du global dans des manifestations locales. Cette indissociabilité des deux dans le numérique donne à la rugosité évoquée plus haut une plus grande signification, car celleci est le lieu de rencontre entre des formes on ne peut plus générales (le « formatage » souvent caractéristique de la sociabilité numérique actuelle) et des articulations locales, spécifiques et souvent temporaires. Finalement, cette nouvelle réalité nous incite à penser les limites du modèle occidental : en premier lieu, en politique (on le voit bien aujourd’hui avec la question de la démocratie et de ses potentiels dans diverses régions du monde, sous l’influence partielle, bien que controversée, du numérique), mais aussi dans les rapports entre culture et technique et dans la manière dont la technique façonne la transmission et la réception des produits culturels. Le cas du copyright et des droits d’auteur est exemplaire : une spécificité occidentale, généralisée et globalisée, puis mise en difficulté par les pratiques numériques, devient un enjeu économique de premier ordre entre l’Occident et les autres pays du monde. Penser ces limites ne veut pas dire nécessairement abandonner le modèle occidental ni même le délégitimer. Au contraire, c’est plutôt penser autrement les frontières et les différences entre cultures dans un contexte nouveau.

L’humanisme numérique, ce quatrième humanisme plus récent, est aussi une réflexion sur les sciences humaines dans une ère où leur pertinence est souvent mise en cause face à l’évolution des pratiques populaires et à la fragilisation des disciplines humanistes historiques. Il nous semble que cette pertinence est sousestimée, voire oubliée, en grande partie parce que les objets culturels qui sont les nôtres semblent détachés des pratiques lettrées et érudites qui étaient les objets premiers des sciences humaines. Pourtant, ces nouvelles pratiques ne font qu’adopter et adapter ce qui était le domaine privilégié des cultures lettrées. Cela apparaît clairement dans le retour massif de la narration et du récit comme paradigme à la fois de participation et de valorisation . Le récit reste un enjeu éthique et politique majeur, car il touche à la mémoire et à ses élaborations comme à l’identité (individuelle autant que collective) et à ses valeurs. Les différences culturelles s’expliquent en partie par des récits différents, des récits rivaux ou des récits qui, chacun à sa manière, racontent l’histoire et le monde, rendant ainsi des choses possibles et en excluant d’autres. Raconter, c’est aussi se constituer en sujet. Plus encore, raconter, c’est se dire soi-même devant les autres et parfois contre les récits des autres. Or il se trouve que les plates-formes numériques actuelles sont en train de généraliser des pratiques narratives à la fois simples et inscrites dans une longue histoire (occidentale), comme le paradigme du narratif numérique. Ces pratiques expriment aussi des choix éthiques, car elles sont des formes de responsabilisation des internautes. Le récit, surtout dans le cas de l’environnement numérique, est une forme de mise en vérité des événements ou de leur perception, des choix et des engagements.

S’il est vrai que les sciences humaines doivent s’ouvrir au numérique au-delà du simple usage des outils et de la tentation des études quantitatives rendues faciles, il est également vrai qu’au sein des études de la culture numérique il faut reconnaître le rôle central de ces mêmes sciences humaines dans les analyses des transformations culturelles suscitées par le numérique. Qu’il s’agisse de la notion de document et de ses évolutions, de la lecture et de ses mutations, ou bien de la forme même des textes et des discours, les sciences humaines nous permettent de mieux saisir les déplacements, les clivages et les continuités qui constituent l’essentiel de notre culture numérique. Les méthodes même du numérique sont dérivées des pratiques lettrées et des pratiques littéraires : l’annotation, la curation, la mise en récit, la visualisation et le déploiement massif de l’image dans le contexte numérique, la lecture sociale, les classements qui ne font qu’élargir la pertinence et l’applicabilité de notions longtemps établies et touchant aujourd’hui toutes sortes d’objets et d’activités.

Pourquoi un humanisme numérique ? Tout simplement parce que le numérique est une culture nouvelle, qui, comme toute nouvelle culture, interroge nos certitudes et nos vérités, en mettant en place de nouveaux critères et de nouveaux repères. Ce sont ces repères et ces critères qui sont les objets premiers de l’humanisme numérique.

Un dernier mot. La culture numérique ne cesse de faire appel à des mythes qui nourrissent indéfiniment son imaginaire. Tout d’abord, et malgré la spécificité de la technique, le contexte de sa conception, voire de son exploitation économique, pour ne rien dire de la concentration de sa production, le mythe de l’universalité, une universalité qui concerne les interfaces, les plates-formes et les pratiques. Mais aussi le mythe des archives de l’humanité : il s’agit d’une variation sur cette première universalité, mais associée à l’héritage culturel et, surtout, à l’héritage culturel imprimé. Les projets de Google Books comme de ses rivaux ne font que reprendre des lieux communs sur les promesses d’une telle bibliothèque rassemblant les savoirs de l’humanité ­ ici, on évoque souvent l’histoire de la Bibliothèque d’Alexandrie et de sa disparition pour légitimer la numérisation des archives des bibliothèques. Mais ces mythes se réduisent au fond à un idéal de l’accès et de la transparence. Et ces catégories, sans cesse en évolution et soumises à des contraintes complexes, appellent un examen critique, car elles ont des composantes culturelles et linguistiques diverses. Le retour du mythe au cœur même de la culture numérique n’a rien de surprenant : dès ses origines, cette technique devenue culture a été animée par un souci de l’intelligent et de l’humain, de l’intelligent comme expression de l’humain. Le calcul s’est vite transformé en lieu de sociabilité, et l’humain s’est du coup en partie numérisé. Même les jeux se sont transformés en une occasion de produire des récits et des textes essentiellement mythologiques . Mais, entre-temps, les récits fournissant du sens et des doses de vérité à ces techniques dans leur exploitation sociale restent des récits, c’est-à-dire des discours structurant l’ordre social en voie de formation. C’est, en fin de compte, le sujet de l’humanisme numérique.