Pour un humanisme numérique 3

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Solitude numérique[modifier]

Une première possibilité s’offre immédiatement : combiner le fonctionnement des deux modèles. Si les sites comme Wikipédia ajoutent une couche sociale, c’est précisément pour faire circuler leur contenu plus librement. Dans le cas des réseaux sociaux, le vide est à remplir certes avec de l’information, de l’interactivité, mais surtout avec des présences. Si, selon Aristote, la nature abhorre le vide, les réseaux sociaux, eux, abhorrent la solitude, l’absence et le silence. Les contraintes sont fortement présentes, pour assurer à la fois la croissance continue du réseau et la mesure ou le chiffrage des relations entre les identités ou de leur visibilité. Ainsi, la dimension anthologique, la modularité caractéristique de la culture numérique s’étendent, grâce à la sociabilité, aux personnalités. Le réseau social se nourrit de fragments mais également de « fragments de personnalité » circulant dans des contextes différents . La continuité entre ces fragments sera assurée en partie par l’image, en partie par un retour du narratif et du récit inscrit dans la continuité de la sociabilité numérique et de ses modalités de gestion de l’identité.

Il est très facile de la vivre, cette solitude numérique. Il suffit par exemple tout simplement de créer une adresse mail jetable, puis de l’utiliser pour devenir membre de Facebook. Immédiatement, la plate-forme vous demande d’importer votre carnet d’adresses (dans notre cas, vide) afin de vous mettre en relation avec vos « amis ». Si le compte est ouvert mais sans amis, on voit une page essentiellement vide qui ne permet, en principe, au-delà de quelques personnalisations du profil*, aucun échange. Sauf pour les demandes d’amitié ! La fonction de recherche est certes présente pour vous aider à trouver des relations perdues ou oubliées, mais, et c’est là la différence radicale entre un réseau social et le réseau tout court, on ne peut pas librement circuler, tâtonner même, et découvrir au fur et à mesure soit du contenu, soit des relations. La contrainte est visible : une identité sans relations est comme une aberration et, en principe, on est censé avoir toujours quelques relations nous permettant de circuler et d’élargir notre réseau.

Les éléments visuels de la page sont tout à fait éloquents : il faut quelques éléments d’identité pour peupler les choix (genre, âge, etc.). Sans ces premiers éléments, l’identité est comme dormante, inanimée au sein du réseau social. L’anonymat n’est point admis, ni le voyeurisme. C’est dans ce contexte que l’on voit comment le réseau social impose l’identité numérique non pas seulement comme condition d’accès mais surtout comme valeur. Le compte vide ne fait que montrer les effets des contraintes intégrées aux modèles de la sociabilité actuelle. La solitude de ce choix est renforcée par l’absence de suggestion ou de recommandation, qui toutes les deux dépendent à la fois des relations et de l’historique de l’identité sur le réseau. L’exclusion est aussi un phénomène numérique qui est essentiellement une expression du rôle déterminant joué par la visibilité dans la sociabilité numérique. Plusieurs mécanismes sémantiques (proximité, etc.) existent pour éviter cette chute dans l’oubli numérique : ils exploitent tous des données disponibles et traduites en critères de pertinence afin de suggérer des relations et encourager des échanges. Le promeneur numérique, dans le réseau social, n’est jamais un promeneur solitaire .

Pour apprécier cette réalité, il suffit de comparer les réseaux sociaux d’aujourd’hui avec Usenet . Les groupes Usenet étaient divisés en deux parties : des groupes libres et ouverts, auxquels chaque internaute pouvait contribuer, et des groupes modérés, qui exigeaient l’accord d’un modérateur pour toute publication. Cette gestion se limitait à la contribution active, c’est-à-dire à l’écriture ou au commentaire. Quant à la lecture, elle était toujours libre. C’est pour cette raison qu’on parlait souvent, surtout dans les groupes modérés, de ces « voyeurs » qui fréquentaient les lieux sans jamais contribuer. On voit bien ici la différence entre une plate-forme conçue autour des notions de contribution et de circulation et une autre construite sur la base d’une identité, mais une identité définie en grande partie par son réseau. Plus encore, Usenet était la première plate-forme globale, avec des forums portant sur tout sujet imaginable, et qui admettait des variations locales (certains serveurs permettant un accès à un choix spécifique de groupes). Dans ce sens, Usenet était le premier site de ce que l’on appelle aujourd’hui la « conversation ». Notre sociabilité actuelle semble toutefois privilégier la personnalisation, une personnalisation qui incite l’internaute non pas seulement à s’identifier mais aussi à partager et à transporter ses connaissances. Le tournant social est inséparable du couple identité/donnée et le réseau social est une machine à produire des données. Le partage, dans ce contexte, valorise la production plutôt que le contenu. Ce glissement est essentiel, car il met en relief les nouvelles valeurs portées par les modalités d’évaluation les plus visibles de la sociabilité : la recommandation, la suggestion (automatique et qui prend en compte l’historique variable de chaque identité), l’ontologique (l’importance croissante des catégories, des mots-clés, des tags, comme points d’entrée vers le contenu), la proximité (géographique et sémantique) . Curieusement, les dimensions humaine et sociale de cette sociabilité ne font qu’accentuer l’importance de l’automatisation des formes d’accès au contenu et au savoir.

Dans ce sens, le Web 3.0 sera un Web de données : données sur les identités, données produites par les identités numériques. C’est là que l’on retrouve la convergence entre la dimension anthologique de la culture numérique et sa manière d’exploiter la polyphonie de l’identité numérique grâce à la sémantisation du réseau. Les « fragments de personnalité » évoqués dans le chapitre suivant se montrent les agents de cette production exponentielle de contenu. La formation de communautés, identifiée par Aristote comme le produit de la relation de l’amitié, se présente ici comme une conversion des rapports humains dans un univers hybride : échanges automatiques (notifications, géolocalisation, etc.) et don de soi au profit du partage au nom du réseau. Mieux encore, cette conversion modifie à la fois le lien social et l’humain en les introduisant dans un contexte inédit, à une échelle sans précédent. Cette double appartenance explique aussi les modes de visibilité actuels : d’une part, une visibilité à grande échelle mais souvent avec une influence limitée (des utilisateurs sur Twitter avec un million de followers, par exemple), d’autre part, une visibilité de loin plus efficace mais restreinte à un circuit plus petit, plus spécialisé ou bien peuplé par des identités qui se retrouvent autour d’un thème ou d’un point d’intérêt spécifique. Curieusement, ce partage semble aussi faire écho à une sorte de division du travail. Dans le premier cas, le travail de la machine elle-même se manifeste sous une forme de contagion. Il s’agit là surtout d’effets automatiques rendus facilement possibles par les réseaux sociaux et qui font évoluer l’influence et sa visibilité (cela apparaît clairement dans les effets secondaires des vidéos dites « virales », c’est-à-dire qui sont visionnées par un très grand nombre d’internautes et qui, durant un ou deux jours, circulent dans la presse). Ici, la popularité – et par conséquent l’importance, même fugitive – est produite par les mécanismes de concentration et de communication entre réseaux sociaux et interfaces (« retweet », etc.). Dans le second, on retrouve des archipels, des réseaux de taille modeste, avec une forte spécialisation et une fidélité de contribution à la fois élevée et stable qui nourrit une conversation plus concentrée. Ces petits réseaux existent au sein même des grands réseaux et permettent aux internautes de varier leur manière d’exister entre ces deux univers conjoints. On dirait même qu’il s’agit d’une variation sur la relation entre la relation et l’humain désignée par Aristote comme l’un des premiers effets de l’amitié ici adaptée à l’ère du numérique. La polyphonie de l’identité numérique appelle aussi une autre polyphonie : celle des appartenances.

Rappelons-nous que Facebook, à ses débuts, était lié déjà à une communauté spécifique, avec ses codes et ses traditions : celle des étudiants des universités américaines, c’est-à-dire une communauté définie par une conception de la communauté caractérisée par une proximité géographique (le campus), une proximité de tradition (continuité des anciens d’une école ou d’une faculté), etc. Facebook était donc tout simplement une extension de ce modèle : l’amitié était déjà inscrite dans une communauté préconstituée qui valorisait les liens entre les individus en fonction d’une extériorité quasi arbitraire. Ce qui est impressionnant, c’est bien l’évolution de cette première forme de l’amitié en un réseau social à l’échelle globale. Il va de soi que les pratiques actuelles ont radicalement transformé cette première version de Facebook. Néanmoins, et malgré les évolutions de la plate-forme, on y retrouve toujours les effets de cette origine, des effets qui expliquent peut-être certains de ses aspects fermés. L’amitié s’est révélée à la fois extensible et, comme on dit aujourd’hui, « portable ». Elle est aussi, comme on le verra, une relation « horizontale », c’est-à-dire égalitaire ; une relation qui fait tomber les différences et les hiérarchies sociales et économiques.

Le texte d’Aristote nous a aidés à mieux comprendre l’importance de l’amitié pour les réseaux sociaux, ou du moins à saisir les enjeux communautaires rendus possibles par une exploitation des structures relationnelles permises par une extension de l’amitié. Au cœur d’une économie affective, cette relation établit des rapports d’échange et des modèles de circulation qui contribuent à former une communauté. La motivation qui se cache derrière explique à la fois sa morale et son association avec l’idée de justice. L’amitié, égalitaire et volontaire, produit du bonheur et, chemin faisant, rend possible un bien commun. Ces qualités sont troublées par la sociabilité numérique, car cette sociabilité obéit aussi à une autre exigence, celle de la plate-forme et de sa téléologie.

Sûreté et confiance[modifier]

Il nous faut maintenant lire le texte de Cicéron, De l’amitié, afin de mieux saisir les liens entre l’amitié, le calcul et l’image ou, plus exactement, entre l’amitié et l’économie de la visibilité. Pour lui aussi, l’amitié est une relation fondatrice. Mais ce qui nous interpelle dans son dialogue , ce sont surtout les liens entre les limites acceptables de l’amitié et le partage. Si la présentation de Cicéron reste largement classique, elle innove dans ses expressions, et surtout dans les détails de son exposition de la relation d’amitié. Le chapitre XVI est consacré à ce qu’il nomme les « bornes » de l’amitié, c’est-à-dire les limites naturelles de l’affection telles qu’elles s’appliquent à ce sentiment. Ce qui nous intéresse ici, c’est, en premier lieu, le rejet d’une réciprocité simple et simpliste comme nécessaire à la relation : pour lui, il n’est point envisageable que l’on ressente les mêmes sentiments envers l’ami que l’on a envers soi-même . Cette disparité est déterminante, car elle élimine la similarité comme modèle premier de l’amitié. Plus encore, elle permet de comprendre comment la différence devient constitutive de l’amitié. Dans le contexte des réseaux sociaux, il est évident qu’une telle dimension est déterminante : on devient ami (friending) sans avoir nécessairement beaucoup ni même assez d’informations sur l’autre. On choisit les amis de confiance, selon des modèles différents, soit par extension (l’ami d’un ami peut être un ami), soit guidé par une communauté d’intérêt ou de point de vue (la suggestion suivant l’historique de la navigation et de la consultation), soit même par hasard (un commentaire). Mais si la réciprocité des qualités n’est pas nécessaire, celle des gestes est plus problématique, surtout dans le contexte des plates-formes numériques. Choisir un ami est un acte à la fois privé et public et qui souvent faitappel à un retour, à une réciprocité. À la différence de l’amitié traditionnelle, l’amitié numérique a une visibilité autre. Elle s’affiche et cherche à afficher les liens : presque tous les sites annoncent le nombre d’amis, le nombre de followers, et cette visibilité est comme une valorisation du statut social de l’identité.

Cicéron est très explicite quant à la nature de la mesure (il parle de « calculos ») relative à l’amitié : « La deuxième opinion consiste à chercher la mesure de l’amitié dans l’égalité des services rendus et du bon vouloir manifesté. C’est vraiment la soumettre à un calcul bien étroit, bien mesquin, que de tenir pareille comptabilité où dépenses et recettes devraient s’équilibrer. Je crois que l’amitié véritable est plus riche, plus prodigue, qu’elle n’examine pas minutieusement si elle ne rend pas plus qu’elle n’a reçu : elle ne ressemble pas à un moissonneur qui craint de laisser tomber, d’abandonner au sol, un peu de grain, elle ne redoute pas d’en trop faire . » Dans ce texte classique, l’amitié est à l’antipode de tout calcul, de toute mesure. Elle n’est pas soumise à la loi de l’échange de faveurs ou de réciprocités mesurables. Elle semble, par contre, obéir à une autre loi d’échange, à une économie de l’offre qui est plutôt celle du don de soi. Dans ce contexte, une question se pose : comment trouver, dans un environnement qui malgré toutes les apparences ne fait que compter, évaluer et classer en fonction d’une métrique relativement simple et toujours visible, l’équivalent de cet autre calcul à l’origine de l’amitié ? Est-ce suffisant de dire et de répéter que le friending n’est pas exactement l’amitié dont parle Cicéron, d’autant plus que tout semble nous amener à transposer et convertir une grande partie de notre vie, de nos échanges et de nos liens vers ces espaces d’amitié numérique ? S’il est vrai que la culture numérique a radicalement modifié le lien social, il est impératif d’évaluer les incidences du friending sur l’amitié, d’autant plus que, dans le vocabulaire, les deux sont de plus en plus inséparables. Faut-il au contraire imaginer une sorte de double vie dans deux milieux distincts où nous aurions des relations d’ordre et de nature différents ? Si tel est le cas, comment penser la continuité croissante entre ces deux milieux, ces deux contextes en voie d’harmonisation ?

Le numérique semble ainsi avoir donné lieu non pas seulement à une nouvelle sociabilité mais à une nouvelle forme de relation qui porte le nom d’« amitié ». Cette nouvelle relation, si elle bénéficie des valeurs associées à l’amitié classique, reste le site d’une évolution importante, d’une transformation symptomatique de la civilisation numérique. Comme souvent, les valeurs numériques reprennent, reproduisent et convertissent des catégories, des propriétés et des objets qui nous sont familiers : on l’a vu avec la page imprimée, avec la figure d’auteur et ses droits associés. Nous sommes maintenant confrontés à une conversion plus difficile à saisir parce qu’elle concerne quelque chose de plus floue, qui touche la personne et ses représentations. L’économie, dans le sens large du terme, du numérique agit ici d’une manière exemplaire. Elle neutralise tout en absorbant, elle concrétise tout en fragilisant et, finalement, elle impose ses versions comme les seules valables ou presque. En effet, ce ne sont plus les seuls archives et textes qui sont en train d’être numérisés, c’est aussi le lien social lui-même, dans sa manifestation la plus sensible. Dans ce contexte, le calcul est révélateur, car il incarne les tensions, pour ne pas dire les contradictions, du numérique. Si l’amitié classique est une relation qualitative, une relation qui surmonte la « mesquinerie » méprisée par Cicéron, l’amitié numérique reste sujette au calcul inévitable et même constitutif de l’environnement numérique. Là, tout est mesurable, tout est archivé, tout est quantifié. La qualité elle-même, de par la nature même de la technique, est une valeur « digitale », c’est-à-dire mesurable. Cette tension n’est pas l’expression de la nostalgie d’une ère d’avant le numérique ou d’une volonté de privilégier un lien social d’ordre subjectif. Elle est une interrogation sur la valorisation implicitement numérique du social . L’un des intérêts de l’amitié est qu’elle montre et fait voir ce qui a toujours été présent dans le numérique. Le calcul ici se généralise et le numérique ne se cache plus. L’amitié, qui est une relation, devient un lien grâce au calcul numérique.

Soulignons une dernière dimension de l’amitié dans le traité de Cicéron : « Si donc sur la scène même (je veux dire dans une assemblée populaire) où la fiction tient bien de la place et où l’on se contente d’aperçus très sommaires, la vérité a tant de force, pour peu qu’elle se montre et qu’on la mette en lumière, que sera-ce dans l’amitié dont la vérité faittout le prix ? À moins qu’on ne lise, comme on dit, dans le cœur d’un ami, qu’on ne lui ouvre le sien, il n’y a pas de confiance, pas de sûreté, il n’est même pas d’affection éprouvée, rendue, si l’on ignore dans quelle mesure le sentiment est sincère [in qua nisi, ut dicitur, apertum pectus uideas tuumque ostendas, nihil fidum, nihil exploratum habeas, ne amare quidem aut amari, cum, id quam uere fiat, ignores]78. » L’amitié ici est liée à la vérité, à une vérité qui répond à ce qui s’expose sur la scène publique. Sa nature essentiellement privée autorise une sorte d’échange parti- monde devient numérique, Paris, Fayard, 2008.

78 De l’amitié, op. cit., XXVI, 97. culier : elle repose sur une forme de lecture spécifique, sur un partage singulier. L’amitié est en quelque sorte une opération qui donne accès à, qui permet de voir ce qui, en principe, échappe à toute visibilité : le fait que l’ami puisse voir et lire dans le cœur ouvert signifie cette relation mystérieuse, ce don de soi qui est aussi un don de visibilité restreinte. Ainsi, on ne sera point surpris de voir que l’amitié, en passant de l’ordre du privé à la nouvelle scène publique et populaire que sont les réseaux sociaux, jouit de toutes les déclinaisons de l’image dans ce nouvel environnement. Il est important de noter aussi que Cicéron utilise des termes qui sont toujours valables et pertinents pour nous quant à la nature des réseaux sociaux : « sûreté » et « confiance ».

Pour l’image, on peut dire qu’au sein des platesformes actuelles l’amitié en exploite trois sortes, qui peuvent être la même mais qui varient dans leur fonction suivant le lieu et le contexte. L’image est icône, elle est aussi portrait et, finalement, emblème .

L’image, dans ses diverses formes, actualise la nouvelle spatialité caractéristique de la culture numérique. Elle situe dans un lieu, fixe le regard sur une apparence dans un contexte, associe une identité à un réseau et concrétise une présence ; autrement dit, dans ses trois fonctions l’image fait écho au rôle joué par le toucher. Et avec le toucher, c’est le corps lui-même qui est impliqué dans la communication numérique, devenant ainsi un point de transfert, un point de passage et surtout un moyen de communiquer son identité numérique.

L’icône incarne une présence. Elle présentifie une identité numérique, et, comme cette identité, elle n’est point fixe. Elle est facilement modifiable et reflète, selon le choix, telle ou telle apparence. Ce rôle est renforcé par les plates-formes et par les logiciels : toute identité, tout compte est automatiquement associé à une icône, un avatar ; si cette icône n’est pas personnalisée, elle devient par défaut l’expression soit d’un choix volontaire, soit, comme c’est plus souvent le cas, d’une indifférence ou encore d’un manque de compétence. Mais l’essentiel reste que cette image tient lieu de l’identité et donne à voir une personnalité. Le pseudo est quasi indissociable d’une image, d’une icône.

Et l’icône ne fait que renforcer la transformation de l’espace numérique en espace de coprésence et de visibilité entre identités .

La deuxième fonction de l’image est celle de portrait. Ici, on est devant un usage plus familier mais qui, comme souvent, suit le cheminement de la conversion numérique. Le portrait peut varier en fonction des plates-formes (deux images différentes sur Facebook et sur Twitter, par exemple), ou bien être toujours le même, afin de donner une forme de continuité et de cohérence à ces « fragments de personnalité » qui habitent l’espace numérique et y circulent. Dans les deux cas, le portrait est le plus souvent miniaturisé, à cause de la convergence entre le réseau et le mobile, mais aussi en fonction des interfaces des réseaux sociaux, qui privilégient une telle réduction. Ainsi, cette miniaturisation du portrait ne fait que répondre à l’émergence des micro- et petits formats associés aux nouveaux outils : sorte de « nanofication » de toutes les formes de représentation et d’expression présentes sur le Net. Plus encore, la miniature met en place une autre esthétique. Elle valorise tout ce qui se rapproche de la concentration, de l’abréviation. Comme nous le verrons pour la culture anthologique, la tendance au fragment, au plus petit et au « citable » s’étend ici à l’incarnation de la personne et aux représentations de l’identité même. Si le portrait saisit une personnalité dans une position fixe, sur le réseau, il se transforme en objet citable, en objet sujet au transfert et à l’incorporation à d’autres objets. Il révèle en partie ce qui ne peut pas se dire ni s’exprimer par des mots.

Comme dans le cas de l’amitié pour Cicéron, le portrait rend visible quelque chose qui ne peut se voir autrement. Mais il permet aussi l’expression de la diversité dans le cadre des réseaux sociaux. On retrouve là les dimensions culturelles et locales. Les images utilisées pour le portrait (qui sont souvent dérivées des jeux ou d’autres sphères) traduisent des choix symboliques.

L’e-réputation[modifier]

Le portrait joue un second rôle : il accentue la confusion croissante entre le privé et le public caractéristique des réseaux sociaux. Si l’amitié est en grande partie une affaire privée, l’amitié numérique est plutôt de l’ordre du spectacle public. La prolifération des portraits, la facilité de manipulation et de transformation de ces images ne sont que le reflet de la transformation de tout ce qui touche à l’intime et au privé. Comme on l’a souvent remarqué, la sociabilité numérique fragilise les normes traditionnelles et rend visibles des échanges qui étaient dans le passé réservés aux amis intimes ou aux seules personnes concernées. Le passage à une plus grande visibilité, malgré la gradation qu’on y observe, reste un indice puissant de cette évolution qui repose sur une seconde transformation, celle de la confiance. La forme publique de l’identité numérique ne fait qu’accélérer l’association entre identité numérique et réputation. En élargissant le cercle d’activité et de visibilité, les réseaux sociaux ont mis en place une nouvelle économie, celle de l’e-réputation. La présence sur le réseau, les échanges avec les autres, l’appréciation des tiers, tout comme les éléments de notation automatiques, forment ainsi la réputation d’une identité. Cela a d’abord pour effet d’encourager la participation et la contribution, car la réputation est toujours sujette à évaluation et, surtout, à comparaison. C’est à la fois un modèle délibératif et un modèle compétitif ; il s’agit d’un régime qui privilégie le calcul, ou, en tout cas, les signes visibles du calcul. On voit ici l’énorme puissance et l’attraction des réseaux sociaux, qui sont des usines à production de réputation. Mieux encore, les réseaux sociaux, à travers l’économie de l’image, sacralisent ses nouvelles valeurs car ils sont, en fin de compte, l’ultime expression d’une économie utilitaire. La ruée vers la visibilité et la réputation conforte le narcissisme numérique, qui a su construire ses propres galeries. Là encore, on est confronté à la différence entre la sociabilité numérique, qui peut certes donner lieu à des actions libératrices, et les projets de groupe privilégiant l’anonymat et la gestion collective. Dans un cas, il est question de visibilité, dans l’autre, de mérite. Dans les deux, il faut de la réciprocité et surtout de la reconnaissance. Mais ce sont des modèles différents.

Il est une autre manière de penser cette visibilité et cette réputation sur les réseaux sociaux. Elle se rapproche, dans sa fonctionnalité, de la réputation académique. Dans le monde savant, la réputation est déterminante. Elle est censée exprimer la valeur des contributions et la reconnaissance des pairs. Dans les disciplines scientifiques, on a même quantifié cette réalité : les index de citations scientifiques ont mis en place tout un système pour mesurer la fréquence de citation des publications d’un auteur, tout comme les évaluations (positives, négatives ou neutres) de ses travaux. Un calcul disponible à tous et qui donne à voir sur une échelle mondiale le classement des meilleurs. Mais on sait que ce modèle, même dans les disciplines scientifiques, a été critiqué et que ses applications dans le domaine des sciences humaines sont des plus difficiles et des plus controversées . Non parce que ces disciplines ne doivent pas être évaluées mais parce que la nature du discours dans les sciences humaines ne se prête pas facilement à une telle mesure : il faut accepter et prendre en compte des régimes de pertinence différents, dont certains qui ne sont pas aisément quantifiables.

Curieusement, ces convergences révèlent souvent des tendances contradictoires. D’une part, on voit dans le monde savant des mouvements vers l’accès libre qui en grande partie sont un défi à ce modèle de la réputation – car, au fond, c’est une mise en question, grâce à l’apport du réseau, de la validité des pratiques d’évaluation. D’autre part, on assiste, sur les réseaux sociaux, à l’application automatique, sans moyens de résistance, d’une importation de ces mêmes modèles. C’est en fin de compte une forme d’utopie de l’objectivité scientifique généralisée aux pratiques sociales . Pour ce qui concerne la réputation, les réseaux sociaux semblent accueillir les deux modèles. Les difficultés que l’on rencontre à décider de la pertinence dans le monde savant doivent nous alerter sur le rôle joué par les mécanismes automatiques, de plus en plus puissants et de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux. L’enjeu de la recommandation et de la suggestion n’en est qu’un exemple. La tendance inhérente à ces formes de calcul est de classer puis de mettre en place des hiérarchies construites en fonction de ces classements. Et la visibilité suit l’ordre de tels classements. Certes, on a à la fois une prépondérance d’une visibilité quantitative et parfois une visibilité plus souple, plus modulaire et plus contextuelle ; dans les deux cas, le portrait est partie intégrante de la visibilité et de la visualisation de ces relations. Le portrait, en fait, dans sa variabilité, joue sur les intersections de ces deux modèles. Disons que le portrait numérique ne doit pas être réduit à un « portrait » du scientifique » selon le modèle de l’Index.

Si le portrait expose des facettes à risque de la sociabilité, il met en relief aussi les possibilités offertes à l’utilisateur de circuler et de se montrer selon des choix personnalisés. Cette liberté de présentation, dans les limites des plates-formes, est devenue de nos jours le site de l’expression de l’individualisme. Plus encore, elle traduit les formes de contestation et les marges de manœuvre disponibles aux internautes. Car la personnalisation, bien maîtrisée, permet de dépasser les contraintes imposées par la structure des plates-formes.

Une troisième fonction de l’image est à décrire, c’est celle de l’emblème . L’image se présente rarement seule, sans texte.

Plus encore, dans le cadre des plates-formes, l’image se donne à voir et à lire avec le texte qui l’accompagne – ou peut-être faudrait-il dire « discours », car ce qui l’entoure, c’est certes du texte mais aussi des objets de toute autre nature : d’autres images, des hyperliens, des vidéos. Ce qui compte, c’est effectivement cette mise en contexte et la circulation de la présentation de l’identité sous cette forme. Comme pour les emblèmes, le message est à déchiffrer en analysant les rapports entre tous les éléments présents sur une page. La sociabilité numérique façonne nos emblèmes numériques : elle met en scène les éléments constitutifs du lien social en évolution et exhibe, dans les images comme dans les liens, la nature de la relation ou, pour reprendre l’expression d’Antonio Casilli, de la « liaison numérique ». Dans ce contexte, on comprend mieux la miniaturisation de l’image, inévitable étant donné les contraintes spatiales (surtout la nécessité de faire circuler la même information sur tous les supports, sans oublier les mobiles). Associée au tactile et aux usages du toucher, elle devient le lieu privilégié des communications rendues possibles par le numérique. La structure emblématique, dans cette version moderne, exprime elle aussi une morale, mais une morale publique et partagée, une morale de l’existence publique et visible. De même que l’anthologie et ses liens avec l’éthique, l’emblématique, au-delà de l’ésotérique, devient ici un accessoire primaire de la présence numérique.

Selon Jean Baudoin dans ses Emblèmes divers de 1659 : « Que si l’on recherche la vraye definition de l’Embleme, on trouvera que c’est une Peinture servant à instruire, et qui sous une Figure, ou sous plusieurs, comprend des aduis [avis] utiles à toute sorte de personnes . » L’utilité est ici traduite en communication et partage, et les « aduis utiles » ne sont que les renvois des recommandations et suggestions qui forment une grande partie de la conversation numérique. Plus encore, la structure emblématique saisit le mieux l’articulation de l’anthologique au niveau de l’identité numérique, de ces « fragments de personnalité » qui constituent cette identité. En premier lieu, parce que, pour reprendre l’expression de Baudoin, « tout le monde est un tableau85 » du point de vue de l’emblème. La page se transforme en tableau, la signature et le nom sont incarnés par le portrait. La visibilité numérique induit ainsi une visualisation généralisée, celle des données, celle des personnes et celle des échanges euxmêmes. En second lieu, parce que l’emblème se prête à la pratique anthologique : texte bref associé à des images circulant efficacement sur des réseaux et des contextes multiples et variables. Finalement, l’emblématique est l’ultime signe de la curation. Ainsi, l’ordre de l’image, porté par la logique même de l’amitié, correspond à la fois à la nature même du discours numérique et aux formes et formats mis en place par les figures en taille douce (1659), 2 vol., Préface.

85 Ibid. plates-formes. La polyphonie de l’identité numérique l’associe à une théâtralisation de ses expressions et l’emblématique numérique lui permet de se représenter sous des formes qui sont comme des scènes ou des tableaux mobiles selon les mises à jour.

Bacon : une thérapeutique de l’amitié[modifier]

L’amitié, on l’a vu, est aussi un calcul, mais un calcul qui a ses propres règles et ses normes propres. Peut-être l’expression la plus simple mais aussi la plus claire de ce calcul se trouve-t-elle dans les Essais du Chancelier Bacon . Pour Bacon, l’amitié est une économie, un commerce : « Il y a une chose admirable dans ce commerce de l’amitié, c’est que cette union et cette communication d’un ami produit deux effets contraires, qui sont de redoubler la joie et de diminuer les afflictions … » Le commerce, c’est ici un échange thérapeutique qui s’explique par les effets du partage entre amis : on double ses joies et on diminue ses malheurs. Ainsi, cette relation foncièrement sociale est également une relation d’échange, mais d’un échange qui, bien que mesurable, retient quelque chose qui semble défier la quantification. Dans ce sens, les réseaux sociaux ne font qu’expliciter cette manière d’exprimer son affect mais aussi de le montrer sur une scène aussi bien privée que publique. Autrement dit, l’amitié, même la plus intime, a toujours été une forme d’extension du domaine privé et confidentiel selon un modèle de partage. Avec la culture numérique, cette extension est devenue notre agora commune, notre nouvelle sphère publique, accueillant à la fois les discours d’ordre privé et personnel et les échanges de nature plus publique. Cette hybridité correspond bien à la nature de l’environnement numérique, mais elle explique aussi certaines de nos difficultés à négocier avec la transformation de notre vécu par la visibilité numérique.

Bacon va même plus loin dans sa description de l’amitié. Pour lui, cette relation est une forme première qui garantit la survie, elle émane d’une sorte de médecine naturelle assurant la conservation et la protection contre les pertes suscitées par les tribulations de la vie quotidienne : « […] le cours ordinaire des choses naturelles peut […] servir de preuve suffisante : car nous voyons que dans le corps l’union nourrit et fortifie les actions naturelles, et au contraire elle affaiblit et arrête les impulsions violentes. L’union des esprits produit le même effet . » La similarité entre corps et esprit (qui constitue aussi une composante essentielle de la structure de tout emblème) est ici fondée sur les effets thérapeutiques de l’amitié. Le corps individuel, le corps physique, est un symbole de l’esprit, mais aussi du corps social. Et l’amitié, cette échange et ce commerce, permet, par le fait de rendre public et de partager, une mise en garde contre les dérives violentes.

En ce sens, on voit bien que l’amitié, dans sa déclinaison publique et délibérative, modifie le lien social, car elle instaure un nouveau régime de circulation des idées et des informations qui ont la force, dans leur multitude et dans leur accès ouvert, de s’opposer aux tendances dangereuses et de diminuer le risque de conflits et de violence. La stabilité du corps, comme la stabilité de l’esprit, ne peut que bénéficier de ce commerce de soi avec les autres. La sociabilité numérique a su se saisir de cette relation, malgré les risques et les dangers des contraintes imposées par les plates-formes, pour en faire la pierre de touche de sa civilisation.

À l’âge du Cloud Computing, cette nouvelle ère portée par le nuage, écoutons une dernière fois le Chancelier : « C’est l’amitié seule qui dissipe les nuages et les brouillards qui nous offusquent . »

Une culture anthologique[modifier]

Une anthologie est une collection choisie. Dans l’Antiquité, l’anthologie a représenté, dans le monde littéraire et philosophique, un effort pour réunir dans un format et un support unifiés une sélection de textes et de dits (logia) incarnant à la fois le meilleur et le plus essentiel. Cette pratique s’expliquait notamment par la difficulté d’accès aux textes, par le coût du support matériel et par la dimension réduite du public lettré. Ainsi, l’anthologie fonctionnait comme un abrégé raisonné et comme un premier guide vers une pensée ou un style. Puis la pratique a évolué pour accompagner les changements de nature des supports matériels de l’écriture dans le monde occidental. Elle a aussi marqué la première ère de l’imprimé, en rassemblant des bribes de textes dont la circulation désormais relativement facile a permis un premier accès à la tradition littéraire et philosophique, et surtout a démontré la nécessité d’un savoir-lire et d’un savoir-écrire (literacy). Car l’an- thologie représente comme une économie, au sens large du terme, de l’écrit. Elle inaugure des échanges, des déplacements, et rend possibles des formes de compétence autrement difficilement accessibles. Chemin faisant, elle instaure une grille conceptuelle façonnée par la dynamique de la réception et par le savoir spécifique lié aux textes circulant sur le réseau et aux autorités qui leur sont associées.

Si l’anthologie ancienne est née d’une économie de la rareté, comment se fait-il qu’elle soit aujourd’hui la forme dominante d’une nouvelle économie, une économie de l’abondance, voire de la surabondance, celle de notre culture numérique ? Comment expliquer le fait que l’anthologie soit la forme et le format par excellence de la civilisation numérique  ? Les recueils de « fleurs » (anthos en grec veut dire « fleur »), censés tenir lieu d’une totalité difficilement accessible dans son intégralité, se sont généralisés, pour représenter non plus un choix ou une sélection dictés par des contraintes matérielles (c’est un point essentiel : on y reviendra) mais plutôt des fragments conçus et formés pour la circulation et la transmission dans un environnement qui valorise une nouvelle manière de lire et d’écrire. Le fragment, ou toute pièce, tout document de n’importe quelle nature, est citable mais surtout il se livre à des formes d’intégration dans des outils d’écriture qui sont presque toujours aujourd’hui des outils d’échange et de partage. Cette tournure anthologique, qui s’accentue avec les derniers outils et se confirme avec les nouvelles pratiques, implique une transformation déterminante de nos rapports avec les objets culturels de tous les genres et le savoir tout court. S’il est vrai que l’accès à l’information et au savoir a toujours été une forme du pouvoir, la culture anthologique, dans son déploiement numérique, met en place une nouvelle configuration épistémologique et formelle, capable de réorienter notre appréciation des liens entre savoir et pouvoir. Mieux encore, cette culture anthologique, comme on le verra, en se généralisant et en se naturalisant dans le cadre de l’environnement numérique en expansion continue, touche aussi à l’identité : identité numérique de la personne, identité des fragments circulant dans l’environnement numérique et identité des médiations agissant sur la circulation et les transmissions multiples et souvent imprévues des assemblages de fragments et de leurs auteurs présumés. Cette convergence entre fragments d’anthologie et « fragments de personnalité » repose en grande partie sur la dimension sémantique ou ontologique de l’environnement numérique, mettant en relief le rôle de plus en plus déterminant joué par le formalisme inhérent à l’écriture du code et à ses représentations du savoir.

Nuage « standard »[modifier]

Pour mieux apprécier cette problématique, il nous faut examiner, en premier lieu, la façon dont le numérique est en train de modifier nos manières de voir en introduisant de nouvelles perspectives fondées sur les propriétés des outils et des plates-formes et sur les pratiques de la sociabilité numérique. Dans ce contexte, le Cloud Computing est la dernière étape de cette évolution culturelle, une mutation qui a le potentiel de transformer nos rapports au savoir, aux modèles de sa production et de sa transmission, tout comme aux critères de son évaluation. Pourquoi et comment92 ?

Tout d’abord, parce que le nuage signale en premier lieu un abandon de l’héritage de la première ère du numérique (souvent désigné « Web 1.0 ») : une période marquée par le poste fixe, par la recherche et l’acquisition de documents et par une première version d’une culture de l’Index alimentée par les navigateurs et le cumul de données largement non structurées. Dans ce premier état, l’accès était relativement difficile et restreint et l’identité numérique relativement simple, réduite à un minimum de présence. Le Cloud Computing, issu tel qu’il l’est de la convergence de la nouvelle sociabilité numérique et des effets insoupçonnés de l’interactivité, exploite de nouvelles réalités : d’une part, la structure des réseaux sociaux, ces cadres vides marqués par des contraintes relationnelles, d’autre

92 Nous reprenons ici une partie, modifiée, d’un essai paru sous le titre « Vers une culture anthologique » dans Documentaliste, vol. 47, n° 1, février 2010, p. 59-60. part, la convergence de la polyphonie de l’identité numérique et de l’harmonisation de l’accès à travers divers supports. Mais l’importance de ce paradigme du nuage va bien au-delà de cette première exploitation du potentiel du réseau. Il inaugure aussi le passage vers une nouvelle économie d’interfaces, multiples et interchangeables, dont un des premiers effets est une interopérabilité généralisée animée par une double mutation, celle des formats et celle des modalités d’accès et de la présence numérique. Les formats changent pour mieux s’accommoder des contraintes du nuage, c’està-dire des nécessités d’un accès à travers des points multiples et divers appartenant souvent à des fournisseurs différents. Plus encore, les formats sont retaillés pour mieux correspondre à la facilité d’une portabilité structurante mais non pas libre ni ouverte. Si l’accès devient quasi permanent et plus facile, la portabilité des données, de ces fragments d’anthologies contenant autant de textes et de liens que l’historique de la présence d’une identité numérique, est, elle, de plus en plus difficile. Car les fournisseurs du Cloud Computing ont intérêt à limiter les transferts de données et à maximiser la présence de leurs usagers sur leurs réseaux : en se libérant du poste fixe, l’utilisateur cède en grande partie le contrôle sur ses données, ses textes et autres contenus au fournisseur. Une condition paradoxale, certes, mais qui pointe vers certaines des caractéristiques de la nouvelle économie qui s’installe dans l’environnement numérique, une économie qui bénéficie de la fragmentation spécifique à l’anthologisation de la culture numérique.

Un autre des premiers effets de ce nouveau paradigme s’exprime dans la modification de l’information. C’est comme si tout était en train de devenir information, mais information comme site d’un vécu inédit tout en étant familier. Le poste fixe, avec ses interfaces et ses métaphores qui sont toujours en partie les nôtres, façonnait notre accès et orientait notre regard sur les objets numériques. Le nuage, par contre, est en mesure d’étendre les interfaces du numérique au monde, à notre habitus. Ainsi, la réalité augmentée, qui conjugue géolocalisation, identité et présence numériques avec la transmission et le partage de données librement disponibles, annonce-t-elle un nouvel urbanisme virtuel, qui trouve sa meilleure expression dans l’accès spécifique au nuage.

Dans cette perspective, l’accès et la présence deviennent une nécessité, voire une contrainte. Les points d’accès multiples et de plus en plus convergents accentuent à la fois la tendance anthologique de la culture numérique et la fragmentation accrue dans nos rapports à la présence comme au savoir et à tous les objets numériques. La nouvelle interactivité, vecteur majeur de la sociabilité numérique et de la genèse de la multiplication des communautés, se nourrit d’échanges constitués essentiellement par la transmission et la circulation de fragments d’informations de tout genre, insérés dans des contextes nouveaux et inattendus. L’anthologie, dans ce sens élargi du terme, est à la fois la forme et le format par excellence du savoir numérique. Elle opère dans la culture une série de réorganisations de premier ordre : celle des institutions du savoir et de la communication, des institutions émanant du lien social, et des rapports entre individu et identité et entre individu et collectivité. Elle est d’autant plus performative qu’elle s’inscrit au cœur de l’articulation des technologies et plates-formes et des pratiques et usages qui leur sont associés, qui les modifient dans leur déploiement social. Cette tournure vers le plus petit (parfois associée à une contrainte volontaire, comme dans le cas de Twitter) accompagne l’effort de numérisation institutionnelle monumentale d’une partie importante de notre savoir imprimé. Mais cette coexistence n’est point harmonieuse : elle remodèle et déconcerte l’héritage de l’imprimé et du livre. Si la culture du livre, dans son évolution historique, a donné lieu à la naissance et au sacre de l’écrivain, la culture numérique, dans sa dimension anthologique, inaugure la renaissance du lecteur . Un lecteur toujours déjà auteur, mais auteur dans un sens nouveau, ancré dans une hybridation agencée par le numérique et l’anthologisation. La pratique anthologique est naturelle au sein du numérique : elle répond à la nature de ses objets et de ses supports, de leurs production, circulation et valorisation.

Plus encore, l’anthologique correspond à la réalité de la déclinaison de l’identité numérique, identité ellemême formée par l’assemblage de « fragments de personnalité » circulant dans des communautés multiples et opérant dans des contextes différents. L’agrégat et l’historique d’une présence constituent les assises d’une identité numérique dé-territorialisée et détachée de la généalogie. La fragmentation des incarnations de l’identité numérique accompagne ainsi l’anthologisation du savoir dans l’environnement numérique.

Dans une telle perspective, l’identité numérique devient le site d’un conflit d’autorités et de légitimités. Son potentiel polyphonique comme sa traçabilité, ses modalités de présentification comme ses représentations iconiques, ses appartenances à des communautés différentes et souvent soumises à des formes d’intelligibilité différentes, voire contradictoires, sont tous des éléments qui mettent en relief la banalisation du geste éditorial dans la culture numérique. Car la renaissance du lecteur portée par l’identité numérique, en démocratisant l’accès et la production anthologique, nous met devant un fait : la confrontation entre un savoir « populaire », marginal, véhiculé par les folksonomies et les échanges horizontaux (de Wikipédia à Flickr), et les classifications institutionnelles et savantes. Cette confrontation est d’autant plus importante qu’elle nous invite à réfléchir sur la dimension sémantique du réseau.

L’anthologie s’associe ainsi à l’ontologie*. Une onto logie désigne des abstractions et un vocabulaire représentant des informations et leurs relations. Il s’agit toujours d’une forme hiérarchique de la représentation des relations et du savoir qu’elles impliquent. L’ontologique permet une sorte d’autonomisation des objets numériques, favorisant ainsi leur identification et leur circulation en termes de taxonomie. Mais cette tournure sémantique, certes contestée mais néanmoins actuellement en marche, risque d’instaurer une nouvelle fracture numérique entre des hiérarchies professionnelles et académiques et des ontologies populaires et horizontales : une zone à la fois de turbulence et d’expérimentation qui sera au centre de nos rapports avec les archives, les nouveaux objets et le savoir qu’ils promettent. Entre anthologie et ontologie, des formes denses de savoir-lire et savoir-écrire numériques (digital literacy) seront essentielles. Manier son identité numérique, manipuler ses accès au sein de divers écosystèmes sont autant de moyens d’articuler la présence numérique dans un contexte de sémantisation généralisée et parfois conflictuelle du savoir.

Ce tableau de la dimension anthologique de la culture numérique dans son état actuel permet de mieux saisir la manière dont l’anthologie correspond aux nouvelles tendances au sein de l’environnement numérique et les explique. Mais, avant de procéder à l’examen de quelques-unes de ces formes, il nous faut rappeler un usage ancien de l’anthologie.

L’anthologie, semble-t-il, est une forme associée, en tout cas dans le monde biblique, à la sagesse. Selon James Kugel, cette sagesse biblique exploite l’anthologie, permettant au sage de manipuler, c’est-à-dire de lier et d’assembler, de recueillir des fragments et des bribes, afin de produire un discours pertinent . Curieusement, le sage ressemble ici à notre lecteur numé rique : il a accès à un nombre infini de fragments et son écriture consiste en grande partie dans sa connaissance et sa maîtrise de cette prolifération de fragments tout comme dans son savoir en les assemblant en fonction d’un contexte et d’un message. Si on a parlé de la sagesse des foules, on a aussi un modèle de la sagesse des « spécialistes » ; mais des spécialistes qui sont aussi les héritiers d’un « tempérament » anthologique, pour reprendre l’expression de Kugel.

La question qui se pose est de savoir comment cette dimension anthologique fonctionne de nos jours dans le cadre de l’environnement numérique. Peut-être le moyen le plus simple mais aussi le plus efficace d’exposer l’importance de l’anthologie est-il de regarder attentivement les outils récents qui semblent façonner nos manières d’accéder aux informations circulant sur le réseau, de les classer et d’interagir avec elles. On est alors tout de suite frappé par une convergence qui privilégie le récit et une forme numérique du narratif. Cette convergence est compréhensible, car elle répond à la prolifération de l’information, à sa segmentation.

Considérons d’abord Storify . L’outil est simple : il permet à tout utilisateur d’agréger ses flux d’information en les rassemblant, selon diverses possibilités, en récits ou histoires. Dans le cas de Storify, le récit joue un rôle multiple : il a, en premier lieu, un effet de personnalisation plus important que le simple classement. La personnalisation est ici inscrite dans une chaîne de transmission et de valorisation qui associe identité numérique, réseau et contextes. Curieusement, le récit est formé par de simples déplacements. L’utilisateur est confronté à deux colonnes : sur celle de gauche, il trouve une liste de ses flux, de ses informations, qu’il peut déplacer comme il veut sur la droite. Le récit se forme ainsi par assemblage de liens, de fragments de toute nature. Plus encore, il est construit comme une narration, par la signature de l’identité numérique mais aussi par l’ordre et la structure interne des fragments assemblés. C’est dans ce sens qu’il est une modification à la fois de la lecture et du partage. Au lieu de tout simplement transmettre un lien, une référence ou une citation, l’utilisateur a main tenant la possibilité d’organiser une constellation d’éléments afin de former une unité. Il va de soi que l’interface comme les présupposés de la plate-forme jouent aussi un rôle déterminant dans la construction de l’outil. Mais il n’en reste pas moins vrai que le passage vers le narratif, même dans ce cas relativement simple, signale une évolution significative.

L’identité de l’utilisateur est centrale car, dans sa signature, elle autorise une opinion, donne accès à un réseau, signe et valorise un choix. Le récit est comme une anthologie personnelle, inscrite dans l’espace et le temps, qui circule afin de mieux exprimer et faire partager un regard sur un thème, un événement ou un débat. Le récit est également synonyme d’un geste éditorial important. La liste, l’énumération de liens ou de fragments, leur ordre sont des actes d’interprétation qui sont bien compris comme tels par l’outil et par les lecteurs. Plus encore, cette mise en ordre valorisante met en relief une transformation visuelle de l’écriture. La transformation des éléments d’un récit, leur déploiement comme fragments en bloc renforcent l’écriture numérique (ici automatisée et intégrant des fonction nalités éditoriales classiques) comme forme de révision. Dans ce contexte, l’auteur n’écrit pas, il organise, classe et distribue. L’écriture devient une forme de révision de l’ordre de la réception comme de celui de la recomposition des fragments du récit. Storify reproduit en grande partie les fonctions éditoriales déjà présentes dans les outils participatifs.

Le récit est aussi une collection de citations signée par une identité. Du point de vue de la forme, ces récits restent des listes, une suite de textes ou d’autres objets (images, vidéo, etc.) signés par leurs auteurs et qui se suivent selon un ordre précis. Dans ce contexte, le récit produit par un lecteur est aussi comme un Index. Il traduit, dans la sélection des fragments et liens assemblés, le choix d’un regard, d’un individu. En d’autres termes, le récit obéit toujours à une logique qui nous est familière, celle de la pertinence ; comme dans un moteur de recherche, sauf qu’il est là question d’une recherche effectuée par un humain et que les critères de pertinence ne sont pas exclusivement algorithmiques.

Il faut relever un second élément de ce modèle mis en place par Storify : le contenu, les fragments sont déjà en circulation sur les réseaux sociaux (Facebook, Flickr, Twitter, etc.). Ainsi, la conversation dite « sociale » se prête ici à la fois à une forme première de la curation (le choix et la sélection par des humains) et à sa transformation en récit. Dans ce sens, Storify incarne aussi l’évolution de la page elle-même, qui devient une page sociale, c’est-à-dire une page peuplée par les formes et les formats de la conversation sociale. Elle est plus un espace de partage et d’échange que de lecture.

Cette première version du narratif, malgré ses limites, met au jour les effets transformateurs de la sociabilité numérique. La personnalisation n’est plus un service ; elle est en train de devenir une forme éditoriale extensible, accessible à tout un chacun. Personnaliser non pas seulement son profil mais sa navigation, sa consultation, et partager ses consultations sont désormais des formes concrètes de la lecture numérique sociale. L’exercice solitaire s’est mué en récit fabriqué grâce à la dimension anthologique et aux outils qui l’exploitent. Finalement, Storify nous offre le récit comme une alternative aux marginalia que l’on trouve toujours dans l’environnement numérique mais restent associées à un texte, à un corpus. ReadSocial offre une extension et des applications qui permettent aux lec teurs de publier et de partager leurs commentaires sur les textes qu’ils sont en train de lire sur tous les supports disponibles . On est là dans un élargissement de la lecture traditionnelle : les lecteurs choisissent de rendre publiques leurs annotations, leurs analyses, leurs commentaires et de les partager. La sociabilité qui résulte de ces rencontres donne lieu à une autre conversation sociale, plus structurée car elle réunit des individus qui ont déjà des intérêts communs. L’avantage de ce modèle, c’est qu’il surmonte les supports : les annotations comme les lectures ne sont pas restreintes à un support ni à une instance unique du texte en question. Cette propriété suppose que les œuvres existent déjà, et ce, pour un même utilisateur, sur plusieurs supports synchronisés. C’est dire si le modèle du Cloud Computing avec lequel nous avons commencé ce chapitre est une condition nécessaire de cette exploitation « sociale » de la lecture et des écritures des lecteurs. Le partage se fait ici selon des modèles de découverte associés aux œuvres, aux livres et aux auteurs, et par le choix des lecteurs de faire circuler leurs commentaires et annotations. Comme pour presque tous les réseaux sociaux, la contrainte essentielle reste celle de la production et du partage de contenus associés à une identité. La lecture sociale, riche de promesses, est un prolongement de ce modèle. La question qui se pose est celle de la circulation de ces données et des manières de les contrôler.

Mais dans tous les cas l’anthologie reste le moteur de ces machines dites « sociales ». L’effet unificateur sur la communauté de la gestion des fragments en circulation est primordial : en fait, l’un des caractères de la formation de la communauté est ce rapport à la réalité anthologique de la société numérique. Au lieu de disperser et de séparer, la fragmentation, en partie parce qu’elle encourage un usage plus communautaire des plates-formes et en partie parce qu’elle valorise le rassemblement autour de ces fragments – un rassemblement qui peut prendre des formes diverses –, est devenue le site de la genèse de communautés efficaces et même puissantes. L’innovation émerge des nouvelles pratiques exégétiques (qui sont souvent d’anciennes pratiques mais modifiées par le numérique) déployées au sein de l’environnement numérique, d’où l’importance d’une philologie de la culture numérique. Le tra vail continu de lecture et d’échange se résume à une forme simple mais transformatrice, celle de la révision.