Pour un humanisme numérique 5
Sommaire
Un rapport quasi mystique[modifier]
D’autres textes, au lieu de projeter cette relation dans un avenir cosmique et collectif, optent pour une confrontation plus individuelle, plus directe, entre
115 Il faut se méfier des représentations de ces rapports à l’origine de la majorité des grandes productions de Hollywood, où l’on retrouve essentiellement une version : le conflit inévitable entre l’intelligent et l’humain et la rivalité mortelle entre l’homme et la machine ou bien entre l’homme et l’autre, incarné par l’extraterrestre. Voir sur ce sujet Milton Dewey, II, A modest proposal for the prevention of the extinction of the human race due to the lack of imagination in Hollywood (New York, 2001). Il faut se méfier également de l’imaginaire des avatars propulsés par Hollywood, qui propose une vision souvent apocalyptique, car on n’y trouve qu’une forme linéaire et réductrice, muée par un désir de rivalité absolutiste ; un modèle hégélien qui oppose l’homme à la machine dans ses incarnations possibles : HAL dans sa peur de la solitude, Skynet dans sa volonté de domination et Data dans son effort de devenir humain. L’avatar, même dans ses débuts tâtonnants, nous renvoie non pas notre propre image mais à notre vaine certitude que l’homme constitue le critère absolu, le repère unique. l’homme et la machine. Deux classiques suffiront ici pour nous donner une idée assez précise des transformations de l’humain par la machine et des manières dont la technique elle-même se modifie par les usages. Le premier, c’est Menteur !, d’Isaac Asimov116. Dans cette nouvelle, il s’agit bien d’un véritable paradoxe du menteur . Mais le menteur, c’est la machine intelligente et pensante, le robot. Un robot né d’une erreur de fabrication qui lui confère une puissance inédite : il a la capacité de lire dans les esprits, de deviner les pen-
116 Nouvelle publiée pour la première fois en 1941 et reprise souvent depuis dans plusieurs recueils. Pour les détails sur le texte, voir Wikipedia.en et Wikipedia.fr. Et pour une mise en contexte plus récente en français, voir Michel de Pracontal, « Les robots, ces machines qui savent si bien nous mentir ».
sées secrètes de ses interlocuteurs, ce qui le met dans une situation difficile, paradoxale. Son savoir, comme les trois lois de la robotique, l’incite à mentir afin d’essayer d’aider ses interlocuteurs. Sans entrer dans les détails du récit, ce qui nous intéresse ici, c’est précisément cette capacité du robot à mentir, ce qui est une forme de ruse. Les lois fondatrices l’amènent, au lieu de dire la vérité telle qu’elle est, à formuler autrement ses perceptions. Né d’une erreur, ses bonnes intentions l’induisent non pas à l’erreur, mais à la tragédie. Ses mensonges sont le produit direct de ses connaissances et sa fin tragique (il devient comme fou) reflète son incapacité à survivre à la diversité et la complexité des réactions des humains. Le robot omniscient est victime de ses désirs et de sa mémoire. Sa ruse, sa volonté, qui n’est que l’expression d’une quête du bonheur, échoue. Pour quelles raisons ? Est-ce exclusivement à cause de l’imprévisibilité des humains ? Il semble que l’une des faiblesses du robot, comme de tous les robots imaginés depuis, réside dans sa mémoire fabuleuse. Elle les distingue des humains, car elle est absolue. Elle ne semble connaître aucune faiblesse, nulle faille. Elle est parfaite et sa perfection est à l’origine des difficultés que les robots, machines intelligentes, rencontrent dans leur interaction avec les humains.
La ruse du menteur est en quelque sorte une manière de légitimer cette mémoire absolue, cette mémoire de l’absolu qui sait même les secrets les plus intimes, grâce à la télépathie. L’accès absolu, la transparence sont ici autant d’obstacles que de privilèges. Le robot, dans son empathie pour l’humain, est, en fin de compte, victime de sa condition sans pareil : tout voir, tout savoir. Ce parcours rapide de la nouvelle d’Asimov nous amène à une première conclusion : la mémoire est constitutive de la technique et de sa civilisation. Mieux encore, la civilisation technique se fonde sur l’exploitation de cette mémoire. Mais cette mémoire reste en quelque sorte mécanique, conçue et pensée pour la conservation et la préservation. Elle est une forme de stockage souvent dynamique, mais néanmoins une forme d’archives. Reste à voir si une telle conception de la mémoire est suffisante.
Le second texte est bien différent. Il met en scène un homme venu d’un âge relativement primitif et confronté à une guerre générée par des machines de calcul. C’est L’Homme variable (1953), de Philip K.
Dick . Le récit se situe après la Première Guerre mondiale et fait s’affronter les Terriens et les Centauriens. Les Terriens sont comme des prisonniers sur leur planète encerclée par leurs ennemis. Les deux sociétés s’opposent et sont dépendantes, dans leur décision de lancer une attaque, de leurs machines, qui ne cessent de calculer les probabilités de succès en fonction des armes en développement. Lors d’un test de la dernière arme des Terriens (Icarus), Thomas Cole est téléporté par erreur sur Terra. Cet accident résulte donc des efforts des Terriens pour apprendre du passé, pour visiter les anciens afin de découvrir ce qui pourrait leur être utile dans leur conflit avec les Centauriens ; il est rendu possible par un exercice de mémoire, par une visite vers le passé disponible et accessible grâce à la technique. Mais l’archive est peuplée non seulement par des souvenirs et des documents mais aussi par des humains, des vivants. Or il se trouve que cet homme transporté dans le temps est un manipulateur, un technicien qui entretient des rapports quasi mystiques avec les machines, car il a la capacité de les voir, de les comprendre et de leur faire faire des choses inattendues. C’est dans ce sens que Thomas Cole est un « homme variable ». Dans un monde gouverné par le calcul et les probabilités, il s’introduit comme une variable inconnue, un facteur imprévisible et même invisible. Sa présence, tout comme ses dons et ses capacités de manipuler la technique, modifie les conditions de la guerre et neutralise en quelque sorte le calcul. À la fin du récit, Thomas Cole démontre la puissance de sa variable : en modifiant Icarus, il permet aux Terriens de sortir de leur emprisonnement et de voyager au-delà de leur planète, évitant ainsi le conflit direct avec les Centauriens.
La nouvelle de Dick met en scène une version des contraintes imposées sur la société par le transfert des prises de décision vers des systèmes intelligents, transfert qui, en partie en fonction de la complexité des variables à considérer, risque d’éliminer le facteur humain. Dans ce contexte, la mémoire humaine se manifeste différemment. Elle s’incarne dans un individu et elle incarne ce qui, semble-t-il, ne s’intègre pas facilement à la mémoire de la machine. Le passé est toujours vivant, toujours dynamique, toujours animé, car il n’existe pas dans un absolu figé. L’archive est la mémoire vivante et l’archive numérisée est elle-même variable : elle change et transforme par le regard qui la visite et la consulte. L’homme est en quelque sorte l’interface avec la mémoire, le passé et la machine. Cette mise en perspective est éclairante et elle s’applique bien à nos archives aujourd’hui : le contenu archivé est toujours soumis à une perspective, toujours accessible via une interface technique, un cadre qui n’est jamais ni neutre ni innocent. Il ne suffit point d’archiver, il nous faut aussi penser l’accès. Les interfaces sont les agents variables, les agents de la variance qui habitent la culture numérique, surtout dans son ambition de convertir l’héritage culturel. Cette conversion est soumise non pas seulement à un accès classique, mais aussi à la lecture des machines, une lecture automatique qui exploite les classifications et les catégorisations des données. On a déjà vu l’importance croissante de ces données accessibles à tous et qui ne cessent de peupler les plates-formes.
La production du contenu n’est plus désormais le privilège des humains. Les machines, les systèmes de consultation, les moteurs de recherche sont tous autant d’auteurs et d’éditeurs. Comme on l’a vu dans le cas de Qwiki ou même, à un moindre égard, de Storify, les logiciels sont aussi capables de produire des formes narratives, des récits qui rassemblent ces données dispersées sur le réseau mais facilement accessibles et facilement assimilables à des formes de présentation et de contextualisation. Est-ce que la curation dans ses premiers pas va nous permettre d’équilibrer le poids croissant de cette tendance à la génération automatique de contenu ? Cela reste à voir.
Entre le robot pensant et télépathe et l’homme variable, il existe un troisième modèle, une troisième voie. C’est celle de l’avatar .
Rappelons qu’« avatar » nous vient du monde védique : dans la religion indienne, l’avatar désigne la descente d’un dieu sur la terre, en particulier les incarnations de Vishnou. Dans l’imaginaire de la culture numérique, l’avatar est le site de tous les rêves et de toutes les utopies. Mais les avatars émanent aussi d’un désir puissant, d’une forme d’esclavage noble qui consiste pour un individu à étendre et élargir sa présence mais qui soulève d’importants problèmes éthiques et philosophiques (comme ceux animant la réflexion transhumaniste). Rêve ancien qui associe l’intelligence à la transmission et qui a toujours voulu saisir ce qui caractérise et distingue l’humain. L’« automate », le « robot », la « machine » et l’« avatar » ne sont que les noms donnés à cette séduction de la genèse, dans le sens biblique du terme, à ces efforts de procréation, à une volonté de survivre à soi-même et de combattre l’ordre naturel. Un conflit, donc, entre les contraintes du vivant, son déclin inévitable, et une autre manière d’exister, une volonté de l’ailleurs.
Ce rêve, qui de nos jours semble se réaliser dans les mondes virtuels et la culture numérique, met en relief des questions qui restent sans réponses mais qui ont donné lieu à – et continuent à générer – des réflexions de premier ordre, que ce soit dans la fiction, le cinéma ou bien la philosophie, pour ne rien dire de la médecine et de l’innovation technologique. Comment se transférer dans un être construit ? Peut-on télécharger son cerveau et sa personnalité DANS un hôte intelligent et qui assurera la survie de l’être au-delà de son premier corps ? Comment expliquer le clivage important entre la conscience et l’autonomie ? Pendant longtemps on a essayé de lier l’automate dans toutes ses manifestations à des formes de la conscience humaine, cette espèce d’insaisissable (pour la technique, sauf si on accepte des formalisations limitées de la conscience) séduisante, une forme d’identité reconnaissable mais qui nous échappe, même dans le langage (ou peut-être surtout dans le langage). Le robot menteur en est un cas : intelligent, télépathe, il jouit d’une mémoire et d’un savoir incomparables, mais il tombe, victime de sa propre ruse, dans un milieu humain, trop humain. Le robot n’est pas un avatar bien qu’il soit intelligent. Il semble lui manquer la chose qui lui permettrait d’accéder à ce niveau de l’humanité, à cette forme d’incarnation. Car si le récit d’Asimov nous apprend quelque chose, c’est bien l’insuffisance de l’intelligence seule. La spécificité de l’humain réside dans quelque chose de plus vague, d’imprécis, et à quoi nous donnons des noms divers : « conscience », « personnalité », etc. Telle est cette variance incarnée par l’homme variable de Philip K. Dick.
Aujourd’hui, il semble qu’on soit passé à une autre problématique : celle de l’autonomie de l’avatar à venir . Du coup, l’existence de ces êtres nous met en face des nouvelles réalités de l’environnement numérique. L’avatar incarne l’intelligence, une forme d’intelligence dite « artificielle ». Mais à quoi correspond-elle ?
L’avatar peut apprendre et évoluer, et il le fait à sa manière. Une question reste, une question semble-t-il toujours ignorée : peut-il oublier ? Car, pour reprendre une expression de Nietzsche, les hommes sont des « monstres d’oubli » ; pour innover et changer, pour voir autrement, il faut pouvoir et savoir oublier. L’avatar nous invite à penser non pas une science de la mémoire presque sans faille et sans limites, mais un art de l’oubli à l’ère du numérique. L’oubli est peut-être le sujet premier de l’humanisme numérique.
Avec l’oubli, une seconde difficulté se présente, celle de l’arbitraire et, dit-on, du hasard. Si la nature n’a pas vraiment de langue, elle est néanmoins, à ce qu’on nous dit, régulière et structurée. Dans le monde numérique, il est très difficile, pour ne donner qu’un exemple, de générer une suite arbitraire de nombres : on parle souvent de « pseudo-génération » d’une telle suite. Les avatars souffrent, si j’ose dire, de cette généralisation de la pseudo-génération. Oubli et hasard sont les grands obstacles à une véritable autonomie de ces créatures animées, à la mémoire sans limites.
Un avatar a-t-il des droits ? Quel est son destin ? Peut-il mourir ? Ressusciter – surtout qu’il est luimême l’agent d’une incarnation ? Un avatar plus ou moins autonome, c’est-à-dire mué par des connaissances et un vécu qui ne sont pas exclusivement une extension de son initiateur, a-t-il le droit de se détacher de son créateur, de se libérer et de retrouver une existence autonome ? Dans quelles circonstances ? Quel est le statut du code qui anime et motive ces êtres, ces « anges numériques », pour reprendre la belle expression de Luc Steels ? Avec la réalité augmentée, les avatars joueront un rôle de plus en plus important dans notre avenir numérique, mais aussi dans la gestion de notre présence et de notre identité numériques.
Avec le test de Turing (1950) , on est passé de la pensée (« Can a machine think ? ») au modèle du jeu, de la mise en scène et de la modélisation des problèmes et de la résolution de problèmes d’ordre mathématique ou autres. Un glissement vers l’abstraction et la formalisation (voire le formalisme logique) rendu possible grâce à la logique pour dépasser l’insurmontable problème de la conscience et de la pensée. Comment identifier, dans ce contexte et compte tenu de l’évolution de la culture numérique actuelle, quelque chose qui ressemble à de la pensée autonome, ici conçue comme une forme d’aide à la décision, ou s’en rapproche ? Un problème persiste néanmoins, et ce, malgré les progrès réalisés depuis les années 1950.
Notons que, dans le test initial de Turing, il était déjà question d’homme et de femme, de déguisement et de genre. Un homme et une femme essaient de convaincre les joueurs qu’ils sont tous les deux des hommes. Le passage du connu ou du prévisible vers l’inconnu et le nouveau : une machine peut-elle être à l’origine de quelque chose de neuf, d’inédit ? Certes, on a pu découvrir grâce aux machines intelligentes des choses qui autrement seraient restées inconnues. Personne n’en doute aujourd’hui et il n’est pas question ici de défendre une forme d’intelligence humaine qui restera inconcevable dans ou par une machine. Notre savoir est inséparable de l’intelligence numérique.
Ce qui semble résister, c’est tout simplement le langage, ce langage dit « naturel » dans la vulgate des numériciens, ou, plus précisément, le dialogue et la conversation : comment un bot*, un avatar, pourrait-il dialoguer intelligemment avec un humain sur une durée de cinq ou dix minutes ? Le dialogue est révélateur, car il met en relief le rôle crucial joué par la présence et le contexte, et, comme le dit bien l’anglais, l’intelligence est « context bound », l’intelligence est fonction d’un contexte. Ici, nous sommes loin d’un modèle unique, homogène et universel, facilement modélisable. La diversité des langues et des cultures implique une diversité d’intelligences. Intelligence et cognition sont ainsi au centre de ces aventures virtuelles, aujourd’hui hybrides car elles ne cessent de nous faire voyager entre un réel et un virtuel. Mais, comme le dit le poète, « le décor a toujours raison ».
Une faille technique[modifier]
Ce parcours dans l’imaginaire du numérique est l’occasion de mettre en relief un oubli fondamental de la culture et de la technique numériques, un oubli de l’oubli. L’oubli constitue la faille de la technique numérique. Tout se joue sur le fait que la machine, le système, le réseau fonctionnent de façon à garantir une mémoire sans défaut, sans faille : une sorte de continuité, de cohérence et surtout de pertinence liée au travail de mémoire. Tout se passe comme si la continuité de l’accès était aussi une continuité de la mémoire, car il est vrai que cette mémoire est nécessaire pour un accès intelligent et efficace. Or l’oubli, cette forme de fragilité numérique, est constitutif non pas seulement de l’humain mais aussi de l’apprentissage et de la pensée. Oublier ne veut pas dire seulement et exclusivement perdre. Cela veut dire pouvoir voir et interroger des choses et des territoires inédits, explorer des nouveautés en laissant de côté des choses connues ou mémorisées. L’algorithme, pensé dans son efficacité mimétique de doubler l’humain ou le vivant, ou même de les dépasser, n’a pas encore affronté cette dimension de la créativité humaine . L’intelligence n’est pas seulement ce qui permet au vivant de fonctionner et survivre, elle est aussi sa signature dans le sens où elle transforme le milieu et le contexte en un espace habitable et façonné selon les choix, certes complexes, de l’homme. Ces choix sont souvent animés par des stratégies d’oubli qui restent inaccessibles à la machine et à la technique.
La culture numérique, dans sa quête de l’absolu, est une forme inédite de la maîtrise de la mémoire. De la mémoire individuelle comme de la mémoire collective. Elle ne cesse, et ce, malgré la complexité de la constitution des archives numériques et surtout malgré les difficultés d’un patrimoine numérique hybride, de nous faire miroiter des promesses d’archives sans limites, des archives sans oubli. Une telle expansion des registres de la mémoire ne va pas de soi, car elle met en jeu toute une série de déplacements et de modifications touchant à nos rapports à l’histoire et à l’identité.
Sur le plan individuel, il suffit de penser au projet de Gordon Bell, MyLifeBits , qui a l’ambition de sauvegarder toute une vie, c’est-à-dire de conserver des archives englobant tout ce qui peut être préservé sur un disque dur, qu’il s’agisse de livres ou de lectures, de musiques, d’échanges en ligne, de photos ou de n’importe quel autre objet susceptible d’être enregistré sur un support numérique. On retrouve dans ce cas exemplaire l’imaginaire de la culture numérique quant à ses efforts pour saisir la vie et se la représenter sous des formes converties, c’est-à-dire dans un contexte peuplé par des fragments et des bribes de textes, d’images, d’échanges qui, mis bout à bout, offrent une sorte de capture de la vie d’une identité numérique. Un chapitre du livre est particulièrement révélateur ; c’est celui consacré aux différences entre la mémoire numérique et ce que les auteurs nomment « mémoire biologique », ou « bio-mémoire » . Pour les architectes de MyLifeBits, la mémoire classique est fragile de nature, elle souffre de pertes, elle est sujette à l’oubli, alors que la mémoire numérique ne connaît point de telles failles. Cette différence anime bien des discours sur les avantages du numérique dans ses rapports avec l’humain.
Si la culture numérique modifie l’humain, c’est essentiellement dans sa manière d’infléchir nos rapports à la mémoire et dans sa façon de nous faire croire que la mémoire est l’équivalent de l’accès à des données ou synonyme d’une forme de disponibilité de l’information. Dans ce sens, la culture numérique modifie bien notre regard sur les choses et les objets, sur l’histoire elle-même comme sur les registres de la conversion numérique généralisée. Ainsi, les projets de numérisation monumentaux correspondent aux projets d’archives personnels, aux projets d’archives des personnes, car, suivant le mouvement de cette conversion, l’archive joue un rôle premier dans la modification de la personne en traduisant l’archive des activités en une archive d’une individualité. Les glissements sont ici déterminants, car on s’oriente vers le quantitatif. Les problèmes deviennent des problèmes d’interopérabilité entre formats et systèmes, entre plates-formes et supports. La mémoire se matérialise, et, se numérisant, elle semble vouloir oublier une fois pour toutes l’oubli lui-même. Dans ce geste majeur de la civilisation numérique, la mémoire devient propriété, car elle sera hébergée et manipulée comme toute autre information.
Dans un sens, ces projets monumentaux, ces désirs d’absolutisme ne font qu’accentuer une tendance inhérente au numérique : tout doit devenir numérique, et surtout l’agent humain. Ainsi, cette orientation aujourd’hui plus visible et plus transparente inaugure une nouvelle ère, l’époque de l’histoire sans lacunes, de la bibliothèque complète et universelle, d’une sorte de mémoire collective de l’humanité accompagnée par les mémoires des individus circulant sur le réseau. Nous sommes contemporains d’une civilisation émergente, avec sa mythologie propre. Ce qui n’est point dit, ce qui n’est point présent, c’est toujours cet oubli humain. Et plus encore cet oubli qui est une forme productrice de l’activité individuelle et de la société. La question qui se pose et que nous devons nous poser est celle de l’apprentissage dans la culture numérique. Si la conversion numérique est inévitable, comment faire pour rendre sa place à cet oubli ? Comment penser et imaginer des interfaces, des archives susceptibles de permettre au libre jeu de l’oubli de jouer sa part dans cette civilisation naissante ? Comment apprendre cet oubli au numérique ?
Les débats actuels autour du droit d’oubli ne sont qu’un symptôme de ce rapport entre le numérique et la mémoire. La traçabilité, le stockage quasi infini et incontrôlé des données et des historiques, l’archivage de toute forme de présence en ligne et surtout le fait que ces informations n’appartiennent pas aux utilisateurs, voire ne leur soient presque jamais accessibles, renforcent la séparation entre les traces matérielles d’une activité et leurs usages futurs par des agents autres que l’utilisateur qui en deviennent les propriétaires.
L’alliance entre technique numérique et mémoire est aussi le moteur d’une nouvelle économie, celle de la réputation : puisque en effet on ne peut rien effacer, toute une gamme de services a été créée pour répondre à cette réalité. Ces services proposent, après une recherche approfondie sur les traces et la réputation d’une identité (individuelle ou collective), d’administrer et d’aménager cette réputation. Pour ce faire, ils doivent souvent produire de nouvelles données, des données visibles aux moteurs de recherche et aux réseaux sociaux et dont le but est de masquer certaines des anciennes informations jugées indésirables. Autrement dit, pour modifier la visibilité d’une identité, on fait tout pour refouler d’autres variables de visibilité vers les coins oubliés du Net. Ces coins oubliés deviennent invisibles dans la mesure où les utilisateurs ne les voient pas sur les premières pages d’un moteur de recherche. Dans ce cas, l’oubli est bien autre.
Le droit à l’oubli exprime bien autre chose : effacer doit être un droit. Nous n’avons pas encore mis en place un système qui permette de prendre en compte toute la difficulté et toute la complexité d’un tel droit . La mémoire – ici, les traces archivées sur des serveurs appartenant à des fournisseurs divers – devient la propriété matérielle de l’entreprise qui offre des services d’accès aux plates-formes elles-mêmes. En d’autres mots, la trace et sa mémoire ont aussi une valeur économique qui ne fait que renforcer l’imposition de ce nouveau régime de la mémoire .
Ainsi, la question de l’oubli ne concerne pas seulement l’avatar ou la machine en quête d’une forme d’humanité. Elle n’est pas limitée à ce désir de devenir humain et d’essayer de reproduire une vie, une expérience, en retenant tous les éléments d’une telle vie. L’oubli est l’impensé et l’impensable de la technique et de la culture numérique, car il a toujours été considéré comme quelque chose à conquérir. L’oubli nous montre la différence entre le réseau et ses archives, d’un côté, et l’homme et sa mémoire, de l’autre. Cette différence nous incite à penser les mutations liées à la numérisation.
Notre patrimoine s’est constitué historiquement non pas seulement par ce qui a été sélectionné et préservé mais également par ce qui a survécu. Notre rapport avec ce patrimoine est en grande partie façonné par ce mécanisme. Avec le numérique, on a l’impression que le patrimoine contemporain, celui qui est déjà numérique, obéit à d’autres lois. Puisque en principe tout est ou peut être archivé et sauvegardé, la notion forme de censure sur les informations circulant sur le réseau. Loin de là. Par contre, l’oubli pose un problème fondamental et qui n’est discuté le plus souvent que du point de vue de ses rapports avec la « privacy » et la censure. Voir, entre autres, Peter Fleischer, « Privacy… ? Foggy Thinking about the Right to Oblivion ». même de patrimoine change. Bien sûr, on n’en est pas encore au point où nous pouvons tous tout archiver, mais l’évolution de la technique et la baisse du coût des supports de stockage et d’archivage ne font qu’encourager une telle attitude. Rappelons-nous aussi que la curation est une pratique associée au patrimoine, c’està-dire à la gestion des objets et du contenu des archives et des collections. La convergence entre ces deux pôles peut donner lieu à des propos comme ceux des auteurs de Total Recall. La quête d’absolu caractéristique de la culture numérique est déplacée vers l’individu, vers l’identité dans son désir de se créer une histoire, une sorte d’autobiographie numérique qui sera constituée de la somme de toutes ses activités enregistrées et archivées. Le numérique modifie bien nos rapports avec le temps et avec l’espace. La mémoire numérique nous met face à une nouvelle temporalité, celle des archives et des moteurs de recherche, une temporalité centrée sur l’accès et la « findability », c’est-à-dire la qualité que possède un objet numérique d’être visible par une forme de recherche.
Les Anciens avaient leurs mythes, les civilisations sans écriture leur oralité. Dans les deux cas, ces sociétés anciennes ont développé des techniques narratives qui sont autant de techniques de transmission et de préservation de l’histoire. C’est dans ce sens qu’il nous faut une mythologie du numérique, c’est-à-dire une sorte de rappel de ce qui échappe à cette technique et à sa culture. Ainsi, on retrouve nos avatars, ces suppléants en quête d’histoire et, semble-t-il, d’humanité. Leur ambition ne fait que reproduire ce qui est indicible, voire impensable, au sein même du numérique. Pour devenir humain, l’avatar modifie l’humanité elle-même. Et l’homme, grâce à ses oublis, ne fait que rappeler à la technique sa faille et ses utopies.
L’Index et le visage[modifier]
La fortune ne se cache plus. Il semble qu’elle ait choisi de s’exhiber. Elle s’affiche, même. Pour ce faire, elle s’est transformée, afin de mieux correspondre à la nouvelle réalité de notre ère numérique. Elle a ainsi pris une nouvelle forme, reconnaissable et banale : un bouton, un simple bouton, lui sert de nouvel habit qui la naturalise sur la scène numérique contemporaine. Ce bouton est quasi invisible, car il est rarement utilisé. Son omniprésence le fait presque oublier ; plus exactement, elle le réserve aux usages de quelques élus et aventureux, ceux peut-être qui ont encore quelque chose de cette virtù d’antan. Sur la page d’accueil de Google, célèbre pour sa simplicité, deux boutons semblent suffire. Le premier, reconnu de tous, renvoie à la recherche normale, avec l’infini de ses réponses ; le second, sous l’aura de la fortune, élimine tout ce qui est superflu et de trop. Ou du moins c’est sa promesse. Il donne accès directement à une seule réponse, il amène l’internaute à un seul site. Il conduit vers ce qui, du point de vue du moteur de recherche, correspond le mieux à sa demande. Un jeu de désir, donc. Mais aussi d’efficacité et d’économie. Nous sommes bien loin des mystères de ses pouvoirs, des énigmes, et de ses faveurs qui ont préoccupé les auteurs anciens. Ainsi, un jeu partagé entre le hasard relatif et l’efficacité s’est mis en place dans le cadre de la simplicité graphique la plus prononcée. On s’est même souvent demandé pourquoi Google, jusqu’à son annonce récente (celle de Google Instant et au nouveau paradigme de la recherche assistée dans le présent continu du flux, paradigme de la suggestion et de la recommandation), avait choisi de maintenir ce bouton devenu le symbole à la fois de la puissance de l’Index et de ses effets sur l’héritage culturel qu’il fait défiler sur la scène. Car, il ne faut pas l’oublier, le choix esthétique est porteur d’engage- ment et de présupposés importants, et même révélateurs.
Un bouton, donc, comme une porte en attente. Ou comme une toile pleine de promesses de vérités et de rencontres. Mais aussi deux boutons, comme pour célébrer le triomphe de l’ordre binaire, de ces zéros et uns qui sont la matrice même de notre ère numérique.
Matrice, bien sûr, mais aussi bifurcation, entre le destin et la destination, entre la virtú technique et la fortune supposée, voire la chance de ne pas perdre son temps à naviguer dans les multiples choix offerts comme possibles réponses à toute requête. Lors de sa présentation de Google Instant, le PDG de Google a dit : « We want to give you your time back » (Nous voulons vous rendre votre temps) . Le passage de la chance, de la fortune, incarnées par une destination unique vers l’Instant, symbolise une évolution importante dans la conception de la temporalité numérique de la culture de l’Index. Du point de vue de Google, et sous la pression du succès des réseaux sociaux, le modèle de la recommandation, qui allie l’algorithme avec une sociabilité accrue, permet de joindre deux manières d’être et de vivre dans l’environnement numérique. Il reste que cette dette, ou cet emprunt, évoquée indirectement par Google révèle une réalité : la recherche, toujours inévitable étant donné la surabondance de l’information et sa croissance exponentielle, n’est plus suffisante. Un second facteur s’est introduit, une variable humaine qui lui substitue le regard d’un individu, d’une identité.
C’est l’une des innovations de la sociabilité numérique : la valorisation de la dimension humaine, bien qu’elle soit souvent cadrée par des contraintes techniques. On est même conduit à associer cette nouvelle ère à l’émergence du visage au sein de l’environnement numérique. Visage : non pas à cause de Facebook, mais plutôt en fonction, comme on l’a vu, du rôle important joué par les représentations de l’humain dans la sociabilité numérique. Et aussi en référence à un remarquable texte de Simmel qui situe le visage au cœur de l’expérience culturelle et esthétique .
Les boutons du destin[modifier]
Le visage, matrice d’une perception culturelle et moyen d’associer l’information à une forme d’échange et de dialogue, modifie surtout la visibilité et la présentation de cette conversation. Les boutons devenus synonymes de sociabilité marquent cette différence radicale avec la culture de l’Index incarnée par Google et sa page d’accueil. D’une certaine manière, on peut dire que cette évolution est véhiculée par les différents boutons et par ceux qu’ils rendent possibles. Si les boutons de Google reflètent une économie de la pertinence et de l’efficacité, ceux des réseaux sociaux, comme on l’a vu, transforment radicalement la pertinence et s’inscrivent dans une logique de la curation et de la signature.
Mais restons encore un moment avec Google. Les deux boutons (« Recherche » et « J’ai de la chance ») réunissent les deux extrêmes, les deux pôles d’un parcours évalué selon une temporalité spécifique : le premier est une voie désormais classique, celle de la surabondance, de l’excès et souvent du superflu ; le second a un objet unique : la pertinence et la fortune. Cette fortune, curieusement, est liée d’une manière explicite à l’individu, à sa volonté ou à son choix de contourner les chemins multiples du labyrinthe des données accessibles pour aller vers la source élue, vers ce qui correspond le mieux, selon la technique, à sa demande et à son désir. Mais elle est liée aussi à une volonté de l’entreprise de maintenir une image de liberté, d’offrir un espace hors jeu, sans publicités, qui fera oublier à l’internaute que Google gagne son argent grâce aux publicités – une page sans pubs, sans commerce, préserve l’idéal premier de la compagnie, celle d’une affirmation de l’éthique de la technique et de ses promesses. Moins de 1 % des utilisateurs sont tentés par ce second bouton omniprésent, mais ce 1 % équivaut à une perte de 330 millions de dollars par an : un beau sacrifice pour l’honneur de la science au service de la société ! Souvent, il est vrai, cette adresse unique est la bonne. Mais parfois elle nous réserve des surprises, car elle peut être manipulée, nous révélant la vie cachée de l’Index, ses mystères, voire sa fortune.
Ce bouton emblématique de notre fortune numérique aune histoire. À ses débuts, il incarnait la distinction et l’efficacité. La distinction, parce qu’il était inédit, offrant un choix qui n’était que l’expression de la confiance des créateurs de Google dans leur système. C’est-à-dire qu’il permettait une comparaison avec les autres moteurs de recherche de l’époque, exhibant ainsi à la fois la singularité de Google et sa spécificité. Depuis, sa présence s’est avérée comme la signature de cette garantie de qualité, une forme d’identité à part. Ce choix est on ne peut plus éloquent, car il accompagne en même temps l’autre dimension de Google, celle liée à son nom (un nombre infini) et à sa capacité d’archiver et de rechercher tout ce qui est disponible et accessible. On est là face à deux ordres du sublime conjugués au quotidien : celui de l’unique et, dans ce contexte relatif, de l’infinitésimal, et celui de l’infini du sublime mathématique, de la totalité dans sa représentation arithmétique. Ce dédoublement est souvent visible dans des cas exemplaires et hors du commun où la recherche d’une phrase conduit, par la volonté d’une personne ou d’un groupe motivé, à des résultats pervers : tapant « George Bush », vous tombez sur « Criminel de guerre », par exemple.
Mais l’essentiel est ailleurs. Il réside dans l’exploitation des effets de cette fortune si particulière sur un discours portant sur l’information et son statut culturel, voire politique. Si, au premier abord, le bouton de la fortune (l’expression est permise) se révèle un choix économique pour l’individu (vous ne perdez pas votre temps à vérifier des dizaines, voire des centaines de résultats ; vous faites confiance à Google pour vous offrir le meilleur et le plus approprié), il faut accepter le fait que Google a déjà tout lu, tout indexé, d’une manière neutre et intelligente, évalué tout ce qui existe. L’économie du temps est ici l’expression d’une autre économie, celle de l’exhaustivité et du global. Cette convergence entre les deux, innocemment véhiculée par ce bouton présent mais silencieux, nous incite à examiner de plus près ce que Google dit de ses motivations et comment il pense sa fonction.
Ce détour par certains des enjeux de la conceptualisation de l’information de Google nous ramène à notre point de départ. « J’ai de la chance » est une invitation, une suggestion offerte à tout internaute. Souvent, les utilisateurs ne savent même pas quelle idée est derrière ce bouton et certains se sont imaginé quelque chose comme un jeu surréaliste, une sorte d’écriture automatique, conduisant vers des sites surprises et sans aucun véritable lien avec une requête. Mais il se trouve qu’un tel jeu des coïncidences, recherché souvent par des poètes, n’a pas lieu d’être dans une culture de la technique, une culture qui, il faut le souligner, confond sa façon de voir l’information avec la production culturelle. Pire encore, l’évolution récente de Google met en relief le complément de ce choix. Dans le nouveau paradigme, influencé par le succès des microformats et par un service comme Twitter, voué au flux et à l’accès immédiat et continu, le moteur de recherche se réinvente. La nouvelle page a fait disparaître le bouton de la fortune, sacrifié sur l’autel de la nouvelle mode et de ses contraintes (mais il reste accessible : il suffit de savoir le trouver et de l’activer). Ce qui le remplace, c’est un autre jeu, plus puissant car plus efficace. Google, au lieu d’attendre la formulation complète de la requête, suggère, au fur et à mesure de la composition des lettres, des choix tout en lançant, dans le background, des recherches associées aux mots déjà composés. La question qui se pose ici est celle des effets potentiels de ces suggestions sur l’orientation des activités des internautes. S’agit-il de simples suggestions, ou bien de nouvelles matrices qui, en fonction de leur propre rationalité, vont façonner, dans la longue durée, les perspectives et les interprétations des utilisateurs ? Certes, l’utilité d’une telle technique est indéniable, mais elle va ouvrir à la fois de nouvelles possibilités inscrites dans le langage de l’indexation et des exclusions qui seront de nouvelles formes d’oubli au sein des archives les plus complètes. On retrouve ici cette duplicité, ce dédoublement que nous avons déjà évoqués à propos des deux boutons de la page classique de Google. Sauf que, dans cette nouvelle ère, le bouton unique incorpore et multiplie ce qui était réservé à la chance telle qu’elle était interprétée par Google. Au lieu d’une page ou d’un site unique, les composantes mêmes de toute requête offrent de multiples possibilités. L’infini mathématique est converti en un infini sémantique, et la fortune, symbole d’un choix et d’une sorte d’élection, est convertie en une série, dans le sens technique du terme. Ce geste est emblématique de la nature même de la technique numérique. Car le numérique est une technique en quête d’absolu : elle vise à englober toutes nos activités quotidiennes. Google, dans son évolution historique, nous rassure dans nos rapports avec la technique.
Tous flâneurs[modifier]
Pourtant, à regarder les choses de près, cette assurance est partielle. Certes, la culture numérique déconcerte. Pour certains, elle risque de trivialiser l’humain, car souvent elle semble sacrifier la réflexion, la maîtrise de soi, voire la sérénité, au profit de l’accélération et de la nouvelle spatialité, de la rapidité et de l’efficacité immédiate. Ainsi, on a pu parler d’« effroi technologique » ou du risque de la perte de la primauté de l’humain comme centre de l’activité culturelle, comme dans certains récits apocalyptiques de science-fiction. Ce n’est pas notre point de vue ici. Il est question, à travers le filtre de la fortune, de s’interroger sur l’imaginaire du numérique.
Dans le cas des réseaux sociaux, les boutons sont bien différents. Sur Facebook, par exemple, il est question d’« amis » ou de « like » . La navigation s’organise et structure autrement la lecture et l’interactivité. C’est une option personnelle, une sorte de substitution de la reconnaissance à la recherche. Ce déplacement est bien cohérent, car, en principe, tout est lié au profil de l’utilisateur, c’est-à-dire par une liste (un index) d’intérêts, alors que dans le cas de la recherche classique l’intérêt est temporaire, obéissant à une autre temporalité et associé à des circonstances précises. En fait, cette autre temporalité devient une sorte de longue durée qui anime et nourrit les réseaux sociaux : elle active un contexte continu, un nouvel espace, soutenu par l’échange et ancré dans une série de choix saisis dans le profil et souvent soumis aux effets de la suggestion. Dans ce sens, les boutons de Facebook cherchent à réduire le hasard et à offrir à l’utilisateur des liens plus appropriés à ses intérêts, plus proches de son réseau. On trouve là une sorte d’équivalent, mais déplacé vers le réseau d’amis, à ce que le bouton de Google semble promettre. Dans les deux cas, il est question d’efficacité et d’économie – mais des efficacités et des économies différentes. À comparer Google et Facebook, on est frappé par un second détail : Google, tout en essayant d’archiver tout ce qui est accessible, agit comme un renvoi, un lieu de mémoire qui permet d’accéder à un contenu, une sorte de passage. Le modèle de l’Index est tel qu’il représente à la fois l’archive et l’interface, et surtout les moyens d’accéder au contenu recherché. Dans le cas de Facebook, c’est le contraire : les boutons, les liens, les échanges, tout ce qui se fait agit en principe afin de maintenir l’utilisateur sur le site et surtout à l’encourager à importer et centraliser ses flux, ses lectures et même ses recherches sur Facebook. L’espace est habitable, le mur est le site de l’échange et non plus de la recherche. Tout est conçu pour prolonger cette forme de résidence. Ce sont donc deux formes de gestion de l’information et de sa manipulation par l’internaute distinctes, voire opposées. Cette différence explique aussi la dimension « fermée » de Facebook, sa tendance à vouloir être une destination à sens unique.
Mais Facebook, malgré son nom, n’est pas l’incarnation de ce paradigme du visage. Il ne représente qu’une variation, une implémentation partielle : le paradigme du visage est à venir. Il ne peut être restreint à un seul site, à un modèle unique. Car le visage, comme le note Simmel, incorpore une culture et souvent la donne à voir au regard de l’autre. Dans un sens, le visage est un document vivant, un document dynamique et interactif, qui se révèle dans l’expres- sion et sa perception. C’est bien cette dimension du document vivant que la culture numérique est en train d’élaborer. Car la sociabilité numérique est une première étape vers cette mutation à la fois de la notion même de document et du vivant numérique.
Évoquant à propos de l’humanisme numérique les trois humanismes formulés par Claude-Lévi Strauss, nous avons souligné les liens intimes entre chacun de ces humanismes et le document culturel. Ainsi, le document vivant correspond bien à ce quatrième humanisme, car il modifie radicalement nos rapports avec la temporalité et avec la spatialité.
L’homme numérique, l’Homo numericus, n’est point une créature du calcul et de la prévision ; il s’est forgé un espace à lui, car il est, pour reprendre le titre du texte de Philip K. Dick, un des prophètes du monde numérique, un « homme variable ». Comme dans la nouvelle de Dick, qui raconte le rôle joué par un individu doté du pouvoir singulier de manipuler les machines et de leur faire faire des choses contre toute attente, la variation dans le monde numérique est une forme de contestation et de résistance contre les tendances normatives de la technique. La variation et la variabilité sont comme la fortune, qui rend possible, qui actualise ce qui est imprévu en opposant des formes de rationalité différentes, et même contradictoires. C’est une sorte de négociation continue et constante entre les contraintes imposées par le calcul et ses manifestations numériques et une rationalité du quotidien, de ses hasards comme de ses habitudes. Deux rationalités aujourd’hui en cohabitation dans l’espace hybride de notre vécu numérique. La recherche comme la sociabilité de Facebook nous en fournissent deux exemples majeurs. Mais elles ne sont pas les seules, ni, surtout, les seules possibles et imaginables.
Nous sommes tous devenus des flâneurs dans ces espaces hybrides. Des promeneurs non plus solitaires mais entourés de leurs multiples relations, de leurs diverses identités, et circulant comme une voix, une présence, un corps, une identité. Notre visage est devenu l’Index de cette forme sociale que sont l’échange, la participation, le regard croisé des autres. L’anonymat n’est plus de mise ; nous sommes tous embarqués dans un mouvement qui nous séduit et nous dépasse. To be or not to be : telle n’est plus la question. Elle est le souvenir d’un oubli et le nom d’un rappel ; le reste est conversation. Les sites de notre sociabilité ont eux aussi changé. Notre salon est cette nouvelle ville virtuelle en émergence : ses rues dessinent le parcours du réseau, ses monuments rejoignent les grands nœuds, ces centres de concentration gros comme les ronds-points d’antan.
Claude Lévi-Strauss rappelle que l’anthropologue est plus à l’aise dans un village que dans une ville : « Un anthropologue se sent à l’aise dans un village de cinq cents habitants, tandis qu’une ville grande ou même moyenne lui résiste. Pourquoi ? Parce que cinquante mille personnes ne constituent pas une société de la même manière que cinq cents. Dans le premier cas, la communication ne s’établit pas principalement entre des personnes, ou sur le modèle des communications interpersonnelles. La réalité sociale des “émetteurs” et des “receveurs” (pour parler le langage des théoriciens de la communication) disparaît derrière la complexité des “codes” et des “relais” . » De nos jours, le village est devenu global et les moyens de communication sont universels. Le numérique modifie et la ville et le village ; il dessine un nouvel espace partagé entre réel et virtuel. L’espace hybride de la culture numérique constitue une nouvelle manière de faire société. L’humanisme numérique est une manière de penser cette nouvelle réalité.
Glossaire[modifier]
Le seul but de ce glossaire est de fournir au lecteur des définitions de termes-clés relatifs à la culture numérique. J’ai puisé, pour le composer, à des sources en libre accès.
Amitié :
- Forme de relation réciproque entre deux identités sur un réseau social.
API [Application Programming Interface] :
- Interface de programmation. Ensemble de routines standard facilitant le développement d’applications ou la manipulation d’opérations sur une plate-forme.
Architecture :
- Conception d’un système informatique. L’architecture informatique touche à tous les aspects du système : matériel, logiciel et interfaces.
Augmentation :
- Ce terme se réfère à l’enrichissement de la lecture d’un texte et, le cas échéant, à l’usage de sources supplémentaires en divers formats (multimédias) et des commentaires publiés par des internautes.
Avatar :
- Représentation graphique d’un pseudo ou d’une identité numérique sur le réseau. L’avatar peut être en 3D dans les jeux ou les mondes virtuels. Le mot vient du sanscrit et veut dire « incarnation d’une divinité ».
Bot :
- Abréviation de « robot ». Se dit d’un programme qui peut agir comme le suppléant (agent) d’une identité ou d’un utilisateur.
Cloud Computing :
- Terme qui décrit le stockage des données des internautes sur les serveurs de plusieurs fournisseurs y facilitant l’accès à travers des supports mobiles ou des points d’accès au réseau.
Code :
- Programme exécuté par un système informatique. Désigne aussi des textes détaillant formelle- ment le déroulement de l’exécution d’un programme.
Curation :
- Dérivé du verbe anglais to curate, qui veut dire « identifier, classer et organiser ». Se dit d’un contenu évalué et partagé par un internaute.
Follower :
- Relation entre identités sur Twitter.
Géolocalisation :
- Positionnement d’un objet ou d’une personne dans un lieu ou sur une carte grâce au sys- tème GPS (Global Positioning System).
Identité numérique :
- Représentation numérique d’un utilisateur individuel dans un environnement réseau.
Intelligence artificielle :
- Science des « machines intelligentes ». Désigne également les divers efforts déployés pour produire des équivalents informatiques de l’intelligence humaine.
Ontologie :
- Description formelle de propriétés, de catégories ou de types de relations existant entre des objets divers.
Participatif :
- Se dit d’un mode de partage de savoir et d’échange d’expertises ou d’opinions entre internautes sur des sites collectifs.
Plate-forme :
- Logiciel sur le Web permettant une exploitation spécialisée (comme un réseau social ou un site communautaire).
Profil :
- Ensemble de catégories et de données associées à une identité numérique dans un environnement social visant à donner une idée de la personnalité de l’utilisateur.
Réalité augmentée :
- Superposition d’un modèle visuel (2D ou 3D) avec des éléments réels. Utilisée dans les jeux vidéo, mais aussi dans l’éducation à distance, etc.
Réputation :
- Évaluation d’une identité numérique par les internautes ou les systèmes informatiques.
Réseau social :
- Environnement en ligne à traitement réparti, qui met en relation des utilisateurs individuels ou des organisations, sur la base d’accords mutuels et de leur appartenance au réseau.
Scholie :
- Terme grec désignant un commentaire ou une note philologique.
Tag :
- Mot-clé associé à un objet numérique.
Transhumanisme :
- Désigne plusieurs courants intellectuels qui partagent l’idée d’une convergence transformatrice entre l’humain et la technique donnant lieu à une transformation radicale du vivant.
Vie privée :
- Catégorie déterminée culturellement. Dans l’environnement numérique, elle renvoie au degré de contrôle qu’a un utilisateur pour ce qui est de gérer ses données confidentielles et limiter leur diffusion et leur utilisation par des tiers.