Pourquoi je suis un constructiviste non repentant

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Pourquoi je suis un constructiviste non repentant

par Jean-Louis Le Moigne


En 1994, Mark Blaug, un des « méthodologistes économistes » anglosaxons les plus éminents, publiait un article au titre délibérément provocant : « Pourquoi je ne suis pas un constructiviste. Confession d’un poppérien non repentant » [ 1994, p. 109 sq.]. Provocation qui m’autorise à relever dans les mêmes termes, sans arrogance ni désir de blesser mais sans me laisser intimider par l’autorité académique, le défi que nous proposait l’auteur de The Methodology of Economics [1] [ 1992].

Si la provocation est ici explicitement formulée par un économiste, son argumentation et donc le défi que je me propose de relever sont épistémologiques. Ils concernent a priori toutes les disciplines, des sciences dures aux sciences douces en passant par les sciences de l’ingénierie. N’ont-elles pas toutes à s’assurer de la légitimité, sinon de la vérité des énoncés qu’elles produisent et enseignent ?

En m’en tenant à la légitimation épistémologique de la seule science économique, le défi de M. Blaug serait d’ailleurs aisé à relever : il est si désireux de nous convaincre qu’il est un poppérien non repentant qu’il oublie presque de nous expliquer pourquoi il n’est pas constructiviste. Il faut arriver à l’avant-dernière page de sa confession pour identifier ce qu’il tient pour « le fléau du constructivisme » :

« Le nouvel anti-modernisme, l’anti-fondationalisme, le post-structuralisme, le déconstructivisme herméneutique, l’analyse du discours, le relativisme radical, la critique finale de la philosophie, appelez cela comme vous voulez. Et menant le tout, au moins en économie, la “rhétorique” de McCloskey » [Blaug, 1992, p. 130, note 1]!

Comme les épistémologies constructivistes ne sont en aucune façon concernées par ces diverses idéologies (sauf bien sûr par la rhétorique, que McCloskey emprunte, comme nous tous, à Aristote; mais s’agit-il d’une idéologie ?), on peut parier que M. Blaug et avec lui la plupart des thuriféraires de l’anti-constructivisme épistémologique se trompent d’adversaire.

Ces idéologies ne se présentent pas comme des épistémologies proposant une étude critique de la science et un mode d’évaluation des connaissances et des disciplines scientifiques enseignées ou enseignables. On peut présumer que M. Blaug et ses comparses faisant profession d’anti-constructi-visme s’inventent sous ce label arbitraire un adversaire virtuel qui va leur servir de bouc émissaire. En satanisant les épistémologies constructivistes, ils pourront mieux mettre en évidence, par contraste, le caractère à leurs yeux universel et sacré du paradigme épistémologique auquel ils se référent, celui qui seul fondera la légitimité des énoncés scientifiques enseignables qu’ils assurent produire au service de la société. Ce bouc émissaire ne sera-t-il pas en outre commode pour resserrer les liens au sein de la famille académique quand positivistes et réalistes se disputent trop ?


« LE NETTOYAGE PRÉALABLE DE LA SITUATION VERBALE »[modifier]


L’exercice de M. Blaug, s’il ne nous dit rien des raisons pour lesquelles il ne veut pas être tenu pour un constructiviste, ni celles qui l’incitent à ne pas considérer une épistémologie constructiviste (qu’il affecte d’ignorer), a en revanche le mérite de nous dire avec prudence les raisons qui légitiment son adhésion à une épistémologie poppérienne nuancée de considérations empruntées à Lakatos. Confessons qu’il n’est pas toujours très convaincant. On ne lui cherchera pas ici querelle sur la pureté de son poppérianisme.
Les sévères discussions critiques que K. Popper opposera, à partir de 1974, aux principes fondateurs des épistémologies positivistes, naturalistes et réalistes, les principes du déterminisme et du réductionnisme, auraient pourtant dû le mettre en garde : les épistémologies constructivistes n’ont-elles pas trouvé dans ces textes de K. Popper [ 1984] de solides arguments pour conforter d’avantage encore leur légitimation institutionnelle ?
Il peut en revanche, avocat du diable à son insu, nous aider à argumenter les fondements des épistémologies constructivistes : en examinant les arguments qu’il énumère (et illustre par les progrès contemporains qu’il reconnaît à la science économique), on va être tenté de se demander si cette épistémologie poppérienne « qui sait faire marcher la main dans la main progrès théorique et progrès empirique » ne présente pas nombre des caractéristiques d’une épistémologie constructiviste bien tempérée. M. Blaug se mettrait-il ainsi en position délicate, ne s’apercevant pas qu’il adore une idole épistémologique qu’il voulait brûler ? La méthodologie économique serait-elle si mal assurée dans ses justifications ? On n’entrera pas dans la querelle, mais, nous souvenant des enjeux socio-politiques, on lui demandera une leçon de prudence, et surtout on l’invitera au « nettoyage préalable de la situation verbale [2] » [Valéry, Variété, p. 1316]. N’est-ce pas de bonne méthode en recherche scientifique comme ailleurs ?
Ces procès d’intention et querelles de bannières, si elles nous aident ici à planter le décor, risquent de nous priver de quelques bonnes controverses épistémologiques. Celles-ci peuvent pourtant être fructueuses et bienvenues aujourd’hui, au moins pour les scientifiques qui se reconnaissent citoyens, attentifs à la légitimité des propositions qu’ils produisent afin d’aider les sociétés humaines à exercer leur intelligence de façon réfléchie. Pourquoi faudrait-il jeter le bébé des épistémologies constructivistes avec l’eau du bain des idéologies postmodernistes ? Ne pouvons-nous nous exercer aux méditations du scientifique sur les difficiles questions des rapports multiples de la recherche scientifique et de la « société civile [3] »?


AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE DISCOURS DE LA MÉTHODE …[modifier]


Méditations que l’on se propose d’aborder par l’exposé du témoignage que nous a suggéré la provocation de M. Blaug. La question réciproque n’est sans doute ni innocente ni incongrue : pourquoi, aujourd’hui, je suis constructiviste ? ou plus précisément, pourquoi je m’efforce d’évaluer la légitimité des connaissances que je produis et que j’enseigne en me référant loyalement au paradigme des épistémologies constructivistes ? Paradigme désormais bien construit, héritier de la riche histoire de l’expérience humaine se transformant en « science avec conscience] [4] », qui de L.-J. Brouwer [ 1908 – « Faire plutôt que savoir[5] »] à J. Piaget (forgeantl’expression « épistémologie constructiviste [6] » en 1967) va se développer et expliciter ses fondements au fil du XXe siècle [7] .
Méditation à voix haute plutôt que confession publique, puisque je n’ai rien à cacher et que, ne me percevant pas pécheur, je ne sollicite pas de pardon ! Méditation épistémologique qui, pragmatiquement, reprend les ancestrales interrogations de chacun, et plus intensément peut-être aujourd’hui celle du chercheur scientifique, cherchant à comprendre ce que nous faisons et voulons faire dans cette étrange aventure humaine : est-elle « cette aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain s’est engagé, allant je ne sais où », qui fascinait P. Valéry [ Variété, p. 1040] ? ou cette lente quête vers quelques certitudes éternelles dont Descartes nous assure « qu’il n’en est de si cachées qu’enfin on ne découvre » [ Discours de la Méthode, p. 138] ?
Pindare au Ve siècle avant J.-C. répondait déjà :
« N’aspire pas, Ô mon âme, à la vie éternelle,
Mais explore le champ des possibles [8] : N’est-il pas significatif que ce beau vers de la .... »
Quelques mots du contexte dans lequel se forme depuis un demi-siècle une expérience qui ne me semble nullement singulière : ingénieur de formation, donc nourri des solides certitudes scientifiques que forgeaient les dures sciences positives, je fus longtemps rassuré par le consensus alors quasi universel qui légitimait la lettre et l’esprit du Discours de la Méthode, qui fut longtemps mon bréviaire et dont le ton par moment intimiste m’enchantait.
L’objectivité dite scientifique, présumée assurée par le respect scrupuleux des quatre préceptes, et donc par la méthode permettant à la fois de « bien conduire sa raison et de chercher la vérité dans les sciences », ne constituait-elle pas une arme parfaite pour relier inséparablement le bien et le vrai, la morale guidant la conduite des actions humaines et la vérité guidant la conduite de l’esprit humain ? Mes premières activités professionnelles me conduisirent vite à m’interroger sur la légitimité de ces certitudes.
L’usage scrupuleux de la méthode scientifique, tant dans les domaines de l’inanimé ou du tangible (ce fut la recherche-développement en matière de lubrification des organes mécaniques en mouvement, un fort étrange phénomène) que de l’animé ou de l’intangible (ce furent les premiers pas de la recherche opérationnelle, puis des traitements informatiques en programmation industrielle), ne me conduisait pas à convenir de la légitimité scientifique et sociale de ces « bons usages de la Méthode » : comment tenir pour moralement bien ce dont en pratique on devait douter qu’il était scientifiquement vrai, bien qu’établi en respectant scrupuleusement la méthode scientifique réduite à la méthode cartésienne ?
Les premiers procès symboliques de la technocratie et de la scientocratie devenaient de plus en plus plausibles, et les diagnostics des dégâts du progrès s’avéraient parfois fort bien fondés et par là légitimes, affaiblissant le consensus rassurant sur la puissance de cette méthode scientifique qui avait semblé garantir la légitimité de mes pratiques dès lors que je m’assurais de veiller à « ne manquer pas une seule fois à observer » [ ibid., p. 137]… les quatre préceptes du Discours.


DES RÉPONSES ALTERNATIVES PLAUSIBLES AU « PROBLÈME DES FONDEMENTS DES ÉPISTÉMOLOGIES »?[modifier]


Quelle alternative dès lors me proposer pour éviter de me laisser aller par inconscience ou inattention à de tels errements malaisés à identifier ?
Nul serment d’Hypocrate ne protège le scientifique-citoyen contre cette dramatique confusion des fins (faire le bien) et du moyen (la méthode scientifique). La question ne m’avait guère été posée, et le mot même d’épistémologie avait été ignoré au fil des enseignements que j’avais reçus. Le peu que j’en retenais la réduisait à des considérations sur la méthodologie scientifique tenue pour la plus objective. Cette objectivité – assurée à la fois par la précision des observations et des expérimentations pratiques, et par la rigueur formelle des déductions logiques – n’assurait-elle pas la légitimité des énoncés scientifiques ?
« Austère censure [… ] postulat pur, à jamais indémontrable [… ] consubstantiel à la science [… ] Il est impossible de s’en défaire, fût-ce provisoirement ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même. »
On se souvient de ces lignes, souvent citées encore, que martelait J. Monod dans un texte célèbre publié en 1970, Le hasard et la nécessité [p. 33]. Il ajoutait pourtant qu’il reconnaissait dans cette austère censure « une contradiction épistémologique profonde ».
Cette contradiction, que je percevais déjà confusément en cherchant à comprendre les effets pervers – ou au moins inattendus et non espérés – des usages des méthodes scientifiques, se manifestait de plus en plus fréquemment, bien que de façon diffuse, dans les ouvrages scientifiques les plus divers que je pouvais lire, surtout à partir des années soixante-dix. Je m’étonnais en particulier de la relative fréquence de formules du type « je ne suis pas positiviste » que des scientifiques réputés veillaient à préciser à l’appui de leur propos, qu’il s’agisse de physique théorique ou de sociologie, de biochimie ou de linguistique [9] .
L’aveu m’intriguait initialement parce que j’avais été formé dans la conviction que la science positive telle que la campait le Cours de philosophie positive d’A. Comte ( 1830) donnait enfin à la connaissance scientifique une légitimité et une sagesse assurant son autorité dans la cité humaine.
S’ils ne se reconnaissent pas positivistes, me disais-je, sans doute veulent-ils dire qu’ils ne souhaitent pas assurer les connaissances nouvelles qu’ils cherchent à produire sur les fondements présumés universels que rappelle la philosophie positive. Philosophie qui ne diffère, précisait A. Comte dans la conclusion de son « Avertissement », « de la philosophie naturelle ou de la philosophie des sciences » que parce qu’elle « comprend l’étude des phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres [… ] et qu’elle [… ] désigne une manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels l’esprit humain peut s’exercer ».
Mais alors, s’ils ne sont pas positivistes, à quelle épistémologie se réfé-rent-ils pour légitimer leurs énoncés ? Comme il ne semble pas que les institutions d’enseignement et de recherche rejettent systématiquement leurs travaux, ce serait donc qu’il existe quelque solution alternative plausible et culturellement acceptée au « problème des fondements ». (L’expression « problème des fondements » étant souvent monopolisée par la philosophie des mathématiques pour identifier les éventuels fondements spécifiques de la science mathématique, précisons que l’on entend ici les fondements épistémologiques ou philosophiques de toute connaissance scientifique légitimement enseignable.)
Si le mot épistémologie est relativement récent (début du XX siècle), le e projet qu’il désigne d’une étude critique des fondements et de la valeur des connaissances scientifiques légitimement enseignables est, lui, aussi ancien que la philosophie. Que pouvait être alors cette philosophie de la connaissance scientifique, ou cette épistémologie alternative à laquelle se référaient implicitement tant de scientifiques ? Pourquoi n’y avais-je pas été attentif plus tôt ?
Curieusement, la plupart des scientifiques qui affichaient leur remise en question des fondements positivistes de la connaissance n’explicitaient pas volontiers les fondements alternatifs sur lesquels ils assuraient la légitimité de leurs propositions. Souvent ils se dissimulaient derrière une variété présumée du positivisme (le positivisme borné par exemple), laissant entendre qu’il existait d’autres variantes plus présentables, mais sans nous dire lesquelles avec précision. C’est ainsi que Berger et Luckmann [ 1996, p. 256] pouvaient écrire dans leur essai devenu célèbre : « Il devrait être clair que notre approche est non positiviste » – ce qui était courageux en 1966; tout en ajoutant prudemment : « Quoiqu’il en soit, nous ne sous-estimerons pas les mérites du positivisme au sens large. » Ce qu’est ce « positivisme au sens large » ne sera pas dit dans le récit. Or c’était cela qui m’intéressait !


« JE NE SUIS PAS POSITIVISTE, MAIS… »[modifier]


D’autres chercheurs, souvent engagés dans les domaines des sciences dures, affichaient une réponse beaucoup plus ferme en apparence : « Je ne suis pas positiviste parce que je suis réaliste. » Position rassurante, même s’il faut convenir avec eux que le réel qu’ils assurent décrire et parfois expliquer en découvrant des lois de la nature ne correspond pas toujours à nos perceptions ordinaires de la réalité. Mais position embarrassante s’il fallait la distinguer sur le fond de celle des épistémologies positivistes.
Car dans la plupart des cas, on ne distingue qu’une différence de forme, ce qui n’est pas surprenant si l’on se souvient de la définition de la positivité sur laquelle s’est institué le positivisme épistémologique qui se veut philosophie naturelle ou philosophie des sciences : « Considéré d’abord dans son acceptation la plus ancienne et la plus commune, le mot positif désigne le réel » [Comte, 1996, p. 256].
La seule différence formelle notable que l’on peut identifier est mise en évidence par une proposition du troisième précepte du Discours de la Méthode, qui autorise lechercheur « à supposer même de l’ordre entre ceux (les objets les plus simples et les plus aisés à connaître) qui ne se précèdent point naturellement les uns des autres »; autrement dit, à forger d’abord des hypothèses plausibles sur la réalité et à les vérifier ensuite, au lieu de ne considérer que ce que l’observation de la réalité naturelle nous révèle objectivement. Comme, pour les positivistes et les réalistes, « l’observation l’emportera toujours sur l’imagination [10] », la différence ne sera que de méthode : l’un veut observer avant d’inférer, l’autre n’exclut pas d’observer après avoir inféré.
Et l’un comme l’autre postuleront que la nature (et donc « toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes ») est « assujettie à des lois naturelles invariables [11] », on ne voit pas de réelle différence quant au fondement épistémologique des positivismes, des réalismes et des naturalismes. Tout au plus une incitation à la modestie dans la présentation des résultats que retient le réalisme : ce qu’il a vu et décrit (fût-ce par le biais, qu’il n’ignore plus, de ses instruments d’observation) ne constitue peut-être pas la vraie représentation de la vraie réalité, laquelle est peut-être éternellement dissimulée par un voile. Ce « réel voilé [12] » n’en sera pas moins tenu pour la réalité, indépendante de ses observateurs.
Les pages que B. d’Espagnat [ 1994] consacre à discuter soigneusement de ces différences entre les épistémologies réalistes et positivistes confirment, presque a contrario, cet argument, en convenant que les unes et les autres affirment l’existence universelle d’une réalité indépendante de tout observateur. Paradigme épistémique qui me semblait – et me semble encore – parfaitement recevable aussi longtemps qu’il ne s’imposait pas comme exclusif de tout autre fondement susceptible de rendre raison et de rendre compte de l’intelligibilité de notre relation à l’univers. N’est-ce pas cela que nous demandons à la production de toute connaissance scientifique valable, et donc enseignable ici et maintenant ?
Une formule récente de J. R. Searle [ 1995, p. 227] définissant « le réalisme comme condition d’arrière-plan de toute intelligibilité » me permet de camper succinctement l’argument. Que le réalisme (restreint ou non à sa variante « externe », que privilégie J. Searle : « Le monde existe indépendamment des représentations que nous en avons » – ibid., p. 197) soit souvent une des hypothèses plausibles permettant quelque forme d’intelligibilité, cela constitue une proposition aisément recevable. Et il ne me paraît pas nécessaire pour m’en convaincre de n’accorder alors au réalisme, comme il le fait, qu’un statut de théorie de l’ontologie en lui refusant bien inutilement un statut de théorie épistémique.
Mais rien ne m’oblige à en conclure définitivement que cette hypothèse est la seule qui soit plausible ni a fortiori la seule qui soit universellement évidente. Elle n’est pas a priori la seule hypothèse plausible susceptible de légitimer des connaissances scientifiques, « formes d’intelligibilité » permettant aux humains d’élaborer leurs comportements en les raisonnant.
Si pour être admissible, elle doit impérativement être seule admise, elle relève d’une croyance de type religieux ou mystique, et elle a alors deux terribles inconvénients : l’un pratique – l’appel aux inquisitions et aux bûchers; l’autre épistémique et culturel – la fermeture de la science sur elle-même, abandonnant l’aventure humaine, qui n’est aventure que parce qu’elle assume « la fin des certitudes [13] ».


L’ÉPISTÉMOLOGIE PEUT ÊTRE NON CARTÉSIENNE[modifier]


C’est sans doute cette appréhension des risques civiques et éthiques de la fermeture de la connaissance scientifique sur elle-même qui m’a incité à ne plus tenir pour universellement certains et socialement seuls légitimes les fondements des épistémologies positivistes et réalistes qui m’avaient longtemps servi de références (entre 1950 et 1970, repères approximatifs). Est-ce la lecture du dernier chapitre du Nouvel Esprit scientifique de G. Bachelard, intitulé « L’épistémologie non cartésienne », qui constitua l’argument irréversible de cette remise en question ? Elle fut sans doute amorcée auparavant, pour des raisons que j’examinerai plus loin, par la lecture de la traduction française du livre de H. A. Simon, TheSciences of the Artificial. Mais je crois que ces quarante pages de G. Bachelard, publiées en 1934, eurent pour moi le mérite considérable de rendre légitime l’idée de réponses alternatives au problème des fondements de toute épistémologie : si l’on pouvait exposer une épistémologie non cartésienne de façon au moins aussi satisfaisante qu’une épistémologie cartésienne (qu’elle soit naturaliste, réaliste ou positiviste), celle-ci gardait sans doute ses vertus heuristiques, mais perdait son caractère quasi sacré de convention sociale et scientifique impérative.
La méditation de chaque chercheur scientifique sur les fondements épistémiques des connaissances qu’il appelle et qu’il produit devient alors légitime et, je crois, déontologiquement nécessaire : « Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance. Il ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit scientifique » [Bachelard, 1934, p. 138].
L’observation de G. Bachelard n’est-elle pas manifestement pertinente et aisément étayée par de nombreux exemples, que T. S. Kuhn retrouvera trente ans plus tard en publiant et en argumentant La structure des révolutions scientifiques [ 1962]?
Ce n’était pas tant les réponses de G. Bachelard (au demeurant souvent très fines – je pense à ses remarques sur la complexité des phénomènes étudiés ou sur la remise en question de « la notion d’objet, de chose », de plus en plus pertinentes aujourd’hui) que la légitimité de ses questions alors presque incongrues qui retinrent mon attention. Cela d’autant plus que la quasi-totalité des exemples de G. Bachelard étaient pris dans le domaine des sciences dures (et donc a priori les plus aisément tenues pour solidement positives). Et parmi ces questions, qui sous sa plume étaient des affirmations, les deux suivantes :
1) « Au-dessus du sujet, au-delà de l’objet, la science moderne se fonde sur le projet. Dans la pensée scientifique, la méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet » [ ibid., p. 15].
Dix ans avant que ne paraisse l’article de N. Wiener, A. Rosenblueth et J. Bigelow, qui allait restaurer le statut de la téléologie dans la pensée scientifique (alors qu’elle se confinait fort timidement dans les fondements de la biologie), G. Bachelard nous rappelait le rôle du projet dans toute production de connaissance scientifique. J’aurais l’occasion de me servir de cette référence pour proposer de qualifier de « constructivisme projectif » l’épistémologie constructiviste [14] .
2) « Et, quoi qu’on en dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » [ 1938, p. 14].
Rien n’est donné, tout est construit : ces six derniers mots serviront souvent, à juste titre, de bannière visible à la présentation des épistémologies constructivistes ces dernières années. Il n’est pas inutile de souligner que ces lignes furent publiée en 1938, bien avant que les épistémologies constructivistes n’aient obtenu une respectabilité académique qui irrite encore M. Blaug ou J. Searle et bien d’autres épistémologues de profession, en particulier en Europe. Que ces derniers se rassurent : ces six mots ne suffiront pas à attribuer à G. Bachelard un titre de constructiviste radical.
Les méditations épistémologiques sur mes pratiques de recherche et d’enseignement, qui allaient me conduire à m’intéresser de plus en plus attentivement dans les années soixante-dix à la légitimité des épistémologies constructivistes, eurent en pratique d’autres sources que cet appel à une « épistémologie non cartésienne ». Mais il se révéla fort bienvenu lorsqu’il me fallut faire état loyalement de cette ouverture paradigmatique devant les institutions scientifiques qui se considéraient comme garantes de la convention du paradigme NRP (pour : naturaliste, réaliste, positiviste), protégeant seul, croyaient-elles, les systèmes publics d’enseignement et de recherche des pseudo-sciences et des charlatanismes.


EN RECONSIDÉRANT LES FONDEMENTS DU PARADIGME DES ÉPISTÉMOLOGIES NRP[modifier]


Si G. Bachelard depuis 1934 (comme d’ailleurs K. Popper dont le maître livre paraîtra en 1935) nous invite à développer une épistémologie non cartésienne, différente des épistémologies NRP, ne sommes-nous pas invités à nous interroger sur ce que peuvent être les fondements de ces épistémologies alternatives ? Cela d’autant plus que ces deux épistémologues, dont le sérieux est très généralement reconnu, proposent l’un et l’autre de reconsidérer deux des fondements les plus assurés des épistémologies NRP : le déterminisme et le réductionnisme [15] : « Non seulement le réductionnisme philosophique est une erreur, mais il me semble que c’est une erreur de croire que la méthode de réduction puisse amener à des réductions ultimes », écrira K. Popper en 1974. Et G. Bachelard, dès 1934 : « C’est sur une condamnation de la doctrine des natures simples et absolues [… ] que nous prétendons insister. »
Mais il ne suffit pas de diagnostiquer les limites que les épistémologies positivistes et réalistes apportent à l’identification des connaissances valables pour établir des fondements intelligibles légitimant des paradigmes alternatifs. Un paradigme scientifique survivra à tous les assauts de l’évidence empirique qui le réfutent aussi longtemps que l’on ne proposera pas des paradigmes alternatifs effectivement plausibles et permettant de rendre raison et de rendre compte de nos expériences sensibles et cognitives, rappelait H. A. Simon [ cf. 1982, p. 490] dans son discours de réception du prix Nobel en 1978. C’est à l’identification et à l’explicitation de ce paradigme épistémologique alternatif qu’il fallait s’attacher si l’on devait reconnaître les contingences méthodologiques et gnoséologiques du paradigme des épistémologies NRP. À partir des années soixante-dix, l’exercice était relativement aisé : les « critiques épistémologiques internes » auxquelles J. Piaget invitait les chercheurs de toutes les disciplines s’interrogeant sur la légitimité des connaissances qu’ils produisent, commençaient à porter leurs fruits; il fallait y être attentif et se souvenir que le plus assuré des discours de la méthode était, comme les autres, un discours de circonstance.
À partir de cette description de la situation initiale de mon propre questionnement sur la légitimité épistémologique et donc civique de mes activités de recherche et d’enseignement, je peux évoquer les principales étapes du cheminement intellectuel qui m’a conduit à m’autoproclamer constructiviste. Ou, plus exactement, à expliciter aussi loyalement que possible les fondements épistémiques par lesquels je légitime les connaissances que je peux et dois considérer. Pragmatiquement, il m’importe que ces fondements soient très généralement tenus pour plausibles (vraisemblables plutôt que certainement vrais, disent les épistémologues).
Pragmatiquement, ce questionnement s’est développé à partir de considérations banales sur la représentativité des modèles que je concevais ou utilisais pour raisonner les actions individuelles et collectives dans lesquelles je m’impliquais, ou en délibérer. Toutes les méthodes de modélisation que je mettais en œuvre me contraignaient à quelque sorte de fermeture ou de clôture : elles imposaient une décontextualisation qui devait être indifférente à mes propres projets de modélisation. En un mot, il fallait faire le plus simple possible, réduire, décomposer en autant de parcelles (quantifiables) qu’il se pourrait, sans pouvoir privilégier mes intentions modélisatrices, et sans chercher à explorer a priori d’autres alternatives possibles.
Les renouvellements méthodologiques apportés dans les années soixante par la modélisation cybernétique (G. Klir, J. Mélése… ), la dynamique industrielle (J. Forrester), la General System Theory (L. von Bertalanffy et la SGSR) ou l’analyse de systèmes (C. Churchman et R. Ackoff) étaient certes perçus comme des progrès substantiels par rapport à la modélisation analytique et linéaire classique. Mais ces nouvelles méthodologies dissimulaient toujours une contrainte de fermeture a priori ou de découpe arbitraire des phénomènes modélisés. Cela sans que l’on semble s’interroger sur la légitimation épistémologique des modalités d’application de ces méthodes.


LES SCIENCES DE L’INGÉNIERIE SONT BIEN DES SCIENCES FONDAMENTALES…[modifier]


Ces questions me conduisirent d’abord à la lecture et à la méditation de l’œuvre de H. A. Simon à partir de 1970. J’eus la chance de l’aborder par son versant épistémologique, la première édition de The Sciences of the Artificial ( 1969), qui formulait loyalement et frontalement ce type d’interrogation : ne pouvons-nous intéresser à ce que les choses pourraient être et faire, au lieu de nous interroger seulement sur les lois auxquelles elles devraient obéir ? Autrement dit, ne peut-on faire de la science une entreprise d’exploration du champ des possibles plutôt que de découverte des hypothétiques nécessités que nous imposerait la nature ?
Cette interrogation qu’H. A. Simon explore sans relâche depuis soixante ans suscite une cascade de questionnements épistémologiques et éthiques d’une étonnante fécondité cognitive. Plutôt que de privilégier exclusivement une lecture de la nature animée et inanimée, tangible et intangible, perçue comme un objet que l’on peut analyser pour le connaître afin de l’expliquer, la connaissance scientifique ne peut-elle s’entendre comme un projet de représentation à fin de compréhension active des phénomènes perçus et conçus par les humains ? Concevoir, téléologiquement, intentionnellement, les multiples et intelligibles représentations que l’on peut s’en construire et que l’on peut pragmatiquement éprouver, et ainsi concevoir les actions que l’on peut vouloir exercer. La célèbre parabole de K. Marx, L’Abeille et l’Architecte, symbolise cette alternative épistémique : « Construire la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche » – autrement dit, concevoir et modéliser délibérément. Si son projet est celui de l’intelligibilité du monde de la vie, la science ne peut-elle faire de la conception de systèmes complexes son projet mobilisateur ?
Les sciences de l’ingénierie, que l’on appelle parfois encore les sciences du génie, sont-elles condamnées à rester longtemps encore des disciplines d’application de connaissances analytiques établies avant et ailleurs ? Les sciences d’ingénium (G. Vico) seraient-elles moins fécondes ou moins dignes de l’esprit humain que les sciences d’analyse (R. Descartes)? Elles aussi peuvent manifester, avec « une obstinée rigueur », cette exigeante ascèse épistémologique qui est « la marque de l’esprit scientifique ». Elles peuvent susciter l’écriture de nouveaux Discours de la Méthode et restaurer l’audience des anciens, afin d’assurer la légitimation critique des connaissances, aussi bien celles produites par ces nouvelles sciences que celles produites par les anciennes [16] .
Méditations que nous propose H. A. Simon s’interrogeant sur la légitimation des connaissances que produisent les jeunes disciplines qui ne se construisent plus sur un objet naturel, mais sur un projet artificiel. Sciences de la communication et de la commande (ou cybernétique), sciences de l’information, sciences de la computation (ou science informatique), sciences de la cognition, de la décision, de l’organisation…, autant de nouvelles sciences qui risquent, si elles n’assurent pas leur propre critique épistémique interne, de se développer à la manière désespérante de la phrénologie (parfaitement cautionnée de l’extérieur par l’épistémologie positiviste comtienne) ausiècle dernier, sans assurer leurs propres fondements épistémiques.
Ce manifeste épistémologique que constitue The Sciences of the Artificial (et en particulier le chapitre central, « The Sciences of Design ») nous apporte enfin un des nouveaux Discours de la Méthode dont nous avions tant besoin pour que se relient à nouveau, dans nos cultures et dans nos pratiques, Epistémé et Techné.
Les sciences de la société et celle de l’homme ne peuvent-elles dès lors se libérer du moule épistémologique réducteur d’une science physique ou biologique appliquée au social et à l’humain [ cf. Le Moigne, 1998]? Et, méditant sur le projet enchanteur d’une véritable unité de la science, une aventure infinie qui ne réduise pas cette unité à un physicalisme généralisé, ne sera-t-on pas tenté de proposer aussi aux sciences de la nature, de l’espace, de la vie et du mouvement de s’exercer aux mêmes critiques épistémologiques internes et de reconsidérer leur propres fondements épistémiques ?
Alors se reformera la spirale de la connaissance, reliant sans fin Pragmatiké et Epistémé, sans jamais plus les séparer en « deux cultures » [Snow, 1968]. La restauration du statut épistémique des sciences de l’ingénierie, ou de l’ingénium, tenues pour aussi fondamentales que les sciences d’analyse, ne rend-elle pas plausible ce ré-enchantement ? En faisant sienne la devise de Simon Stevin de Bruges, « Merveilleux, et pourtant compréhensible », H. A. Simon nous rappelait que les sciences de l’ingénierie n’étaient pas condamnées à rester d’ancillaires disciplines d’application et pouvaient redevenir sciences de conception.
Mais il fallait pour cela rétablir le statut épistémique de la science entendue en termes de projet de connaissance, et non plus seulement en quête d’objets de connaissance. Exercice critique auquel H. Simon s’exerçait alors plus prudemment et pragmatiquement que je ne le souhaitais sans doute.
Sa double culture épistémologique, formée à la fois par le néopositivisme de R. Carnap qui fut un de ses maîtres à Chicago et par la philosophie pragmatique nord-américaine de W. James et J. Dewey, l’incitait à afficher une position épistémique médiane qu’il qualifiera bientôt « d’épistémologie empirique » [ cf. Simon, 1990, p. 127-128].


« QUI A LE PLUS BESOIN DE L’ÉPISTÉMOLOGIE, ET LE PLUS DE CHANCES DE LA DÉVELOPPER ?»[modifier]


N’était-ce pas le moment où, tentant de sortir prudemment de l’étreinte epistémique du physicalisme, le CNRS en France constituait enfin (en 1975) un nouveau département consacré aux sciences de l’ingénierie qu’il intitulait hélas ! « sciences physiques pour l’ingénieur »? Que les sciences de l’ingénierie puissent être autonomes assez pour n’être pas dépendantes des seules sciences physiques, tenues elles pour épistémiquement assurées, cela semblait alors quasi impensable au sein des institutions scientifiques. La prégnance du paradigme NRP rendait manifestement difficile de telles remises en question [17] . Aujourd’hui encore, on constate que les historiens de cette naissance du département SPI ignorent toujours les enjeux épistémologiques de cette initiative institutionnelle – qu’ils réduisent à une banale et classique lutte d’influence entre les milieux industriels et les milieux scientifiques [ cf. par exemple, Detrez, Grossetti, 2000]. Le rappel de la riche histoire que les sciences du génie avaient forgée en Occident du XIV au e XVII siècle (Léonard de Vinci et G. Vico ne nous donnent-ils pas des exemples e convaincants ?) ne suffit pas non plus à activer cette critique épistémologique interne [18] dont les sciences de l’ingénierie peuvent toujours et, je crois, devront être le fascinant creuset.
Sans doute faudra-t-il que ce soit d’abord les ingénieurs (ou peut-être les architectes – cf. Boudon, 1991) qui prennent l’initiative de cette réactivation critique, en reconsidérant leurs propres pratiques : ne veulent-ils pas concevoir et inventer plutôt qu’appliquer et reproduire ? J’aime à rappeler ici une interpellation de S. Papert et G. Voyat, publiée dans la collection EEG dirigée par J. Piaget la même année que The Sciences of the Artificial :
« Il est peu probable que les épistémologistes dusiècle passé aient répondu à la question “qui a le plus besoin de l’épistémologie ?” par “ce sont les ingénieurs”. Pourtant nous allons suggérer [… ] que ce sont ceux dont la préoccupation est de résoudre certains problèmes d’emploi de machines cybernétiques qui ont le besoin le plus urgent d’une théorie de la connaissance et la meilleure probabilité d’en créer » [Paper, Voyat, 1968, p. 92].


LA MÉTHODE : « LA CONNAISSANCE DEVIENT MOYEN DE CONNAISSANCE »[modifier]


L’étape suivante de cette maturation des épistémologies constructivistes dans mon cheminement fut la rencontre et la méditation, chemin faisant, de l’œuvre d’Edgar Morin. Amorcée avec la lecture du Paradigme perdu :
la nature humaine, puis des actes du désormais célèbre colloque de Royaumont, « L’unité de l’homme » ( 1973-74), cette méditation épistémologique devint prégnante et familière avec les tomes successifs de la Méthode et des ouvrages qui les accompagnèrent. J’y rencontrais dès l’abord la question que je me posais initialement, celle de la légitimité de la modélisation systémique :
« Au cours des années cinquante, von Bertalanffy élabore une théorie générale des systèmes qui enfin ouvre la problématique systémique. Cette théorie s’est répandue tous azimuts, avec des fortunes diverses, au cours des années soixante. Bien qu’elle comporte des aspects radicalement novateurs, la théorie générale des systèmes [… ] a omis de creuser son propre fondement, de réfléchir le concept de système. Ainsi le travail préliminaire reste à faire » [Morin, 1977, p. 101].
Ce travail sur les fondements ne peut évidemment se réduire à une tâche préliminaire, à assurer une fois pour toutes ! Il va vite devenir réflexion et critique épistémique permanente accompagnant chaque initiative de construction de connaissance. Les tomes successifs de la Méthode d’E. Morin en témoignent, et plus particulièrement sans doute le tome III ( La Connaissance de la connaissance), qui s’achève par un très beau chapitre intitulé « Les fondements d’une connaissance sans fondements ».
Proposition provocante plus que paradoxale, puisqu’elle va nous conduire à l’argument central de la conception de l’épistémologie entendue comme une entreprise collective de connaissance de la connaissance que nous propose E. Morin. : « Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de la construire » [ 1986, p. 232]. On ne peut plus dès lors séparer le pragmatique et l’épistémique, la connaissance active de la connaissance de cette connaissance, comme le postulaient les épistémologies dérivées du paradigme NRP.
Ainsi nous pouvons concevoir une réflexion épistémologique qui assume explicitement son caractère récursif. Il s’agit « d’ajouter une voie de retour au sens unique épistémologie-science » : E. Morin va nous proposer de reconnaître ici le paradigme de la complexité, ou de la pensée complexe, et toute son œuvre, surtout celle des trente dernières années, va nous livrer de riches et puissants matériaux pour appréhender cognitivement cette récursion permanente dans l’exercice de la pensée et dans la construction cognitive des modèles sur et par lesquels nous raisonnons cognitivement.


RATIONALITÉ TÉLÉOLOGIQUE, RATIONALITÉ RÉCURSIVE : REDÉPLOYER L’ÉVENTAIL DE LA RATIONALITÉ[modifier]


Cette intelligence de la récursion de la connaissance sur la connaissance au sein de laquelle elle s’est formée me conduira à être beaucoup plus attentif au caractère fondamentalement téléologique de tout exercice de raisonnement modélisateur. H. A. Simon m’y avait incité en développant la procédure de modélisation qu’il appelle means-ends analysis (la modélisation par interaction récursive fins-moyens-fins… ) et qu’il a illustrée par la très belle parabole de la réalisation d’une peinture à l’huile [ cf. Simon, 1991, p. 166]: la mise en œuvre de moyens pour atteindre une fin transforme cette fin, ce qui incite à élaborer de nouveaux moyens, lesquels à leur tour, etc.
Expérience cognitive familière que nous avions souvent occultée dans nos savants traités de logique comme dans nos enseignements de « l’art de penser », expérience qu’avaient pourtant restaurée les pragmatistes américains au début du siècle. – Comment se fait-il que la pensée de J. Dewey soit encore si méconnue dans nos cultures européennes ? Je m’étonne d’avoir découvert si tardivement la Logique, théorie de l’enquête de J. Dewey, parue1938 et qui fut pourtant traduite en français par G. Deledalle dès 1967 :
« Pour la raison pragmatique, expérimentale et démocratique [… ] la fin ne justifie pas les moyens, mais les moyens produisent des fins qui les mettent à l’épreuve », résume G. Deledalle.
L’exercice de cette rationalité récursive fins-moyens (et plus généralement « opérante et opérateur », « causée et causante », « organisée et organisante », nous montre E. Morin, après B. Pascal et P. Valéry) n’est-il pas aussi légitime, aussi intelligible et aussi rigoureux que celui de la rationalité dite cartésienne, linéaire et déductive, dans le carcan de laquelle nous nous croyions contraints de nous enfermer exclusivement pour produire des connaissances scientifiques validées ?
Considérations qui m’ont conduit à revenir sur cette « science critique » qu’est la téléologie, en prenant conscience qu’elle ne se réduisait nullement à un postulat d’affirmation d’une finalité exogène imposée à tout système : ne peut-elle s’entendre comme l’étude des processus de finalisation endogènes susceptibles de se développer au sein des systèmes ouverts et actifs, à commencer par ceux que manifestent les processus cognitifs du modélisateur ou de l’interprète ? Les pages que Kant, dans la Critique de la faculté de juger, consacre à la critique de la rationalité téléologique ou réfléchissante ne méritent-elles pas d’être aussi soigneusement relues que celles qu’il consacre à la critique de la raison pure ? Ne fallait-il pas alors disposer d’un cadre paradigmatique explicite qui rende intelligible et plausible ce mode cognitif manifestement fécond de production de connaissances ?
Je ne peux reprendre ici les nombreuses méditations que cette ample réflexion épistémologique m’a values et me vaut encore au fil de ces années de cheminement épistémique en compagnie d’Edgar Morin et de son œuvre puisque j’ai eu l’occasion d’en témoigner [ cf. Le Moigne, Morin, 1999].
Mais j’aime présenter cavalièrement ce cheminement de formation épistémologique en disant que, si je dois à H. Simon l’intelligence du paradigme de la rationalité téléologique, je dois à E. Morin celui de la rationalité récursive. Cette formule facile caricature pourtant par trop ces deux ferments épistémologiques exceptionnels que sont pour moi les œuvres et la pensée en formation vivante et vivifiante de ces deux penseurs. Elle ne rend pas non plus justice à des œuvres et des méditations épistémologiques parallèles ou complices qui, de multiples façons, ont co-irrigué cette fermentation dans les années soixante et soixante-dix : Y. Barel et H. Atlan en France, G. Bateson et H. von Foerster en Amérique notamment.
Aucun d’eux, il est vrai, ne semble s’être soucié d’inscrire sa réflexion épistémologique dans un paradigme de référence généralement accepté.
Peut-être parce que, tout en faisant profession d’épistémologie, aucun d’eux ne se laissera volontiers enregistrer comme épistémologue de profession. Ce qui ne serait pas très important si le discours (et l’enseignement) épistémologique contemporain veillait avec assez de soin à s’approprier leurs contributions – ce que, me semble-t-il, il ne fait pas encore suffisamment.


LES ÉPISTÉMOLOGIES RÉCURSIVES SONT OFFICIELLEMENT BAPTISÉES EN 1967[modifier]


La troisième étape de mon cheminement me permit précisément d’assumer le risque que je prends à me proclamer constructiviste (abrégé pour « référant et légitimant explicitement et loyalement mes activités d’enseignement et de recherche au sein du paradigme des épistémologies constructivistes »). Ce fut ma rencontre, à la fin des années soixante-dix, avec l’œuvre épistémologique de J. Piaget, puis avec J. Piaget lui-même (celui que ses disciples genevois appellent l’avant-dernier, 1970-1975, et le dernier, 1976-1980, Piaget), qui créa les conditions de cette « incongruité académique » [Le Moigne, 1993]. Les grands articles qu’il avait rédigés pour l’encyclopédie de La Pléiade Logique et connaissance scientifique (qu’il dirigea en 1967) me proposaient une réponse épistémologique argumentée à partir de laquelle il me devenait possible de légitimer et d’enseigner la modélisation systémique. Je ne peux reprendre ici l’exposé de ces interprétations de la pensée épistémologique piagétienne que j’ai eu l’occasion de publier à l’époque (« Systémique et épistémologie », « Une axiomatique : les règles du jeu de la modélisation systémique »); mais je peux souligner le bénéfice quasi institutionnel que je trouvais dans la riche discussion critique et constructive que J. Piaget nous proposait. En établissant les caractéristiques des épistémologies légitimant la production et l’interprétation des « connaissancesprocessus », il établit un cadre d’évaluation et de légitimation des « connaissances~représentations » se formant par le projet du modélisateur-acteur [ cf. Ladrière, Encyclopedia Universalis, vol. 19, p. 822 sq.].
Pour organiser cette présentation des « courants de l’épistémologie scientifique contemporaine », il proposait d’identifier un vaste « courant constructiviste » (en empruntant le mot aux discussions sur « le problème des fondements » en mathématiques), courant au sein duquel il identifiait l’épistémologie génétique au développement de laquelle il se consacrait depuis les années cinquante.
« La position constructiviste [… ] consiste [… ] à considérer la connaissance comme liée à une action qui modifie l’objet et qui ne l’atteint qu’à travers les transformations introduites par cette action [… ] Il n’y a plus en droit de frontière entre le sujet et l’objet » [Piaget, 1967, p. 1244].
Proposition qui permettait de présenter une alternative épistémologique plausible et bienvenue aux épistémologies dérivées du paradigme NRP : celle du paradigme des épistémologies constructivistes.
J. Piaget s’attachait plus à faire fonctionner ce paradigme en s’exerçant à la « critique épistémique interne » des disciplines et des recherches interdisciplinaires qu’à développer les hypothèses gnoséologiques et les spécificités méthodologiques qui le caractérisent. Ce que d’autres chercheurs purent faire après lui, notamment E. von Glazersfeld [ 1988,1995] et H. von Foerster [ cf. Segal, 1990]. Mais il avait solidement assuré l’hypothèse phénoménologique, celle de l’expérience du sujet modélisant, sur laquelle le paradigme se définit. La mise en valeur de son effectivité sera manifeste à l’examen du « système de classification des sciences » qu’il pourra ainsi nous proposer dès 1967. (J’aurai l’occasion de lui faire valoir, en juin 1980, quelques semaines avant sa disparition, que ce modèle circulaire devrait être étendu à une conception plus spiralée pour prendre en compte l’émergence des nouvelles sciences de l’ingénierie [19] .)


DES EXERCICES DE CRITIQUE ÉPISTÉMOLOGIQUE INTERNE AUX DISCIPLINES SCIENTIFIQUES[modifier]


Sur les fondements des épistémologies constructivistes ainsi progressivement ré-articulés en un paradigme recevable, il me devenait possible de reconsidérer et de critiquer la légitimité des propositions enseignables que développent les disciplines scientifiques – et plus immédiatement les nouvelles sciences de l’ingénierie que j’avais à explorer et à enseigner. Propositions que l’on pourrait présenter de façon cavalière par la description des exercices de modélisation et d’interprétation complexe des phénomènes perçus auxquels nous nous intéressons afin de produire des connaissances enseignables. Exposition qu’il faudrait développer au moins sur deux registres.
L’un, que l’on peut qualifier d’historique, se forme sur la conviction banale que les questions qu’ainsi je me pose doivent, si elles sont pertinentes, retenir l’attention de la pensée humaine depuis toujours. C’est sans doute la lecture de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci que P. Valéry publia en 1895 qui m’incita à prêter attention à ce riche héritage épistémologique [20] , que, comme nombre de mes contemporains, j’avais jusque-là trop souvent ignoré : comment comprendre la prodigieuse fécondité de l’œuvre scientifique de Léonard, de l’hydrodynamique des fluides à la physiologie animale, alors qu’elle fut construite plus d’unsiècle avant que le Discours de la Méthode ne soit rédigé par Descartes ? Il existait donc quelques autres méthodes épistémiquement au moins aussi bien construites !
Ne pouvions-nous les considérer ? En prenant conscience qu’à l’instar des rhéteurs de la Grèce antique, il s’exerçait de façon intelligente à l’inventio, ou à la modélisation que nous appelons aujourd’hui systémique (le disegno, disait-il), des phénomènes les plus divers en les percevant intentionnellement dans leur contexte, n’étais-je pas fondé à m’interroger, avec P. Valéry, sur la légitimation épistémique de sa Méthode [21] ? Les épistémologies constructivistes contemporaines trouvent dans les théories de la connaissance que nous lèguent sophistes et nominalistes des héritages au moins aussi féconds que ceux légués par les platonismes et cartésianismes que reconnaissent exclusivement les épistémologies NRP.
L’autre registre est plus pragmatique : il ne suffisait pas d’argumenter. Il importait, et il importe toujours, de s’exercer, d’abord au sein des disciplines qui me sont les plus familières (qu’on les entende sciences des systèmes ou sciences de l’ingénium ), à cette critique épistémologique formée sur l’explicitation des hypothèses gnoséologiques et des principes méthodologiques qu’elles mettent en œuvre. Je m’y suis exercé avec d’autant plus d’intérêt que je pouvais ainsi enrichir ma propre compréhension des processus cognitifs à l’œuvre tant dans l’enseignement que dans la recherche. Plutôt que de tenter de légitimer une proposition en la produisant par application d’une méthode tenue pour validée dans un autre contexte (en général celui des mathématiques classiques ou statistiques), ne peut-on expliciter les hypothèses tenues pour plausibles sur lesquelles on les construit, et montrer comment on les construit effectivement ? Cela s’appelle modéliser, interpréter, simuler sur le modèle, expérimenter, observer, explorer… J’ai eu l’occasion de publier certaines de ces études [22] que je ne mentionne ici que pour témoigner de la faisabilité de ces exercices de critique épistémologique interne.


NE PAS RÉDUIRE L’ÉPISTÉMOLOGIE À LA MÉTHODOLOGIE[modifier]


Ces questionnements permanents, tant historiques qu’expérimentaux, sur « les fondements ou plutôt les enracinements de la connaissance [23] » ne se forment pas dans un désert culturel. Pendant que je les conduis, d’autres questionnements épistémiques se développent, que je m’efforce d’examiner scrupuleusement. Nombre d’entre eux sont délicats à interpréter scrupuleusement. Il est des avocats d’un constructivisme (ou d’un constructionnisme, voir d’un dé-constructionnisme) souvent plus idéologique qu’épistémologique qui ne se sont guère souciés de reconsidérer les hypothèses gnoséologiques et les critères de légitimation à partir desquels ils tentaient de justifier leurs propositions, indifférents aux exigences d’ostinato rigore d’un référent épistémologique scrupuleusement formé à fin de légitimation éthique, épistémique et civique [24] .
C’est en général par une réduction au méthodologique que se manifeste cette dégénérescence. Il ne suffit pas de baptiser n’importe quelle méthode de production de connaissances de constructiviste pour lui assurer la légitimité et même la plausibilité des résultats auxquels elle conduit. Que de fois l’approche-système (néologisme passe-partout dont nul n’a assuré les hypothèses fondatrices) a été citée comme méthode scientifique puisque constructiviste ! C’est sans doute de l’engouement initial d’un certain nombre de chercheurs anglo-saxons en sciences de la société [25] qu’est venue cette déviance méthodologique, qui consiste à priver l’épistémologie de son substrat gnoséologique (ou, plutôt, de faire comme s’il était le même pour tous les paradigmes épistémologiques, établi sur les seules hypothèses ontologiques et déterministes que privilégie exclusivement le paradigme NRP) pour interpréter et mettre en œuvre ingénieusement ses préceptes méthodologiques. (E. Morin parle ici du passage des méthodes « pense-bête » aux méthodes « pense-intelligent ».)
Sur un registre voisin, on mentionnera aussi nombre des travaux de la sociologie des sciences. En se refusant à expliciter les fondements épistémologiques de la plupart de ses propositions, et en ne soulignant pratiquement jamais l’inculture ou l’intégrisme épistémique des scientifiques dont elle décrit attentivement les comportements, ne limite-t-elle pas par trop la critique de la légitimation de la production des connaissances enseignables ?
En considérant que « la sociologie utilise d’autres outils que l’épistémologie » [Latour, 1999, p. 304], ne fait-elle pas comme si la sociologie pouvait se passer de sa propre critique épistémologique pour élaborer ses outils et surtout pour interpréter ses résultats? Plutôt que de prétendre que la socio-logie des sciences (et les sciences studies) doivent « mettre fin au kidnapping des sciences par la police épistémologique [26] », ne pourrait-elle pas s’interroger sur la légitimité épistémique des procédures de cette présumée police épistémologique (laquelle n’est souvent que le cache-misère d’un conservatisme positiviste comtien)? Et surtout, ne pourrait-elle pas s’interroger sur ce que pourrait devenir une recherche scientifique plus attentive à sa propre critique épistémique ? Laquelle, bien sûr, ne fera pas disparaître les corporatismes ni le désir de notoriété de bien des scientifiques, mais les rendra plus intelligibles en démasquant de façon plus nuancée « le secret des pratiques scientifiques » [ ibid., p. 304].


QUI N’EST PAS RELATIVISTE N’EST-IL PAS ABSOLUTISTE ET INTÉGRISTE ?[modifier]


Cette inattention aux fondements épistémologiques des épistémologies constructivistes caractérise aussi bon nombre des recherches en sciences de l’homme et de la société qui se proclament volontiers constructivistes.
Pour éviter d’être poursuivis par la police académique du paradigme NRP, ils prennent leur parti de l’antique clivage de la connaissance en deux cultures, celle des sciences dures (oublieuse de ce qu’elle doit à celle des arts mécaniques du Moyen Âge) et celle des sciences douces (héritières des arts libéraux, qui se laissent trop souvent qualifier de sciences molles). On comprend la pertinence tactique de l’opération qui permet de récuser l’autorité de juges par trop jaloux de leurs privilèges académiques. Mais ne faut-il pas s’inquiéter de ses inconvénients stratégiques ? En contestant le monopole des épistémologies NRP, va-t-on contester la légitimité de toute réflexion épistémologique critique sur les connaissances enseignables que l’on s’efforce de produire ? N’est-ce pas encore dissimuler ses propres référents épistémiques que de prétendre n’avoir pas à les connaître, voire de nier leur pertinence tant civique qu’éthique ?
Dans un pamphlet récent, J. R. Searle s’est ainsi placé dans la position du sage qui « rappelle toutes les sciences humaines à l’ordre de leur fondement ». Ce qui serait fort bienvenu s’il ne voulait nous contraindre à convenir que le seul fondement admissible pour toute science est celui du paradigme des épistémologies réalistes.
« Le réalisme [… ] n’est ni une théorie de la vérité, ni une théorie de la connaissance, et ce n’est pas une théorie du langage [… ] On pourrait dire que le réalisme est une théorie ontologique : il dit qu’il existe une réalité totalement indépendante de nos représentations » [Searle, 1998, p. 200].
Mais il ne nous dit pas comment il légitime cette affirmation d’existence.
Qu’elle soit plausible, nul n’en disconvient; mais qu’elle soit certaine et s’impose de façon exclusive à toute intelligence humaine, n’est-ce pas inutilement contraignant ? D’autant plus que cette déclaration implique l’affirmation corrélative de l’unité, de l’universalité et de l’éternité de cette réalité, qu’elle soit mythique, voilée ou tangible.
Sur « la réalité de la réalité » [Watzlawick, 1998], n’est-il pas légitime de s’interroger et même de suspendre son jugement ? Qu’elle soit ou ne soit pas existante et indépendante de nos représentations, l’important n’est-il pas que dans les deux cas, les connaissances que nous formons pour élaborer nos actions nous soient correctement intelligibles ? On voit bien par exemple, le caractère plausible et la fécondité heuristique de la théorie mimétique de R. Girard ou de la théorie du don/contre-don de M. Mauss qui ferait du « continent du don, le roc de la morale éternelle, le liant du lien social [27] ».
Mais faut-il imposer à tout interlocuteur l’absolue conviction de la réalité naturelle de ces théories (et donc d’elles seules), indépendantes de la culture et du langage des humains qui les ont formulées ?
Les admettre éventuellement construites plutôt que préalablement données par quelque méta-autorité déclarée transcendante obère-t-il la pertinence et la légitimité des connaissances enseignables que les uns et les autres, celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, s’efforcent de formuler à leur propos ? Michelet aimait citer une formule lapidaire de G. Vico qu’il tenait, en historien passionné, pour particulièrement plausible et par là, légitime : « L’humanité est son œuvre à elle-même » – ce qui implique qu’elle puisse se connaître elle-même, puisque c’est elle qui se fait.
Est-il absolument indispensable de postuler et d’imposer à tous l’hypothèse de quelque hétéro-transcendance qui seule garantirait la légitimité (voir la vérité) des connaissances que l’on peut produire et éventuellement transmettre ?
L’ouverture d’un paradigme épistémologique fondant la quête des connaissances scientifiques sur l’identification des nécessités et des hasards, qui a servi de féconde heuristique pendant deuxsiècles, à celui d’une quête fondée sur la conception des possibles (laquelle nous ramènera aux deux premières questions fondamentales de Kant reliant le savoir et le faire : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? » – Kant, 1966, p. 25) nous serait-elle aujourd’hui interdite ?


LE « TOURNANT PRAGMATIQUE » EN ÉPISTÉMOLOGIE[modifier]


On voit bien les exigence de rigueur et de probité intellectuelle qu’elle appelle. On voit plus encore la responsabilité à laquelle elle invite les citoyens de la Terre-patrie tenus de considérer « la démocratie comme une expérience et pas un mode universel indépendant de l’histoire » [Rorty, 1994, p. 222].
Responsabilité qui nous incite à approfondir et à enrichir notre culture épistémologique au lieu d’abandonner son développement aux seuls tenants du paradigme NRP, comme semblent nous y inviter parfois les philosophes du pragmatisme [ ibid., p. 40].
« Le pragmatisme ne possède pas une théorie de la vérité, encore moins une théorie relativiste [… ] Son interprétation de la valeur de la recherche humaine coopérative ne possède qu’une base éthique et non pas une base métaphysique ou épistémologique. N’ayant aucune épistémologie, il ne saurait avoir a fortiori une épistémologie relativiste [28] ».
On comprend que R. Rorty se soit lassé des condamnations véhémentes pour relativisme qu’on oppose encore à la philosophie du pragmatisme, comme on les oppose aussi à la plupart des constructivismes, qu’ils soient idéologiques ou épistémologiques [29] . Mais ce n’est pas à moins, c’est à plus d’exigence épistémique et critique que nous incite le paradigme constructiviste et pragmatique. Et l’on montre sans peine que cette exigence manque plus souvent aujourd’hui à bien des scientifiques tenants du paradigme des épistémologies NRP. C’est, je crois, le sens de l’appel au « tournant pragmatique [30] » des théories de la connaissance auquel nous invitait déjà N. Rescher dès 1977 dans Methodological Pragmatism, a System-Theoretic Approach to the Theory of Knowledge [ cf. p. 23 sq.].
Sur la vanité et le caractère illusoire de ce procès en relativisme épistémologique, que dire d’autre qui n’ait pas été développé, de bien des façons et souvent de manière à mes yeux très convaincante, par tant de penseurs, philosophes, épistémologues, scientifiques expérimentés ? Des sceptiques et des sophistes à Montaigne, de F. Nietzsche à W. James et à J. Dewey, ou de G. Deleuze à R. Rorty en passant par S. Moscovici et tant d’autres, on pourrait dresser un interminable florilège de citations irréfutables par tout esprit de bonne foi. Il reste que la peur d’un procès en relativisme est encore si forte dans les académies scientifiques que l’on a toujours beaucoup de mal à les faire douter de leur absolutisme – un absolutisme au demeurant incompatible avec l’expérience démocratique comme avec la rigueur scientifique dont chacun proclame volontiers qu’il s’y réfère constamment ! N’est-il pas significatif que les dernières éditions des encyclopédies de l’épistémologie et des dictionnaires de philosophie des sciences ignorent [31] encore les épistémologies constructivistes pourtant solidement établies tant en Europe qu’aux USA depuis 1970-1980 ?


OSTINATO RIGORE, L’AVENTURE INFINIE DE LA SCIENCE[modifier]


Mais je crains d’expérience de ne pas savoir encore parvenir à convaincre un anti-relativiste agressif qu’il est un absolutiste intégriste. J’en tire plutôt la leçon que le relativisme est d’abord une invitation à une méditation épistémologique permanente à laquelle tout scientifique enseignant et chercheur, quelle que soit sa discipline de référence, se devrait de s’exercer tous les jours, à la manière dont les ecclésiastiques autrefois s’exerçaient à une méditation théologique en lisant chaque jour quelque pages d’un bréviaire. (Acceptons l’hypothèse optimiste selon laquelle le bréviaire devait servir de support à une libre méditation intérieure, et pas à un endoctrinement abêtissant !)
Cette métaphore doit être nuancée par quelques suggestions quant à la composition de ce bréviaire épistémique ! S’il contient quelques pages du Discours de la Méthode ou des Règles pour la direction de l’esprit, il importera qu’il contienne aussi des textes qui sentent encore le soufre dans nos académies tels que le Discours sur la méthode des études de notre temps de G. Vico, ou quelques pages des Cahiers de Léonard de Vinci sur la modélisation (le disegno) telles que celle-ci, sur laquelle je propose d’interrompre cette confession publique :
« Le disegno est d’une excellence telle qu’il ne fait pas que montrer les œuvres de la nature, mais qu’il en produit des formes infiniment plus variées.
Il surpasse la nature parce que les formes élémentaires de la nature sont limitées, tandis que les œuvres que l’œil exige des mains de l’homme sont illimitées [32] . »
N’est-ce pas le projet que nous propose « l’aventure infinie de la science [33] » : comprendre pour faire et faire pour comprendre, en veillant à expliciter à chaque pas les hypothèses gnoséologiques généralement acceptables sur lesquelles se construit, récursivement et téléologiquement, notre émerveillante entreprise collective de compréhension du monde de la vie ?
« La nature n’a pas de mystère, nous lui en prêtons. » En la reprenant sous une forme interrogative, ne peut-on tenir cette provocante réflexion de P. Valéry [ 1959, p. 49] pour le projet d’une science constructive visant plus à décrire qu’à prescrire ? Il ajoutait :
« Nous ne sommes point sur terre pour annuler le mystère du monde, mais au contraire pour le créer et le compliquer, en rajouter. Pour que la Nature s’y perde ! Quand on y regarde bien, on voit que c’est le grand œuvre de la science » [ Cahiers, t. II, p. 870].
Pourquoi, alors, faudrait-il se repentir du désir de contribuer à ce grand œuvre ?
  • Je souhaite remercier ici plus particulièrement madame M. Roux-Rouquié qui, en me faisant part de ses commentaires sur la critique épistémologique interne de la biogénétique contemporaine, m’a proposé des questions et fait des suggestions qui ont contribué à aviver ma réflexion.
Je pense par exemple, à ses interrogations sur le statut épistémologique d’une « science de l’ingénierie génétique » – questions qui méritent, je crois, qu’on les reprenne aujourd’hui en s’interrogeant sur la légitimité et l’intelligibilité de nos représentations des fonctions du gène et de quelques autres concepts associés.




  1. [1]La première édition fut très vite traduite en français ( La méthodologie économique, 1982). Ouvrage tenu depuis sa première parution en 1980 pour « un des ouvrages les plus importants de la science économique », précise R. Backhouse. « En plaçant Popper au centre des discussions en économie », n’attribuait-il pas à la discipline une caution épistémologique incontestable, caution dont elle avait et, je crois, a toujours un urgent besoin ?
  2. [2]P. Valéry ajoutait : « On ne peut définir que ce qu’on sait construire, mais on peut nommer quoi que ce soit » [ Cahiers 1894-1914. T. VI, p. 115].
  3. [3]Au sens où l’entendait G. Vico dans Les principes d’une science nouvelle : celui d’une société tentant de se civiliser, sans exclure a priori ni ses militaires, ni ses clercs.
  4. [4]Je reprends ici, à dessein, le titre du « Manifeste » d’Edgar Morin [ 1982].
  5. [5]« Le constructivisme brouwérien se rattache à l’idée que le monde de la représentation est l’objectivation de la volonté, qui se manifeste en premier par l’action. D’où peut-être la phrase que Weil ( 1921) attribue à Brouwer sur “les mathématiques, faire plutôt que savoir”. » C’est dans ces termes que J. Largeault caractérise le constructivisme brouwérien dans une de ses remarquables introductions à la traduction française de plusieurs articles de L. E. J. Brouwer publiés dans Intuitionnisme et théorie de la démonstration [ 1992, p. 17].
  6. [6]Dans Logique et connaissance scientifique. Dans le dernier chapitre de cette encyclopédie, « Les courants de l’épistémologie contemporaine », J. Piaget introduit et présente la famille des « épistémologies constructivistes » [p. 1243-44 sq.] à partir de l’interprétation du « constructivisme radical de Brouwer » [p. 1238].
  7. [7]Voir Le Moigne [ 1997a, p. 197-216] pour une brève présentation du développement des épistémologies constructivistes entre 1967 et 1997. Des expositions plus amples et plus documentées peuvent être trouvées dans les deux tomes du Constructivisme [ 1994; 1995a] et dans Les Épistémologies constructivistes » [ 1995b].
  8. [8]N’est-il pas significatif que ce beau vers de la 3e Pythique soit mis en exergue du Cimetière marin par P. Valéry en 1917 et du Mythe de Sisyphe par A. Camus en 1942 ?
  9. [9]J’en ai mentionné quelques-uns dans « Le constructivisme en construction » [ 1997a].
  10. [10]« L’observation a dominé l’imagination [… ] et elle l’a détrônée », c’est en ces termes qu’A. Comte caractérise l’avènement de l’État positif, celui de « l’époque scientifique » [ Opuscule de philosophie sociale, 1819-1826, p. 138].
  11. [11]« Il faut considérer la marche de la civilisation comme assujettie à une loi invariable fondée sur la nature des choses » [ ibid., p. 111].
  12. [12]Titre significatif d’un ouvrage de B. d’Espagnat [ 1994].
  13. [13]C’est à dessein que je fais appel ici au titre d’une belle méditation épistémologique d’I. Prigogine [ 1996].
  14. [14]Dans une attentive discussion des constructivismes, R. Gassin [ 2000, p. 161-182] proposera de reconnaître au moins trois familles épistémologiques dans la famille constructiviste : le « relationnel de J. Piaget » (que ce dernier appelait plus volontiers « dialectique »), le « projectif de J.-L. Le Moigne » (que l’on pourrait aussi appeler « téléologique ») et le « radical de E. von Glazersfeld » (qu’il vaudrait mieux qualifier de phénoménologique que d’ontologique). Je crois qu’il s’agit là de trois faces d’une même pièce qui ne s’excluent pas mutuellement. Les critiques que R. Gassin oppose avec finesse à chacune d’elles sont, me semble-t-il, les questions que l’on doit poser à toute épistémologie et ne sont pas spécifiques des épistémologies constructivistes.
  15. [15]Cette remise en question sera plus explicite chez K. Popper dans Postscript to the Logic of Scientific Discovery qui paraîtra en 1959 et sera complété en 1982. La traduction française parait en 1984 [voir p. 136].
  16. [16]J’ai développé cet argument in Le Moigne [ 1987].
  17. [17]Le CNRS abandonnera le mot « physique » dans cet intitulé quelques années plus tard, mais son département SPI ne changera pas de sigle pour autant : il s’agit des « sciences pour l’ingénieur », mais pas encore des « sciences de l’ingénierie ».
  18. [18]Voir par exemple Le Moigne, Vérin[ 1984, p. 42-55].
  19. [19]Ce modèle sera présenté sous le nom de « modèle de l’île volcanique de l’Epistémé » dans Le Moigne [ 1991, p. 29-38] et, plus sommairement, dans le Que sais-je ? consacré aux « épistémologie constructivistes », [p. 99 sq.].
  20. [20]J’ai évoqué quelques traces de cet héritage dans un chapitre des Épistémologies constructivistes [ 1995b].
  21. [21]J’ai développé l’importance de la contribution de P. Valéry à l’argumentation contemporaine des épistémologies constructivistes dans « Méditations épistémologiques sur les “fonctions” de l’esprit. Notes sur la contribution de P. Valéry aux développements contemporains des épistémologies constructivistes » [ 2000, p. 141-160].
  22. [22]J’ai publié quelques premiers comptes rendus de ces exercices de critique épistémologique interne de disciplines telles que les sciences de la décision, de la communication, de l’organisation, de l’information, de la computation, de la cognition et de l’intelligence artificielle, de la gestion, de l’éducation, et, sur un registre plus épistémologique, des sciences de l’autonomie, des sciences de l’ingénierie, des sciences de la conception, des sciences des systèmes dans le tome II de Le constructivisme. Les épistémologies [ 1995a] pour les premières, et dans le tomeI [ 1994] pour les secondes.
  23. [23]« Écartons l’image des fondements au sens maçon ou architectural du terme », proposera judicieusement E. Morin dans le tome III de sa Méthode [p. 231], et préférons-lui l’image « des enracinements, des dynamismes producteurs de la connaissance humaine ».
  24. [24]Ne faut-il pas souligner ici « l’imposture intellectuelle » de A. Sokal et J. Bricmont [ 1998], qui ne mentionnaient guère les délits pour laxisme commis par des chercheurs en sciences dures, ne pourchassant que ceux des chercheurs en sciences dites molles (qui comptent autant de Diafoirus que les sciences dures)?
  25. [25]Je pense par exemple, au travail collectif rassemblé par E. G. Guba sous le titre The Paradigm Dialog [ 1990]: le dialogue des paradigmes qu’il appelle positiviste, post-positiviste, constructiviste et critique, ignore totalement les hypothèses phénoménologiques et téléologiques sur lesquelles s’est formé le paradigme des épistémologies constructivistes. Si bien que les divers principes méthodologiques qui sont développés ne sont pratiquement pas argumentés ni légitimés autrement que par l’enthousiasme des différents auteurs (hormis quelques hommages bienvenus aux pragmatistes américains, C. Peirce, J. Dewey, R. Rorty), qui ignorent ostensiblement par exemple, les principes de la modélisation systémique et de la rationalité récursive.
  26. [26]Je reprends cette plaisante expression de B. Latour qui la présente dans Politique de la nature [ 1999, p. 305 et p. 321] : ne vaudrait-il pas mieux parler de « police académique » que de police épistémologique ? Qu’aurions-nous à craindre d’une police épistémologique qui assurerait effectivement sa fonction de « veille épistémique », attirant régulièrement l’attention des citoyens sur la légitimation des propositions scientifiques qui leur sont faites par la recherche scientifique ?
  27. [27]Je reprends à dessein cette belle formule d’A. Caillé.
  28. [28]Je crois que la position qu’affiche ici R. Rorty (le pragmatisme n’a pas besoin d’épistémologie) est d’autant moins soutenable que tout son livre constitue une contribution fort solide à l’argumentation des épistémologies constructivistes, en particulier pour restaurer une interprétation réfléchie du relativisme au sein de toute théorie de la connaissance. On n’échappe pas à la récursivité fondatrice de toute construction des connaissances enseignables que nous rappelait E. Morin.
  29. [29]Voir par exemple l’ouvrage collectif animé par G. Hottois et alii, Richard Rorty. Ambiguïtés et limites du postmodernisme [ 1994]. Les arguments que G. Hottois oppose à R. Rorty sont tous du genre « il me paraît » ou « il me semble » ou « j’estime » ou « des connotations qui tendent à » [p. 139-180] – arguments forts subjectifs qui n’emportent pas a priori la conviction du lecteur de bonne foi.
  30. [30]J’ai proposé une interprétation de ce tournant pragmatique pour une critique épistémique de la science économique dans « L’économique entre énergétique et pragmatique : évolution, rationalité et téléologie » [ 1997b, p. 53-69]. Peut-être faut-il rappeler que la métaphore du « tournant » fut proposée initialement par R. Rorty en 1967 dans The Linguistic Turn.
  31. [31]Cf. par exemple le récent Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences (sous la dir. de D. Lecourt), paru aux PUF en 1999. S’il consacre un article au pragmatisme (ce qui lui permet de brèves allusions aux contributions épistémologiques de Dewey, Putman, van Frassen ou Rorty), il ignore les épistémologies constructivistes en tant que telles, bien qu’il consacre un article documenté au « constructivisme mathématique » (de Brouwer à ses développements contemporains). La brève notule consacrée à J. Piaget ne mentionne pas son rôle dans la restauration des épistémologies constructivistes.
  32. [32]Cahiers, Codex U. F. 502,1162. Cité par M. Kemp dans le catalogue de l’exposition de Montréal « Léonard de Vinci, ingénieur et architecte » sous le titre Les Inventions de la nature et la nature de l’invention (musée des Beaux-Arts de Montréal, 1987, pour la traduction française). Voir aussi M. Kemp [ 1981].
  33. [33]J’emprunte cette belle expression au titre de l’essai de D. Lecourt : Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie [ 1990].