Pourquoi les philosophes

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Nul ne se demande « pourquoi des mathématiciens ? », dès lors que les mathématiques sont reconnues comme science. Mais « pourquoi des philosophes ? » ne revient pas à la question beaucoup plus classique « pourquoi la philosophie ? » à laquelle il est habituellement répondu par quelques variations sur un thème aristotélicien : argumenter contre une philosophie est encore philosopher. La justification est banale et sans doute imprudente : si les problèmes dont traite la philosophie concernent tout homme et non seulement les philosophes, pourquoi ceux-ci prétendraient-ils, mieux que quiconque, s'en faire une spécialité ? On conçoit mal une physique sans physiciens, seuls capables de conduire l'expérimentation ; mais il semble que le philosophe ne peut se réserver des questions qui, de son propre aveu, habitent tout un chacun. Pourquoi donc des philosophes si le romancier, le poète, le dramaturge sont d'autant plus aptes à philosopher qu'ils restent au plus près de la condition humaine commune et se gardent du jargon scolastique ? Des livres qui se donnent comme philosophiques, publiés par des savants reconnus tels que Carrel (L'Homme cet inconnu) ou Monod (Hasard et nécessité), ont obtenu, au nom de la compétence scientifique, une audience que n'auront jamais des ouvrages écrits par des philosophes. Une philosophie sans philosophes, diluée dans les sciences et la littérature, est manifestement une tentation de notre modernité.

Cependant, l'enseignement de philosophie garde des positions encore solides dans divers pays et plus particulièrement en France ; les publications restent abondantes même si, à l'étal du libraire, leur place relative diminue devant les sagesses lointaines, d'autant plus séduisantes qu'elles se dispensent de toute rationalité critique. Cette production philosophique est caractérisée par une extraordinaire diversité : les divisions traditionnelles qui subsistent encore (métaphysique, philosophie des sciences, philosophie politique et morale, philosophie du droit, de l'art, etc.) sont recoupées par la multiplicité des langages et des méthodes. C'est surtout dans les recherches en histoire de la philosophie, par l'interprétation des œuvres qui ont constitué sa tradition, que la philosophie accède le mieux à la compréhension d'elle-même.

Si le plus grand risque que court la philosophie dans la modernité est une irrémédiable dissémination, alors la tâche la plus urgente est qu'elle retrouve le sens de son interrogation, qu'elle se rassemble et se recueille autour de son objet propre, qu'elle réaffirme, parmi la dispersion culturelle, la continuité du logos fondateur.



Philosophes et philosophie[modifier]

La question philosophique de la philosophie[modifier]

Question et problème[modifier]

« En philosophie, les questions sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question. » Cette formule de Karl Jaspers, isolée de son contexte, a été trop souvent reprise, élargie au style aporétique de l'interrogation socratique ou d'un simple scepticisme (« Que sais-je ? »). Piètre échappatoire à l'objection de la multiplicité des systèmes ! Ce n'est d'ailleurs pas que la question philosophique soit sans réponse, mais au contraire qu'elle apporte une multiplicité de réponses. Elle se distingue alors nettement du problème théorique ou technique, appartenant à un domaine scientifique déterminé et qui, s'il est correctement posé, a ou aura une solution. Même l'indécidabilité d'un problème logico-mathématique est une solution qui se démontre : elle ne peut caractériser la question philosophique. Faut-il donc espérer la transformer en un problème susceptible d'une solution, par l'adjonction de données qui la déterminent suffisamment ? C'est ainsi, semble-t-il, que la question métaphysique du vide, devenue scientifique, a été résolue par des expériences célèbres. Voilà qui ne paraîtra satisfaisant qu'à ceux qui, à l'instar des positivistes, réduisent la question philosophique à une pensée préscientifique. Mais il suffit de lire Kant ou Bergson pour se convaincre que la question philosophique du vide n'a pas été scientifiquement abolie. Et une question portant sur la liberté humaine ou sur l'existence de Dieu, comment pourrait-elle être « saturée », sinon en reportant le questionnement sur les données mêmes qui doivent la déterminer ? Les questions de la tradition métaphysique ne peuvent être récusées comme de « faux problèmes » sans qu'il soit d'abord répondu, explicitement ou non, à la question, toujours présupposée, « qu'est-ce que la philosophie ? ». Henri Bergson

Réflexion[modifier]

La définition de la philosophie, habituellement, est d'abord étymologique ou historique. Mais rien n'assure que la tradition qui attribue la création du mot à Pythagore soit fondée : le mot lui-même n'est attesté que dans les œuvres de Platon. Il y a peu à tirer d'une formule comme amour (ou recherche) de la sagesse, tant que l'acception de ce dernier terme n'est pas déterminée. Or sophia, en grec, semble avoir désigné d'abord un savoir-faire, une habileté, une réussite. La sagesse ne s'expose pas forcément dans une argumentation rationnelle, mais souvent dans des paraboles ou des proverbes. La liste des Sept Sages de la Grèce, qui comprend un tyran célèbre pour sa cruauté, n'est guère édifiante ! C'est justement à la philosophie de prendre en compte la diversité des sagesses selon les temps, les pays ou les circonstances : l'idée de sagesse dépend de celle de philosophie et non l'inverse.

Il en est de même de l'histoire de la philosophie. En elle-même, elle ne pourrait que nous donner une leçon de scepticisme. En philosophie comme en d'autres domaines, l'histoire donne des exemples de tout et justifie tout. Elle ne prend sens qu'en présupposant une idée de la philosophie qui ne peut donc être déduite, mais est déjà présente avant tout préalable, historique ou pédagogique. Seule la philosophie permet de distinguer ce qui est philosophique et ce qui ne l'est pas.

Le cercle n'embarrassera que le non-philosophe, car il caractérise justement la philosophie comme retour de la pensée sur soi. Comme le remarque Heidegger, la question « qu'est-ce que la philosophie ? » est elle-même une question philosophique, alors qu'à la question « que sont les mathématiques ? » il ne peut être répondu que par un théorème. Il en est de même dans chaque domaine scientifique : une expérience chimique est un exemple du travail du chimiste, mais elle ne répond nullement à la question « qu'est-ce que la chimie ? » Aucune définition non philosophique de la philosophie n'est possible ; et le sociologue ou l'historien seulement historien, qui prétendraient la saisir de l'extérieur sans référence au retour sur soi de la pensée, la confondraient inévitablement avec l'idéologie ou la sophistique. Ce caractère réflexif permet de distinguer une thèse philosophique d'une généralité scientifique avec laquelle elle est souvent confondue. L'extrapolation d'un résultat scientifique, sa généralisation au-delà de ce qui est vérifiable, revient à construire une hypothèse plus ou moins plausible mais n'en fait pas pour cela une thèse philosophique. C'est ainsi que la théorie biologique de l'évolution a servi à conforter aussi bien un matérialisme athée qu'une théologie, et c'est une argumentation philosophique qui décidera des prolongements d'une théorie scientifique dont le nom même a été emprunté par Darwin à Spencer. Contrairement à ce que croient beaucoup de vulgarisateurs, une proposition telle que « Tout est explicable par la théorie atomique » n'est ni scientifique (est-elle vérifiable ?) ni philosophique (peut-elle rendre compte d'elle-même ?). Elle n'est qu'une simple opinion, du moins tant qu'un philosophe (qui serait dans ce cas un matérialiste) n'aura pas entrepris de montrer que la théorie atomique est capable de fonder la vérité de sa propre énonciation. Les sciences avancent, indifférentes aux principes qui ont assuré leur progrès. Mais la fameuse injonction du dieu delphique, « Connais-toi toi-même », est la maxime même de la philosophie, bien avant d'être la recommandation du moraliste ou du psychologue.

Rationalité critique[modifier]

C'est de ce caractère réflexif que dépend l'interprétation d'une rationalité critique que la recherche philosophique paraît avoir en commun avec la recherche scientifique depuis l'origine jusqu'aux plus récents développements. N'est-ce pas de la découverte grecque de la raison que sont issues d'abord la philosophie, puis les diverses sciences qui se sont détachées d'elle ? Le doute scientifique n'est-il pas l'héritier du doute philosophique, comme le disait Claude Bernard, mais avec la fécondité en plus ? Dernières à avoir acquis leur indépendance et leur positivité, les sciences humaines semblent avoir repris à la philosophie tout ce qui pouvait lui rester de prétentions scientifiques après l'essor des sciences de la nature.

Mais la rationalité critique qui s'exerce selon les méthodes propres à une science ne peut dépasser son domaine sans s'inverser en un dogmatisme inconscient de lui-même. C'est ainsi que se sont développés des « biologismes », des « sociologismes », des « psychologismes » qui croyaient pouvoir substituer à la question de la vérité les problèmes de l'adaptation au milieu, ceux des formes sociales du savoir ou de la psychologie de la connaissance. Ils se réclament d'une rigueur méthodologique qui fait toute leur rationalité critique, mais qui reste toujours subordonnée à la seule objectivité. Leur positivité même, attentive aux seuls faits, les rend oublieuses des conditions de la connaissance, de « l'énigme de la subjectivité », selon l'expression de Husserl, sans cesse à l'œuvre dans la recherche scientifique.

Le rapport de la philosophie à l'esprit critique en général est donc beaucoup moins simple qu'il n'est souvent dit. L'expression même a souvent une acception négative, sinon destructrice, et il n'est pas sûr que cette connotation polémique ne se maintienne pas peu ou prou jusque dans l'esprit scientifique lui-même. Sans doute la critique littéraire ou artistique peut-elle être laudative, mais encore, dans ce cas, implique-t-elle l'affrontement indéfini des opinions. Toute autre est une rationalité critique qui est un retour obstiné aux principes, quête d'un sol natal aussi distincte d'un nomadisme sceptique que d'une errance dans l'irrationnel. C'est elle qui fait l'unité de la tradition philosophique majeure depuis la dialectique platonicienne jusqu'au doute métaphysique cartésien, à l'idéalisme transcendantal kantien et encore de nos jours à la phénoménologie ou à la philosophie analytique. La critique retrouve alors son sens étymologique de discernement, dans son effort pour dégager un fondement ultime. La critique de la raison n'est pas une méthode extérieure à la philosophie qui la met en œuvre : elle n'est autre que la raison prenant conscience d'elle-même et de ses pouvoirs.

La philosophie n'est donc pas soumise à une rationalité dont les principes et les conditions lui échapperaient. Elle n'est pas l'application d'un rationalisme constitué en dehors d'elle sur un modèle technico-scientifique. Où et par qui a-t-il été décidé ce qu'il en est de la raison ? La question relève de la philosophie, et elle seule peut y répondre. La naissance de la philosophie est le surgissement même du logos grec. Qu'à ce logos ait été substituée au cours des siècles une raison essentiellement calculante et vouée à la domination technique du monde, il appartient à la réflexion philosophique de le comprendre, et d'y exercer son discernement. Il en est de même de l'exténuation de la raison dans le seul formalisme logique. Quand sont perdus de vue ce que Kant appelait les intérêts de la raison, il ne reste plus que l'intrication étroite d'un « rationalisme » et d'un « irrationalisme » qui s'appellent l'un l'autre. La critique philosophique ne peut se laisser enfermer dans une telle alternative qui lui est imposée de l'extérieur, et qui la réduit à la seule cohérence d'un discours sans objet propre.

L'objet de la philosophie[modifier]

Métaphysique et philosophie générale[modifier]

Toute discipline, toute science qui se développe rationnellement, se réserve un objet, même sommairement défini en un premier temps, mais que la recherche sera amenée à préciser ou à rectifier. C'est ainsi qu'à la physique ont été assignées la matière et l'énergie, à l'histoire le passé humain. Or, dès que le terme de philosophie apparaît, dans les dialogues de Platon, la dialectique philosophique a un domaine propre, figuré dans les célèbres allégories de la ligne et de la caverne. Remontant d'idée en idée jusqu'à l'idée absolue (anhypothétique), elle est nettement distinguée des sciences déductives appuyées sur diverses données (hypothèses). Ainsi naît la métaphysique, bien avant que le mot n'apparaisse, puisque, absent des œuvres d'Aristote (même de celles qui portent maintenant ce titre), il se pourrait qu'il n'ait été d'abord qu'une simple étiquette dans le classement du Corpus aristotélicien. Or, en des chapitres difficiles et qui n'ont pas cessé d'être discutés, Aristote avait établi, distincte de la physique qui porte sur un certain genre d'être, une « philosophie première » portant sur l'être en tant qu'être. Le philosophe proprement dit ne peut plus être confondu avec les premiers penseurs de la nature (phusis) ou physiologues tels que Thalès. Qu'elle soit ou non considérée comme aporétique, la question « Qu'est-ce que l'être ? » appartient en propre au philosophe. Or il est caractéristique qu'Aristote ait éprouvé le besoin de légitimer assez longuement la science de l'être, alors qu'une telle préoccupation n'apparaît pas quand il s'agit des sciences particulières. D'ailleurs, dès l'Antiquité, et, ce qui est très remarquable, dans la tradition aristotélicienne elle-même, s'est imposée une tripartition de la philosophie en éthique, physique et logique (ou dialectique) qui ne laisse pas de place à la philosophie première. La métaphysique apparaît donc ainsi très tôt comme une science contestée dans son existence même, divisée en une ontologie, science de l'être en tant qu'être, ou métaphysique générale, et une théologie, science de l'être suprême, divin, transcendant, ou métaphysique spéciale.

Mais quel objet va-t-il être laissé à la philosophie par la positivité triomphante des sciences et des techniques ? Les sciences de la nature n'entendent plus rien savoir d'une physique philosophique ; les sciences humaines et d'abord la sociologie se font fort de tenir toutes les promesses de l'éthique. Quant à la théologie, elle dépend désormais d'une révélation extérieure au discours philosophique. Déchue de toute pérennité, la métaphysique n'est plus qu'un moment négatif, transitoire, de l'histoire des idées, préparant l'avènement du positivisme comme conception définitive du monde. Quant à la dialectique ou « logique », en dehors de l'ontologie hégélienne, elle ne manifeste plus que l'absence d'objet propre d'une philosophie qui désormais ne se nourrit que de ce qui n'est pas elle et devient une réflexion seconde, en vue d'une improbable systématisation des connaissances qu'elle ne peut plus élaborer. Rien n'est plus caractéristique à cet égard que l'expression de « philosophie générale », souvent maintenue jusqu'à nos jours au-delà du positivisme, comme substitut d'une métaphysique que l'on n'ose plus affirmer. Devenu le « spécialiste des généralités » théoriques ou historiques, combinant divers résultats scientifiques et éléments doctrinaux classiques, le philosophe avoue finalement une double impuissance : celle de se définir un domaine et celle de se passer des problématiques traditionnelles. La question de l'objet de la philosophie revient à se demander quelle philosophie peut se fonder sur le déni de la métaphysique. Réduction anthropologique

La réduction anthropomorphique apparaît avec Protagoras, le plus subtil des sophistes et le plus redoutable adversaire de la théorie platonicienne des idées. Indéfiniment reprise, hors même d'un contexte historique, la formule fameuse « L'homme est la mesure de toutes choses » resurgit au principe de tous les relativismes. L'opinion commune au milieu du xxe siècle, même dans les milieux intellectuels, fait spontanément des « problèmes humains » l'objet privilégié, sinon unique, de la philosophie. Mais dans la perception courante, confortée par les médias, le psychologue ou le sociologue, armés de leurs théories, de leurs statistiques, de leurs techniques d'application, semblent en voie de tenir toutes les promesses de la philosophie, et l'on attend du philosophe qu'il s'en fasse le serviteur complaisant, le vulgarisateur ou le commentateur. Tout serait simple si une psychologie, une sociologie, pouvait se présenter comme seule capable de résoudre les problèmes humains. Mais il fait bien constater que la multiplicité des doctrines dans les sciences humaines est au moins aussi grande que celle des métaphysiques, et qu'elle la reproduit d'ailleurs souvent. En outre, chacune de ces disciplines a un objet déterminé qui n'est jamais l'homme en tant que tel, mais le comportement individuel, le groupe social, la langue comme système de signes, etc. C'est justement pour autant qu'elles se veulent scientifiques qu'elles laissent échapper hors de leurs prises l'idée d'homme, idée métaphysique au même titre que celle de vérité, de liberté ou de cause première.

Il faut s'y résigner : aucune science moderne, même dite humaine, ne peut prétendre fonder un humanisme. On sait que ce terme, assez récent puisqu'il n'entre au supplément du Littré qu'en 1880, est devenu l'un des maîtres mots de notre temps. Il eut d'abord une acception historique, désignant un mouvement de pensée de la Renaissance qui entendait renouer avec la pensée antique par l'étude des auteurs grecs et latins dont l'étude (sous le nom d'humanités) fut souvent considérée comme indispensable à un esprit cultivé. L'usage du mot fut étendu quand il fut admis que d'autres études pouvaient jouer le même rôle, et l'on parla d'humanisme moderne, d'humanisme technique. Le sens du mot, devenu de plus en plus vague, n'avait guère d'autre contenu qu'un appel en faveur de la dignité de la personne humaine. C'est alors que les philosophes s'en emparent et, dans les années qui ont suivi la dernière guerre mondiale, il fut de mode d'évoquer, entre autres, un humanisme chrétien, un humanisme marxiste, qui n'impliquaient guère que le refus d'une société considérée comme inhumaine. À strictement parler, l'humanisme philosophique consiste à faire de l'homme un principe premier, sinon unique, donnant sens et valeur à toute chose. C'est à bon droit que l'existentialisme de Jean-Paul Sartre s'en est réclamé. En toute rigueur, un humanisme philosophique ne peut qu'être athée. Nietzsche l'avait déjà décrit sous le nom du nihilisme qui triomphe après la proclamation de la mort de Dieu : « Supprimez vos vénérations ou bien supprimez-vous vous-mêmes. » Platon avait déjà opposé à la formule de Protagoras celle qu'il énonce dans les Lois : « La divinité est la mesure de toutes choses. »

Le débat est bien un débat métaphysique. À Sartre qui avait écrit : « Nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes », Heidegger répliquait : « Nous sommes sur un plan où il y a d'abord de l'Être. » Plus tard, Michel Foucault montrait que, de la mort de Dieu, ce n'est pas forcément un humanisme qui s'en suivait, mais la mort de l'Homme. Il faut reconnaître que l'invocation d'un nouvel humanisme, souvent très creux, ne peut justifier la philosophie. Bien entendu, mettre en question l'humanisme philosophique n'est pas prôner l'inhumain, ni refuser les droits de l'homme, mais au contraire leur chercher un fondement solide, car l'humanisme philosophique se confond souvent avec un relativisme prêt à tout justifier. Réduction linguistique

La sophistique n'était pas seulement caractérisée par ce que nous appellerions un relativisme culturel, mais aussi et peut-être principalement par une philosophie du langage. Le succès des plus célèbres sophistes semble avoir reposé sur leur virtuosité dans les jeux rhétoriques interchangeables ; mais, au-delà de la recherche d'un profit immédiat, était proposée une critique linguistique généralisée des énoncés philosophiques. Or, indépendamment de l'effort d'érudition historique pour restituer et peut-être réhabiliter la sophistique, la figure des sophistes est redevenue contemporaine. Comment oublier qu'ils apparaissent au moment où s'installent à Athènes les institutions démocratiques, et que ces professionnels du savoir furent les premiers ancêtres de ceux que nous dénommons « intellectuels » depuis les dernières années du xixe siècle ? Mais il y a plus grave pour la philosophie : Socrate apparaissait à ses concitoyens comme un sophiste, le pire peut-être, et l'âpreté même de Platon dans sa contestation du personnage du sophiste vient sans doute de là : le philosophe ne se détache de son double trompeur qu'à la suite d'un débat philosophique qui peut seul rendre perceptible la différence du philosophe et du sophiste.

Comment nier que la philosophie soit d'abord discours, que le rapport de l'homme à la réalité du monde, à la réalité de l'histoire, se réfléchisse comme rapport au discours ? Mais il n'en résulte pas que cette réflexion s'épuise en des jeux de langage et qu'il n'y ait rien à en attendre qu'une théorie de l'argumentation. Quand, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Eric Weil opposait la cohérence du discours philosophique à la violence, il n'ignorait pas que celle-ci, loin de se réduire à la brutalité muette ou hurlante, était devenue au xxe siècle fort bavarde. Mais les discours de la violence n'ont qu'une cohérence partielle. Lorsque Eric Weil, dans sa Logique de la philosophie, propose un système de toutes les catégories de la philosophie (telles que vérité ou sens) qui rende cohérente et sensée la totalité de l'expérience, le discours philosophique ne se réfère pas aux règles d'une logique formelle, mais il constitue une ontologie, à l'instar de la Logique de Hegel.

Mais c'est précisément ce projet de systématisation que la tradition empiriste a toujours dénoncé comme l'entraînement d'un verbalisme. Condillac, précurseur au xviiie siècle de la philosophie contemporaine du langage, auteur d'un Traité des systèmes, s'en prend au jargon de ces philosophes, « subtils, singuliers, visionnaires, inintelligibles », que sont les métaphysiciens, car Condillac est prêt à reconnaître des systèmes scientifiques garantis par une démarche mathématique ou expérimentale. Ce ne sont pas des abus de vocabulaire ou de rhétorique qui sont vraiment en cause, mais très directement l'objet même de la philosophie. Le langage des métaphysiciens n'est pas susceptible de correction ; il est d'autant plus insensé qu'il est systématisé. Mais si, de surcroît, « une science bien traitée n'est qu'une langue bien faite », il apparaît très clairement que la philosophie n'a qu'un seul et unique objet : le langage.

Le fondateur du positivisme logique, Rudolf Carnap, s'attache avant tout à traquer les aberrations du langage métaphysique, et, s'il admet que la métaphysique puisse répondre à un besoin d'ordre sentimental comme le fait la musique, il conclut ironiquement que le métaphysicien n'est qu'un mauvais musicien. De son côté, Ludwig Wittgenstein, à la dernière page de son célèbre Tractatus logico-philosophicus, reconnaît que, en dehors de la mystique, sa critique impitoyable des énoncés ne laisse à la philosophie qu'un rôle étroitement négatif : « Ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature. » Chez ces auteurs, l'interrogation métaphysique, déchue de toute rationalité, est niée en tant que philosophie et ramenée à l'aspiration religieuse ou mystique. Sans doute la philosophie analytique anglo-saxonne, issue du positivisme logique et de Wittgenstein, montre-t-elle au xxe siècle une très grande diversité. Elle ne recule pas, semble-t-il parfois, devant des problèmes d'apparence métaphysique repris de la tradition classique. Pourtant, même alors, elle reste une philosophie du langage usant d'une argumentation technique d'ordre logique.

Réduction phénoménologique

Il est devenu habituel d'opposer à cette philosophie analytique, surtout anglo-saxonne, quelles que soient ses sources germaniques, une philosophie phénoménologique bizarrement appelée parfois « continentale ». Bien entendu, de telles références géographiques ou nationales n'ont en elles-mêmes aucune valeur philosophique, et le mot de phénoménologie recouvre arbitrairement toutes sortes de travaux parfois sans lien direct avec ceux de Husserl. Mais il peut être commode d'opposer une philosophie qui cherche à renouveler la disputatio des universités médiévales avec les moyens de la logique et de la linguistique à une philosophie du retour à la chose même dans sa visibilité. Il ne s'agit plus alors d'une réflexion sur ce qui est énoncé, mais d'une appréhension originaire de ce qui est donné comme tel. Le monde n'est plus un assemblage de faits, mais un afflux de sens. Le fameux mot d'ordre, « droit à la chose même », écarte toute l'imagerie mentale laborieusement construite par les divers empirismes ou psychologismes. « On ne voit pas tant les images que les choses mêmes que ces images représentent », avait déjà écrit Malebranche. L'objet de la représentation n'est pas en dehors de cette représentation. Mais, de surcroît, la négation de la chose en soi ne porte aucun préjudice à l'être du phénomène : il apparaît à la conscience tel qu'en lui-même, conjointement objectif et subjectif. Seul est ce qui d'abord apparaît. Ainsi la philosophie pourrait revenir à sa vocation de science des commencements.

Husserl a toujours refusé l'interprétation introspective de la méthode phénoménologique, ce qui la disqualifierait comme fondation philosophique. Mais la méthode phénoménologique ne s'épuise pas davantage dans la saisie intuitive des essences. D'abord descriptif de ce qui apparaît, le projet phénoménologique devient plus fondamentalement transcendantal, analyse des conditions d'apparition. C'est alors que la recherche phénoménologique est amenée à une nouvelle lecture de la tradition philosophique. Par exemple (mais l'exemple est capital), les néo-kantiens avaient réduit la philosophie transcendantale de Kant à une réflexion seconde sur les sciences ; la phénoménologie permet de lui restituer une signification ontologique par l'analyse, au plus près de l'expérience, des conditions qui font qu'il y a quelque chose plutôt que rien. Il s'agit de remonter jusqu'à une instance radicale qui nous restitue une unité ou plutôt une totalité d'horizon. Un paysage nous accueille dans son évidence : l'ouverture d'un horizon, d'un milieu de visibilité, est la condition pour que toute chose soit présente et accessible au regard qui se dirige vers elle. Cet invisible, sans quoi rien n'apparaît, faut-il le reconnaître dans la subjectivité, la conscience transcendantale, comme l'avaient fait Husserl lui-même, Kant et déjà Descartes, au risque de retomber dans l'alternative, ruineuse pour la philosophie, du subjectivisme et de l'objectivisme ? Qu'au contraire du projet explicite de son fondateur, la phénoménologie ait été couramment comprise comme un nouveau style de psychologie ou d'anthropologie montre assez le danger. La phénoménologie n'est vraiment retour à la chose même que si elle reprend le projet de la philosophie comme science de l'être, et y reconnaît son thème permanent depuis l'Antiquité jusqu'à Hegel. Il se peut que l'être soit le concept le plus embrouillé, le plus obscur de tous, mais « il faut que nous comprenions l'être pour être exposé à un monde qui est et que nous puissions y exister » (Heidegger). Paradoxalement, au milieu des tournoiements des préoccupations quotidiennes, la tâche la plus authentique et la plus urgente du philosophe est encore et toujours l'élucidation de la question de l'être.

Philosophie et culture[modifier]

Universalité

Le soupçon sophistique accompagne toute philosophie : la question de l'être a-t-elle un sens en dehors d'une aire linguistique, et plus précisément d'une syntaxe, celle de la langue grecque ancienne ? Indiscutablement, la philosophie « parle grec » ou a du moins commencé par parler grec. Sans doute est-elle née dans certaines conditions de langue et de culture, mais celles-ci ont depuis longtemps disparu, et son histoire montre qu'elle n'en est pas restée dépendante. D'ailleurs, les mathématiques sont nées dans les mêmes conditions sans que leur valeur universelle en soit atteinte. Montrer le contexte qui a permis le développement d'un savoir ne suffit pas à le relativiser. Un fait historique ne prouve rien pour ou contre la vérité d'une idée. Lorsqu'il invoque l'argument linguistique, le relativisme culturel a déjà, par pétition de principe, récusé la définition de la philosophie comme science de l'être, il lui a déjà substitué celle d'une philosophie comme « conception du monde ». Or le sociologue, l'ethnologue ne manquent pas de rencontrer en toute culture une « conception du monde ». Dès lors, la philosophie est immédiatement pluralisée : il y a des philosophies indiennes, chinoises ou autres, comme il y a, paraît-il, autant d'astrologies. La rationalité critique qui leur est retirée reflue seulement dans l'exposé des spécialistes des sciences humaines.

L'équivoque de la notion de culture est en elle-même significative. « C'est la philosophie qui est la culture de l'âme », lit-on dans Les Tusculanes de Cicéron. Le mot latin cultura a déjà la signification métaphorique qui s'est conservée jusqu'à nos jours, à côté de l'acception agricole restée usuelle ; et « cultivé » se dit aussi bien de l'esprit que de la terre. La culture développe en l'homme ce qui caractérise son humanité, c'est-à-dire sa raison, et elle est essentiellement un accès à l'universel. Mais il y a un autre mot « culture » qui a sans doute la même étymologie latine, et qui nous est venu de l'allemand vers 1930 après un long détour. L'adjectif qui y correspond n'est d'ailleurs plus cultivé mais culturel, ignoré de Littré. Or « culturel » ne renvoie plus à l'universalité ni à la raison mais à la particularité d'un peuple, de sa tradition, de ses usages et de ses « valeurs ». Devenue un « fait culturel », la philosophie est indiscernable d'une idéologie et ne se distingue plus d'une croyance quelconque, sinon par la langue savante de l'exposé. Autant de « cultures » d'Asie ou d'Océanie, autant de « philosophies » dont l'Europe ne fournit qu'un exemple avec Platon ou Kant. Un tel relativisme dissout l'idée même de philosophie et ne peut se fonder que sur un positivisme socio-historique devenu incapable de prendre conscience de lui-même. La peur de l'européo-centrisme est devenue la peur de la raison. Parler de raison européenne, comme on l'a fait parfois, serait aussi absurde que de se demander si les lois de la physique sont italiennes depuis Galilée. Un universalisme prétendu ne peut être critiqué qu'au nom d'une universalité plus haute, et il n'y a pas plus de philosophie européenne qu'il n'y a de mathématiques européennes. Mais, alors que l'universalité des techno-sciences modernes apparaît aux yeux de tous par l'efficacité devenue mondiale de leurs applications, la philosophie manifeste son universalité par le renouvellement constant de son interrogation, par son refus précisément de coïncider avec une « conception du monde ». Lorsque Husserl écrit : « L'homme antique est celui qui se forme lui-même grâce à la pénétration théorique de la raison », il n'enferme pas la rationalité dans une culture passée, mais, une fois que la philosophie est advenue ce qu'elle est reconnue comme telle, peu importent les temps et les lieux. Qu'il soit européen ou non, est philosophe celui qui apporte sa contribution aux buts infinis de la raison.

Inactualité[modifier]

Science empirique de l'esprit par excellence, l'histoire n'est pas en mesure de décider de la validité universelle d'une thèse philosophique, à moins que, sous le nom de science historique, il ne s'agisse d'une philosophie de l'histoire. Mais en résulte-t-il la possibilité d'espérer énoncer une philosophia perennis ? Depuis le début du xixe siècle, il a été répété que le philosophe appartenait à son époque et ne pouvait pas plus que quiconque y échapper. Cet affrontement de la philosophie avec l'histoire, avec sa propre histoire, a été pensé d'abord comme réconciliation, comme accomplissement historique de la philosophie. Nul mieux que Hegel n'a su identifier le système intemporel et sa réalisation dans la suite des temps. « La dernière philosophie dans l'ordre du temps est le résultat de toutes les philosophies précédentes et par conséquent doit en contenir les principes » et, puisque cette dernière philosophie est la plus développée, la plus riche, la plus complète, « elle pourra déposer son nom de recherche de la sagesse et devenir savoir effectif ». Dans cette vision grandiose, l'interrogation socratique trouve son achèvement au double sens du mot : elle s'abolit dans son accomplissement, dans le système de l'esprit absolu totalement conscient de soi. Même les adversaires les plus déterminés de l'idéalisme hégélien ne renient pas cet achèvement-accomplissement, lorsqu'un Marx se propose de transformer matériellement le monde et non plus seulement de le penser, ou même lorsqu'un Kierkegaard oppose l'authenticité du devenir chrétien à la clôture du système, ou encore lorsque divers positivismes et scientismes promettent de faire accéder l'humanité à un bonheur sans au-delà. La fin de la philosophie, dont il fut tant parlé, n'était que celle de son identification avec le sens de l'histoire.

Cependant, les grandes philosophies de l'histoire du xixe siècle n'ont pas vu leurs prédictions vérifiées. Il n'en subsiste que des fragments devenus autant de « conceptions du monde ». La modernité n'a guère retenu du positivisme qu'une épistémologie hostile à toute métaphysique et accompagnée d'une croissance incertaine au progrès. Rien d'autre n'est plus attendu de la raison que l'efficacité d'un calcul, et la pensée s'enfonce dans un nihilisme dont elle n'a même plus le courage de prendre conscience. Une société se prépare qui peut-être ne voudra plus poser de problèmes qu'en termes techniques. La philosophie sait donc qu'elle aussi est mortelle ; elle ne se sauvera pas en s'installant dans un empyrée inaccessible, mais en revendiquant, au milieu même d'une modernité affairée, l'inactualité de son interrogation radicale. Nietzsche demandait déjà : « Qu'exige un philosophe en premier lieu de lui même ? De triompher de son temps, de se faire intempestif. »

Ce qu'on appelle la crise de l'humanité européenne, avant d'être politique ou morale, est d'abord celle d'une rationalité restreinte aux formalismes logiques ou rhétoriques mise au service de passions collectives. Contre la grande lassitude de l'esprit, devenu extérieur à lui-même, coupé de la tradition apparue avec le logos grec, Husserl faisait appel à un « héroïsme de la raison », capable de surmonter l'actuelle dissémination de la philosophie. Être rationnel, c'est vouloir être rationnel. L'endurance de la pensée ne se mesure pas aux énigmes résolues ni aux utopies réalisées. Comme le disait admirablement Malebranche : « Non, je ne vous conduirai pas dans une terre étrangère ; mais je vous apprendrai peut-être que vous êtes étranger dans votre propre pays. »

— Jean LEFRANC

Philosophie et enseignement en France[modifier]

Aperçus historiques[modifier]

La présence de la philosophie dans les matières d'enseignement secondaire est une caractéristique proprement française qu'on peut faire remonter, d'une part, à la création, en 1808, de l'Université de France et, d'autre part, à l'action personnelle d'un philosophe aujourd'hui largement oublié, Victor Cousin. Comprendre les enjeux contemporains de cet enseignement suppose qu'on remonte à cette double source.

Il y a eu, avant ces dates, un enseignement de philosophie, mais il était dispensé dans des établissements qu'on ne peut pas tout à fait appeler secondaires, et, surtout, la philosophie enseignée restait dépendante des études de théologie et ne s'écartait guère, sauf exception, d'un catalogue d'« opinions des philosophes ». Le cursus philosophicus commençait par la logique, se poursuivait par une métaphysique, quelquefois appelée ontologie, comprenant une physique et une pneumatologie. Cette dernière était à son tour divisée en deux parties traitant l'une de l'homme, l'autre de Dieu. L'étudiant devait choisir, parmi les thèses évoquées, les plus probables, à savoir les thèses thomistes ou, dès la fin du xviie siècle, cartésiennes, encore que d'un cartésianisme lui-même rendu dogmatique et livresque et retenant principalement la théorie des tourbillons, c'est-à-dire la physique. Bref, la philosophie tout entière était réduite d'une part à un art de raisonner et de convaincre, d'autre part à un art de se former des opinions probables. Tout autre enseignement relevait soit des sciences particulières, soit de la religion. La morale, en particulier, était vue comme une discipline non pas philosophique, mais religieuse.

Le rôle des idéologues[modifier]

La période révolutionnaire, dont le combat fut de rendre à la raison sa pleine indépendance à l'égard de tout ce qui tend à la contraindre, favorisa l'émergence d'études ne reconnaissant aucune autre autorité que celle des lumières naturelles. Empruntée à Bacon et d'ambition scientifique, la méthode expérimentale ou plutôt d'observation remplaça alors la méthode livresque. Paradoxalement, la philosophie, confondue avec les romans métaphysiques, fut supplantée par l'idéologie, ou science des idées. La question qui paraissait alors essentielle était celle du langage, ou plutôt des signes, et la thèse condillacienne de la sensation transformée devint la base de toute philosophie.

On peut dire que l'enseignement philosophique est né de ce moment, qui en était pourtant la négation, parce que, alors, la raison ne comptait que sur elle-même. En revanche, du point de vue du contenu, cet enseignement annonçait plutôt les sciences humaines, tant par son objet que par sa méthode. L'homme y était ramené à sa seule situation concrète, et la méthode d'observation ne parvenait guère à dépasser l'empirisme. Au point que les philosophes les plus remarquables de cette période, comme Gérando, Destutt de Tracy ou Laromiguière, renoncèrent à se dire idéologues pour revenir à la désignation plus exacte de philosophes.

Le monopole universitaire[modifier]

Napoléon, qui n'aimait pas les idéologues, préféra revenir à un enseignement de philosophie, mais inspiré, dans sa forme, de celui des collèges de l'Ancien Régime. Les trois rubriques – scolastique, logique, métaphysique et morale – réapparurent, accompagnées d'éléments doxographiques.

La nouveauté était que cet enseignement s'inscrivait dans le cadre d'un monopole universitaire largement indépendant des autorités religieuses. C'est cet aspect de monopole philosophique qui va susciter durant tout le xixe siècle des oppositions très décidées. La réglementation, en effet, interdisait de se présenter aux épreuves du baccalauréat si l'on n'avait pas suivi les cours de la classe de philosophie. Il existait bien des enseignements de philosophie dans les séminaires, mais ceux qui les suivaient se destinaient à la prêtrise. Il fallait nécessairement avoir suivi la classe de philosophie des collèges publics pour s'inscrire dans les facultés.

La Restauration ne parvint pas à mettre fin, malgré ses promesses, à cette situation ; elle confirmera même le monopole. La monarchie de Juillet n'accorda pas non plus cette « liberté » de l'enseignement. C'eût été, en effet, renoncer à l'Université. Or la monarchie de Juillet cherchait à doter la France d'une Université comparable à ce qu'on trouvait alors en Allemagne ou en Écosse.

Victor Cousin[modifier]

Pour de nombreux adversaires, l'enseignement philosophique des collèges parut le point faible par lequel on pouvait attaquer le monopole universitaire. À droite, les ultracléricaux, comme Jean-Marie de La Mennais ou Riambourg, dénonçaient cette orgueilleuse raison qui prétend se passer de toute Révélation ; à gauche, des socialistes, comme Pierre Leroux ou Joseph Ferrari, ne voulaient voir dans cet enseignement que la diffusion des idées bourgeoises, c'est-à-dire une sorte de philosophie d'État. En somme, l'enseignement philosophique était accusé à la fois d'impiété et de conservatisme.

C'est dans ce contexte que l'œuvre de Cousin prend son sens. D'abord, il a arrêté une conviction : ni les thèses de l'école théologique ni celles l'école sensualiste ne sont de la philosophie. L'une parce qu'elle ne dépasse jamais les Écritures ; la seconde parce qu'elle est un empirisme incapable de rendre compte de ses fondements. Comme philosophe, Cousin obtint un succès considérable. Investi des plus hautes responsabilités universitaires et de quelques responsabilités politiques, il entreprit d'instituer un véritable enseignement philosophique.

Il y était aidé par une philosophie personnelle, l'éclectisme, doctrine synthétique qui n'a rien de commun avec cette théorie syncrétique avec laquelle, pourtant, on la confond souvent. Sans cette doctrine, en effet, aucun enseignement philosophique n'aurait pu s'installer dans des lycées publics. Il aurait fallu soit laisser le professeur enseigner telle ou telle philosophie particulière – et en ce cas les protestations des familles refusant cet enseignement auraient été légitimes –, soit enseigner une doctrine officielle qui n'aurait été ni philosophiquement acceptable ni politiquement supportable. C'est parce que l'éclectisme rend possible l'examen philosophique de toute doctrine sans rendre obligatoire aucune prise de parti que l'enseignement philosophique est possible en tant que tel.

De plus, Cousin est convaincu qu'il existe des vérités philosophiques qui autorisent et même imposent un enseignement philosophique élémentaire, c'est-à-dire antérieur et préparatoire à l'étude des systèmes. D'où, là aussi, la légitimité d'une place pour la philosophie dans l'enseignement secondaire.

Non seulement un tel enseignement est possible, mais encore il est souhaitable car il instruit l'élève dans la philosophie, l'arme contre les fausses doctrines tout en le laissant libre de ses propres choix. Le professeur ne demande pas à son élève, par exemple, d'être spiritualiste ou matérialiste, mais seulement de montrer qu'il a compris ce que sont l'une et l'autre doctrine.

De là, également, un guide de déontologie. Tout professeur qui se livre à un quelconque prosélytisme est rappelé à l'ordre. Mais, aussi, tout professeur qui se voit attaqué, par exemple par l'évêque, est défendu, souvent par Cousin lui-même, dès lors qu'il n'a pas outrepassé sa fonction.

La « tutelle » cousinienne[modifier]

On a pu trouver quelquefois pesante une telle tutelle ; il reste que Cousin a généralisé un enseignement philosophique véritable, dégagé des formes de la scolastique, dispensé en français (Cousin tenait à constituer le français en langue philosophique), centré sur des questions de part en part philosophiques, pris en charge par des professeurs sérieusement recrutés, protégés des pressions par un statut efficace et jamais abandonnés à euxmêmes. L'agrégation de philosophie, qui existe depuis 1825, devient, sous sa conduite, un concours de haut niveau (Cousin exigeait des agrégatifs une licence ès lettres et non plus de théologie) dont chaque session constitue un événement intellectuel.

Enfin Cousin conféra à l'histoire de la philosophie un statut scientifique et lui assura, dans les études universitaires, un développement exceptionnel, notamment en réclamant des professeurs un travail de recherche et d'érudition.

Le programme enseigné, dont la rédaction n'est pas, contrairement à ce qu'on a pu croire, de la seule main de Cousin (il date de 1832 et a été élaboré par une commission comprenant également Jouffroy et Cardaillac), comporte une quarantaine de rubriques qui ne sont plus libellées (sauf exception) sous forme de questions. Il est rédigé en français et abandonne résolument le ton dogmatique. Le professeur qui le traite est invité à transformer lui-même ces rubriques en questions et à tenter, sans les imposer, ses propres réponses sous forme de leçons, abandonnant le cours dicté. L'ensemble des leçons constituant un cours, dont Cousin réclamait qu'il fût une œuvre véritable de philosophie.

En 1842, Cousin renouvelle la liste (elle datait de 1809) des auteurs mis au programme du baccalauréat. On n'y trouve aucun de ses livres, mais on mesure l'importance accordée, sous son influence, au cartésianisme, présenté au travers d'auteurs contre lesquels les évêques ne pouvaient rien, comme Bossuet, Fénelon ou le Père Buffier.

Il est vrai que l'ordre des points à traiter n'était pas laissé au libre choix du professeur : Cousin craignait en effet que ne se rétablît par là l'ordre scolastique des évêques.

Dans leur grande majorité, les professeurs de philosophie ont approuvé cette direction cousinienne. Elle leur donnait non seulement un statut solide pour résister aux incessantes attaques locales dont la philosophie était alors la cible, mais encore elle instituait la philosophie dans la dignité scientifique et dans l'indépendance de la pensée.

La loi Falloux[modifier]

Il fallut la loi Falloux pour venir – momentanément, mais à quel prix ! – à bout de l'œuvre de Cousin. La réaction fit tomber des sanctions sur les professeurs de philosophie qui se refusaient à reconnaître l'autorité de la religion. De nombreux professeurs refusèrent de prêter serment et furent ainsi écartés de l'enseignement.

En 1852, l'enseignement proprement dit de la philosophie (et aussi de l'histoire) fut même supprimé – ainsi que la classe de philosophie – par le ministre Fortoul, de même que les agrégations correspondantes. Seul reste autorisé un enseignement de logique. C'est en se parant d'allures modernistes et en invoquant une nécessaire adaptation de l'école à la société que la réaction réussit à supprimer l'enseignement philosophique (la logique au lieu de la philosophie et une théorie du langage en lieu et place de la métaphysique). Les forces antirationalistes et cléricales ont ainsi coïncidé avec les forces « modernistes », c'est-à-dire celles de l'affairisme saint-simonien, nouveau libéralisme qui s'installait alors dans les couloirs des ministères, pour réclamer de l'enseignement secondaire qu'il se bornât à faire des ingénieurs et des techniciens.

Victor Duruy au secours des humanités[modifier]

Cette réforme, pour difficile qu'elle fût à supporter pour les professeurs de philosophie, ne changeait, dans les pratiques, que fort peu de chose, sauf, ce qui est capital, que les questions métaphysiques ou morales ne pouvaient être présentées qu'au détour d'argumentations logiques, comme exemples et non pour elles-mêmes, ce qui en ôtait toute la dignité. Pour le reste, les professeurs changeaient le titre de leur cours et continuaient comme avant. De sorte que Victor Duruy n'eut pas réellement à réintroduire, en 1863, cet enseignement, mais seulement à lui rendre son nom et à rouvrir la classe de philosophie. En même temps, il rétablit l'agrégation, et les protestations de Mgr Dupanloup restèrent vaines. Entré dans le génie français, l'enseignement philosophique était devenu une institution difficile à démanteler. Le programme de 1863, qui remplaça celui de 1852, revint, pour une large part, au programme de 1832 (psychologie, logique, morale, théodicée, histoire), non pour rétablir Cousin, qui, à cette date, n'exerce plus aucune responsabilité, mais parce que la philosophie était ainsi conçue.

Une autre réforme fut décisive. Dans l'intention de renforcer les humanités, Duruy instaura, en 1864, une épreuve écrite (en français) de philosophie, et non plus seulement une interrogation orale. Demander à des élèves de lycée une composition de philosophie était d'une grande ambition et a puissamment contribué au prestige de cet enseignement. Duruy prolongeait ainsi le travail de Cousin, qu'il était d'ailleurs allé consulter. Les attaques anticousiniennes se poursuivirent, mais l'enseignement de la philosophie n'était plus réellement attaqué.

Le baccalauréat en deux parties[modifier]

En 1874, Jules Simon, disciple pas toujours fidèle ni même toujours honnête de Victor Cousin, mais soucieux lui aussi de ne pas laisser sacrifier les humanités sur l'autel de la « modernité », crée une année proprement philosophique en répartissant les épreuves du baccalauréat sur deux années séparées. La philosophie prit alors vraiment le sens, qui était celui de Cousin, d'une étude centrale, venant à la fin et en synthèse d'un parcours complet de la culture. Cette conception suppose un enseignement secondaire conçu comme culturel et non comme un ensemble d'acquisitions scientifiques et techniques défini en fonction des besoins de l'industrie. Et, comme il n'y a plus de risque d'un retour à des méthodes scolastiques, le programme de 1880 n'oblige plus le professeur à traiter les questions dans l'ordre, ce qui renforce le caractère d'œuvre philosophique du cours du professeur.

Les programmes qui suivront celui de 1880 n'apporteront généralement aucune modification essentielle et n'auront pour but que de préciser certains points et de rectifier certaines dérives pédagogiques, comme l'abus des cours dictés, les excès d'abstraction ou l'érudition mal à propos.

La circulaire Monzie de 1925[modifier]

Telles sont les intentions de la longue circulaire du 2 septembre 1925 du ministre Anatole de Monzie, circulaire toujours en vigueur et que les derniers programmes et instructions (qui sont ceux de 1973, modifiés en 1983) confirment. De nouveaux découpages sont bien proposés, mais c'est toujours l'installation d'une véritable liberté de penser, une formation du jugement et un sens actif de la responsabilité morale et civique qui sont mis en œuvre. La circulaire Monzie confirmait d'ailleurs l'intention cousinienne d'un enseignement philosophique plutôt que de philosophie, afin qu'il soit clair que cette matière n'est pas enseignée pour elle-même, mais bien comme un couronnement, destiné à faire des « hommes de métier capables de voir au-delà du métier » et « des citoyens capables d'exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert notre société démocratique ».

La circulaire Monzie prend acte du fait que le xixe siècle a installé l'enseignement philosophique des lycées dans une optique qu'on peut dire républicaine. Certes, ni Guizot ni Cousin ne sont républicains. Ils sont monarchistes. Mais ils sont partisans d'un État de droit. Et même si Cousin ne croyait pas à la possibilité pour la philosophie de devenir populaire, ils ont voulu, l'un et l'autre, installer un enseignement susceptible de diffuser en profondeur dans la masse de la population, l'un par la loi de 1833 sur l'enseignement primaire, l'autre par l'enseignement de la philosophie dans les lycées, une véritable rationalité.

Enfin, la circulaire Monzie abandonne l'enseignement de l'histoire de la philosophie, qui donnait lieu, trop souvent, à des cours dictés sans réel intérêt philosophique et tendait trop vers une érudition déplacée. Mais l'étude suivie d'œuvres philosophiques est maintenue, et l'est encore aujourd'hui, même si c'est avec une liste fort large où la liberté de choix du professeur reste entière.

L'enseignement philosophique aujourd'hui[modifier]

Tel qu'il est aujourd'hui, l'enseignement de la philosophie proprement dite est l'affaire de l'enseignement supérieur. L'enseignement secondaire vise un enseignement philosophique à vocation plus pratique (concernant l'action) que spéculative. Et s'il n'est plus réellement remis en cause, il reste cependant l'objet de visées transformatrices qu'on peut, quelquefois, considérer comme destructrices.

La fausse concurrence des sciences humaines[modifier]

Une illusion scientiste, qui date de la fin du xixe siècle, consiste à croire que la philosophie est une activité intellectuelle dépassée et que les objets dont elle s'occupe – dont la question « qu'est-ce que l'homme ? » – sont traités plus efficacement et plus positivement par les sciences humaines. Une telle illusion, après avoir été très forte, régresse aujourd'hui : il apparaît désormais clairement que, en dehors des faits que les sciences humaines sont en mesure de mettre en évidence, tout discours qui émane d'elles n'est généralement que piètre philosophie ou même pure idéologie. Il se peut qu'il soit devenu souhaitable d'incorporer, dans le cursus du second degré, un enseignement de sciences humaines, par exemple de sciences sociales, mais l'irruption des sciences humaines n'a pas plus rendu caduc l'enseignement philosophique que ne l'a fait en son temps l'irruption des sciences physiques.

L'inspection des professeurs[modifier]

En France, les lycées ne dépendent pas directement de l'Université (celle-ci, cependant, participe au recrutement des professeurs, qui de toute façon sortent tous de son sein) mais d'une instance particulière, l'inspection générale et, plus récemment, l'inspection pédagogique régionale. Ces corps d'inspection, qui disposent du monopole du jugement scientifique et pédagogique, fonctionnent à la fois comme une défense de l'institution et comme une défense du professeur dès lors que ce professeur ne menace pas lui-même l'institution. C'est ainsi que l'inspection maintient l'enseignement philosophique dans son identité proprement philosophique, l'empêchant (d'ailleurs par de simples moyens de discussion) de dériver vers l'idéologie ou le prosélytisme. Mais il faut reconnaître que ce pouvoir d'inspection n'est pas toujours bien vécu.

En outre, le vieil argument anticousinien renaît constamment de ses cendres. Il consiste à laisser entendre que les corps d'inspection surveillant la philosophie la transforment en philosophie d'État. Cette objection, qui en elle-même est sérieuse, ne tient pas compte du fait que justement les corps d'inspection sont indépendants du pouvoir politique, ou du moins se doivent de l'être. C'est en fait toute une conception de l'État et de la république qui est alors en jeu, certains, comme François Châtelet, refusant la « philosophie des professeurs de philosophie » afin de « libérer l'incontestable force révolutionnaire que recèlent les masses lycéennes et étudiantes »...

La « démocratisation » des lycées[modifier]

L'arrivée massive en classe de terminale d'élèves maîtrisant mal les contenus des années antérieures, tant dans les matières littéraires que dans les disciplines scientifiques, la multiplication des types de baccalauréat ne comportant pas suffisamment d'enseignements proprement culturels : autant de faits qui posent à l'enseignement philosophique des problèmes nouveaux et difficiles à résoudre. Comment, en effet, demander à des élèves de réfléchir à l'unité d'une culture qu'ils ne possèdent pas, ou d'examiner les objets et méthodes de sciences qu'ils n'ont jamais étudiées ? Le problème s'aggrave du fait que c'est justement dans ces classes que l'horaire de philosophie est le plus faible.

Pourtant, le principe du « droit à l'interrogation philosophique pour tous » (É. Borne) est bon, mais il n'est pas facile à appliquer. Une solution à laquelle on pense quelquefois consiste à introduire, dès la classe de première, un enseignement philosophique préparatoire à celui de la classe de terminale, en espérant ainsi, par cette anticipation, assurer une meilleure réussite des élèves. Mais il y a malentendu. S'il est souhaitable d'étaler l'enseignement des mathématiques ou même des sciences humaines sur plusieurs années, on ne le peut pas en philosophie car ce serait la traiter comme une discipline en soi, lui faisant ainsi manquer sa fonction propre de totalisation et d'unification. Enseigner la philosophie sur plusieurs années n'est envisageable que dans l'enseignement supérieur.

Le retour d'une nouvelle forme d'idéologie[modifier]

D'une certaine manière, il existe à notre époque, comme à toute époque, une sorte de demande sociale d'idées ou de représentations mentales destinées, croit-on, à faciliter le fonctionnement de la société. Toute époque a besoin des idées qui lui correspondent. Mais savoir si l'école doit, et dans quelle mesure, répondre à cette attente est une chose. Confondre ce travail de conformation ou d'endoctrinement avec un enseignement philosophique constitue un contresens total. La philosophie n'est pas l'art d'acquérir de bonnes idées, ni non plus de se faire une opinion, mais de forger ses propres jugements dans la pleine conscience de ce qui les fonde. La philosophie est, par nature, contraire à toute forme d'idéologie.

On dit souvent que la philosophie apprend à penser. Cela est vrai, mais à la condition de préciser que penser n'est jamais l'exercice mécanique de procédés tout faits, mais une activité propre et, d'une certaine manière, originale, du sujet pensant. En ce sens, cet enseignement ne peut se confondre ni avec un enseignement de logique ni avec un enseignement de rhétorique. C'est pourquoi les méthodes de didactique de la philosophie qui, aujourd'hui, veulent munir les élèves de simples capacités argumentatives font fausse route : la philosophie se perd totalement si elle ne reste pas animée par la passion de la vérité, à l'aide des seules lumières naturelles.

Ce qui frappe, lorsqu'on examine l'histoire de l'enseignement philosophique, c'est la constance et la similitude des conflits. Tout se passe comme si une tendance de fond voulait à tout prix réduire la philosophie à une sorte de théorie de l'argumentation, un art de choisir les idées probables, un goût exclusif pour les idées utiles. Chaque fois, cependant, la philosophie et son enseignement réussissent à surmonter ces crises, lesquelles, somme toute, n'auront pas toujours été inutiles. Elles ont souvent permis à la philosophie de se démarquer de ce qui n'est pas elle et, ce faisant, d'être de plus en plus indiscutable.

La philosophie française contemporaine[modifier]

Les recherches et débats philosophiques, tant universitaires que médiatiques, semblent marqués, depuis les années 1980, par une nouvelle vitalité, due à une confiance retrouvée en la spécificité de la discipline, qui contraste avec son assujettissement aux problèmes et discours des sciences humaines durant les années 1960 (structuralisme de R. Barthes, de C. Lévi-Strauss, de J. Lacan...). Certes, l'activité philosophique en France (si l'on met à part le travail, rigoureux et inventif, de plusieurs générations d'historiens de la philosophie − F. Alquié, M. Guéroult, H. Gouhier, Y. Belaval... −, dont ce n'est pas le lieu de préciser les méthodes et les acquis) reste largement tributaire de la centralisation de la vie intellectuelle à Paris (du fait, entre autres, de la taille de ses institutions d'enseignement et de la concentration des rares maisons d'édition spécialisées en ce domaine), de l'influence de réseaux de revues et de groupes de pensée, liés à des institutions bien françaises (Écoles normales supérieures, Collège international de philosophie), du rôle sélectif et normatif, toujours privilégié, joué par le concours de l'agrégation dans la formation des universitaires.

Tous ces facteurs culturels peuvent expliquer, en partie, un style de pensée qui privilégie souvent la rhétorique brillante, s'adonne aux conflits de chapelle, témoigne d'une indifférence chronique aux problèmes concrets posés par les sciences ou par la société et se complaît parfois dans un vedettariat médiatique. Plus profondément, la philosophie française semble condamnée à un paradoxe chronique : d'un côté, elle reste fascinée par la philosophie allemande moderne (Nietzsche, Freud, Husserl, Heidegger), qui, depuis l'existentialisme de Sartre, a inspiré des lexiques et des problématiques, au point de faire tomber dans l'oubli la tradition française antérieure (Renouvier, Hamelin, Lagneau, Lequier, Lavelle, Alain, et même parfois Bergson) ; de l'autre, il est frappant de constater à quel point elle a longtemps négligé des objets ou des orientations philosophiques, qui ont pourtant été au centre de riches développements à l'étranger (Allemagne, Italie, Grande-Bretagne, États-Unis) : problèmes de la vie, de la culture, de l'histoire, approches analytiques et pragmatiques du langage, philosophie de la technique et des technobiologies, philosophie de la religion, etc.

Malgré ces tendances « nationales », la philosophie française n'en a pas moins adopté des orientations et des thématiques qui, à bien des égards, caractérisent, au même moment, toute la philosophie européenne en cette fin de siècle. Abandonnant la théorisation dogmatique suscitée dans les années 1950-1960 par les systèmes positivistes ou scientistes (marxisme, freudisme, linguistique structurale), les philosophes, quelque peu désillusionnés, ont surtout exploré les voies du relativisme, du pluralisme, du subjectivisme, autant de caractéristiques propres à un langage et à une rationalité post-totalitaires. Prenant le parti, comme Friedrich Nietzsche et Martin Heidegger, du déclin de la métaphysique occidentale, suspectée de n'être qu'une onto-théologie, la philosophie contemporaine développe, sur fond d'une réhabilitation de l'immanence et du sensible, une « pensée faible », caractérisée par un perspectivisme, un phénoménisme et un esthétisme. Parallèlement, sur le plan des idées politiques, la prise de conscience tardive, par les « nouveaux philosophes » français, de l'échec et du mensonge inhérents à l'idéologie marxiste et aux régimes politiques qui s'en sont inspiré, surtout depuis le bannissement d'U.R.S.S. de l'écrivain Soljenitsyne (1979), va entraîner une relève des philosophies de l'histoire et de la lutte de classes par une nouvelle légitimation du système démocratique et par une apologie des droits de l'homme. Les philosophes, devenus sceptiques à l'égard des politiques révolutionnaires qu'ils justifiaient auparavant, redonnent ainsi à l'individu une place centrale, ce qui les oblige à renouer avec une réflexion éthique, qui avait été dédaigneusement sacrifiée depuis les années 1950. Loin des visions totalisantes de l'histoire, il importe de porter à nouveau attention aux problèmes concrets des hommes (responsabilité, solidarité, expérience du mal) et aux conditions de la vie pratique, individuelle et collective. Cette recherche d'une nouvelle rationalité, libérée des systèmes, moins dogmatique, plus impliquée aussi dans des procédures dialogiques, trouve aussi un terrain d'élection fécond dans l'approche philosophique des modèles et des représentations propres aux sciences de la nature, qui ont tendance à détrôner, depuis les années 1980, les sciences humaines (psychanalyse, sociologie, « nouvelle histoire »). Mais c'est précisément le développement de sciences et de techniques nouvelles (informatique, sciences cognitives, technologies en biomédecine), qui est en train de poser à la philosophie de nouveaux défis inattendus, au moment où elle semble avoir retrouvé une certaine identité dans la modestie même de sa pratique, éloignée désormais de tout messianisme et de tout scientisme.

Différence et sens[modifier]

Le lent effritement des modèles marxistes et freudiens après 1968 amène la philosophie spéculative française à privilégier de nouvelles références, d'origine allemande encore : Friedrich Nietzsche, pour sa critique de la vérité métaphysique à partir de la puissance affirmative de la vie, Edmund Husserl, pour sa méthode phénoménologique d'analyse des intentionnalités de conscience, Martin Heidegger, enfin, au confluent des deux précédents, pour sa recherche d'une ontologie négative. Dans le prolongement de ces œuvres, les positions philosophiques classiques, fondées sur les notions d'Être, de l'Un, de savoir absolu, de vérité, d'essence, vont être invalidées au profit d'une théorie du sens, subjectif, pluriel et immanent, lié à une force productive et errante de la différence, interne aux signes et aux formes.

L'œuvre de Jacques Derrida, qui est souvent considérée à l'étranger comme le fleuron de la philosophie française et dont l'influence a donné naissance, en France, à une mouvance d'écrits marqués, jusqu'au mimétisme, par un style baroque largement germanisé (P. Lacoué-Labarthe, J.-L. Nancy, S. Kaufman...), se présente comme une démarche de déconstruction du langage. Jacques Derrida reprend ainsi le procès de la métaphysique occidentale en le déplacant vers la critique du logocentrisme, qui a asservi l'écriture à une parole vouée à la révélation d'une présence de l'Être. En remontant, à partir d'une interprétation de l'écriture philosophique et littéraire, à une « archi-écriture », il s'agit de dépasser les oppositions conceptuelles classiques (parole-écriture, nature-culture, masculin-féminin, etc.) pour en faire jaillir une « différance » originaire, un travail de retardement et de variation indéfinie du sens. La « grammatologie » veut dès lors privilégier les traces, les « suppléments » aux textes où se donnent à lire la dispersion du sens, les jeux et effets de sens. Plutôt que de mettre la pensée au service d'une vérité substantielle, sur le modèle d'une onto-théologie, il convient donc de restituer le pouvoir des métaphores et de faire place à l'indétermination du sens, qui culmine dans la neutralité du discours, signe d'une pensée négative et non plus affirmative.

Gilles Deleuze, après s'être illustré comme interprète original de philosophes classiques (Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, entre autres), s'engage aussi dans une philosophie de la différence, en reprenant le procès nietzschéen contre le dualisme du sensible et de l'intelligible, qui est au fondement de la critique des simulacres de Platon. À partir d'une réinterprétation, en compagnie de Félix Guattari, de la conception psychanalytique du désir, Gilles Deleuze démonte la fausse identité du sujet, qui doit être rapporté à une force désirante, conçue non plus comme manque (à la manière de J. Lacan), mais, dans le prolongement de Spinoza et surtout de Nietzsche, comme puissance créatrice de réel. Celui-ci se ramène à des flux d'énergies pulsionnelles, qui se dispersent en rhizomes et se greffent, sans ordre normatif, sur des objets. Ainsi la notion métaphysique d'être doit céder la place à la pure phénoménalité d'événements transitoires, de singularités chaotiques, dont la logique, proche de celle de Whitehead, peut être appréhendée à partir des images-mouvements, révélées par l'image cinématographique, et dont l'effectivité peut être saisie par une science des affects actifs.

Cette primauté accordée à des singularités plurielles, purement phénoménales, paraît significative de l'abandon des catégories inhérentes à l'esprit moderne, qui était marqué par une rationalité unitaire et progressiste, confiante dans une vérité-système. Jean-François Lyotard réinsère cette philosophie de la pluralité, qu'il surcharge de la dimension conflictuelle d'une différence entendue comme « différend », dans le sillage d'un âge postmoderne marqué par la « fin des grands récits » totalisateurs, la prolifération de réseaux de communication, de l'émergence de l'aléatoire, de la discontinuité, etc. Jean-François Lyotard, après avoir mis l'accent, dans une perspective freudo-marxiste, sur les dispositifs pulsionnels, promeut, dans le sillage de la pragmatique anglo-saxonne du langage, la production sociale de micro-récits, qui amènent à détrôner l'ancien monothéisme, au profit d'une vision du monde païenne, où coexistent et s'affrontent les multiples jeux et perspectives sur le réel. Le philosophe se fait ainsi le témoin et le théoricien de la perte de réalité qui accompagne aujourd'hui, dans nos sociétés, l'ère du vide (G. Lipovetsky), la médiatisation généralisée de la vie (J. Baudrillard) ou la vitesse instantanée des technologies de la communication (P. Virilio).

Le dialogue avec la philosophie allemande, avec Husserl et Heidegger, en particulier, permet cependant d'autres approches de la question du sens, qui ne renoncent pas à la référence à une vérité transcendante. Car la phénoménologie, dans son application existentielle, individuelle ou sociale (L. Binswanger, E. Fink, E. Strauss...) comme l'herméneutique, issue de l'exégèse théologique, surtout protestante (H. G. Gadamer), conduisent à déplacer la question du sens, de l'universalité formelle et objective des énoncés vers une expérience subjective, incarnée, du discours et de la représentation ; mais, par là, elle rencontre aussi, dans l'expérience de réceptivité ou d'activité du sujet, une dimension de profondeur et de transcendance du sens. L'analyse phénoménologique (que beaucoup de philosophes ont d'ailleurs introduite en France en traduisant les œuvres de Husserl) découvre ainsi combien notre rapport au corps et à ses mouvements, au monde habité (Umwelt) et aux autres (la personne comprise comme alter ego) participe à la constitution d'une compréhension préréflexive du donné. Il importe, dès lors, de saisir déjà l'émergence du sens dans le sensible lui-même, ce qui conduit à privilégier l'expérience perceptive (M. Merleau-Ponty), voire celle de l'affect primaire (jouissance-souffrance) en tant qu'expression a-représentative de la vie (M. Henry). L'œuvre d'Emmanuel Lévinas met l'accent sur la découverte immédiate d'un infini, d'un au-delà de l'être, à partir de la relation à autrui, dont le visage devient un mode de présence de ce qui dépasse la représentation. Paul Ricœur, dans le cadre d'une philosophie réflexive qui veut comprendre le sujet comme soi, à travers la médiation des signes et des œuvres, recentre l'appropriation du sens sur l'imagination symbolique, qui permet par des symboles et des mythes de configurer l'expérience temporelle (mimesis narrative) ou d'accueillir une pensée excédant les outils du langage. À l'opposé, donc, des courants immanentistes, ces démarches, souvent héritières du spiritualisme et de l'existentialisme français d'avant-guerre (M. Blondel, E. Mounier, J. Nabert, G. Marcel), parfois même inspirées par une tradition religieuse plus ou moins laïcisée, découvrent dans la structure du sujet, en tant qu'être au monde, une ouverture sur un horizon, sur une altérité, sur un infini. La différence originaire, considérée dans un sens purement horizontal par les philosophies de la déconstruction, redevient ainsi verticale, sans autoriser cependant un retour à un discours ontologique vraiment affirmatif. Ce même climat intellectuel a d'ailleurs favorisé aussi une réinterprétation, de type phénoménologique, des expériences mystiques ou théophaniques des différentes traditions religieuses du monothéisme (christianisme et islam, surtout), qui reposent sur la réalité d'une intuition supra-empirique, permettant au sujet, en particulier par la médiation de l'image, de se mettre en présence de l'absolu divin (H. Corbin, C. Jambet, J.-L. Marion, J.-L. Chrétien, J.-L. Vieillard-Baron...).

Vers un paradigme esthétique[modifier]

Dans ce contexte, le discours sur « la fin de la métaphysique », la prise en compte de l'expérience de la négativité, de l'absence, de l'ouvert amènent bien des philosophes à privilégier le champ de l'esthétique au détriment du spéculatif. Autrement dit, la création d'œuvres d'art (poiesis) et l'expérience de la réceptivité (aisthésis) de leurs formes apparaissent aux philosophes comme des objets privilégiés d'études ou comme des voies alternatives pour rendre compte de la production ou de la manifestation du sens, dans la mesure où l'image et la sensation se substituent à l'instance déficitaire du concept abstrait pour appréhender la question de l'être et du néant. Dans ce cadre, l'art devient, depuis Heidegger surtout, le champ d'investigation, plus ou moins poétique ou métaphysique, de catégories suprarationnelles − l'infini, le sacré, le sublime −, en tant qu'elles manifestent les limites de saisie du sens.

La description de la perception des couleurs, des formes et des rythmes d'un poème ou d'un tableau permet ainsi de cerner une phénoménalité originaire, préobjective, où les frontières entre le monde et la conscience sont encore indistinctes et mouvantes, et de saisir des traces, des empreintes, des échos sensibles d'un proto-monde, plus que d'un autre monde séparé, qui nous donne l'idée de la présence asymptotique de l'Être (M. Merleau-Ponty, H. Maldiney, J. Garelli, M. Richir...). Simultanément, on assiste à une relecture de la Critique de la faculté de juger de Kant, pour qui le sublime, à la différence du beau, recouvre une expérience subjective de l'infinité et de la totalité qui dépasse toute représentation (idéelle et figurée). Le sublime esthétique permet ainsi de penser un au-dehors du sensible qui ne se confond pas avec un intelligible, mais qui anime, meut le sujet, en le faisant tendre vers un infini (J. Derrida, J.-L. Nancy, J.-F. Lyotard, M. Richir...). Le sublime devient même une catégorie esthétique du politique, puisque, à travers lui, on peut rendre compte d'un mode de présentation suprarationnelle de la loi morale ou des fins de l'humanité qui maintient, dans l'histoire, la tâche d'une progression à l'infini, sans être récupéré par un discours rationnel soupçonné de devenir totalitaire. L'esthétique permet enfin d'attester, dans le prolongement des analyses de Walter Benjamin et Theodor Adorno, que l'œuvre d'art n'est pas vraiment destinée à objectiver une valeur (le beau), à exprimer un sens, à susciter une « jouissance esthétique » ; au contraire, l'œuvre est toujours en manque du sens à exprimer, de sorte qu'elle ne peut que se poursuivre à l'infini (M. Blanchot). L'écriture, qui supplante la notion de littérature, n'est pas d'abord messagère d'un sens, mais une expérience qui tente de dire l'indicible, dans une sorte de blanc des signes (annoncé déjà par Mallarmé) ou par une violence destructrice et consumatoire (défendue par A. Artaud et G. Bataille). Ainsi, parallèlement au nihilisme des artistes contemporains, dont les œuvres témoignent souvent de la mort de l'art (M. Dufrenne), certains philosophes s'engagent dans une sorte de voie apophatique, où le vide, l'inachevé, le fragmentaire peuvent seuls tenir lieu de représentation de ce qui est posé comme irreprésentable. L'esthétique est, de nos jours, à la fois restée un mode de spéculation philosophique privilégié sur le temps, la représentation, les passions, le goût (N. Grimaldi, L. Marin, L. Ferry, O. Mongin...), et devenue l'un des paradigmes dominants du monde contemporain, dont elle sert à comprendre le vécu instable et subjectif. La question de l'art a ainsi fécondé la plupart des réflexions sur l'identité et la différence, sur la forme et l'informe, sur la présence et l'absence, qui permettent de sortir de la rationalité identitaire, tenue pour la source des apories et des dérives de la pensée européenne (M. de Dieguez).

Le retour de l'éthique[modifier]

Le discours sur l'engagement révolutionnaire, après la Seconde Guerre mondiale, avait amené à se désintéresser de la réflexion morale (à l'exception d'œuvres solitaires comme celles de V Jankelevitch et d'É Weil), puisque le bien et le mal paraissaient clairement objectivés par l'idéologie marxiste. Les « nouveaux philosophes », à la fin des années 1970, ont exhumé l'interrogation éthique pour juger et remettre en question une politique totalitaire. Les années 1980 ont ainsi contraint maints philosophes, qui avaient souvent adhéré au marxisme, à se poser à nouveau la question éthique de l'action et surtout des modèles socio-politiques légitimables. Dans ce cadre, les grands postulats d'analyse vont être soumis à un changement profond : l'espoir en l'avènement futur d'une humanité nouvelle fait place à un sens de la responsabilité et de la solidarité au présent (discours humanitaire) ; l'appel à une violence émancipatrice (par la lutte de classes et la révolution internationale) est remplacé par la revendication d'un ordre juridique universel (les droits de l'homme), qui doit garantir sécurité des personnes et paix internationale ; la critique de l'État contractuel comme superstructure idéologique cède devant le besoin de refonder la démocratie sur une rationalité dialogique. La question reste alors de savoir si le philosophe doit participer activement à l'instauration de nouvelles normes politiques et morales, qui seraient en accord avec le devenir de sociétés postindustrielles, ou s'il faut avant tout qu'il repense en leur fondement ces questions, fût-ce en revenant à leurs expressions anciennes (dans le prolongement des travaux de L. Strauss et de H. Arendt, qui ont réhabilité la pensée politique prémoderne) ou en s'attribuant une mission de vigilance et de harcèlement à l'égard de l'État au nom d'un contre-pouvoir moral.

Certes, la philosophie marxiste, qui perdit en quelques années son rôle de référence obligée (en dépit de l'influence de la réinterprétation marquante conduite par L. Althusser), n'a pas perdu son identité et veut participer à un renouvellement du marxisme, déjà engagé par Henri Lefebvre ou Cornelius Castoriadis, mais adapté aux temps présents ; elle tente ainsi, souvent au contact du pragmatisme américain ou de la pensée de Gramsci, de définir de nouveaux instruments de transformation sociale (A. Touraine). Par ailleurs, l'école de Francfort, qui avait déjà opéré une critique du marxisme dans les années 1970, en remettant en cause la rationalité scientifique et historique, devient progressivement en France un courant de recherches politiques et morales influent. Les récentes conceptions de Jürgen Habermas, marquées par les travaux de la philosophie analytique et du pragmatisme, incitent à refonder un espace de discussion démocratique, dans un sens postmarxiste mais aussi postkantien. En lieu et place de la souveraineté de la raison individuelle, instituée par les Lumières, la vie politique démocratique peut être réactivée dans le cadre d'une rationalité intersubjective, favorisée par des techniques de communication actuelles, qui permettent aux membres de la société d'entrer en discussion, de manière responsable, pour s'entendre sur le bien commun..

Néanmoins, la réconciliation possible avec l'État démocratique et la société technologique ne va pas de soi. Car de nouveaux pouvoirs ont été mis au jour, qui créent des formes inattendues d'oppression. À partir de travaux sur l'histoire de la psychiatrie, Michel Foucault a dégagé un modèle d'analyse politique fondé sur le pouvoir de l'exclusion qui a servi, pour beaucoup, de relève aux analyses marxistes orthodoxes. Le corps social n'est pas réductible, en effet, à la seule domination centrale et visible de l'État, mais est traversé par un réseau de forces et de relations qui démultiplient la figure du pouvoir et exercent un effet disciplinaire sous couvert du savoir, en particulier de celui des sciences humaines. Dans ce contexte, le modèle d'émancipation révolutionnaire se révèle inadapté, car il ne tient compte ni des discontinuités historiques ni de l'organisation des strates de la rationalité (nommées épistémè), qui ne se résument pas à l'idéologie dominante. Aussi la lutte politique doit-elle contourner l'opposition frontale avec l'État, en suscitant des minorités critiques et activistes. Ainsi, pour beaucoup de théoriciens, l'ancienne problématique de l'aliénation sociale de l'individu se voit remplacée par celle des processus d'exclusion de minorités sociales (femmes, immigrés, délinquants) ou, plus récemment, par la critique de la renaissance des identités ethniques et nationales, qui sont considérées comme la nouvelle forme du mal politique.

À la différence de ces analyses critiques, qui s'inspirent souvent de la généalogie des forces ou de la critique de la rationalité nietzschéenne pour mieux affronter des phénomènes tenus pour inédits, d'autres démarches philosophiques se veulent résolument néo-modernes. L'après-marxisme impose, dès lors, un travail de refondation des principes du siècle des Lumières et la réinterprétation d'une rationalité politique liée à la société civile, à l'État de droit, et surtout aux droits de l'homme (C. Lefort, J.-M. Domenach). Partant du constat que la politique reste régie par des rapports de forces, ces engagements philosophiques veulent au moins en freiner l'hégémonie en la soumettant à la régulation juridique ; il s'agit d'opposer à l'arbitraire de certains gouvernements ou aux lacunes de certains droits nationaux un respect inconditionnel des droits universels de l'homme, qui obligent moralement tout pouvoir à garantir des droits élémentaires à tout citoyen (A. Renaut-L. Ferry). La philosophie des droits de l'homme, dont certains cherchent à clarifier encore les fondements, théologiques ou rationnels (B. Barret-Kriegel, M. Gauchet), ou à évaluer le statut par rapport au présumé droit des peuples à assumer leurs spécificités culturelles (le « droit à la différence »), est considérée ainsi comme l'expression majeure de l'impératif moral dans le champ sociopolitique. De ce point de vue, la philosophie critique de Kant demeure le point de passage, obligé et indépassable, pour définir des normes instituantes et régulatrices de l'agir pour l'individu et pour la cité.

Cette philosophie des droits de l'homme laisse cependant pendante, dans bien des cas, la question de la justice sociale. Sa réactualisation, dans un contexte postmarxiste, est largement tributaire de la pénétration, dans la philosophie continentale, des thèses développées dans le monde anglo-saxon, souvent dans le sillage de l'utilitarisme. Dans cette perspective, l'analyse de la morale publique déplace le point de vue abstrait du citoyen vers celui de l'individu concret, doté de besoins et de désirs, et qui évalue toutes les situations sociales en fonction des avantages et des peines qu'elles induisent. Nombre d'observateurs du temps présent témoignent d'ailleurs de l'actualité de ce tournant philosophique en décrivant la cristallisation, dans nos sociétés, d'une morale des apparences, consensuelle et hédoniste, qui fait un appel pressant à des valeurs altruistes et généreuses, mais dans la limite où elles sont compatibles avec le « bien-être ensemble » (G. Lipovestky...). Certaines analyses radicales, ultralibérales, comme celles de Friedrich August von Hayek, selon lesquelles une société de liberté devrait même se défendre de réglementer la justice sociale, parce que peu compatibles avec la tradition de pensée française, ont été supplantées par l'accueil fait aux thèses de John Rawls, pour qui une société démocratique peut parvenir, dans le respect d'inégalités naturelles tenues pour indépassables, à s'entendre sur un bien commun, qui apporte le maximum d'avantages et le minimum de maux à l'ensemble des membres d'une société (J.-P. Dupuy). Ces perspectives résultent donc d'une sorte de compromis entre le réalisme de la conscience commune et une exigence d'universalité des énoncés, héritée du kantisme.

Si moraliser la vie sociale est redevenu une préoccupation primordiale pour beaucoup, la confiance en l'efficace d'une morale publique reste inégalement partagée. Il est certes illusoire de vouloir porter la morale au pouvoir mais on peut, au moins, mobiliser inlassablement les consciences individuelles pour faire naître un contre-pouvoir contraignant pour les institutions (A. Glucksmann, B.-H. Lévy). On n'est souvent pas loin de conclure alors que la morale et la politique sont incompatibles et qu'il importe d'abord que chacun parvienne, par lui-même, à une réalisation éthique de sa vie. C'est pourquoi on voit renaître des discours de sagesse philosophique, souvent éclairés par les pensées antiques, qui portent avant tout sur la responsabilité de soi-même et la quête personnelle du bonheur. La question éthique donne naissance à deux courants, l'un s'appuyant plutôt sur une tradition religieuse, l'autre adoptant plutôt une philosophie matérialiste de la vie. Dans la première direction, l'éthique s'inscrit dans un horizon de transcendance, soit explicitement religieux (J. Ellul, J. Brun, C. Bruaire...), soit actualisé à partir d'une analyse phénoménologique ou herméneutique. Paul Ricœur situe ainsi la destination éthique dans une relation du sujet à sa propre ipséité, qui rend possible l'accomplissement d'une vie vertueuse, dans le sens d'Aristote, conjuguée avec le souci de l'autre, inséparable d'une communauté politique, tel que l'a développé le christianisme. Emmanuel Lévinas, dans le prolongement du judaïsme, fonde la vocation éthique sur un pur face-à-face avec autrui, qui nous fait découvrir, par sa seule présence, la loi morale. Dans les deux cas, la relation interpersonnelle, souvent revalorisée par la dimension dialogique du langage (F. Jacques), devient la forme suprême de l'éthique, sur fond cependant d'une certaine déréliction et d'une finitude ontologique. Dans une seconde direction, la réflexion éthique, tout en prenant en charge la nouvelle dimension du mal, engendrée par la violence totalitaire, récuse toute espérance sotériologique. Souvent inspirées des morales stoïciennes ou épicuriennes, ces démarches proposent à chacun de trouver une sagesse tragique du bonheur dans le seul rapport à soi, dans la réconciliation de l'être et de la vie, indépendamment de toute disjonction entre une réalité, marquée par le péché, et un salut fondé sur le renoncement comme le propose le christianisme (M. Foucault, M. Conche, C. Rosset, A. Comte-Sponville).

Enfin, quelques philosophes français se sentent appelés, tardivement, à participer aux débats sur l'éthique appliquée aux grands problèmes posés par le développement de la société techno-scientifique : bioéthique, éthique des affaires, de l'information, etc. La pollution de la nature et les techniques de reproduction humaine assistée amènent à se reposer la question des limites de la praxis et de la valeur de l'ordre naturel. Il s'agit en particulier de savoir si l'homme est tenu à une responsabilité nouvelle devant l'avenir de l'humanité, comme le soutient Hans Jonas, et dans quelle mesure la nature peut représenter un ordre normatif ou sacré (F. Dagognet, M. Serres, L. Ferry).

Complexité des sciences et philosophie de la nature[modifier]

La tentation des philosophes français contemporains à se désintéresser des méthodes propres aux sciences expérimentales et de leurs nouvelles conceptions de la nature (M. Heidegger, J.-P. Sartre), au profit de spéculations idéalistes à partir du langage, s'est vue contrariée, depuis quelque temps, par une production croissante de modèles épistémologiques et de conceptions philosophiques de la nature par les scientifiques eux-mêmes. En conséquence, certains philosophes se tournent à nouveau vers les pratiques et les représentations de ces sciences, qui permettent aussi de réactiver des interrogations sur la morphologie générale de la nature, le temps cosmologique, les processus évolutionnistes et, finalement, la complexité du monde, qui contrastent avec les modèles déterministes, combinatoires et formalistes produits par les sciences humaines dans les années 1950-1960 (linguistique, psychanalyse, ethnologie, etc.).

D'une part, la place culturelle prestigieuse de la science incite à reprendre la question traditionnelle du statut général de ses représentations et de ses discours à partir d'une réflexion sur les rapports entre la logique, le langage et la réalité. Les débats ouverts par le cercle de Vienne, par Bertrand Russel, par Karl Popper et surtout par Ludwig Wittgenstein font l'objet de développements féconds (J. Bouveresse). Logique, mathématiques, physique et sciences humaines permettent de reprendre les questions traditionnelles du réalisme et du nominalisme des idées, de l'intuitionnisme et du constructivisme ainsi que des systèmes classificatoires (J. Vuillemin, G.-G. Granger, J.-T. Desanti, J. Largeault).

D'autre part, si le renouvellement des savoirs en astrophysique, en physique quantique, en biologie moléculaire a favorisé un regain d'intérêt pour les procédures de connaissance, il a aussi conduit à renouveler la représentation de la nature, dans la continuité des problématiques de l'ordre et du désordre, de l'invariance et du changement imprévisible. Il s'agit surtout de rendre intelligible la genèse des formes dans une nature soumise à la flèche irréversible du temps, sur un plan cosmologique, physique aussi bien que biologique (I. Prigogine). Ces spéculations ont permis de faire apparaître un réseau de nouveaux paradigmes : celui de la complexité, qui implique la prise en compte, dans l'investigation du réel, des rapports de partie à tout, des niveaux hiérarchiques d'organisation, des rétroactions, des changements brusques de formes (E. Morin) ; celui du chaos auto-organisateur (H. Atlan) qui permet de comprendre l'émergence, dans des situations de déséquilibre énergétique, d'un ordre nouveau ; celui de la systémique (inspirée de L. von Bertallanffy), qui revalorise dans l'étude des phénomènes l'organicité dialectique des architectoniques au détriment du mécanisme linéaire, jusqu'à en faire une logique générale des représentations et des actions. Il reste à savoir si ces processus et ces structures renvoient à une indétermination foncière de la nature ou permettent de reconduire une morphogenèse déterministe (R. Thom, J. Petitot), inspirée des modèles platoniciens ou aristotéliciens de la matière et de la forme.

Au-delà de ces débats proprement épistémologiques émergent quelques œuvres transversales et plus synthétiques, qui tentent de saisir, dans une tradition marquée par Gaston Bachelard ou Raymond Ruyer, le mouvement même de la rationalité scientifique contemporaine dans la diversité de ses champs d'application (F. Dagognet), dans la plasticité nouvelle des catégories de flux, de turbulences et de réseaux (M. Serres), dans ses relations avec la non-rationalité, religieuse ou mythique (H. Atlan). Plus récemment, cette connaissance des mécanismes de la nature, en particulier du cerveau, est devenue un véritable programme interdisciplinaire de recherche, fondé sur la connexion de travaux conduits dans les domaines de la neurobiologique, de la psychologie cognitive, des techniques d'intelligence artificielle. Ce programme attire de plus en plus de philosophes, qui en attendent des informations positives devant aider à trancher entre des hypothèses anciennes sur les rapports entre perception, image et conception, entre acquis et inné, entre machine et esprit, etc. En fin de compte, la nature ne semble plus réductible à une juxtaposition de parties homogènes à la manière d'un mécanisme. Les spéculations sur son être et son devenir peuvent même inciter à reconstituer une véritable philosophie de la nature, intermédiaire entre les sciences empiriques et la métaphysique, qui n'exclut pas le recours à des formes informatives et à des plans de réalité supra-empiriques (R. Ruyer...). Les sciences de la nature permettent donc paradoxalement − au moment où les philosophies de la différence optent pour un pluralisme nomade −, de réactualiser la recherche d'un ordre, qui n'est pas entièrement réductible à sa phénoménalité immanente.

Le tournant des années 1995-2005[modifier]

La philosophie reste à chaque époque marquée par la pratique de l'histoire de la philosophie, par la sélection de quelques grands auteurs mis en avant par les travaux des historiens. Certes demeurent quelques œuvres phares : Nietzsche continue à constituer un horizon de toute notre époque, Spinoza inspire toutes sortes de nouveaux matérialismes, Kant sert de référence à beaucoup de réflexions sur la connaissance et la pratique, Heidegger nourrit les débats sur la critique de la métaphysique ou de la technique, malgré les controverses suscitées par ses relations avec le nazisme.

Mais il convient de noter quelques tendances propres aux années 1995-2005, marquées par le retour aux philosophies du contrat social et politique de l'âge classique (T. Hobbes, J. Locke), aux philosophes anglais du xviiie siècle qui permettent de réévaluer l'empirisme et le pluralisme moral, aux philosophies antiques (épicurisme, stoïcisme, hédonisme, sophistique) qui connaissent un net retour dans l'actualité par leurs promesses de sagesse et de conception globale de la vie théorique et pratique (M. Conche, P. Hadot, M. Onfray), à la philosophie médiévale, enfin, longtemps délaissée (A. de Libera, O. Boulnois). À l'autre extrémité, dans la philosophie contemporaine, M. Merleau-Ponty, H. Arendt, E. Cassirer, J. Habermas, W. Benjamin marquent les esprits. Un intérêt inattendu se développe pour les philosophies de l'Inde (R.-P. Droit) et pour la pensée chinoise (F. Jullien).

L'onde postmoderne[modifier]

La vie philosophique française a été affectée, entre 1995 et 2005, par les décès de E. Lévinas, J. Derrida, G. Deleuze et P. Ricœur. Le rayonnement de ces figures explique le maintien des grandes lignes de force marquées par le deuil de la métaphysique, de la rationalité systématique, de la quête d'une unité sous une multiplicité considérée comme indépassable, et par la quête du sens plus que de la vérité. Par là, elles se placent toujours sous la catégorie revendiquée de philosophie « postmoderne », qui explore le sensible divers pour en dégager sa phénoménalité immanente. Les termes substance, transcendance, essence, vérité opèrent de moins en moins, ouvrant sur une primauté du phénoménisme (G. Deleuze), de la subjectivité interprétante (P. Ricœur). Phénoménologie et herméneutique, unies par un point de vue perspectiviste, continuent donc à servir de méthodes philosophiques par excellence. Alain Badiou fait entendre une voix originale, contre l'incertitude relativiste, en refondant une ontologie capable de conjuguer vérité mathématique et singularité de l'événement.

La tentation du néopositivisme[modifier]

Ces orientations sont cependant concurrencées, de plus en plus, par un besoin de rapprocher la philosophie des sciences, tant par leur histoire que par leur épistémologie. Après le paradigme biologique et génétique, la référence majeure se déplace vers les neurosciences et les sciences de la cognition (C. Debru), qui cherchent parfois à engager le dialogue avec la phénoménologie de la conscience, pour réunir points de vue subjectif et objectiviste (J. Benoist). Ces sciences de pointe sont à la croisée de la linguistique, de la philosophie analytique, de la neurobiologie, de la logique et de l'informatique. Elles cherchent à comprendre les opérations de l'esprit (mind) à l'aide de modèles formels, mécaniques, algorithmiques (D. Andler, P. Engel, J. Proust, P. Jacob). Cette montée en puissance des sciences cognitives est contemporaine d'une redécouverte de la pensée anglo-saxonne (A. N. Whitehead par I. Stengers ; B. Russell par D. Vernant ; C. S. Peirce par C. Tiercelin, W. James, etc.). Entre autres, elle a ravivé la question du statut de la psychanalyse, qui ne résisterait pas à la thérapie comportementaliste pour les uns, qui doit maintenir son lien avec le langage et la cure transférentielle pour les autres (E. Roudinesco).

Ces orientations ont été préparées et sont favorisées par l'influence en France de la sémiotique (C. S. Peirce), du pragmatisme (J. L. Austin), de la philosophie analytique d'origine anglo-américaine (L. Wittgenstein, D. Davidson, H. Putnam, W. Quine, P. Strawson, etc.) diffusée par J. Bouveresse, S. Laugier, C. Chauviré, et qui poursuit sa lente progression dans les recherches universitaires et l'édition. Les problèmes philosophiques, vidés de leur dimension proprement spéculative, se trouvent traités comme des énoncés langagiers dont on peut étudier les conditions de signification et de validation jusqu'à évaluer des raisonnements par leur seule forme d'argumentation.

On peut noter aussi un intérêt croissant pour l'histoire des sciences (celle des xixe et xxe siècles notamment), surtout françaises (I. Meyerson, P. Duhem, L. Brunschvicg, J. Cavaillès...), pour la réhabilitation d'une tradition française (marquée notamment par G. Bachelard, G. Canguilhem, M. Foucault, F. Dagognet), pour la sociologie des sciences (B. Latour, I. Stengers) et pour un renouvellement de l'approche des techniques à partir de l'œuvre de G. Simondon. Malgré la pression positiviste et historiciste, la réflexion sur les sciences de la Nature (J.-M. Lévy-Leblond), à partir de conceptions écologiques, cosmologiques et holistiques, se poursuit, à l'interface de la science, de l'anthropologie et de la métaphysique (P. Descola).

La séduction de l'esthétique[modifier]

La valorisation du sensible, par la phénoménologie, et l'actualité des débats sur l'art contemporain continuent de nourrir la philosophie esthétique (M. Jimenez). La tradition continentale marquée par la phénoménologie de M. Merleau-Ponty, devenue une référence majeure des travaux récents (R. Barbaras, F. Dastur, G. Didi-Huberman), est cependant concurrencée par une esthétique plus objective, moins métaphysique, plus nominaliste et analytique, inspirée de Wittgenstein ou N. Goodman (R. Pouivet, J.-P. Cometti, J.-M. Schaeffer), plus proche de la sémiotique et de la pragmatique que de l'expérience de conscience. La question du statut de l'œuvre d'art et de l'art lui-même font l'objet de vifs débats (Y. Michaud, A. Danto). La fonction des images, mise en pratique et peut-être en danger par les médias et par les arts, redevient une source d'interrogation vive (R. Debray, G. Didi-Huberman, M.-J. Mondzain, J.-J. Wunenburger)

La vague éthique[modifier]

C'est probablement le champ normatif de l'éthique et du politique qui tend à dominer la scène de la philosophie, tant dans son histoire académique que dans sa réception culturelle. L'éthique est devenue, après l'effondrement des grandes idéologies sociopolitiques, un point de passage obligé, quand elle ne tient pas lieu de slogan pour nos sociétés. De nombreux travaux continuent de faire un état des lieux de cette revalorisation de l'éthique, de ses sources, de ses référentiels (le bien et/ou le juste), de son instrumentalisation, de ses leurres (G. Lipovetsky). L'interprétation kantienne se voit corrigée par une réactualisation des éléments non rationnels (les sentiments, les émotions), sous l'influence d'une relecture des moralistes anglais du xviiie siècle, de la dimension utilitariste de toute morale (M. Canto, R. Ogien) à laquelle s'oppose un courant qui revalorise au contraire le désintéressement, le don (J. Derrida, J.-L. Marion, A. Caillé). Le traitement d'inspiration analytique et pragmatique de la morale gagne du terrain (inspiré par C. Larmore, R. Rorty), ce qui n'empêche pas un retour de prises de positions humanistes (T. de Koninck, J.-F. Mattéi, A. Finkielkraut, J.-C. Guillebaud).

Trois grands domaines favorisent une intervention philosophique :

  • Les biotechnologies posent de plus en plus la question, non seulement des actes licites et illicites, mais de la gestation d'une « post-humanité » (P. Sloterdijk), qui pourrait résulter de la modification des caractéristiques de l'espèce humaine, par clonage par exemple (L. Scève, G. Hottois, A. Kahn, J.-C. Guillebaud, J. Habermas, L. Sfez, H. Atlan) ; la médecine, ses performances et ses crises suscitent un développement croissant de l'éthique médicale, de plus en plus enseignée (D. Folscheid, P. Misrahi). L'opposition s'accroît entre une éthique nord-américaine, préoccupée avant tout par une approche pratique des cas et par une adaptation au droit (sous l'influence de P. Engelhardt, ou de T. Beauchamp et J. Childress), et une éthique continentale (d'inspiration néo-aristotélicienne et kantienne), davantage soucieuse de protéger l'homme contre les transgressions en situation d'incertitude de l'agir. L'éthique médicale porte sur le traitement des malades mais s'étend aussi aux politiques collectives de santé publique, qui sont tiraillées entre une logique économique et une logique éthique humaniste.
  • L'écologie et le développement durable, dans le sillage de l'œuvre de H. Jonas, posent la question de l'urgence à appliquer le principe de responsabilité devant les générations futures et le principe de précaution (D. Bourg, J.-P. Dupuy, D. Lecourt).
  • Les techniques de communication et leurs bouleversements du traitement et de la circulation des informations et du savoir (B. Stiegler) incitent à soumettre à nouveau à la critique les questions de la vitesse, de la mémoire, de l'immatériel, du simulacre, du numérique (J. Baudrillard).

Le retour du politique[modifier]

Le déclin des idéologies a contraint de repenser la vie démocratique confrontée à la victoire de l'économie capitaliste, qui internationalise les marchés et mondialise les conditions sociales, et à une crise des institutions politiques. Un courant d'approfondissement du libéralisme réactualise la pensée de Tocqueville (P. Manent, D. Raynaud, M. Gauchet). Des post-marxistes réinventent une analyse des nouvelles données socioéconomiques. Quelques grandes questions se laissent identifier :

  • la critique du capitalisme financier, à l'âge post-marxiste (L. Boltanski) ;
  • l'évaluation du libéralisme politique et de la protection formelle des libertés et des droits de l'homme. Le régime démocratique, présenté comme une référence universelle, ouvre sur des pratiques de plus en plus disparates et problématiques. Les philosophes deviennent attentifs aux micro-expériences de sa transformation (participation citoyenne aux décisions publiques), alors même que la citoyenneté est remise en question par le scepticisme des peuples à l'égard des élites politiques ;
  • la question de la place des communautés pluriculturelles dans la société civile, qui redonnent une actualité à la question du religieux et aux conflits inter-civilisationnels étudiés outre-Atlantique par F. Fukuyama et S. Hunttington. À la différence de la philosophie politique nord-américaine, très sensible aux communautarismes (A. MacIntyre, M. Walzer, C. Taylor), beaucoup de philosophes français restent attachés à la laïcité « à la française » et à la neutralité de l'espace public, qui les conduit à rejeter dans la sphère privée les valeurs culturelles et religieuses (D. Schnapper, H. Pena-Ruiz) ou à défendre des positions mixtes (A. Renaut, L. Ferry) ;
  • la question de l'État-nation, encore défendu par certains (R. Debray, C. Delsol) et de son caractère dépassable. La construction européenne (J.-M. Ferry, J. Habermas) et surtout le phénomène de l'immigration tendent à donner crédit au point de vue post-national pour traiter les problèmes (E. Balibar, A. Negri). Certains cherchent à fonder à nouveau un lien social sans unité politique substantielle (J.-L. Nancy, proche de G. Agamben) ;
  • la question du droit international (et de nouvelles institutions comme le tribunal pénal international) et des droits de l'homme (M. Delmas-Marty, C. Delsol). Il s'agit de se demander si l'universalité des droits de l'homme, posée comme condition par les Lumières, peut survivre à la pression de leurs déclinaison et adaptation par des cultures particulières (musulmane, africaine). De plus en plus, la revendication simultanée des droits de l'homme et d'un droit à la différence (culturelle, ethnique) apparaît comme une source de contradictions.

Penser son temps : les années 2005-2015[modifier]

La décennie 2005-2015 se caractérise par une présence sans précédent de la philosophie dans la sphère des médias et des débats d'actualité, notamment sous forme d’interventions sur des questions sociétales, en même temps que disparaissent les grandes entreprises théoriques systématiques. Ce succès, sans doute dû en partie à un certain scepticisme devant des sciences humaines morcelées et privées de grandes synthèses, contraste cependant avec une désaffection croissante, par les étudiants, des filières universitaires de la discipline. Les émissions radiotélévisées de vulgarisation, les magazines spécialisés grand public, les festivals de philosophie se multiplient, tout comme les polémiques surmédiatisées, avec pour acteurs principaux M. Onfray, B.-H. Lévy, A. Finkielkraut, A. Badiou. On voit les philosophes intervenir de plus en plus comme experts et conseils dans les domaines de l'éthique médicale, des technologies informatiques, des médias, du management, de la laïcité. Les questions touchant la démocratie, le devenir de l’Europe, les migrations, le racisme, le féminisme et les gender studies les sollicitent également. Si les grands maîtres de la fin du xxe siècle (Foucault, Derrida, Deleuze, Levinas), non encore remplacés, continuent de faire l'objet de nombreux travaux, ce sont le plus souvent de brefs essais philosophiques qui priment, en lien avec les questions vives de l’époque. La polémique autour de la pensée heideggerienne, déjà contestée du fait de la connivence de l’homme avec le régime nazi, a rebondi après la publication à partir de 2014, dans l’édition allemande des Œuvres complètes, des Cahiers noirs, même si elle laisse intacte pour beaucoup la profondeur de sa pensée.

La philosophie en dialogue[modifier]

Les grandes tendances qui ont marqué les périodes antérieures restent fécondes et dominantes : la phénoménologie, qui a exploré le moment du sensible dans les processus de connaissance, en remettant en cause les frontières entre l'objet et le sujet, met en valeur, notamment à partir du fonds Husserl, de nouveaux pans de l’œuvre. Elle s'étend à de nouveaux domaines de pensée (architecture, urbanisme, psychiatrie existentielle, etc.) en légitimant une compréhension davantage référée à la perception et à l'imagination, dans le sillage de M. Merleau-Ponty et de H. Maldiney, qui relie esthétique et psychiatrie existentielle. De son côté, l’herméneutique, qui a mis en évidence le caractère équivoque des signes linguistiques, lié à leur dimension symbolique, ainsi que l'acte d'interprétation, subjectif et intersubjectif, immanent à toute signification, tire aussi profit de l’exploitation du fonds Paul Ricœur (M. Foessel) et se confronte de plus en plus aux méthodes voisines, jugées complémentaires : phénoménologie, philosophie analytique, sciences cognitives (C. Romano, J. Benoist).

Du point de vue de l'histoire de la philosophie, se confirme un retour aux sources antiques de la pensée européenne (Platon, Aristote, mais aussi les stoïciens, les matérialistes, etc.), et un renouvellement des lectures du spinozisme, à propos notamment de l'affectivité, de l'individualité, des liens avec la philosophie de l'esprit (P.-F. Moreau) et plus récemment du leibnizianisme (P. Rateau, M. de Gaudemar). La tendance majeure est cependant marquée par l'intérêt croissant dans le monde francophone pour la philosophie américaine : philosophie analytique, pragmatisme de John Dewey (S. Laugier), approche des sentiments et émotions démocratiques dans le sillage des travaux de Martha Nussbaum, croisements de plus en plus fréquents de la philosophie avec les sciences cognitives et les neurosciences pour renouveler l'approche de l'homme dans ses fonctions cognitives et comportementales, commencée par A. Damasio. Enfin, l'intérêt pour les traditions philosophiques chinoises et japonaises (école de Kyoto) se confirme dans le cadre d'un dialogue de plus en plus précis et rigoureux entre Occident et Orient (F. Jullien).

Persistance des grands domaines[modifier]

Les grandes tendances thématiques antérieures demeurent des sujets d'approfondissement :

  • l'éthique continue d'opposer les tenants d'une éthique des droits et devoirs, marquée par le kantisme, et ceux d'un libéralisme, voire d’un libertarisme moral qui tend à limiter l'emprise de la morale publique, l'individu se voyant consacré comme seul agent libre, tant qu'il ne nuit pas à autrui (ainsi dans les débats sur la sexualité et la pornographie, chez Ruwen Ogien). L’importance du concept de reconnaissance, à la suite d'Axel Honneth et de l'école de Francfort, se voit replacée au centre des valeurs sociales. Les débats sur les valeurs de la personne en éthique médicale, dans les situations de la naissance, de la vieillesse ou de la mort – la pratique de l’euthanasie, passive ou active – (C. Pelluchon, J.-Ph. Pierron) restent vifs à la lumière de l'évolution législative sur la fin de vie que l’on connaît en France. De plus en plus, l'éthique anthropologique se voit complétée et débordée par l'éthique tournée vers les vivants en général, et l'animal en particulier. Les frontières entre l'homme et l'animal redeviennent un sujet de débats très controversé (É. de Fontenay, É. Bimbenet). La question animale alimente de manière générale des thématiques qui touchent à l’unité du vivant, l’extension du sujet de droit aux autres vivants, la protection animale, les normes des régimes alimentaires (végétarien, végan), la biodiversité dans l’écologie. Cette dernière met aux prises une conception anthropocentrée, inscrite dans une tradition humaniste et une vision biocentrée, qui parfois va jusqu'à tenir l'humanité pour un « parasite » de la nature ;
  • la philosophie politique continue à être interpellée par la crise des sociétés démocratiques, de leur système de représentation par le suffrage universel, jugé parfois favorable aux populismes. La souveraineté populaire semble ne plus se satisfaire des formules de représentation classiques, dominées par les partis politiques, ce qui renforce l’attrait et la légitimité d'autres formes d'expression (réseaux sociaux, corps intermédiaires, forums citoyens), au-delà de l'État-nation et des pouvoirs institués associés au capitalisme. La question de la place et de l'action des minorités des non-citoyens (étrangers et migrants) fait l'objet d'une approche critique qui réactive certaines analyses marxistes anciennes (É. Balibar, le collectif Multitudes). Les droits de l'homme, longtemps considérés comme un référentiel universel incontournable, sont exposés, dans le contexte du multiculturalisme, à des contestations par les droits de la différence culturelle, permettant d'intégrer des traditions culturelles ou religieuses propres aux peuples. Les études postcoloniales (F. Fanon, E. Said) remettent en question l'emprise de la pensée eurocentrée sur les domaines tant politiques que culturels et cherchent à réhabiliter la mémoire du fait colonial, notamment dans le cas de génocides et de l'esclavage, avec leur demande de réparations éthico-juridiques ;
  • les inégalités sociales, le travail et le chômage continuent d’inspirer une réflexion sur les formes que pourrait prendre une société future, fondée sur un salaire universel et une requalification des emplois, ou bien sur une libéralisation des tâches et des services. L'économie collaborative donne naissance à une nouvelle critique du capitalisme financier transnational, dans le sillage des thèses de J. Rifkin. La philosophie économique (G. Girard, C. Renouard) voit émerger de nouveaux indices d’évaluation de la croissance et des richesses, de nouveaux paradigmes sur la gouvernance des multinationales, sur la consommation locale, sur la monnaie (création de monnaies alternatives). Le problème de la justice économique prend en compte les conceptions de la capabilité (A. K. Sen), c’est-à-dire les capacités que possèdent les individus de transformer leurs ressources en liberté de choix. Les questions écologiques, du climat, des déchets, du gaspillage invitent au développement d'une pensée alternative, valorisant la lenteur, la sobriété, le partage (D. Bourg, C. Larrère), allant même jusqu'à proposer une décroissance (S. Latouche). Si la plupart de ces thèmes sont abordés par des économistes, politologues ou sociologues, ils n’en inspirent pas moins les questionnements philosophiques les plus récents ;
  • l'esthétique, témoin d'une crise majeure de l'art (due notamment à la mercantilisation des marchés de l'art, et aux pratiques nihilistes et provocatrices d'artistes), se trouve de plus en plus confrontée aux industries du divertissement et à la disparition de l'« aura » des œuvres d'art, comme l'illustre l'intérêt accru pour la pensée de Walter Benjamin. La création industrialisée de nouveaux produits (via le cinéma et les séries télévisées) suscite des analyses tant sémiotiques que sociologiques. Quant à la catégorie des beaux-arts, elle se voit soumise à une relecture critique destinée à l’étendre à des arts jugés mineurs ou à de nouvelles pratiques, comme les bandes dessinées, le street art, l’art numérique, etc. (C. Talon-Hugon) ;
  • l'épistémologie des techniques et des sciences prend acte du déclin des sciences « molles » et du retour massif de la biologie, des paradigmes de la génétique et à présent des sciences du cerveau (déterminisme génétique, prédictivité des pathologies). L'exploration du cerveau prend le relais de l'attention longtemps prêtée à la seule génétique, permettant ainsi de reposer la question des parts respectives d'innéité et d'acquis en jeu dans le développement de l'homme. La notion de vie apparaît souvent comme le paradigme résumant le paysage intellectuel de la récente philosophie contemporaine (F. Worms). L’implication de la réflexion philosophique dans l’éthique de la santé passe par l’expansion des « espaces éthiques » dans les structures institutionnelles, où se posent avec acuité des cas de conscience liés à la reproduction assistée, à la génétique prédictive et réparatrice, à la naissance, aux maladies rares, aux pathologies du vieillissement, à la fin de vie, et de plus en plus aux médecines alternatives et de haute technologie (J. C. Ameisen). Le développement de la santé publique, tant sur le plan de la rationalité économique que sur celui des politiques de prévention, favorise des réflexions sur les contradictions qui existent entre liberté individuelle et bien commun ; ainsi du débat sur la dépénalisation de certaines drogues.

Le postmodernisme et après[modifier]

Les nouvelles technologies, par leurs performances et leurs effets sur les styles de vie (via l’ordinateur, l’iPod et Internet), suscitent un intérêt croissant tant du point de vue du matériel informatique que de ses contenus (films, séries télévisées). Les technologies numériques bouleversent les identités individuelles, les modes de communication, les modes d'expression politiques (B. Stiegler). Beaucoup de travaux redécouvrent une œuvre comme celle de Gilbert Simondon, qui avait développé une lecture de l'individuation biologique et technologique, d'une actualité certaine. À l’intersection de la technique et de l’esthétique, le terme « design » en vient de plus en plus à qualifier toutes sortes de formes de créativité dans des domaines nouveaux, de l'objet technique initial à l'art et à la prospective urbaine.

Les débats les plus vifs et symptomatiques voient s'opposer plusieurs attitudes face à la crise des sociétés et des civilisations, voire de leur choc interculturel, avec l'islam notamment. D'un côté, les chantres du progrès technico-scientifique (P. Lévy, J. Rifkin) à l’échelle d’une planète globalisée voient dans les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) l’avènement d'une humanité nouvelle libérée de sa finitude par l'arrivée de l'homme « augmenté » (enhancement), de la robotique et du cyborg (T. Hoquet). Ils se font ainsi les relais de positions proches du transhumanisme, nouveau prophétisme américain de type « new age », jugeant à terme dépassée l’ancienne condition vulnérable de l’humanité. D’un autre côté, une série de positions philosophiques désenchantées et même pessimistes distinguent dans l'époque les signes d'un échec de la pensée émancipatrice des Lumières, avant de réhabiliter des valeurs prémodernes, celles des identités culturelles, de la tradition comme transmission, de l'éducation comme développement de l'homme en dehors des modes sociales (A. Finkielkraut, L. Ferry, M. Gauchet, R. Brague, J. Juillard), sur fond d’une sagesse de la mesure et de la finitude. Entre les deux figurent les tenants d'une pensée critique, attachés à la défense des valeurs du rationalisme des sciences, des droits de l'homme et de l'universalisme européen (Y. C. Zarka, J.-F. Mattéi, etc.). Tous ces débats restent marqués par les concepts forgés par les analystes des sociétés postmodernes, comme S. Zizek ou Z. Bauman. Pour ce dernier, nous vivons dans des « sociétés liquides », où les relations sociales s’estompent de plus en plus, l’individu-consommateur devenant l’unique référence.

Au final, cette période atteste d’une vitalité de la philosophie, qui montre sa capacité à être un témoin engagé des rapides transformations de la société postmoderne, des révolutions du travail, des techniques, de la culture et des institutions politiques, même si elle semble avoir renoncé à construire de grandes synthèses architectoniques pour se limiter à des interventions critiques parcellaires et perspectivistes.