Puissance

De JFCM
Aller à : navigation, rechercher


LA PUISSANCE
_________________


On appelle puissance le principe du mouvement ou du changement, qui est dans un autre être, ou dans le même être en tant qu'autre. Par exemple, l'art de bâtir est une puissance qui ne réside pas dans la chose construite ; au contraire, l'art de guérir, qui est une puissance, peut se trouver dans l'homme guéri, mais non en tant que guéri. Puissance signifie donc le principe, en général, du changement ou du mouvement, dans un autre être, ou dans le même être en tant qu'autre. – C'est aussi la faculté d'être changé ou mû par un autre être, ou par soi-même en tant qu'autre, et d'après laquelle le patient subit une modification : tantôt nous disons que le patient a le pouvoir de recevoir une modification quelconque, tantôt qu'il ne peut pas éprouver toute espèce de modification, mais seulement dans le sens du meilleur.

Aristote, Métaphysique, Δ, 12, 1019a 15-23, trad. Tricot, Vrin.


Il est donc manifeste que la puissance active et la puissance passive ne sont, en un sens, qu'une seule puissance (car un être est puissant, soit parce qu'il a lui-même la puissance d'être modifié, soit parce qu'un autre être a la puissance d'être modifié par lui), tandis que, en un autre sens, elles sont différentes. L'une, en effet, est dans le patient : c'est parce qu'il renferme un certain principe, et que la matière est aussi un principe, que le patient est modifié, celui-ci par tel agent, celui-là par tel autre ; le gras, par exemple, est combustible, et le malléable-de-telle-façon, compressible ; et ainsi de suite. L'autre puissance est dans l'agent : tel sont la chaleur et l'art de bâtir, résidant, l'une, dans le corps qui peut chauffer, l'autre, dans l'homme qui peut bâtir. C'est pourquoi, dans la mesure où un être est une unité organique, il ne peut éprouver aucune modification venant de lui-même, car il est un, et non pas autre que lui-même.

Aristote, Métaphysique, Δ, 12, 1019a 15-23, ibid.


La relation de l'actif au passif est la relation de la puissance active à la puissance passive, et des actes de ces puissances : par exemple, il y a relation de ce qui peut échauffer à ce qui peut être échauffé, ce qui est relation d'êtres en puissance ; il y a, à son tour, relation de ce qui échauffe à ce qui est échauffé, de ce qui coupe à ce qui est coupé, ce qui est relation d'êtres en acte. […] Quant aux relations selon la puissance, il en est où intervient aussi la notion de certaines périodes de temps : c'est, par exemple, la relation de ce qui a fait à ce qui a été fait, de ce qui fera à ce qui sera fait. Ainsi le père est dit père de son fils, car, dans le passé, l'un a fait, et l'autre a subi l'action d'une certaine façon.

Aristote, Métaphysique, Δ, 15, 1021 a 15-23, ibid.


Il faut, néanmoins, faire encore certaines distinctions à propos de la puissance et de la réalisation, vu que, pour le moment, nous en parlons simplement. Il est possible, par exemple, que nous parlions ainsi de "savant", pour qualifier un homme : il est savant, parce que l'homme se range parmi les êtres savants qui détiennent la capacité de science. Mais il se peut que nous appelions déjà "savant" celui qui possède la capacité d'écrire. Or les deux ne sont pas capables de la même façon ; au contraire, le premier, c'est parce que son genre est tel et fournit la matière, tandis que le second, c'est parce qu'il s'agit d'un individu capable à volonté de spéculer, à moins d'empêchement extérieur. Quant à celui qui est bel et bien entrain de spéculer, il est savant par réalisation et sait souverainement que ceci est la lettre A. Donc, les deux premiers, sont, l'un et l'autre, savants à titre potentiel. Mais, l'un, s'il devient différent par l'apprentissage et sort souvent de l'état opposé, ne fait pas la même chose que l'autre en passant de la possession du sens ou de la capacité d'écrire qu'on n'exerce pas, à son exercice.

Aristote, De l'âme, II, 5, 417 a 22-b 1, trad. Bodéüs, GF.


En outre, to dunamikos, c'est-à-dire la puissance, est double dans le corps, Passive et Active. La force passive constitue proprement la Matière ou Masse, l'Active l'entélécheia ou forme. […] Il ne faut pas concevoir la force active, que d'ordinaire on appelle aussi force, absolument parlant, comme la simple puissance communément définie dans les écoles, c'est-à-dire comme réceptivité de l'action, mais comme enveloppant un effort ou une tendance à l'action, de sorte que celle-ci en suit si rien d'autre ne l'empêche. C'est en cela que consiste proprement l'entélécheia mal comprise dans les écoles ; car cette puissance-là enveloppe un acte, et n'en reste pas à la faculté nue, même si elle ne parvient pas toujours intégralement à l'action où elle tend, je veux dire chaque fois qu'elle est empêchée. En outre, la force active est double, primitive et dérivative, c'est-à-dire ou substantielle ou accidentelle. La force active primitive, qu'Aristote appelle entélécheia è protè, et le langage courant forme de la substance, est l'un des deux principes naturels qui avec la matière ou force passive achève la substance corporelle, qui est bien unum per se, et non un simple agrégat de plusieurs substances, car il y a par exemple une grande différence entre un animal et un troupeau. Et partant cette Entéléchie est ou une âme, ou quelque chose d'analogue à l'âme, et toujours actualise naturellement un corps organique, qui pris lui-même séparément, je veux dire l'âme ôtée ou mise à part, n'est pas une substance une, mais un agrégat de plusieurs, en un mot une machine de la nature.

Leibniz, De la nature du corps et de la force motrice, éd. Frémont, GF, p. 175-177.


Théophile – Cependant je suis d'accord toujours avec vous que la plus claire idée de la puissance active nous vient de l'esprit : aussi n'est-elle que dans les choses qui ont de l'analogie avec l'esprit, c'est-à-dire dans les entéléchies, car la matière ne marque proprement que la puissance passive.

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, II, 21, § 4, éd. Brunschwig, GF, p. 135.


Philalèthe – Nous trouvons en nous-mêmes la puissance de commencer ou de ne pas commencer, de continuer ou de terminer plusieurs actions de notre âme et plusieurs mouvements de notre corps, et cela simplement par une pensée ou un choix de notre esprit, qui détermine et commande pour ainsi dire qu'une telle action particulière soit faite ou ne soit pas faite. Cette puissance se nomme volition, la cessation ou la production de l'action qui suit d'une tel commandement de l'âme s'appelle volontaire, et toute action qui est faite sans une telle direction de l'âme se nomme involontaire. Théophile – Je trouve cela fort bon et juste. Cependant, pour parler plus rondement et pour aller peut-être un peu plus avant, je dirais que la volition est l'effort ou la tendance (conatus) d'aller vers ce que l'on trouve bon et loin de ce qu'on trouve mauvais, en sorte que cette tendance résulte immédiatement de l'aperception qu'on en a.

Ibid., § 5, pp. 135-136.


Et c'est par là, qu'entre les créatures les actions et les passions sont mutuelles. Car Dieu comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons, qui l'obligent à y accommoder l'autre ; et par conséquent ce qui est actif à certains égards, est passif suivant un autre point de considération : actif en tant, que ce qu'on connaît distinctement en lui, sert à rendre raison de ce qui se passe dans un autre ; et passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui, se trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre.

Leibniz, Monadologie, § 52, éd. Boutroux, p. 170.


Retranscrivons l'idée de "cause" dans la seule sphère qui nous soit connue et d'où nous l'avons prise et nous ne pourrons imaginer aucun changement, où il n'y ait volonté de puissance. Nous ne saurions trouver l'origine d'une transformation s'il n'y a pas empiètement d'une puissance sur une autre puissance. […] La volonté d'accumuler des forces est spécifique pour le phénomène de la vie, la nutrition, la procréation, l'hérédité, – pour la société, l'État, les mœurs, l'autorité. Ne nous serait-il pas permis de considérer aussi cette volonté comme cause agissante dans la chimie ? – et dans l'ordre cosmique ? Non seulement constance de l'énergie : mais maximum d'économie dans la consommation : de sorte que le désir de devenir plus fort, dans chaque centre de force, est la seule réalité, – non point conservation de soi, mais désir de s'approprier, de se rendre maître, d'augmenter, de devenir plus fort. […] Lorsque quelque chose arrive de telle ou telle façon et non point autrement, ce n'est pas le fait d'un "principe", d'une "loi", d'un "ordre", mais cela démontre que des quantités de forces sont en action, dont c'est l'essence même d'exercer la puissance sur d'autres quantités de forces. Pouvons-nous admettre une aspiration à la puissance, sans une sensation de plaisir ou de déplaisir, c'est-à-dire sans un sentiment d'augmentation ou de diminution de force ? […] La vie, étant la forme de l'être qui nous est le plus connue, est spécifiquement une volonté d'accumuler la force : – Tous les procès de la vie ont là leur levier ; rien ne veut se conserver, tout doit être additionné et accumulé. La vie, en tant que cas particulier (l'hypothèse qui, en partant de là, aboutit au caractère général de l'existence –), aspire à un sentiment maximal de puissance ; elle est essentiellement l'aspiration à un surplus de puissance ; aspirer, ce n'est point autre chose que d'aspirer à la puissance ; cette volonté demeure ce qu'il y a de plus intime et de plus profond : la mécanique est une simple sémiotique des conséquences.

Niezsche, La volonté de puissance, frag. 296, Livre de Poche, trad. Albert, pp. 335-337.


Une quantité de force est définie par l'effet qu'elle produit et par la résistance qu'elle exerce. […] Il ne s'agit pas de conservation de soi ; chaque atome agit sur tout l'être, – il est supprimé en imagination lorsque l'on supprime ce rayonnement de la volonté de puissance. C'est pourquoi je l'appelle une quantité de "volonté de puissance" : par là est exprimé le caractère dont on ne peut faire abstraction, dans l'ordre mécanique, sans faire abstraction de cet ordre même.

Ibid., frag. 297, p. 338.


J'émets une théorie : – il faut remettre l'acteur dans l'action, après qu'il en ait été retiré d'une façon abstraite, l'action ayant été ainsi vidée de son contenu ; il faut reprendre dans l'action l'objet de l'action, le "but", "l'intention", la "fin", après les en avoir retirés d'une façon artificielle, l'action ayant été ainsi vidée de son contenu ; toutes les "fins", tous les "buts", tous les "sens", ne sont que des moyens d'expression et des métamorphoses d'une seule volonté, inhérente à tout ce qui arrive, la volonté de puissance ; avoir des fins, des buts, des intentions, bref vouloir, équivaut à vouloir devenir plus fort, vouloir grandir – et vouloir aussi les moyens pour cela ; l'instinct le plus général et le plus profond dans toute action, dans toute volonté, est resté le plus inconnu et le plus caché, parce que, en pratique, nous obéissons toujours à son commandement, parce que nous sommes nous-mêmes ce commandement.

Ibid., frag. 311, p. 355-356.


Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d'affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis de ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessein général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales. La condition de possibilité du pouvoir, en tout cas le point de vue qui permet de rendre intelligible son exercice, jusqu'en ses effets les plus "périphériques", et qui permet aussi d'utiliser ses mécanismes comme grille d'intelligibilité du champ social, il ne faut pas la chercher dans l'existence première d'un point central, dans un foyer unique de souveraineté d'où rayonneraient des formes dérivées et descendantes ; c'est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables. Omniprésence du pouvoir : non point parce qu'il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu'il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d'un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout. Et "le" pouvoir dans ce qu'il a de permanent, de répétitif, d'inerte, d'auto-reproducteur, n'est que l'effet d'ensemble, qui se dessine à partir de toutes ces mobilités, l'enchaînement qui prend appui sur chacune d'elles et cherche en retour à les fixer. Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n'est pas une institution, et ce n'est pas une structure, ce n'est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée.

Foucault, Histoire de la sexualité, I, La volonté de savoir, IV, 2, NRF-Gallimard, pp. 121-123.