QUAND LA GÉOMÉTRIE RÉINVENTE LE MONDE

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QUAND LA GÉOMÉTRIE RÉINVENTE LE MONDE[modifier]

Comment une science de la mesure concrète est-elle devenue un outil logique et théorique aussi puissant qu’indispensable pour les mathématiques ? Réponse d’ Étienne Ghys en trois millénaires et quatre ruptures... pour l’instant !

Pour beaucoup d’entre nous, le mot « géométrie » rappelle de vagues souvenirs du collège, faits de triangles, de cercles, et de théorèmes comme celui de Pythagore, dont on ne se souvient plus trop ni de l’énoncé ni de son utilité, et encore moins de sa démonstration. Pourtant, les chercheurs en mathématiques parlent de toutes sortes de géo-applications peuvent dépasser métries, affublées de qualificace qui avait été imaginé par les tifs incompréhensibles pour les chercheurs … ouvrant ainsi de profanes : la géométrie peut être nouvelles et insoupçonnables analytique, projective, descriptive, elliptique, hyperbolique, riemannienne, différentielle, non commutative, algorithmique, arithmétique, et même algébrique. Comment Pythagore aurait-il pu prévoir que la géométrie en viendrait à s’acoquiner avec l’algèbre et l’arithmétique ?

Il n’est pas possible de décrire ici le développement d’une science millénaire, mais je voudrais évoquer quatre moments de rupture dans cette histoire. Ces moments magiques peuvent être des changements de direction, des explosions thématiques ou, au contraire, des implosions, lorsque des disciplines qu’on pensait complètement étrangères se rapprochent et finissent par fusionner. Ces implosions inespérées font la joie des mathématiciens.

RAISONNER ![modifier]

La première rupture fait partie du miracle de la pensée philosophique de l’Antiquité grecque. Auparavant, par exemple chez les Égyptiens de l’Antiquité, les géomètres étaient des arpenteurs qui mesuraient des superficies. D’ailleurs, l’étymologie de « géométrie » nous le dit : il s’agit tout simplement de mesurer la Terre. Un livre, écrit par Euclide trois siècles avant notre ère et intitulé « les Éléments », changea complètement la perspective. Euclide y inventait la méthode axiomatique. Un certain nombre d’afirmations sont déclarées « vraies » – on les appelle des axiomes – et ensuite le rôle du géomètre consiste à en tirer toutes les conséquences en se servant uniquement de la logique. Euclide ne se soucie guère de l’arpentage. Il est intéressé avant tout par le raisonnement, la déduction, la démonstration. Les conséquences de ce livre seront considérables, bien au-delà des mathématiques : il sera une étape cruciale dans le développement ultérieur de la méthode scientifique. Lire « les Éléments », c’est tout simplement apprendre à raisonner.

La géométrie est devenue un langage abstrait qui aide à comprendre l’Univers, comme l’écrivait si bien Galilée en 1623 : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance dans un labyrinthe obscur. »

TRIBUNE[modifier]

Dans le cadre de notre partenariat avec l’Académie des sciences, des académiciens nous montrent comment des théories, des résultats ou des perspectives.

=SIMON CASSANAS / ACADÉMIE DES SCIENCES IDÉES DÉCOUVRIR PROFI[modifier]

Le Mathématicien, Étienne Ghys est secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences depuis janvier 2019. Directeur de recherche au CNRS, il a contribué à la création et au développement du laboratoire de mathématiques de l’ENS de Lyon. Ses travaux portent sur la géométrie, la topologie et les systèmes dynamiques. Son investissement dans la diffusion des connaissances scientifiques lui a valu le prix Clay pour la dissémination des mathématiques.

C’est d’ailleurs pour apprendre à raisonner que les enfants sont soumis depuis des siècles à l’apprentissage de la géométrie à l’école. Aujourd’hui, alors que les programmes scolaires laissent une place de plus en plus petite à la science, allons-nous laisser nos enfants errer dans un labyrinthe obscur ?

=LE MARIAGE SURPRENANT DE L’ALGÈBRE ET DE LA GÉOMÉTRIE, LA CARPE ET LE LAPIN[modifier]

Une deuxième rupture est française ! Il s’agit d’un autre livre majeur intitulé « la Géométrie » et écrit par René Descartes en 1637. On pourrait penser qu’il s’agit d’une découverte sans importance : la position d’un point dans le plan est décrite par deux nombres – ses coordonnées – qu’on appelle aujourd’hui l’abscisse et l’ordonnée, et qu’on note en général x et y . On apprend au collège à tracer les deux axes de « coordonnées cartésiennes », en l’honneur de Descartes. Dans l’espace, il faut trois nombres, x , y et z . La perception de l’espace que nous partageons, tout au moins dans notre culture occidentale, est profondément imprégnée par ce point de vue. Lorsque nous consultons une carte de géographie ou lorsque nous pensons à l’espace qui nous entoure, nous le faisons en termes de coordonnées, même si ce processus mental est souvent inconscient – qu’on le veuille ou non, nous sommes cartésiens. Comme un point a deux coordonnées x , y , une courbe peut être décrite par une certaine relation entre ces coordonnées. Par exemple, on apprend à l’école qu’une droite est décrite par une équation de la forme y = ax + b . C’est le début de la « géométrie algébrique », qui relie des objets géométriques, comme une droite, et des objets algébriques, comme une équation.

Lorsque nous consultons une carte de géographie ou lorsque nous pensons à l’espace qui nous entoure, nous le faisons en termes de coordonnées, même si ce processus est souvent inconscient – qu’on le veuille ou non, nous sommes cartésiens.

Là encore, les conséquences de cette algébrisation de la géométrie seront immenses. Les scientifiques seront tentés de mettre l’Univers en équations et cela contribuera largement à l’explosion de la science au siècle des Lumières. Il leur faudra un peu plus de temps pour comprendre que la résolution de ces équations n’est pas toujours facile et parfois même impossible.

LA DÉCOUVERTE DE NOUVEAUX MONDES INSOUPÇONNÉS[modifier]

Jusqu’au début du XIX siècle, on ne se posait pas de questions : il y avait un espace – celui dans lequel nous vivons – et le géomètre démontrait toutes sortes de théorèmes de « géométrie dans l’espace ». Kant nous avait même expliqué que cet espace, de dimension 3 et euclidien, était un concept inné, câblé en quelque sorte dans le cerveau humain. Pas de discussion : l’espace était un et indivisible.

Quelques pionniers sont venus briser ce dogme. D’abord, avec Gauss, Bolyai et Lobatchevsky, ils ont « créé un monde nouveau » non euclidien où les théorèmes de géométrie sont di ? érents. Le théorème de Pythagore n’est plus vrai ! Puis, avec Schläfli et quelques autres, c’est la dimension 3 qui a été remise en question et on a considéré des espaces qui peuvent avoir n’importe quelle dimension et n’importe quelle géométrie. Quelle est alors la « vraie » géométrie ? Poincaré, avec sa théorie du conventionnalisme, nous explique qu’aucune n’est plus vraie qu’une autre et que certaines sont simplement plus commodes pour comprendre certains problèmes. De même qu’un artisan sort le bon outil pour faire un travail précis, le géomètre sort le bon espace pour résoudre un problème particulier. Aujourd’hui, tout cela est devenu inconscient : les étudiants manipulent des espaces sans se rendre compte qu’ils commettent un crime de lèse-Kant ! )))

DÉCOUVRIR IDÉES EN SAVOIR PLUS[modifier]

L’avenir de la géométrie se trouve peut-être dans les réseaux qui mettent en jeu un nombre incalculabe d’interactions.

LE MARIAGE FRUCTUEUX DE LA GÉOMÉTRIE ET DE L’ARITHMÉTIQUE[modifier]

La quatrième rupture est beaucoup plus récente puisqu’elle date de 1958. Elle est due à Alexandre Grothendieck qui l’a présentée dans un ouvrage intitulé « Éléments de géométrie algébrique », peut-être en écho à Euclide. Dans cette nouvelle approche, on échange en quelque sorte le rôle du sujet et de l’objet. Au lieu d’observer les points de l’espace, on considère les messages que l’espace nous envoie. Par exemple, lorsque j’observe un paysage, mon œil ressent une certaine sensation, qui excite des cellules rétiniennes. Chaque cellule rétinienne enregistre un certain potentiel électrique, qui est mesuré par un nombre. Ici, le nombre n’est pas un point, c’est une information numérique que l’image m’envoie. On dit parfois qu’il s’agit d’un observable. L’idée est alors d’oublier complètement les points et de ne se souvenir que des observables. L’avantage de cette transposition objet-sujet est qu’elle permet de généraliser considérablement le concept d’espace, et, surtout, comme nous allons le voir, de jeter des ponts insoupçonnés entre la géométrie et l’arithmétique.

Si on dispose de deux observables sur un espace, on peut les additionner et les multiplier puisque ce sont des nombres. Un ensemble dans lequel on dispose d’une addition et d’une multiplication (satisfaisant quelques propriétés) s’appelle un anneau. L’ensemble des observables sur un « espace à l’ancienne », formé de points, est donc un anneau. L’idée géniale de Grothendieck est de ne se souvenir que des anneaux. Selon lui, tout anneau, quel qu’il soit, même s’il ne provient pas d’un espace traditionnel, doit être considéré comme un « espace généralisé », ce qu’il appelle un schéma.

Le site de l’Académie[modifier]

Ce nouveau concept d’espace n’aurait pas d’intérêt s’il n’y avait pas des exemples très riches. Un anneau domine les mathématiques depuis des millénaires : l’ensemble des nombres entiers, que nous manipulons public. 9 chapitres, 2 heures de maths tous les jours. On peut les ajouter et les pour découvrir progressivement la multiplier, comme à l’école primaire. Tout à coup, l’ensemble des entiers, le royaume de l’arithmétique, devient un véritable espace, redevable de la géométrie. La force de ce nouveau point de vue est donc de per

« La Science et l’hypothèse », mettre une fusion entre algèbre, arithméHenri Poincaré, nouvelle édition tique et géométrie. Il s’agit d’une véritable révolution copernicienne en géométrie.

Voici un exemple de succès obtenu grâce à cette nouvelle géométrie arithmétique.

En 1637, Fermat affirmait (un peu rapidement) que la somme de deux cubes de deux entiers n’est jamais un cube, et, plus généralement, que la somme de deux puissances n -èmes de deux entiers n’est jamais une puissance n -ème, pour n = 3,4, …. Il s’agit d’un problème arithmétique par excellence, qui a résisté aux mathémati« L’Héritage scienti ?que de ciens pendant trois siècles, jusqu’en 1994, Poincaré », Éric Charpentier, Étienne lorsqu’il a été résolu par Wiles grâce à la Ghys, Annick Lesne (dir.), Belin, 2006. nouvelle géométrie. Fermat n’aurait jamais pu rêver que son problème relevait de la par Oliver Byrne, Werner Oechslin, une espèce de pulsation entre des moments de foisonnement d’idées nouvelles et des moments de digestion pendant lesquels les concepts se réorganisent.

Ainsi progressent les mathématiques, par Taschen, 2017.

L’AVENIR ?[modifier]

Bien évidemment, je ne peux pas prévoir la prochaine rupture, mais j’imagine qu’elle pourrait émerger des réseaux dans lesquels nous vivons : réseaux de communication, Internet, réseaux sociaux, Facebook et Twitter, réseaux de neurones, etc. Toutes ces structures mettent en jeu un nombre d’interactions qui dépasse l’entendement. Tout cela exigera de nouvelles approches géométriques. Le rapprochement de la géométrie et de l’informatique est d’ailleurs en cours.

La quatrième rupture est beaucoup plus récente puisqu’elle date de 1958. Dans cette nouvelle approche, au lieu d’observer les points de l’espace, on considère les messages que l’espace nous envoie.

« Dimensions. Une promenade mathématique » : un film pour tout géométrie de la quatrième dimension ; par Jos Leys, Étienne Ghys et Aurélien Alvarez : http://www.dimensions-math.org Flammarion, 2017. « Les Six Premiers Livres des Éléments d’Euclide », géométrie… des sciences : www.academie-sciences.fr