Qu'est-ce que le phénomène ?

De JFCM
Aller à : navigation, rechercher


Qu’est-ce que le phénomène ?,[modifier]

Alexander Schnell, paru aux éditions Vrin dans la collection Chemins Philosophiques en 2014

Recension : Alexandre Couture-Mingheras, doctorant contractuel à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, EXeCO


Dans cet écrit d’une extrême densité conceptuelle, Alexander Schnell affronte la notion épineuse de phénomène – au programme de l’agrégation externe de philosophie de 2015. Il faut d’emblée relever l’étonnante présence du terme de « phénoménologie », découplée de son entente historique, dans les trois chapitres qui structurent l’ouvrage et explorent successivement

  • les thèses de Kant (phénoménologie critique),
  • de l’idéalisme allemand (phénoménologie spéculative)
  • et de la tradition phénoménologique proprement dite (phénoménologie phénoménologique).

Répétition qui, semble-t-il, relève non pas tant d’un choix doxographique – la brièveté de l’ouvrage exigeant une sélection –, que d’un parti pris méthodologique qui lie inextricablement le concept de phénomène à la modalité de pensée qui s’y applique. Il n’est dès lors nullement étonnant que le style adopté par A. Schnell détonne dans une collection que l’on a le plus souvent connue pour sa veine « analytique ».

Pourquoi, en effet, Platon, pour ne citer que lui, n’a-t-il pas voix au chapitre ? Le sensible constitue une image « de », tout entière contenue dans ce terme, indicatif de sa relation de dépendance par rapport à ce dont elle est l’image. Le sensible n’est rationnel et dicible que dans le mesure où il y a ontologie de la participation, où il porte en lui les traces des Eidei : il est irrationnel et indicible en lui-même. Il ne vaut pas pour lui-même, ce n’est qu’en référence à l’être qui en est le support qu’il contourne l’interdit parménidien qui pesait sur le devenir. Parler de l’apparaitre, ce n’est toujours, au fond, que parler de ce dont il est l’apparaitre. En somme, on ne parle jamais tant du sensible que du réel, intelligible, dont il est l’instanciation imparfaite.

Dès lors la phénoménologie ne peut se constituer comme langage des phénomènes qu’à condition de mettre en déroute l’ontologie comme discours se donnant pour seul légitime, d’accomplir un crime de lèse-majesté contre les prérogatives de ce qui est. Bref, dès le départ, l’auteur semble nouer étroitement la question du phénomène à celle de la logique qui s’y applique – ce qui expliquerait le fait que l’étude débute avec le criticisme –, comme si la phénoménalité était indissociable de la logique des phénomènes. La seule manière de sauver le phénomène du rejet dans le semi-être par l’ontologie eidétique, consiste à accomplir ce geste étrange par lequel le logos pénètre la phénoménalité et lui revient en propre.

A la naissance simultanée de la phénoménologie et du « concept » de phénomène s’ajoute sans doute une seconde raison, historique cette fois-ci, qui explique que l’essai ne commence qu’avec le criticisme kantien. Si la phénoménologie est aujourd’hui associée à une tradition historiquement ouverte par Husserl, le terme, en réalité, apparait en 1764 sous la plume du philosophe J.E. Lambert pour désigner la science des apparences dont le but affiché, clairement épistémique et en opposition radicale à la science descriptive du XXème siècle, est la distinction entre le vrai et le faux. De l’être de l’apparaitre, en son sens contemporain, il n’en est nullement question, le phénomène est encore lesté de toute la charge discriminante du paraitre. Cette phénoménologie naissante dénote ainsi la science des illusions (perdues, et à perdre) et de cette conception hérite Kant qui lui octroyait, alors qu’il travaillait onze ans auparavant à sa Critique de la raison pure – qu’il songeait à intituler Phénoménologie de l’esprit –, un rôle propédeutique et originellement négatif. L’abandon du projet de constitution de la métaphysique signera l’acte de naissance du phénomène en tant que concept.

Dès l’incipit, l’étrangeté du titre, l’auteur la met au centre de l’attention et la justifie par la distinction capitale entre la visée conceptuelle essentialiste qui sera celle déployée dans l’ouvrage (« le » phénomène) et les recherches liées à un domaine particulier (« un » phénomène). De même que l’on n’atteint pas l’essence du juste et du beau en se cantonnant au catalogue indigent de cas particuliers – tels corps, telles statues –, de même ce n’est guère un phénomène météorologique, ou un phénomène électrique, qui pourra se prévaloir de son statut particulier et jouer le rôle d’étalon pour déterminer la nature du phénomène en général. La subordination des phénomènes dans leur variabilité au phénomène dans sa singularité recoupe, à bien des égards, l’inféodation des ontologies régionales (l’être du nombre, l’être physique, l’être de la conscience) à l’ontologie totale (l’être en tant qu’être).

S’y ajoute la double dimension qui structure le phénomène. Ce dernier recouvre en effet un versant objectif, ce qui apparait (le phénomène est phénomène de quelque chose) et un versant subjectif (l’être se manifeste pour une conscience). Il rentre dans la grammaire de l’apparaitre que d’être transitif et de recouvrir un datif (à), d’exiger un récipiendaire : une phénoménalité sans sujet, à savoir en soi, n’aurait aucun sens ici. Il s’agira alors, pour A. Schnell, d’exhiber la confrontation entre sujet et objet et de mettre en lumière le rôle de la conscience dans toute apparition. S’il suit la chronologie pour exhiber les enjeux « systématiques » (p.9) de la phénoménalité et que l’enquête ne débute qu’avec Kant, c’est aussi parce que le criticisme a donné le la à la formation du concept en en opérant un glissement sémantique. Ce qui, pour Lambert, désignait les choses tombant, au gré du hasard, sous la coupe des sens, en vient désormais à référer à la connaissance théorique en général.

Tel est le tour de force kantien : épistémologiser ce qui, jusqu’à lors, faisait office d’obstacle à la connaissance (connaitre en dépit des apparitions), de sorte qu’entre phénoménalité et connaissance il n’y ait plus à choisir. Connaitre, c’est toujours connaitre les phénomènes.

Kant critique la prétention de la raison (délirante) à atteindre un savoir hors de notre portée, à faire sauter le verrou qui pèse sur la finitude humaine. Il est impossible de sortir du cercle de la corrélation entre sujet et objet et de prétendre accéder à un objet en biffant le corrélat subjectif, comme s’il était envisageable d’adopter un « point de vue de nulle part », pour reprendre la formule de Thomas Nagel, d’avoir un pied dans et hors de la perception et de conquérir une terra incognita par une intuition mystique. Rejoindre un donné absolu sans donation constitue une contradiction dans les termes : la seule extériorité que nous puissions poser s’avère être celle de l’objet phénoménal, et non celle de cette extériorité extra-expérientielle – l’absolu, délié de toute relation à un sujet connaissant –, qui s’abolit en tant qu’elle suppose le transfert de la structure de l’expérience à ce qui n’en relève nullement. Telle est la dialectique de la raison pure, à la recherche de l‘inconditionné et se formant des idées transcendantes, notions auxquelles ne correspond aucun objet donné par les sens.

Il s’agit donc d’en rester à l’expérience. Mais alors que l’empirisme classique en faisait un fondement (nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu), puisque tout dérivait selon lui des sens, Kant est le premier à élever à la puissance du concept le phénomène, en rien rabattable sur les idées et impressions de Locke et de Hume. Selon l’héritage platonicien, une connaissance doit être universelle et nécessaire. Or Hume a critiqué, sur fond d’expérience, une telle prétention : au fond, nous n’avons à faire qu’à des cas singuliers et l’inférence ne possède ni fondement logique ni fondement empirique. Rien ne permet de conclure, de ce que le Soleil s’est levé ce matin, qu’il se lèvera également demain. Il est vrai que les sens ne donnent qu’un divers impressionnel, mais le tort de celui qui l’a réveillé de son « sommeil dogmatique », pour Kant, consiste en ce qu’il ne distingue pas nettement la connaissance sensorielle et la connaissance du réel et qu’il plaque la légalité des impressions sur un réel inaccessible, légiférant sur l’« au-delà » de l’expérience dont, à proprement parler, nous ne savons rien. Afin de lutter à la fois contre le rationalisme dogmatique où la raison outrepasse le domaine de l’expérience et contre le scepticisme humien qui anéantit l’idée même de nécessité, il faut recourir à la dichotomie entre le noumène (le réel absolu, hors du cercle de la corrélation) et le phénomène (structuré par la relation sujet-objet) : si tout commence, généalogiquement, avec l’expérience, tout, en revanche, n’en est pas dérivé.

Le phénomène ou « donné », nait bien sous la plume de Kant et joint l’un à l’autre le pan empiriste du matériau impressionnel chaotique et le pan rationaliste de la loi. Autrement dit, selon le schème hylémorphique, le phénomène n’est pas la souffreteuse matière impuissante, mais un matériau pleinement organisé par les lois de l’esprit. L’impression amorphe qui est donnée par la sensibilité – s’entend, par les sens –, constitue en elle-même un point aveugle de la perception, une abstraction, qu’orchestrent conjointement les formes de la sensibilité et les concepts de l’entendement et seule cette démarche transcendantale permet de nous donner un monde de phénomènes, i.e. d’objets. Cette légalité est non pas empirique (par association) comme c’était le cas chez Hume, mais a priori : le concept de phénomène joue ce faisant un rôle essentiel dans le renvoi dos à dos des empiristes et des intellectualistes en ce qu’il sert de point de compénétration de la sensibilité et de la légalité nécessaire, tout en constituant le seul domaine faisant sens, c’est-à-dire hors duquel la raison, en Narcisse rêveur, se noie dans les reflets de son activité spéculative.

Le face à face entre le sujet et l’objet n’est pas anodin : il est pleinement constitutif de la définition du phénomène (Erscheinung). C’est parce que la dimension subjective appartient structurellement à la phénoménalité que peut se dégager une certaine légalité transcendantale : l’objet se compose des formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps, et n’acquière pleinement sa détermination qu’une fois appliquées sur la sensation sauvage les catégories de l’entendement.

Or, si ces deux légalités sont posées par Kant, l’auteur y insiste, elles ne se situent pas sur le même plan. Non pas parce qu’il s’agirait simplement d’une différence de domaines (l’entendement et la sensibilité) mais parce que toutes deux possèdent une fonction qui leur est propre dans le jeu de formation de la phénoménalité. Ainsi le temps et l’espace constituent des conditions non réelles, mais transcendantales, qui rendent possible l’apparition d’un objet pour un sujet. Je ne peux au gré de mes pérégrinations perceptuelles renverser le cours du temps et faire que je perçoive un corps à la fois ici et là-bas : le phénomène est soumis à des règles. Ce n’est, ceci dit, qu’avec les catégories, que l’objet acquière sa détermination – on se souvient de la définition que donnait Kant du phénomène : un objet « déterminé » –, i.e. son unité. Pour que je voie x comme le « même », que je puisse dire : « voilà bien une chaise, la même que celle sur laquelle je me suis assis ce matin », il faut qu’interviennent les concepts purs de l’entendement, synthétiseur des impressions « données » par la sensibilité, que Kant regroupe en quatre groupes : la quantité (unité, pluralité, totalité), la qualité (réalité, négation, limitation), la relation (inhérence, substance, causalité) et, enfin, la modalité (possible, impossible, contingent, nécessaire). En somme le phénomène ne va pas de soi : il ne suffit nullement d’ouvrir les yeux et de passivement enregistrer les data qui s’offrent à nos sens. En un certain sens, c’est tout l’inverse : il y a une intelligence (et une intelligibilité) de la phénoménalité.

Mais, exceptée cette détermination transcendantale du phénomène, qu’en est-il de la détermination empirique, quant à elle moins connue, c’est-à-dire du rôle joué par le contenu intuitif sans lequel le concept demeure vide ? On insiste beaucoup sur la seconde partie de l’illustre formule « des concepts sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles », et il est vrai que le passage de la sensation (aveugle) à la phénoménalité (voyante) requiert la détermination conceptuelle. Il reste qu’à s’y tenir, on ne peut expliquer le passage de l’objet en général – un objet pourvu de toutes les déterminations relevant des quatre groupes indiqués –, à l’objet déterminé dans sa singularité, en tant qu’il est celui-ci, et pas un autre. C’est à ce niveau qu’intervient le pouvoir de détermination du contenu lui-même. Autrement dit, il y a de la légalité jusque dans le simple contenu de la sensibilité : je vois ainsi, pour reprendre l’exemple développé par l’auteur, « ce » tableau, comme celui-ci, et simultanément le fait que c’est « un » tableau, que l’objet tombe sous le concept empirique de « tableau », concept qui ne doit rien à une quelconque généralisation empirique.

Comment comprendre alors la nature hypothétique du phénomène ? Premièrement, la légalité est certes a priori, mais elle s’inscrit structurellement dans ce que Kant nomme le « sujet transcendantal », c’est-à-dire qu’elle est liée aux conditions subjectives de l’expérience, non au sens où il y aurait un « idéalisme de production » (p. 25) et une toute puissance de la subjectivité, mais au sens où il rentre dans la définition même du phénomène que d’être cette relation entre un objet et un sujet. De surcroît le sujet n’engendre pas ex nihilo l’objectivité : les concepts purs de l’entendement, en un certain sens, sont comparables aux vérités logiques et mathématiques qui résident chez Leibniz dans l’endentement divin. Deuxièmement, le fait que l’a priori ait pour topos non l’expérience mais le « sujet transcendantal » et qu’il ne soit rien, en dernière instance, qu’une simple base qu’il faut supposer pour qu’il y ait phénoménalité. L’inexpérience du transcendantal, voilà ce que l’idéalisme allemand – ou « phénoménologie spéculative » de la seconde partie –, devra dépasser.

Qu’est-ce qui, au final, pose problème ? Les conditions transcendantales servent chez Kant à rendre compte du caractère a priori, i.e. universel et nécessaire, de la philosophie, sans quoi elle ne pourrait accéder au statut de connaissance à proprement parler (scientifique). Or le transcendantal, parce que conditionnant les phénomènes, ne peut à son tour apparaitre sans quoi il faudrait remonter ad libitum vers une nouvelle inconditionnalité. Cette forme « d’irréalité », en un certain sens, du transcendantal – il n’est ni en-soi, ni pour un sujet –, indique précisément son caractère hypothétique : il faut bien supposer des conditions de l’expérience et de la connaissance, sans quoi le scepticisme de Hume triompherait. Cela a pour conséquence, note A. Schnell, de contaminer le phénomène lui-même, c’est-à-dire de lui adjoindre également, en un certain sens, la marque d’une hypothèse. D’où le changement de registre avec l’idéalisme postkantien : le passage de l’hypothétique au principe catégorique en tant qu’il se phénoménalise.

Il s’agit avec Fichte d’une part de reconnaitre le rôle essentiel joué par la phénoménalité dans la saisie du principe de toute connaissance transcendantale et, d’autre part, de constituer une philosophie transcendantale qui soit expliquée en tant que ce même principe se déploie dans le donné, se phénoménalise. Ce qui, pour le dire autrement, revient à flouter la frontière qu’avait tracée Kant entre le nouménal et le phénoménal. Il faut ainsi en revenir au principe qu’est l’activité du Moi – l’apperception transcendantale –, s’interroger sur son pouvoir de synthèse avant toute constitution d’unité, revenir en somme au transcendantal qui avait été, dans son déploiement catégorial, postulé plutôt que creusé. Il faut noter que cette remontée des concepts purs de l’endentement à la sphère transcendantale du sujet déplace le curseur du concept sur l’activité égologique dans son pouvoir de synthèse. Plutôt que d’en rester à une conception un brin statique du transcendantal (concepts purs) il d’agir de questionner une dynamique du transcendantal à partir de l’activité originaire de constitution des objets dont le Moi est l’instigateur.

Le principe du Moi absolu auto-posé comprend l’être et le phénomène. Comment fonder cette corrélation entre sujet et objet, duale par essence, sans tout en même temps l’ancrer dans une unité qui la précède ? Car l’entreprise est claire : non seulement connaitre le phénomène (selon l’identité entre connaissance et phénomène) mais également connaitre l’absolu lui-même. Il s’agit de tordre le transcendantal sur lui-même, acte qui permettra d’ériger une connaissance non plus de l’objet (le phénomène et sa constitution) mais de la connaissance elle-même, et, en somme, de justifier la transcendantal, d’y inclure du catégorique (Soll) – de cesser de se contenter de son caractère hypothétique, sans pour autant verser dans le dogmatisme, qui pose le principe de façon assertorique. Si le principe absolu est clos sur lui-même, autotélique, il n’est que pour autant qu’il se manifeste. Il est en soi et hors de lui-même. Le phénomène revêt alors un double mouvement, de position et d’anéantissement dans la mesure où il porte à son expression consciente le principe et simultanément, du fait de la scission qui en découle (la conscience-sujet et l’objet de la conscience), fait obstacle à la saisie de son unité.

Bref, cette auto-apparition en tant qu’auto-apparition n’est rien d’autre que le principe en tant qu’il s’est réfléchi, qu’il s’est retourné sur lui-même et se prend pour objet, ce qui bouleverse de fond en comble le système de la première Critique et modifie l’espace délimité du transcendantal. Ce dernier offrait un cadre possible à la connaissance – il faut de l’a priori –, et n’avait pour autre but que de fonder la phénoménalité, sans que lui-même puisse jouir d’une quelconque auto-fondation, ce en quoi il s’assimilait davantage à une hypothèse fondatrice qu’à une condition gnoséologique de nature catégorique. Le geste profondément original de l’idéalisme allemand consiste précisément à conjoindre ontologie et phénoménologie, à brouiller ce qui était séparé, l’en-soi et le pour-soi, de sorte que le phénomène ne dessine plus le seul territoire restreint de notre connaissance mais le terrain de jeu pour l’auto-apparition de l’absolu. Corrélativement, le transcendantal gagne en extension ce qu’il perd en intension : les conditions, désormais, intègrent la dynamique de l’automanifestation, par quoi elles y gagnent leur justification et leur catégoricité.

  • Or, si leur point de départ reste le même, la détermination du statut de l’activité originaire, alors que Fichte exige le suicide du phénomène pour que l’être soit, Hegel conçoit la phénoménalité de façon dialectique comme l’ensemble des diverses déterminations concrètes du savoir. L’auteur montre avec adresse la manière dont Hegel, tout en s’y adossant, prend le contre-pied de la pensée de Schelling. En effet ce dernier, dans le Système de l’idéalisme transcendantal, par opposition au formalisme fichtéen, distingue deux pans du transcendantal : celui de l’autoréflexion de la nature (Naturphilosophie) et celui de l’auto-objectivation du Moi (Transzendentalphilosophie). Dans la nature, le moi est encore inconscient et considère la réalité – non-moi –, comme une réalité indépendante et extérieure à sa propre activité. Son auto-objectivation consiste en somme à élever le moi à la conscience de lui-même, ce qui a pour conséquence de passer du transcendantal hypothétique du moi perdu dans la nature au transcendantal catégorique du moi qui se retrouve dans son autre et y lit les traces de son labeur.
  • C’est justement ce cheminement dédoublé du transcendantal que Hegel conteste : la conscience dans les deux cas reste le medium de la scission et des retrouvailles de l’esprit avec lui-même et le contenu du savoir s’intègre dans chaque moment du parcours qui conduit l’absolu à la prise de conscience de soi. Il faut, à partir de là, conclure que rien ne se tapit derrière le phénomène, que ce dernier n’a nul dehors : l’essence s’y manifeste, sans être à part, dans quelque lieu magique, partout et nulle part, en amont de sa phénoménalisation. Avec Hegel on cesse ainsi de penser le phénomène comme manifestation de, comme cette manière qu’a le principe absolu de se mirer narcissiquement dans le miroir que lui tend la nature : il y a une histoire de l’être indissociable de sa phénoménalité.

C’est donc à partir de l’acquis hégélien d’une forme d’autonomie du phénomène, qui ne constitue plus un royaume au bord de ce qui est véritablement – sorte de négatif photographique de ce qui nous apparait –, que A. Schnell aborde, dans la dernière section la « phénoménologie ‘’phénoménologique’’ ». Pourquoi un tel redoublement, quasi-tautologique ? Tout se passe comme si la phénoménologie historiquement émergente au carrefour des XIXème et XXème siècles accomplissait l’essence de la phénoménologie : dresser une cartographie des phénomènes supposait au préalable que le phénomène se libérât du carcan de son opposition à l’en-soi.

Il ne s’agit pas de revenir sur le rôle qui était dévolu dans le criticisme à l’entendement dans la structuration du phénomène mais de conférer à ce dernier une certaine épaisseur en intégrant pleinement le sujet dans sa structure. En effet, toute conscience est conscience « de » selon Husserl : l’intentionnalité désigne, sur son versant subjectif, l’a priori de la corrélation entre sujet et objet. Etonnamment le donné n’a rien d’évident et d’immédiat, puisque c’est au terme de la réduction phénoménologique, qui met entre parenthèses la thèse du monde et se refuse à préjuger du statut ontologique de ce qui apparait – qui met en suspens toute modalité doxique –, que l’on peut étudier le phénomène. Telle est donc la méthode que suit la phénoménologie et qui en est définitoire : dégager le phénomène de toute l’ontologie implicite que dans nos jugements, explicites ou non, nous y infusons, pour pouvoir ultérieurement en discriminer les différentes couches, intentionnelles et pré-intentionnelles.

Plus précisément, Husserl distingue deux acceptions du phénomène dans ses « Conférences de Londres » de 1922. Il s’agit tout d’abord de ce qu’il appelle « le vivre pur comme fait » (das pure Erleben als Tatsache), autrement dit le fait de la donation, indépendamment de la nature ontologique de ce qui se donne. Ce qui importe à cet endroit est le fait que le phénomène soit un factum, qu’il soit un « il y a » – indéductible de tout mythique objet prédonné –, dont le surgissement, paradoxalement, ne se conquiert qu’une fois aboli le renvoi habituel au transcendant. En son second sens, presque « néo-kantien », le phénomène désigne l’ensemble des opérations de la subjectivité transcendantale comme instance donatrice de sens. C’est donc à deux aspects que nous sommes confrontés, l’un où le phénomène est étudié en tant que phénomène, en deçà de toute positivité d’être, et c’est là sans doute que l’on peut situer l’appel à la virginité d’un regard qui cesserait de manquer l’apparaitre en s’en faisant le spéléologue invétéré, à la recherche d’un arrière-monde qui en formerait l’assise ontologique ; et l’autre, généalogique, lié à la constitution des objets.

Il reste que Husserl n’a jamais réellement thématisé le concept de phénomène, tâche qu’entreprendra Heidegger au paragraphe 7 de Sein und Zeit. Il y distingue le phénomène de l’apparition : la seconde est hétéronome, indiquant une absence, celle de ce qui ne se montre pas, i.e. le transcendant, elle constitue une hétéro-donation, tandis que le premier se montre tout entier et constitue une auto-donation. L’apparition pointe soit vers ce qui est manifesté et ne se montre pas, soit vers cela même qui manifeste ce qui est dissimulé. Afin d’en arriver à une détermination positive du phénomène – à son « concept phénoménologique » –, il faut donc se débarrasser du concept vulgaire qui est celui, tout kantien, qui l’adosse à l’absolu (en-soi), et du concept formel, proche du sens de l’apparition, qui renvoie à ce qui se refuse à la phénoménalité. Seulement ainsi pourra-t-on, selon Heidegger, atteindre le sens originaire du phénomène et lui extirper le caractère de déficience ontologique qu’il pouvait encore receler en lui : c’est en court-circuitant le renvoi au non-manifesté qu’il cesse par-là d’être relatif.

Quelle est donc la part d’implication du sujet ? Contre le primat gnoséologique de la conscience dans la structuration du phénomène, Heidegger insiste sur l’ontologie du phénomène, indirecte, où seuls les étants, et non l’être, s’offrent à la capture descriptive, ce qui suppose qu’il y ait, à la base, un rapport possible à l’être à partir d’un étant spécifique. Il s’agit bien entendu du Dasein (être-là), soit de l’existence humaine dans son acception non anthropologique mais ontologique qui figure non une entité subjective face au monde mais le déploiement extatique d’une existence toute entière prise dans l’ouverture au monde qu’elle constitue (être-au-monde). Dès lors que le monde forme le mode de déploiement du Dasein, le phénomène tranche le lien qui le reliait à la problématique, de part en part kantienne, de la constitution.

On peut certes s’interroger sur la possibilité même de parler du phénomène et sur le non-sens éventuel d’une telle démarche : à nouer la phénoménalité et sa logique, ne risque-t-on pas en effet de faire du phénomène une région à part dont la phénoménologie serait le dépositaire exclusif ? En un sens l’auteur contourne l’objection en indiquant, in fine, l’orientation contemporaine de la recherche sur les origines communes de la phénoménologie et de la dite « philosophie analytique » ainsi que les analyses de Wittgenstein sur les jeux de langage et les formes de vie. L’ouvrage aura donc tenu ses promesses en cernant avec brio le statut du phénomène à l’aune d’un élément qui en est constitutif, le sujet.