Résonnance - Hartmut Rosa - entretien

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Entretien

RENCONTRE AVEC HARTMUT ROSA

« Laissez vibrer le monde en vous ! »


Face à l’accélération de nos rythmes de vie, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa propose une solution : la résonance.

Paris, place du Panthéon, hôtel des GrandsHommes. De passage en France pour quelques jours, H. Rosa vient promouvoir la traduction française de son dernier ouvrage, Résonance. Il propose une réponse à une question qu’on se pose tous : qu’est-ce qu’une bonne vie ?

Ce livre répond directement à son précédent, Accélération, dans lequel le philosophe et sociologue livre une analyse critique de la modernité. Celle-ci entraînerait des rythmes de vie rapides et changeants, avec un risque majeur, l’aliénation à l’immédiateté et la perte du sens de la vie.

Pour Sciences Humaines, le sociologue revient sur sa théorie qu’il peaufine depuis plusieurs années et les grands penseurs qui l’influencent. Il se confie aussi sur ses projets à venir, tel un livre consacré à Karl Marx. Sa pensée fine et précise donne à réfléchir sur les changements sociaux en cours.

Modernité, postmodernité, modernité avancée… Comment qualifiez-vous la période que nous traversons actuellement ?

Il y a quelques années, quand je suis devenu sociologue, le terme « postmodernité » était le plus employé. Je trouve que la définition de ce terme n’est pas claire. C’est seulement une expression par défaut : nous ne sommes plus dans la modernité. J’ai alors commencé à reconsidérer ce qui fonde la modernité.

Ma réponse est l’accélération. Les sociétés modernes ne peuvent se perpétuer qu’en accélérant les mouvements qui les caractérisent, notamment l’innovation et la croissance. Elles doivent sans cesse innover et s’accroître pour que les structures sociales se maintiennent. Nous sommes entrés dans cette période depuis les années 1980. Nous ne sommes pas postmodernes car les caractéristiques de la modernité subsistent. Par contre, cette modernité se radicalise en nécessitant toujours plus d’innovation et de croissance. C’est ce que j’appelle la « modernité tardive », qui se distingue de la modernité classique.

Concrètement, comment cette modernité tardive se manifeste-t-elle ?

On peut la constater dans la vie de tous les jours, avec, par exemple, les réformes politiques. Depuis les années 1970, le progrès est lié aux changements politiques. Aujourd’hui, les réformes en cours ne sont plus justifiées par la volonté d’avoir un meilleur monde. Elles sont justifiées par la menace : si un pays comme la France, par exemple, n’entreprend pas des réformes maintenant, il ne sera pas en capacité de maintenir son système économique. Aujourd’hui, le besoin d’accélérer est une obligation, une contrainte, et non pas une promesse d’un avenir meilleur.

On peut aussi s’apercevoir de ce changement sur un plan plus personnel. Dans la modernité classique, les conditions de vie changent d’une génération à l’autre. Dans la modernité avancée, les changements sont intragénérationnels. Pour un même individu, le monde tel qu’il le connaissait hier peut être très différent le lendemain. Il y a quelques années, si vous demandiez à un jeune sa profession, il répondait : « Je suis enseignant » ou « Je suis sociologue ». « C’est ce que je suis. Mon père était boulanger et, moi, je suis sociologue ». Aujourd’hui, les jeunes disent : « Maintenant, je travaille en tant que sociologue, mais peut-être que dans quatre ou cinq ans, je changerai de profession. »

Selon vous, l’un des risques de la modernité tardive, c’est l’aliénation. Pourquoi ?

L’aliénation, c’est la perte de la capacité à s’approprier les choses. Vous êtes en relation avec le monde, connecté, mais d’une manière particulière. C’est une relation sans vraie relation. Par exemple, j’ai un travail, mais il ne signifie rien pour moi. Il n’a pas de sens à mes yeux. Ou alors, j’ai une famille, je parle à ma femme et à mes enfants tous les jours, je prends soin d’eux et je me préoccupe de leur état, mais parfois j’ai le sentiment que je ne les atteins pas, que je ne compte pas plus que ça pour eux. Vous êtes en relation avec quelqu’un ou quelque chose, mais cela ne vous parle pas, cela ne signifie rien pour vous. Vous n’en tirez aucun plaisir personnel. Cela ne vous permet pas de vous accomplir. Avec la modernité avancée, vous pouvez atteindre de plus en plus d’objectifs personnels et professionnels. En même temps, notre relation aux choses et aux personnes change. Elle peut perdre de son sens. C’est ce que Marx appelle l’aliénation, ce que Max Weber appelle désenchantement, et ce qu’Albert Camus appelle « être étranger » quand le monde se montre hostile ou indifférent à votre égard. C’est ainsi que je définis l’aliénation.

Vous évoquez Marx, est-ce que ses travaux vous inspirent ?

Marx a eu une grande influence sur la théorie critique dont se revendique l’école de Francfort, école à laquelle j’appartiens. Personnellement, je ne suis pas un marxiste orthodoxe. Certains de ses travaux m’inspirent, mais d’autres beaucoup moins. Marx s’est intéressé aux structures, mais il a trop délaissé à mon sens les individus, la part subjective et culturelle du changement social. Il a oublié les motivations et les sentiments qui nous poussent à agir. Or, la croissance, l’innovation et l’accélération ne peuvent pas être remises en question par le système capitaliste lui-même. Ce sont des sujets humains qui les produisent, pas des structures désincarnées ! Si on veut comprendre comment fonctionne le système, on doit tenir compte des désirs, des sentiments et des promesses qui peuvent pousser les gens à jouer le jeu. Le jeune Marx tel qu’il s’exprime dans les Manuscrits de 1844 était plus proche de ces considérations. J’ai un autre désaccord avec Marx : je ne pense pas que la lutte des classes peut changer le système, car elle en fait partie. C’est comme dans un jeu où deux équipes s’affrontent pour l’emporter. Dans une telle configuration, personne ne peut dire que ce jeu est stupide car tous y participent. Marx n’a pas eu cette capacité à s’émanciper de la logique du conflit de classes pour avoir un point de vue plus global et voir ce qui n’allait pas. Je n’apprécie donc guère les réflexions de Marx sur les structures sociales et le conflit entre classes, mais ses autres analyses m’inspirent.

À propos de classes sociales, est-ce que tout le monde vit l’accélération de la même manière ? Existe-t-il des différences ?

Oui. Cette force totalitaire qu’est l’accélération affecte différemment les classes sociales : les riches, les classes moyennes et les pauvres. Ce que j’essaie de faire, c’est de concevoir d’autres manières d’être au monde, d’autres relations avec le monde.

Les classes supérieures ont intériorisé la logique de l’accélération. Elles vivent leur vie en étant sans cesse débordées ; elles croulent sous les listes de choses à faire ; elles sont dépassées par le temps.

Les classes inférieures perçoivent aussi cette pression mais celle-ci vient de l’extérieur dans leur cas. C’est le patron qui dit ce qu’on doit faire et en combien de temps. Certaines personnes pensent que l’accélération est un problème de riches, de gens qui connaissent le succès. Je pense que non. L’accélération touche aussi les gens ordinaires. Regardez quelqu’un qui travaille dans une boulangerie ou un fast-food. Il est aussi concerné : il doit préparer rapidement la nourriture, la servir dans des délais brefs car le client est pressé, etc. Prenons un autre exemple, les personnes qui travaillent dans des instituts de soin ou dans des hôpitaux. Elles perçoivent aussi cette pression du temps impulsée d’en haut, par la direction.

Parfois, je pense que les classes moyennes et populaires ont un petit avantage ! Quand ils quittent leur travail à la fin de la journée, ils n’ont pas intériorisé cette pression. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas se presser à leur tour : pour récupérer leur enfant à l’école, pour aller s’occuper d’un proche dépendant, etc. Cependant, ils n’intériorisent pas cette pression comme les classes supérieures, et peuvent donc y échapper lorsqu’on ne la leur impose pas.

Que peut-on faire face à cette accélération de nos modes de vie ?

La solution n’est pas la décélération ou le ralentissement, contrairement à ce que certains ont dit, car elle n’est pas à notre portée. Ce que j’essaie de faire, c’est de concevoir d’autres manières d’être au monde, d’autres relations avec le monde. La résonance est peut-être une alternative.

Qu’appelez-vous la résonance ? Comment la pratiquer ?

La résonance n’est pas seulement un état émotionnel. C’est une forme particulière de relation subjective au monde et aux individus. Il y a plusieurs étapes qui permettent d’y parvenir.

Premièrement, il s’agit d’être sensible à ce qui nous affecte. Lorsqu’une chose vous touche, vous pouvez vous en rendre compte par des signes physiques, par exemple, vous avez la chair de poule ou les larmes qui vous montent aux yeux face à quelque chose ou quelqu’un. C’est ce qui arrive quand vous écoutez un morceau de musique qui vous plaît. Vous n’avez pas besoin de vous concentrer, de vous forcer, de déployer une énergie particulière pour vous intéresser à ce qui se passe.

Deuxièmement, il faut essayer de s’approprier cette relation. Je ne parle pas d’appropriation instrumentale, par exemple, quand on achète un livre qui nous plaît. Le terme appropriation veut dire que cette chose ou cette personne qui me touche influence une partie de ma pensée et de ma personnalité.

C’est une sorte d’identification ?

Pas seulement, c’est aussi une forme de transformation de soi grâce à cette relation. C’est ce que j’appelle l’appropriation transformative, qui est la troisième étape de la résonance. Cela provoque un effet sur soi. On va pouvoir faire quelque chose d’autre avec cette relation, quelque chose qu’on n’aurait pas fait sans. Avec cette expérience ou cette relation, je change. Je ne suis plus le même. Le dernier élément est ce qu’on pourrait appeler en français la productivité. Par exemple, vous m’interviewez, je réponds à chaque question, mais on ne produit pas de résonance. La résonance, c’est quand vous posez une question à laquelle vous ne pensiez pas. Vous vous appropriez la réponse, elle change votre point de vue et vous produisez une nouvelle question en relation avec ce nouveau point de vue. Vous ne pouvez pas produire quelque chose de neuf sans l’aide de l’autre.

S’agit-il d’une faculté sociale ou naturelle ?

Les bébés dès le plus jeune âge éprouvent cette résonance : ils se rendent compte qu’ils peuvent faire quelque chose d’autre avec les objets et les personnes qui les entourent. Je pense que la résonance se retrouve même chez les animaux.

Certains vous considèrent comme l’un des penseurs qui a initié le mouvement « slow », ce mouvement qui appelle au ralentissement de nos modes de vie, à la décélération.

Pourtant, je ne veux pas apparaître comme tel, pour deux raisons. Cette tendance attire beaucoup de politiques conservateurs qui voudraient donner plus de temps aux gens, mais qui soutiennent simultanément la concurrence et la croissance. Je trouve ces positions intenables : on ne peut pas vouloir donner plus de temps aux gens tout en recherchant la croissance et la concurrence. Par exemple, on mange lentement le week-end, et la semaine, on ne consomme que du fastfood ! C’est absurde.

Ensuite, le ralentissement n’est pas souhaitable. Imaginons avoir des connexions à Internet plus lentes, ce serait absurde. Souvent, ce n’est pas le ralentissement que cherchent les gens, mais un autre rapport au monde. C’est ce qui fait en grande partie le succès du mouvement slow. Cependant, je pense que ce mouvement n’est pas suffisant pour changer le monde.

Paul Virilio, célèbre urbaniste français, est décédé en septembre 2018. Il était considéré comme le père de la dromologie, l’étude du temps. Vous a-t-il inspiré ?

Paul Virilio était un génie ! Je n’ai pas développé ma théorie de l’accélération directement en relation avec la sienne, parce que je ne le connaissais pas encore. Quand je l’ai découvert, je me suis dit que j’aurai dû m’en inspirer plus tôt. Il considérait que l’accélération provenait de révolutions d’abord dans les transports, puis dans la transmission qui vous apporte le monde, par exemple avec les smartphones. Il distinguait aussi une troisième révolution : la transplantation. Vous pouvez insérer directement des technologies dans la peau. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le transhumanisme. Je suis d’accord avec lui, mais je trouve sa pensée très abstraite. Ses réflexions se centrent trop sur les technologies, au détriment du changement social.

Vous êtes devenu l’un des principaux représentants de l’école de Francfort. Comment vous positionnez-vous au sein de cette école qui regroupe de célèbres penseurs comme Theodor Adorno, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas ou Axel Honneth ?

Axel Honneth a supervisé mon doctorat (PhD). J’ai développé le concept de résonance en relation avec sa théorie de la reconnaissance. A. Honneth considère que la vie sociale se base sur la reconnaissance. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai. Par exemple, quand j’écoute de la musique ou quand je regarde les étoiles, la reconnaissance des autres n’est pas ma motivation immédiate. De même, lorsque je me sens aliéné ou frustré, ce n’est pas parce que les autres ne m’attribuent aucune reconnaissance. L’idée de résonance me paraît plus complète. Elle permet de mieux comprendre ce qui motive les relations aux autres.

Avez-vous davantage d’affinités avec certains penseurs de cette école qu’avec d’autres ?

Je me retrouve plus du côté d’A. Honneth ou de J. Habermas que du côté de T. Adorno et de H. Marcuse. A. Honneth et J. Habermas ont aussi essayé d’envisager un monde meilleur. Ils ont développé une étude approfondie des subjectivités, notamment sur le pouvoir de l’argumentation. Pour moi, ce n’est pas suffisant, nos existences ne se réduisent pas à des arguments. Je trouve que la dimension instrumentale des relations sociales est trop importante dans leur théorie. Il existe un débat en Allemagne pour savoir ce qu’est une théorie critique. Certains considèrent que ma théorie n’est pas vraiment critique parce que je ne présente pas une vision négative de la modernité, contrairement à des personnes comme T. Adorno. Je considère pour ma part qu’on ne peut pas se contenter de critiquer. T. Adorno ne propose pas vraiment de solution, contrairement à moi, avec l’idée de résonance. Or, si l’on n’essaie pas de trouver des alternatives, on ne peut pas sortir du système capitaliste.

Dans vos études, vous utilisez des observations personnelles, de la littérature… Votre méthode est-elle vraiment sociologique ?

Michel Foucault disait que face à un problème, il faut utiliser tous les moyens. Je ne me demande pas quelle est la bonne méthode. J’ai un problème à résoudre, donc j’utilise tous les moyens dont je dispose : l’observation, le savoir, la littérature… et aussi ma propre expérience. Ça me semble la seule méthode valable pour rendre compte du mieux possible de la réalité.

Je commence le plus souvent par l’introspection : j’observe ma propre vie. C’est l’une des meilleures méthodes sociologiques. Si vous adoptez un point de vue idéologique, vous devez toujours vous justifier, trouver des arguments. Ensuite, il faut comparer l’expérience personnelle avec celle des autres, c’està-dire avec des données empiriques. Mais le meilleur point de départ du sociologue, à mon sens, c’est l’intuition !

ProPos recueillis Par Maud Navarre