Révolution du Complexe
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LA RÉVOLUTION DU COMPLEXE
Sciences, dialectique et rationalité
Janine Guespin-Michel
À Élisabeth,
Copyright © mars 2016 Creative Commons
La révolution du complexe : science, dialectique et rationalité. Janine Guespin-Michel.
Remerciements[modifier]
Il est rare qu'un essai ne bénéficie pas d'aides, mais celui ci, qui touche à tant de domaines n'aurait pu voir le jour sans les conseils, voire le travail de plusieurs ami(e)s, qu'il m'est un plaisir de remercier ici.
Et en tout premier lieu Jean-Pierre Kaminker, qui a passé mon manuscrit, à plusieurs reprises au crible de ses compétences de linguiste, de dialecticien, et qui a su me poser maintes questions exigeantes.
Puis mes collègues : Camille Rippoll, avec qui j'avais déjà partagé toute une histoire des rapports entre dialectique et complexité, puisque nous fumes complices dans l'élaboration du séminaire qui conduisit au livre autour de Lucien Sève, « Émergence, dialectique et complexité » ; Bernard Vandenbunder et Anthony Delaune, qui ont bien voulu m'en faire une dernière et utile lecture critique.
Je remercie aussi Simone Mazauric qui m'a d'abord fait connaître Boris Hessen, puis qui m'a aidée pour ma brève présentation introductive ainsi que Jacques Michelet, qui a attiré mon attention sur l'ouvrage de Jean Lojkine ( La Révolution Informationnelle ) et qui m'a initiée à la systémique.
Et je n'aurai garde d'oublier Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Jérôme Guespin, Aline Robert, Philippe Gascuel, et Annabelle Mérieau pour leurs conseils et leurs encouragements.
Sommaire
- 1 Remerciements
- 2 Introduction
- 3 Chapitre I - La révolution du complexe
- 3.1 I.1. Très bref survol de la révolution du complexe
- 3.2 U
- 3.3 U
- 3.4 I.2. Les systèmes dynamiques non-linéaires (SDNL)
- 3.5 I.2.1. Trois termes importants : Systèmes, systèmes dynamiques et non-linéaire
- 3.6 U
- 3.7 I.3. Les sciences des systèmes complexes
- 3.8 I.3.1. La complexité des SDNL
- 3.9 I.3.2. Les autres systèmes complexes : une multitude de définitions
- 3.10 U
- 3.11 I.3.3. Complexe n'est pas compliqué
- 3.12 I.3.4. Complexité et hasard : l'incertitude et le déterminisme
- 3.13 U
- 3.14 U
- 4 Chapitre II - Le complexe comme mode de pensée
- 5 Chapitre III - Les contextes épistémologiques
- 6 =
- 6.1 U
- 6.2 U
- 6.3 III.3.2. Les oppositions cristallisées
- 6.4 III.3.3. Oppositions ou contradictions dialectiques ?
- 6.5 III.4. Complexité et dialectique
- 6.6 III.4.2. Complexité et dialectique : quelle articulation ?
- 6.7 III.4.3. La dialogique
- 6.8 III.4.4. Un grand chantier à ouvrir
- 6.9 Chapitre IV - Le contexte économique et politique
- 6.9.1 U
- 6.9.2 IV.1. La « révolution informationnelle » : le progrès des forces productives qui permet et nécessite la révolution du complexe
- 6.9.3 IV.2. La société et l'économie de la connaissance*
- 6.9.4 IV.3. Pressions économiques sur les paradigmes scientifiques :
- 6.9.5 IV.3.1. L'essor du « tout génétique* » (1975- 2000)
- 6.9.6 IV.3.2. Intervention de la commission européenne dans le soutien au réductionnisme
- 6.9.7 IV.4. L'économie de la connaissance et les sciences du complexe
- 6.9.8 IV.4.1. La place du complexe dans les programmes de l'ANR (2011-2013)
- 6.9.9 IV.4.2. La place du complexe dans les sites web du CNRS
- 6.9.10 IV.4.3. Qu'en conclure ?
- 6.9.11 IV.5. Les sciences du complexe et la société au XXIe siècle
- 6.10 Chapitre V - Le contexte idéologique
- 6.11 chapitre III.
- 6.12 Conclusion : Vers un renouveau du rationalisme
- 6.13 Glossaire
- 6.14 Annexes
Introduction[modifier]
Notre tâche consistera à appliquer la méthode du matérialisme dialectique et la conception du processus historique créées par Marx, à une analyse de la genèse et du développement de l'œuvre de Newton en relation avec l'époque à laquelle il vivait et travaillait.
Boris Hessen [1][modifier]
Le samedi 4 juillet 1931 au matin, dans une salle du Musée des sciences de Londres [2], une séance supplémentaire du deuxième congrès international d'histoire des sciences [3] fut consacrée aux dix présentations de l'importante délégation soviétique. Consacrée est un euphémisme, car tout y fut fait pour que ces présentations soient bâclées, peu écoutées, et perturbées. Ce fut grâce à l'aide des scientifiques communistes anglais qu'elles furent traduites à la hâte en anglais et publiées quelques jours après la séance, dans un recueil intitulé "Science at the crossroad". Pourtant l'une d'elle au moins, "Les racines sociales et économiques des Principia de Newton" , présentée par le physicien et philosophe des sciences soviétique Boris Hessen [4], devait avoir un retentissement large et durable. Elle a été traduite, commentée, et publiée en français récemment[5].
0.1. Les trois thèses de Boris Hessen[modifier]
Dans l'introduction de cette édition, Serge Guérout distingue trois thèses dans la présentation de Boris Hessen dont la première surtout allait être retenue et développée par la suite, essentiellement par les historiens des sciences.
0.1.1. L'évolution des sciences est liée à la structure des forces productives[modifier]
Elle stipule que l'évolution des sciences est profondément liée à la structure des forces productives* [6], donc au contexte économique dans lequel elles se pratiquent. Ainsi, le génial Newton, doit moins à la pomme qu'aux questions que la bourgeoisie montante lui posait, questions accumulées à travers les pratiques indispensables au développement du commerce et de l'industrie naissante : problèmes tous mécaniques.
Ce bref compte rendu des Principia montre la coïncidence parfaite entre les thèmes de la physique étudiés à cette époque, nés des besoins de l'économie et de la technique, et le contenu principal des Principia . [7]
Cette thèse s'inscrit dans la tradition marxienne exposée notamment dans "L'Idéologie Allemande" : Mais où seraient les science de la nature sans l'industrie ni le commerce ? Car même ces sciences « pures » répondent à un objectif que leur assigne le commerce, l'industrie, l'activité matérielle des hommes, et elles en reçoivent leurs matériaux. [8]
0.1.2. L'évolution des sciences est liée au contexte idéologique.
La deuxième thèse se rapporte à l'importance du contexte idéologique. L'idéologie* des savants (aujourd'hui nous dirions des scientifiques et ajouterions des ingénieurs et techniciens), en rapport avec l'époque et les conditions sociales joue un rôle important dans leurs découvertes. L'idéologie de Newton, « représentant typique de la bourgeoisie montante » en Angleterre au milieu du XVIIe siècle est le fruit d'un compromis, religieux et politique, entre les anciens propriétaires féodaux et cette bourgeoisie montante, débouchant sur une monarchie constitutionnelle, et sur une certaine tolérance religieuse. Ce compromis a une traduction philosophique, nette chez Newton, entre matérialisme* et idéalisme*, traduction philosophique qui a une incidence directe sur ses théories scientifiques.
Cette caractérisation idéologique de Newton, qui était un enfant de sa classe, explique pourquoi les germes matérialistes cachés dans les Principia ne se développèrent pas chez lui en une structure pleinement formée de matérialisme mécaniste analogue à la physique de Descartes, mais se mêlèrent à ses croyances idéalistes et théologiques au point de reléguer au second plan, lorsqu'il était question de philosophie, […] les éléments matériels de sa physique. [9]
Pour Newton, c'est la main de Dieu qui fut nécessaire à la mise en mouvement de la matière, contrairement à Descartes, qui met le mouvement mécanique parmi les propriétés de cette matière :
Cette « division du travail » entre Dieu et la causalité, unique en son genre dans le gouvernement de l'univers, était caractéristique, chez les philosophes anglais, de l'imbrication des dogmes religieux et des principes matérialistes de causalité mécanique. [10]
Cette thèse contient à la fois une analyse de l'influence de la classe sur l'idéologie de Newton, et une analyse des positions philosophiques de ce savant, dans le contexte de l'opposition entre matérialisme et idéalisme à son époque.
0.1.3. L'évolution des sciences est liée à la dialectique matérialiste La troisième thèse enfin, la plus oubliée et méconnue, insiste sur l'utilité de la dialectique matérialiste* pour comprendre que la matière ne peut être pleinement conçue que dans ce que Hessen désigne comme ses mouvements et que nous appellerions maintenant ses transformations. Contrairement à Newton, ou même à Descartes, qui pensent que :
U[modifier]
7 8 9 10
Ibid. p. 116.
Karl Marx, Friedrich Engels, L'Idéologie allemande , 1845, traduction française de H.Hildenbrand, Nathan, 2008, p. 49.
Hessen, op. cit. , p. 129. Ibid. p. 130.
U[modifier]
toutes les variétés du mouvement se résument à la transposition mécanique […] le grand mérite d'Engels réside dans le fait qu'il considérait le processus du mouvement de la matière comme un éternel passage d'une forme de mouvement de la matière à une autre. [11]
Cette thèse s'appuie sur les transformations de l'énergie dont Friedrich Engels a fait une des clefs de voûte de la dialectique de la nature.
Le matérialisme dialectique considère que la tâche principale d'une science de la nature est l'étude des formes du mouvement de la matière dans leurs relations mutuelles, leurs correspondances et leur développement. [12]
Les Principia n'apparaissent ici qu'en négatif (une thèse par défaut, comme l'écrit S. Guérout) dans la mesure où l'état de développement des machines à vapeur au temps de Newton n'avait pas encore conduit la physique à prendre conscience, donc à chercher à rendre compte, des transformations de l'énergie. La compréhension dialectique de la nature nécessite aussi un certain état d'avancement des techniques et des connaissances scientifiques, donc un certain contexte économique et épistémologique.
Cette thèse montre qu'un scientifique soviétique a pu s'appuyer sur une dialectique de la nature, non pour imposer une théorie comme allait le faire le lyssenkisme* une quinzaine d'années plus tard, mais pour donner en quelque sorte un cahier des charges , une feuille de route à la science : « étudier les formes de mouvement de la matière ». Cette feuille de route ne dit rien par exemple sur la valeur ou la véracité de la théorie de la relativité, mais elle légitime les recherches ayant conduit à la découvrir, donnant en quelque sorte de l'appétence pour ces recherches. Or ceci était à l'évidence très important pour Hessen, qui, partisan des théories de la relativité d'Einstein et de la mécanique quantique, avait été en butte aux sarcasmes des physiciens mécanistes soviétiques de son époque (qui le traitaient de dialecticien , et n'ont été évincés qu'en 1929). Mais en 1931, il commençait déjà à être en butte à la méfiance des idéologues staliniens qui l'accusaient d'idéalisme mencheviste , et lui reprochaient entre autres de ne pas utiliser la dialectique de façon normative.
0.1.4. L'impact des thèses de Hessen
En dépit des conditions assez rocambolesques dans lesquelles se sont déroulées les communications de la délégation soviétique, l'exposé de Hessen semble avoir eu un écho important et durable, quoique le plus souvent indirect, car Hessen lui-même, qui allait être assassiné dans les geôles staliniennes cinq ans plus tard, fut relativement oublié, en France tout au moins, jusqu'à cette publication récente. Ce court texte, illustre de façon percutante l'apport d'une pensée matérialiste et dialectique à l'étude des multiples facettes de l'évolution des sciences.
Curieusement cependant, beaucoup des écrits sur l'histoire ou l'épistémologie* des sciences, même provenant de scientifiques ou de philosophes se réclamant de la pensée de Marx, se sont focalisés sur un seul des ces trois aspects. Avec des exceptions bien sûr. Le mathématicien français Paul Labérenne surtout connu pour son ouvrage L'origine des mondes (1947) a aussi écrit un article intitulé Les mathématiques et le marxisme où les trois thèses de Hessen me semblent présentes :
Sur la nécessité, pour les mathématiques, de conserver et de renouveler leurs contacts avec le réel. Le marxisme ne se contente pas de donner l'explication de l'évolution historique des mathématiques en fonction des conditions techniques, économiques et sociales dont elle dépend, il permet aussi d'analyser le mécanisme même du cheminement de la pensée scientifique par crises et synthèses successives, et d'orienter le sens de nos recherches. [13]
Plus récemment, Simone Mazauric étudie « l'émergence de la science moderne
dans sa dimension purement théorique et dans sa relation, pour l'essentiel, avec l'histoire culturelle, politique et sociale de l'Europe » [14]
.
Marx lui-même, en dépit de son grand intérêt pour les sciences de son temps (attesté par sa correspondance [15] ), a peu écrit sur le sujet, et a surtout considéré la science pour autant que ses résultats sont incorporés dans les forces productives, d'une manière d'ailleurs spécifique :
La condition préalable pour l'industrie est une science assez ancienne, la mécanique, alors que la condition préalable pour l'agriculture, ce sont des sciences tout à fait nouvelles : chimie, géologie, et physiologie. [16]
Plus récemment les études concernant les relations entre sciences et société, correspondant à la première thèse de Hessen ont surtout été le fait d'historiens des sciences de l'école externaliste. Ceux-ci se sont toutefois plus intéressés à la société en général, qui fonctionne comme un facteur explicatif global d'où est évacuée toute dimension marxiste (pas de référence à la division de la société en classes notamment, ni aux dimensions économiques et à la notion de forces productives) [17]
.
La troisième thèse s'appuie sur les travaux d' Engels et porte sur les relations entre dialectique matérialiste et sciences de la nature [18]
. L'histoire tourmentée des rapports entre science et dialectique nécessite qu'on s'y attarde quelque peu. Une vingtaine d'années avant ce congrès, Lénine était déjà intervenu, en s'appuyant sur la dialectique de la nature pour contrer des positions idéalistes chez des révolutionnaires russes
. Ce que l'on appelait la crise de la physique , que Lénine décrivait comme une crise de croissance , correspond aux découvertes multiples qui, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, ont profondément transformé cette discipline, ce qui, plus récemment, fut caractérisé comme une révolution scientifique par T. Kuhn
. Ces transformations qui introduisent de
13 14 15 16 17 18 19 20
http://www.philosciences.org/notices/document.php?id_document=2133 . http://poincare.univ-lorraine.fr/fr/membre-titulaire/simone-mazauric
Lettres de Marx et Engels sur les sciences de la nature , Éditions Sociales, 1973. Ibid. p. 22. « Pour illustrer l'opposition entre internalisme et externalisme, on prend souvent comme exemple l'histoire de la physique quantique au début du XXe siècle en Allemagne. Pour les internalistes, l'essor de la physique quantique a été exclusivement déterminé par des facteurs internes. L'amélioration des techniques d'observation, le perfectionnement des mathématiques ont amené à reformuler des postulats et des théories qui étaient mieux adaptés à la compréhension des phénomènes quantiques. Pour les externalistes radicaux, rien de tout cela n'est vrai. L'élaboration de la physique indéterministe a été en fait principalement due à l'abandon de la notion de causalité et de rationalité, dont il faut rechercher les causes dans la défaite des valeurs rationalistes de l'Allemagne de l'après guerre. Il en a été de même dans l'Art, où l'essor du mouvement Dada a signifié une critique de la rationalité. La physique s'imprègne donc, durant cette période, des profondes évolutions idéologiques anti-rationalistes qui affectent l'Allemagne » https://fr.wikipedia.org/wiki/Externalisme Friedrich Engels, Lûdwig Feuerbach, L'antiDuhring et La dialectique de la nature. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, Éditions Sociales, 1948.
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques , 1962, traduction française, Flammarion, 1972. Thomas Kuhn a marqué la manière de se représenter le développement des sciences. La science normale est essentiellement destinée à approfondir et à conforter un paradigme , mais accumule progressivement des anomalies jusqu'à ce que le paradigme ait atteint ses limites et doive être remplacé par un autre. Cela se produit au cours d'un processus qu'il nomme une révolution scientifique . Très utile, sa théorie limite cependant à une bataille d'idées la confrontation des paradigmes en compétition pour le remplacement, celui qui gagne étant celui qui emporte in fine le mieux la conviction. En évacuant le
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nouveaux concepts en contradiction avec les paradigmes scientifiques précédents, battent en brèche la représentation de la matière comme fixe, indépendante de son mouvement, ou réduite aux mouvements de translation, et Lénine montre, comme Engels l'avait pressenti, qu'une conception matérialiste devait devenir dialectique pour permettre de penser ces transformations. La portée philosophique de l'ouvrage que Lénine écrivit en 1909 dépasse très largement la polémique qui l'a suscité, comme l'analyse l'ouvrage récent Lénine épistémologue [21]
.
Il y montre le caractère profondément idéaliste de l'empiriocriticisme, comme d'ailleurs de tout agnosticisme : il s'agit donc d'abord d'une lutte idéologique contre la prégnance de l'idéalisme [22]
y compris chez des révolutionnaires. En s'appuyant sur les travaux d' Engels, mais dans les conditions scientifiques de ce début du XXe siècle, il réaffirme le matérialisme philosophique (où la catégorie* de matière signifie l'existence de la matière et son antériorité sur l'esprit
), et montre comment la dialectique matérialiste permet d'envisager le monde extérieur comme connaissable, par approximations successives
. D'où il déduit que la connaissance elle-même, au lieu de tendre vers quelque chose de fixe et définitif comme y aspirent de nombreux scientifiques et philosophes
est par nature le lieu de constantes transformations.
Des scientifiques [26]
communistes, contemporains de Hessen, se sont, de leur côté, intéressés à la dialectique matérialiste des écrits de Engels. Le grand biologiste anglais JBS Haldane a lié pendant 15 ans sa pratique de la biologie (génétique* évolutive) et sa pratique politique comme membre du parti communiste anglais, au matérialisme marxiste. Simon Gouz a étudié comment Haldane a trouvé (et décrit dans plusieurs articles), dans la dialectique matérialiste, une solution à son malaise par rapports aux deux conceptions épistémologiques opposées, le réductionnisme* et le holisme*. Gouz montre aussi en quoi il a pu s'inspirer de cette conception (notamment de la dialectique du hasard et de la nécessité, comme de l'individuel et du collectif), pour développer son travail en génétique des populations
.
rapport des sciences au réel, au monde matériel, Kuhn sous-estime la persistance de l'ancien dans le nouveau paradigme, le fait que l'ancien paradigme devienne souvent un cas particulier du nouveau, comme la théorie Newtonienne devient un cas particulier de la nouvelle physique. Mais surtout il récuse l'idée matérialiste, que les connaissances scientifiques se rapprochent continuellement (quoique de façon non-linéaire) d'une vérité absolue , correspondant à l'état du monde existant indépendamment des hommes qui l'étudient. Le terme « révolution scientifique » est contesté actuellement et généralement mis entre guillemets, que j'omettrai dans la suite de ce texte. 21 22 23 24 25 26 27
Lilian Truchon. Lénine épistémologue , Delga, 2013.
J'utilise toujours ici le terme idéalisme dans son sens philosophique (où il s'oppose à matérialisme ) et non dans sons sens courant (moral) où il s'oppose à pragmatisme , égoïsme , individualisme .
Une définition plus opératoire de la matière est proposée par Lucien Sève à partir de la lecture du Capital . La matière est « ce qui existe indépendamment de la conscience que nous en avons ou non », Penser avec Marx aujourd'hui « la philosophie ? » , Ed La dispute, 2015, p. 221.
Engels expose ainsi sa théorie du reflet du monde dans la connaissance comme une vérité relative , se rapprochant progressivement (sans peut-être jamais l'atteindre) de la vérité absolue .
Le mathématicien René Thom, par exemple disait que « la science vise à constituer un savoir sur lequel le temps n'a plus de prise » in Halte au hasard, silence au bruit , Le Débat N°3, Gallimard, 1980. Bien que je revendique généralement l'emploi du terme scientifique pour désigner les chercheurs de toutes les disciplines, je me limiterai ici à un bref aperçu de l'utilisation des concepts mis en œuvre par Hessen au sujet des seules sciences exactes, soit par des praticiens de ces disciplines, soit par des philosophes des sciences se consacrant, comme Hessen, à ces disciplines. L'impact des marxismes sur les sciences sociales a été au contraire très important au moins jusque dans les années 70, et il ne m'est pas possible ici d'en faire une recension.
Simon Gouz a étudié cet aspect des activité de Haldane lors de sa thèse, travail qui a donné lieu à deux livres : J.B.S. Haldane Biologie, philosophie et marxisme Textes choisis d'un biologiste atypique , Traduits et présentés par Simon Gouz, Éditions Matériologiques, 2012 ; et La science et le marxisme , Édition
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De son côté, le biologiste français Marcel Prenant, présente dans son livre Marxisme et biologie une belle illustration de ce qu'on pourrait appeler avec Lucien Sève la dialecticité* [28]
de la biologie y compris de la génétique qu'il défendait contre Lyssenko, (dont il tentait cependant de ne pas récuser ce qu'il croyait à l'époque être les résultats expérimentaux).
0.2. L'affaire Lyssenko
0.2.1. Résumé des faits
Et puis ce fut le drame de ce que l'on a appelé « l'affaire Lyssenko ». Beaucoup ayant été écrit à ce sujet [29] je vais me contenter d'évoquer cette triste histoire. Lyssenko était un agronome soviétique, qui développa une théorie de l'hérédité des caractères acquis* chez les plantes, à partir de laquelle il prétendit d'une part améliorer l'agriculture soviétique (ce qui se révéla par la suite avoir été une véritable catastrophe), mais aussi rejeter la génétique et le néodarwinisme*, au nom de soi-disant « lois de la dialectique ». La génétique avait montré que les transformations subies par les organismes sous l'influence de modifications du milieu, ne se transmettent pas héréditairement. Pour Lyssenko qui prétendait par ailleurs avoir réussi à transformer des espèces végétales par des modifications de milieu, la génétique, qu'il qualifiait de « mendélo-morganisme » [30] du nom de ses deux principaux promoteurs, se serait par là opposée aux « lois de la dialectique ». Ne reconnaissant pas l'influence fondamentale du milieu extérieur, elle devait être fausse ! Et comme Mendel était un religieux autrichien et Morgan un scientifique américain, la génétique fut facilement qualifiée de science « bourgeoise », à laquelle s'opposait la théorie du soviétique Lyssenko qui elle, conforme à ces « lois de la dialectique » était déclarée « science prolétarienne ». Les théories de Lyssenko furent à la base de plans agricoles soviétiques gigantesques, dont les résultats désastreux en montrèrent d'ailleurs progressivement l'inanité. Soutenu pas Staline, qui s'en servit dans sa lutte contre les intellectuels soviétiques (avec l'élimination de généticiens notamment), il devint président de l'académie des sciences, et à partir de 1948, le maître absolu de la biologie soviétique. Qui plus est, les partis communistes occidentaux durent aussi prêcher le lyssenkisme, ce qui entraîna vers 1948, la démission de plusieurs savants communistes, parmi lesquels Haldane et Prenant (ainsi que Jacques Monod). En France : les biologistes avaient à prendre parti pour les conceptions de Lyssenko, pour sa théorie de l'hérédité, faute de quoi ils se rangeaient ipso facto dans le camp des héritiers du nazisme… la mise en demeure ne s'adressait pas aux seuls Matériologiques, 2012 . biologistes, mais à l'ensemble des savants et intellectuels. [31]
En URSS, il fallu attendre, non seulement la mort de Staline, mais aussi le départ de Kroutchev, (en 1964) pour que Lyssenko soit révoqué de son poste à l'académie, bien que, depuis le milieu des années 1950, l'échec des ses méthodes ait entraîné de facto le retour en catimini des méthodes classiques en agriculture.
0.2.2. L'impact de l'affaire Lyssenko et le renouveau de la dialectique Les dégâts furent considérables, tant du point de vue humain (des généticiens chassés de leurs laboratoires, voire emprisonnés ou assassinés), qu'au plan de l'agriculture soviétique qui subit de grandes catastrophes, sans compter la génétique soviétique qui dût renaître bien tardivement de ses cendres. Mais une autre victime importante de ce que l'on a nommé l'affaire Lyssenko fut la dialectique matérialiste elle- même, que son instrumentation dans cette affaire discrédita pour longtemps. Ce discrédit atteignit rapidement l'ensemble de la dialectique matérialiste, sous sa forme dialectique de la nature comme sous sa forme du matérialisme historique.
Les décennies d'après guerre en France, avec les suites de l'affaire Lyssenko, puis le tout-structuralisme des années soixante, puis la vogue tardive du poperisme et de l'empirisme* logique, ont été sauf exception celles d'un profond recul de la naissante culture dialectique chez les scientifiques de la nature. [32]
En France, quelques scientifiques (Pierre Jaeglé et Pierre Roubaud [33] , Efticios Bitsakis [34] et quelques autres [35] ) s'y essayèrent encore dans le cadre du Centre d'Étude et de Recherche Marxiste (CERM [36]
).
Mais peu après 1968 [37]
, la dialectique commença sa traversée du désert, y compris dans les disciplines de sciences humaines et sociales où son influence avait été vive
. Puis, suite à l'effondrement du bloc soviétique, le déferlement de la vague néolibérale et de la pensée unique emporta tout. Il semblait que la dialectique de la nature, (comme toute la pensée marxienne) avait vécu, en dépit de la résistance tenace, mais solitaire, de quelques philosophes dont Lucien Sève ou Michel Vadée
et, en URSS, d'un Frolov (traduit en 1978)
qui tenta de sortir la biologie et la dialectique de la fosse lyssenkiste.
Depuis une vingtaine d'années, un renouveau de l'intérêt pour la dialectique matérialiste commence à se faire jour en occident [41]
y compris parmi des philosophes des
31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41
Lecourt op.cit. p. 26.
Lucien Sève et alii , op.cit. p. 108.
Pierre Jaeglé, « Dialectique de la nature : sur quelques concepts (qualité, quantité…) » in Sur la dialectique, Éditions Sociales, coll. CERM, 1977.
Efticios Bitsakis, Physique contemporaine et matérialisme dialectique , Éditions Sociales, 1973. Voir par exemple Epistémologie et marxisme , recueil d'articles souvent critiques, Christian Bourgeois et Dominique de Roux coordinateurs, Le Seuil, 10/18, 1972. CERM, Institut de recherche auprès du PCF(1960-1979). « en 1972 la dialectique s'enfonce dans le silence public ». Lucien Sève, op.cit. p. 14.
Isabelle Garo « L'infâme dialectique » le rejet de la dialectique dans la philosophie française de la seconde moitié du XXe siècle . http://www.marxau21.fr/index.php? option=com_content&view=article&id=155:i-garo-l-linfame-dialectique-r-le-rejet-de-la-dialectique-dans-la- philosophie-francaise-de-la-seconde-moitie-du-20e-siecle&catid=63:philosophie&Itemid=86 Michel Vadée, Bachelard ou le nouvel idéalisme épistémologique , Éditions Sociales, 1975.
L.T. Frolov, Dialectique et éthique en biologie , éditions de Moscou, 1978. L'auteur y présente une biologie à la fois dialectique et complexe. Malheureusement, il est impossible de savoir si il décrit ce qu'était réellement la science en URSS à cette époque, ou ce que l'auteur préconisait qu'elle fût.
Dialectiques aujourd'hui coordonné par Bertell Ollman et Lucien Sève, Syllepse, coll. Espaces Marx, 2006.
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sciences (Gouz [42]
, Barot
) et des scientifiques de la nature. Les biologistes américains (Richard Levin et Richard Lewontin
) se réclament explicitement de la dialectique, tandis que le paléontologue Stephen Jay Gould
s'en inspire. En France, les physiciens Gilles Cohen Tannoudji, et Pierre Jaeglé
, ainsi qu'un groupe de scientifiques rouennais
, ont recommencé, autour du philosophe Lucien Sève, à relever le gant de la dialectique dans les sciences de la nature, et d'autres y reviennent
ou s'y engagent indépendamment, comme le mathématicien Évariste Sanchez-Palencia
. Peut on conclure avec Isabelle Garo :
En ce sens, je me risquerai à affirmer que la répudiation de la dialectique est la marque d'une séquence théorico-politique qui se referme. Et que le retour de la dialectique sera la preuve de cette affirmation et l'indice que s'ouvre une nouvelle séquence, réactivant un type d'analyse historico-politique qui intègre pleinement sa dimension politique constitutive [50]
?.
0.3. Présentation du projet
0.3.1. Analyser la genèse et le développement des sciences du complexe Depuis plusieurs années je m'interroge sur les évolutions récentes des sciences, dans les domaines du complexe [51]
. Je suis interpellée par les difficultés rencontrées par les concepts liés à la complexité à diffuser dans les diverses disciplines scientifiques en dépit de leur portée novatrice. L'approche développée par Boris Hessen m'a semblé susceptible de répondre à mes interrogations, en replaçant ces évolutions scientifiques dans les divers contextes où ils se sont développés. Je me propose donc ici, pour reprendre la citation de Hessen en épigraphe, d'appliquer la méthode du matérialisme dialectique* et la conception du processus historique créées par Marx, à une analyse de la genèse et du développement [des sciences du complexe] en relation avec l'époque où elles se sont développées. J'analyserai les rôles conjoints et interdépendants de l'épistémologie, de l'économie, et de l'idéologie, dans l'émergence et la diffusion des sciences et des concepts du complexe, comme dans les obstacles qui s'opposent à leur développement. Il s'agit ainsi pour moi, d'explorer en quoi et de quelle manière, l'utilisation du matérialisme (dialectique et historique) dans ses diverses dimensions, permet d'éclairer cette
42 43 44 45 46 47 48 49 50 51
Simon Gouz op.cit.
Emmanuel Barot Dialectique de la nature : l'enjeu d'un chantier (éléments pour un passage au concept) http://www.marxau21.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=59:dialectique-de-la-nature- lenjeu-dun-chantier-elements-pour-un-passage-au-concept&catid=56:dialectique&Itemid=79
Richard Levin et Richard Lewontin, The dialectical biologist (le biologiste dialecticien) publié en 1985 n'a pas été traduit en français, mais la traduction de la conclusion figure dans l 'ouvrage collectif coordonné par Lucien Sève : Sciences et dialectiques de la nature , La Dispute,1998, p. 345.
Stephen Jay Gould, La structure de la théorie de l'évolution , 2002, traduction française, nrf essais, Galimard, 2006.
Gilles Cohen Tannoudji, « La dialectique de l'horizon : le réel à l'horizon de la dialectique », in Sève et alii, 1998, op.cit. p. 287 ; Pierre Jaeglé, « Subjectivité et objectivité de la connaissance scientifique » ibid. p. 319 ; Pierre Jaeglé et Pierre Roubaud La notion de réalité , Éditions Sociales, 1990. Lucien Sève et alii , Émergence, complexité et dialectique , Odile Jacob, 2005.
Eftichios Bitsakis, La nature dans la pensée dialectique , L'Harmattan, 2001 ; Jacques Bonitzer Les chemins de la science , Éditions Sociales, 1993.
Evariste Sanchez-Palencia, Promenade dialectique dans les sciences , Hermann, 2012. Isabelle Garo op.cit.
Le terme complexe sera longuement explicité dans le chapitre I. J'évite ici d'utiliser le terme de complexité , pour éviter les objections des mathématiques, mais, ces deux termes sont le plus souvent synonymes. Le terme complexité, plus souvent utilisé, a peut-être subi une dégradation sémantique plus poussée.
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évolution [52]. Mais ce faisant il m'est apparu qu'une évolution importante de la pensée est à l'œuvre, dans ces disciplines et bien au delà, évolution que j'appelle la pensée du complexe dont la proximité avec la dialectique matérialiste permet d'entrevoir l'émergence d'une pensée dialectique du complexe .
Depuis le dernier quart du XXe siècle, le complexe s'est progressivement répandu dans de nombreuses disciplines scientifiques, sous diverses formes comme la thermodynamique* des structures dissipatives*, la dynamique* des systèmes non- linéaires*, la théorie du chaos*, les fractales, la systémique, les systèmes complexes adaptatifs, la pensée complexe… Des tentatives partielles de regroupement ont vu le jour dès 1986 aux USA, avec l'institut des systèmes complexes adaptatifs de Santa Fe, et plus récemment en Europe et en France, sous forme d'instituts des systèmes complexes . La dénominations de sciences des systèmes complexes tend à se généraliser pour désigner le plus souvent des démarches qui impliquent l'utilisation et le développement, en sciences exactes comme en sciences humaines, de méthodes communes de modélisation* et de simulation*. De son coté, Edgar Morin, en forgeant la pensée complexe a fait pénétrer l'idée de complexité en sciences humaines, indépendamment des mathématiques. Je parlerai quant à moi, de la révolution du complexe , (au sens de révolution scientifique selon Kuhn), entraînant ou susceptible d'entraîner un changement de paradigme* dans de très nombreuses disciplines (à l 'exception des mathématiques qui, étant pionnières dans ce domaine n'y réagissent pas comme les autres disciplines) et une évolution/révolution de la pensée rationnelle que j'appelle la pensée du complexe . Elle a été rendue possible grâce aux progrès de l'informatique et rendue nécessaire pour étudier ce que les paradigmes précédents laissaient dans l'ombre. S'étant développée surtout depuis le dernier quart du XXe siècle, elle est donc concomitante de la montée du néo-libéralisme sous sa forme mondialisée et financiarisée, de la révolution informationnelle*, et de l'accroissement considérable de la complexité des interactions qui en résulte, du niveau de l'entreprise au niveau mondial. Contrairement à la révolution du tournant du XIXe siècle en physique, elle concerne des phénomènes à l'échelle humaine, et elle concerne l'ensemble des disciplines, en sciences humaines et sociales comme en sciences de la nature. Pourtant elle a provoqué des rejets et des refus de très grande ampleur et reste encore marginale (et souvent confinée à des instituts spécialisés). Révolution épistémologique et scientifique majeure, susceptible d'entraîner une modification profonde des stratégies scientifiques comme des formes de la pensée, la révolution du complexe entretient des rapports, souvent implicites, avec la dialectique matérialiste. Liée aux progrès de l'informatique, elle participe à l'évolution actuelle des forces productrices ( la révolution informationnelle ). Pourtant elle a été considérablement freinée dans ses développements, qui se sont avérés contradictoires avec l'économie néolibérale comme avec l'idéologie dominante. Elle est donc au cœur des contradictions du monde actuel, contradictions économiques entre les forces productives et le mode de propriété, contradictions épistémologiques entre le réductionnisme* et le holisme*, comme entre le linéaire et le non-linéaire*, contradictions idéologiques enfin entre l'idéologie libérale et les idéologies de l'émancipation. Ne serait-elle pas dès lors susceptible de contribuer à dépasser ces contradictions en permettant l'émergence d'une nouvelle rationalité ?
Cet ouvrage représente le développent et l'approfondissement d'une partie d'un premier travail, tourné vers les applications possibles de la pensée du complexe en politique de transformation sociale, paru sous forme d'un petit livre grand public "Émancipation et pensée du complexe" , éditions du Croquant 2015.
0.3.2. Présentation des chapitres
Le chapitre I consiste en un survol historique et une rapide présentation des sciences des systèmes complexes. J'ai voulu rendre aussi simple que possible la compréhension de leurs concepts sans les outils mathématiques et informatiques qui leur ont donné naissance.
Dans le chapitre II je présente brièvement la systémique et la pensée complexe d'Edgar Morin, formes non mathématiques de la révolution du complexe. Puis je décris la nouvelle forme de pensée qui me paraît émerger de l'ensemble de la révolution du complexe et que j'appelle pensée du complexe .
Le chapitre III, présente les contextes épistémologiques dans lesquels se développe cette révolution, les contradictions (celle entre réductionnisme et holisme, comme celle entre linéaire et non-linéaire) qu'elle permet de dépasser en les englobant, mais qui représentent aussi autant d'obstacles à son développement. J'y discute l'importance d'une dialectique matérialiste pour une épistémologie des sciences du complexe.
Le chapitre IV, consacré au contexte économique et politique actuel montre comment le complexe se trouve au cœur de la contradiction entre les progrès des forces productives (induits notamment par les Nouvelles Technologies de l'Information) et les rapports de production * (le capitalisme néolibéral) qui s'opposent à ces progrès. J'y discute comment les intérêts des entreprises financiarisées s'ingèrent jusque dans l'évolution des paradigmes scientifiques.
Enfin j'aborde, chapitre V, le contexte idéologique, terme sous lequel j'englobe la philosophie – souvent implicite – des scientifiques et le mode de pensée dominant. Je montre qu'on retrouve, dans la révolution du complexe, comme dans les Principia de Newton, la contradiction entre la philosophie matérialiste spontanée des scientifiques et l'idéologie dominante qui les pousse vers l'idéalisme ou l'agnosticisme et surtout bannit la dialectique. Je mets aussi en évidence la contradiction entre l'idéologie libérale et individualiste et les comportements favorisés par le choix du complexe. Enfin j'analyse le rôle du mode de pensée issu du cartésianisme comme obstacle à la diffusion de la pensée du complexe, et au développement des sciences des systèmes complexes. Pour conclure, une nouvelle rationalité est en train d'apparaître, une pensée dialectique du complexe , qui fait l'objet d'une lutte idéologique intense et justifie d'incorporer l'enseignement de la complexité aux programmes scolaires et universitaires.
0.3.3. La difficulté de la forme
La difficulté majeure de cette division en chapitres tient au fait que ces éléments de contexte ne sont pas séparés, mais sont en profondes interrelations, et que parler de l'un sans mentionner les autres risque de faire tomber dans des analyses unidimensionnelles et appauvrissantes. Ceci exigera des renvois fréquents des chapitres entre eux. Mais telle est précisément l'essence de la complexité, de cette révolution dans les méthodes de penser et de travailler qu'il est nécessaire de comprendre dans la multiplicité de ses dimensions, comme nous y invitait déjà Boris Hessen, en matérialiste et en dialecticien. Comme l'écrit Simon Gouz :
Or c'est précisément cela qui fournit une unité à ce qui se formule à présent comme une triple thèse [de Hessen] : premièrement, les sciences sont la réponse théorique à des besoins matériels, économiques, de la société, incarnés dans des intérêts de classe, en cela elles forment une part des forces productives humaines et l'histoire des sciences reflète celle du développement de ces forces ; deuxièmement, cette réponse théorique se formule au travers de superstructures idéologiques, c'est-à-dire d'une production d'idées déterminée par des intérêts politiques dans la lutte des classes et conditionnée par les circonstances spécifiques et les rapports de forces entre ces classes en lutte ; troisièmement, ce qui se développe à travers cette détermination, c'est une connaissance du monde objectif, c'est-à-dire que la rationalité qu'exprime l'histoire des sciences reflète, à travers des rapports sociaux qui en rythment le développement, la nature des phénomènes. [53] Ce travail s'appuie sur plusieurs disciplines et prend parti y compris dans des querelles de vocabulaire ; aussi un glossaire m'a paru nécessaire, tant pour définir les termes techniques divers que j'utilise que pour préciser le sens dans lequel j'emploie certains termes.
Chapitre I - La révolution du complexe[modifier]
Ma thèse sera donc qu'émerge actuellement une nouvelle révolution scientifique, la révolution du complexe, devenue apparente depuis les années 70 du siècle dernier. Alors que la précédente révolution scientifique de grande ampleur, celle de la physique du tournant des XIXe-XXe siècle concernait des échelles d'espace et de temps soit infiniment grandes, soit infiniment petites, celle-ci concerne nos échelles de temps et d'espace, et traverse presque toutes les disciplines. La précédente révolution nécessitait des équations mathématiques très spécialisées, celle-ci, bien qu'issue de mathématiques relativement nouvelles, les mathématiques non-linéaires, et rendue possible par les progrès des ordinateurs et des simulations informatiques, génère des concepts qui peuvent être compris et utilisés sans le recours à ces modèles mathématiques ou à ces simulations. Plus encore que la précédente, sa propagation dans les milieux scientifiques, d'autant plus qu'ils sont divers, se heurte à des résistances persistantes sous forme de rejet ou, peut- être pire encore, d'une pseudo-assimilation déformante. Cette diversité rend difficile l'unification du concept, et fait que toutes les tentatives de classer, de regrouper [54] ces approches a obligatoirement des côtés subjectifs et réducteurs, reproche dont le présent travail ne peut pas être non plus exonéré.
Né indépendamment dans plusieurs champs disciplinaires, le [55] a pris au départ des aspects différents, dont la similitude puis une certaine unité ne sont apparues que progressivement, et toujours partiellement. On a même pu parler d'« ambivalences fondamentales inhérentes à la notion de complexité [56]». Il n'y a donc pas de définition claire et univoque de ce terme, pas de dénomination unique pour désigner cette révolution des connaissances et des modes de pensée, mais plutôt un réseau de termes, qui se recouvrent, sans être équivalents, et qui forment d'avantage une mouvance qu'une discipline : Chaos, fractales, intelligence artificielle, pensée complexe, sciences des systèmes complexes, science des réseaux, systèmes dynamiques non-linéaires, systémique, théorie des catastrophes, théorie des niveaux, thermodynamique des structures dissipatives… C'est tout cela que je regroupe sous le terme de révolution du complexe , en ce sens que de profonds remaniements des paradigmes [57] scientifiques, et, au delà, de nos modes de pensée sont devenus possibles et nécessaires, mais rencontrent encore des résistances farouches, dont nous rechercherons les causes. Tous ces termes correspondent à des propriétés découvertes récemment, souvent indépendamment, dans des disciplines différentes, et souvent sous l'impulsion de problèmes techniques soulevés d'abord pendant la dernière guerre, puis liés aux développement des techniques et de l'organisation. Ces propriétés dépendent moins des objets concernés que de leurs interactions, de leurs rapports, et même de la manière de les envisager. Une première conséquence, puisque les interactions sont plus importantes que les objets, c'est l'aspect générique, transdisciplinaire, d'un certain nombre des concepts et des méthodes du complexe. Ce qui entraîne la nécessité d'une redéfinition des objets scientifiques, et un possible redécoupage des champs d'investigation, en fonction des divers types d'interactions mis en jeu. Ce qui entraîne aussi de nombreuses difficultés de communication, liées aux traditions et spécificités de chaque discipline. Enfin, le fait qu'un système complexe soit déterminé par les interactions entre ses éléments, les échelles de temps et d'espaces où on les étudie, et l'interdisciplinarité* que leur étude exige souvent, amènent à poser la question des domaines où des concepts issus des sciences exactes peuvent être transposés, ce qui n'est pas sans soulever des polémiques. De plus, la plupart des propriétés des systèmes complexes sont encore inhabituelles, dérangeantes, non triviales. Elles ne se conforment pas à la logique habituelle, ne sont pas accessibles par les mathématiques linéaires, ne sont pas intuitives [58] . Il est souvent nécessaire, pour étudier ces interactions, de recourir à des modèles mathématiques ou à des simulations informatiques, dans des disciplines (biologie et sciences humaines) où ces méthodes ne sont pas habituelles. D'ailleurs ces outils sont nouveaux, et nécessitent eux-mêmes de nombreuses recherches.
Toutefois, et en dépit de ces difficultés, l'idée grandit que les systèmes naturels ou sociaux sont majoritairement des systèmes complexes, et peuvent être étudiés comme tels, et non en les simplifiant à l'extrême comme on était obligés de le faire lorsque manquaient les méthodes appropriées.
Les sciences des systèmes complexes concernent donc les domaines où des modélisations mathématiques ou des simulations informatiques sont utilisables et nécessaires. Leur présentation rapide fait l'objet de ce chapitre. Le chapitre suivant abordera les transformations apportées par la révolution du complexe aux formes de la pensée.
D'entrée de jeu il est indispensable de lever la confusion entre complexe et compliqué. Le contraire de compliqué est simple. Complexe, qu'il s'agisse de l'adjectif ou du nom, n'a pas de contraire en français, (j'utiliserai simplifiant ou linéaire selon les cas [59] ). Un système complexe peut être simple, c'est-à-dire comprendre peu d'éléments ou peu d'interactions, ou compliqué s'il en comprend beaucoup. Il est vrai que la plupart des systèmes naturels compliqués, sont aussi complexes, c'est-à-dire que non seulement ils contiennent un grand nombre d'éléments, mais qu'ils peuvent avoir entre eux un grand nombre d'interactions. Nous verrons que, pour certains auteurs, seuls les systèmes compliqués peuvent être complexes. Cette conception provient souvent de la nature des problèmes technologiques qui ont nécessité la mise au point de certaines des méthodes liées au complexe. Mais, et je montrerai pourquoi, je ne partage pas cette conception.
Comme l'écrivait déjà Gleick en 1987 :
Lors des 20 dernières années des physiciens, des mathématiciens, des biologistes et des astronomes ont inventé des idées nouvelles. Des systèmes simples engendrent un comportement complexe. Des systèmes complexes engendrent un comportement simple. Et plus important les lois de la complexité sont universelles. [60]
I.1. Très bref survol de la révolution du complexe[modifier]
Sans faire un historique des découvertes qui ont dessiné le paysage des sciences du complexe, j'en esquisserai à grands traits quelques figures pour donner à voir la lente progression dans le temps jusqu'à l'explosion des années 70, le rôle joué par l'informatique et surtout la grande diversité des approches, des disciplines, des interdisciplinarités et des pays [61]
.
On date souvent le début de cette histoire de 1888, lorsque le mathématicien Henri Poincaré en travaillant sur la stabilité du système solaire, ou plus exactement sur l'influence possible de la Lune sur la stabilité de la trajectoire de la Terre autour du Soleil, découvre une famille de comportements de courbes extrêmement difficiles à décrire et à représenter, que l'on appellera, bien plus tard, le chaos déterministe*. À la fin du XIXe siècle, un autre mathématicien français, Jacques Hadamard, découvre une propriété qui ne sera vraiment comprise que bien plus tard également, la sensibilité aux conditions initiales*. Ces découvertes mathématiques, très compliquées , vont rester presque ignorées, du moins en occident, pendant près de 60 ans. Pourtant, une importante école de mathématiciens soviétiques a travaillé dans le domaine des dynamiques* non-linéaires et de la stochasticité* entre 1927 et 1967 [62]
, (Kolmogorov, Liapounov, Sinaï et bien d'autres) mais elle reste encore largement ignorée dans le monde occidental, où l'idée d'un intervalle « vide » de 60 ans, lancée par le journaliste scientifique américain Gleick
a encore cours
.
Par ailleurs, divers auteurs dans des disciplines éloignées et s'ignorant mutuellement peuvent, rétrospectivement, être aussi considérés comme des précurseurs. En 1900, le physicien Henri Bénard observe la formation de cellules de convection apparaissant dans un liquide chauffé dans certaines conditions, mais cette observation ne sera comprise que bien plus tard pour devenir, sous le nom de cellules de Bénard, un exemple type d'auto-organisation. En 1917 D'Arcy Thomson publie On life and forms , un énorme ouvrage dans lequel il montre que les formes du vivant obéissent à des contraintes géométriques semblables à celles observées pour des phénomènes physiques [65]
. En 1925-1926 deux mathématiciens (l'un anglais, l'autre français) proposent indépendamment des équations dites de Lotka-Volterra
, ou modèle proie-prédateur , qui sont encore aujourd'hui utilisées et améliorées, pour décrire la dynamique complexe (oscillante voire chaotique) de systèmes biologiques dans lesquels interagissent un prédateur et sa proie. On a ensuite les travaux de von Neumann (1945), qui, à partir de recherches de l'armée américaine sur les processus de guidage de l'artillerie anti-aérienne, donnèrent naissance à la cybernétique*, mettant l'accent sur l'importance des rétroactions*
(feedback*) pour l'homéostasie* des systèmes. La filiation entre cybernétique et révolution du complexe n'est pas directe. Aux USA, la cybernétique a eu des développements essentiellement mécanistes, tandis qu'en Europe, elle a intéressé des médecins notamment, et a donné naissance, avec Bertalanffy (1950) à la théorie des systèmes, qui
Flammarion, 1991.
61 L'histoire des sciences du complexe est souvent biaisée par le fait que de très importants livres de vulgarisation américains, présentant ces questions de façon très vivante, ont été des best sellers, mais font la part beaucoup trop belle aux chercheurs US : Gleick op.cit. , Roger Lewin La complexité : la théorie de la vie au bord du chaos , ed originale 1993, traduction inter éditions, 1994.
62 Simon Diner, « Les voies du chaos déterministe dans l'école russe » in Chaos et déterminisme , Dahan Dalmedico et alii, Le Seuil, 1992, pp. 331-368. op.cit.
63 64 65 66
Sanchez Palencia, op.cit.
D'Arcy Thomson, Forme et croissance , traduction française, Le Seuil, 2000. Couple d'équations différentielles non-linéaires du premier ordre.
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devint plus tard la systémique (cf ci-dessous chapitre II). Ces travaux sont à l'origine de la théorie des automates*, tandis que McCulloch (biologiste) et Pitts (logicien) partant de propriétés du système nerveux proposaient le concept de réseau de neurones*. Ces deux concepts allaient jouer un rôle important pour la simulation des systèmes complexes et se conjuguèrent avec la théorie mathématique de la communication formulée en 1947 par Shannon, dont émergeront les théories de l'information et de la communication. Ces théories reposent sur l'idée selon laquelle l'information (définie par des unités digitales ou bit ) peut être mesurée statistiquement.
Puis, de nouveau en URSS, un chimiste, Belousov découvre en 1950 des comportements oscillants et d'organisation spatiale étranges lors d'une réaction chimique, découverte qui tombe dans l'oubli et le discrédit faute d'explications satisfaisantes. Redécouverte en 1961 par Zhabotinsky, elle n'attire toujours pas l'attention de l'occident, jusqu'en 1968. Depuis, on a pu la modéliser mathématiquement et la simuler par ordinateur et elle est devenue, sous le nom de réaction de Belousov-Zhabotinsky* un système dynamique non-linéaire modèle d'auto-organisation* dans les conditions d'un système ouvert loin de l'équilibre*, ou structure dissipative*.
En 1951, c'est Alan Turing, l'inventeur anglais de la machine universelle, père théorique des ordinateurs, qui propose un modèle d'auto-organisation dans un système fermé, qu'il utilisera pour modéliser la morphogenèse*, en particulier les taches du pelage de certains mammifères [67] .
En 1960, le physicien allemand Von Foester publie On self organising systems and their environment (sur les systèmes auto-organisés et leur environnement), où il relate une expérience devenue célèbre, au cours de laquelle, en agitant de petits cubes aimantés dans une boite, il obtient des formes organisées et en déduit la théorie de « l'ordre issu du bruit »* [68]. Cette idée sera retravaillée en 1972 par Henri Atlan, qui lui préfère le terme de « complexité issue du bruit » [69] , en donnant à complexité un sens tiré de la théorie de l'information.
Dans les années 60, Lorenz, un mathématicien américain s'intéressant aux problèmes de prévisions météorologiques, découvre l'extrême sensibilité aux conditions initiales du comportement d'un système relativement simple d'équations différentielles* destinées à modéliser le climat. Ce système deviendra le prototype des systèmes chaotiques. Mais il publie son modèle en 1963 dans une revue de météorologie, lue seulement par des spécialistes, (et il n'a jamais semble-t-il entendu parler ni de Poincaré ni des travaux de Hadamard). C'est pourtant lui qui sera connu du grand public ou plutôt sa métaphore, devenue célèbre, de l'effet papillon qui illustre la sensibilité aux conditions initiales.
C'est aussi en 1963 que l'embryologiste Brian Goodwin, commença ses travaux sur la morphogenèse. Il expliquait que : les moyens de contrôle moléculaires, tels que la rétroaction, la répression, le contrôle de l'activité enzymatique – en d'autres termes la logique intrinsèque locale d'un système complexe – donnaient spontanément naissance à des comportements oscillatoires et des schémas structuraux globaux… le fond de l'ouvrage – apparition de l'ordre comme produit inévitable de la dynamique d'un système. [70]
De son côté, le physico-chimiste Ilya Prigogine, après des études à Bruxelles dans plusieurs disciplines, travaillait sur la thermodynamique loin de l'équilibre et commençait à publier en 1968. Il mit en évidence de multiples comportements inattendus, apparaissant, loin de l'équilibre dans des structures qui dissipent l'énergie (les structures dissipatives) : oscillations, multistationnarité*, chaos déterministe et apparition de formes organisées. Il mit l'accent sur l'irréversibilité de « la flèche du temps » (contrairement à la doxa en physique) et sur l'impossibilité, dans bien des cas de prédire le comportement d'un système physico-chimique. C'est pour lui la fin des certitudes , qu'il assimile à la fin du déterminisme*, alors que d'autres physiciens, travaillant dans le domaine de la physique statistique sur la dynamique de systèmes non-linéaires, retrouveront ces comportements, mais parleront de déterminisme non prédictible *.
C'est de la même époque que date la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom, bien que celui-ci ait refusé de façon véhémente de voir la proximité de ses travaux avec ceux de Prigogine ou d'autres pionniers de la complexité comme le biologiste-philosophe Henri Atlan [71]
.
Parmi les pionniers on peut encore citer Humberto Maturana et Francisco Varella et leur théorie autopoïétique de la vie (1972) où ils considèrent, au delà de l'auto-organisation, que l'auto-reproduction est la caractéristique essentielle des systèmes vivants.
Tous ces précurseurs ont en commun à la fois une bonne familiarité avec les mathématiques, une grande curiosité qui les a souvent amenés à s'intéresser à plusieurs champs disciplinaires et la volonté (voire le courage) de chercher hors des sentiers battus.
D'autres courants, également vers cette époque, peuvent être associés à cette mouvance naissante, mais proviennent des sciences humaines et sociales et n'utilisent pas les méthodes mathématiques ou informatiques. Bachelard, dès 1934 introduit le nouvel esprit scientifique [72]
par un chapitre nommé « la complexité essentielle de la philosophie scientifique ». Tout en étant au courant des développements de la complexité en physique, les psychologues de l'école de Palo-Alto
, insistent sur la spécificité des humains et forgent, dès les années 50 une psychologie basée sur les interactions entre membres d'une famille et sur les boucles de rétroaction qui en découlent
. Fondée dans les années 1920, revivifiée après 1945 par Ferdinand Braudel, l'école d'historiens des Annales débouche, vers 1970, sur le concept de systèmes-monde, constitué par « une zone intégrée d'activités et d'institutions régies par certaines règles systémiques ». De son côté, Edgar Morin, après un parcours pluridisciplinaire en sciences humaines, arrive à la complexité vers 1969. Invité à l'institut Salk de San Diego, il y conçoit les fondements de sa pensée complexe et de ce qui deviendra sa Méthode .
À tout cela doit s'ajouter le développement parallèle des techniques informatiques. Lancées là encore pendant la guerre à la demande de l'armée américaine, les Sciences de l'ingénieur et les Sciences de la computation développèrent, dès les années 1950, des modèles complexes, pour résoudre des questions techniques telles que le développement
70 Lewin op.cit. p. 31. 71 Henri Atlan, L'organisation biologique et la théorie de l'information , Hermann, Paris, 1972 ; 72 Entre le cristal et la fumée , op.cit. 73 74 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique , première édition 1934, 10e édition, PUF, 1968. L'école de Palo-Alto, fondée en 1950 par Gregory Bateson comprend également Donald D. Jackson, John Weakland, Jay Hamey, Richard Fisch, William Fry, Paul Watzlwick et la famille Rockefeller. Voir par exemple : Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit , 1972, traduction française Le Seuil, 1980.
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du réseau de télécommunications. Leur impact fut accentué par une série de progrès technologiques successifs.
À partir des années 70, les découvertes et les travaux se multiplient dans divers domaines et le rôle des ordinateurs de plus en plus puissants devient déterminant dans ces découvertes. Progressivement, de nombreux chercheurs prennent conscience de la proximité des systèmes apparemment très différents qu'ils manipulent et commencent à se rencontrer lors de colloques et à collaborer, ce qui leur permet d'échapper aux réticences voire à la malveillance de leurs collègues. Mais ces regroupements ne conduisent pas, du moins pour le moment à un courant unique. L'image serait plutôt celle d'un delta, avec de multiples canaux qui se coupent, s'entre-croisent et divergent. Des mathématiciens purs ont assez rapidement fourni un cadre, la topologie des systèmes non-linéaires (Stephen Smale, Michael Barsley), que popularisa les termes de théorie du chaos (James Yorke), de fractales (Benoit Mandelbrot), d'itérations et doublement de périodes (Mitchel Feigenbaum), de dynamiques des équations différentielles non-linéaires (Ian Ekeland, Jan Stewart, A. Douadi).
L'informatique joue ici un double rôle. D'une part les avancées mathématiques n'auraient pas pu avoir lieu sans les progrès des ordinateurs. Ainsi les courbes que Poincaré n'avait pas pu tracer sont dessinées à présent à toute vitesse par des ordinateurs. Mais d'autre part, des informaticiens, utilisant notamment les automates cellulaires* dus à Von Neumann en 1945, on pu explorer d'autres aspects de ces systèmes complexes. Il y a notamment J.H. Conway et son jeu de la vie [75] (1970), Stephen Wolfram qui décrivit (1981) une nouvelle classe de comportements complexes nommée ultérieurement, à la frontière du chaos et Chris Langton le chantre de l'intelligence artificielle*. C'est aussi de la puissance des ordinateurs qu'est issue la science des réseaux* [76].
Du côté de la physique, il y eut l'étude théorique des tourbillons, par Ruelle [77]
et Takens, qui forgèrent, dans les années 70, l'expression attracteurs étranges *, ou encore un groupe d'étudiants américains « déviants » qui se constituèrent en collectif des systèmes dynamiques à la fin des années 70. On peut encore citer Hao Bai Lin auteur de "Une forme d'ordre sans périodicité" et le danois Per Bak qui, partant de l'étude théorique d'un tas de sable où se produisent des glissements de taille variée et imprévisible proposa en 1987 la théorie de la criticalité auto-organisée qui eut d'importantes répercussions dans de nombreuses disciplines
[78].
En biologie les études de dynamiques proie/prédateurs se sont multipliées en écologie, tandis que le microbiologiste belge René Thomas mettait en évidence dès 1981 l'importance des boucles de rétroaction positive dans le processus de modifications épigénétiques* et que le biologiste belge Deneubourg étudiait, in vivo et in silico * des populations de fourmis, modèle merveilleux d'auto-organisation. De son côté, aux USA, Stuart Kauffman surfait sur des réseaux d'interactions pour montrer le comportement contraint de systèmes, même très compliqués, pourvu qu'ils présentent un nombre restreint d'interactions. Il en déduisait que la vie n'était en rien due à un événement exceptionnel, mais au contraire, avait inéluctablement dû apparaître. Un peu plus tard, les systèmes informatiques dits multi-agents*, permirent de simuler l'auto-organisation de systèmes biologiques tels l'amibe sociale Dyctiostemium discoideum , ou les bancs de poissons et les vols d'étourneaux. (Ces travaux furent le fait d'informaticiens et n'intéressèrent que rarement les biologistes).
Des sciences humaines enfin vinrent grossir le mouvement. Certains utilisèrent les modélisations et simulations : des économistes en étudiant les variations des cours du marché du coton, retrouvèrent les attracteurs étranges, des géographes, des juristes trouvèrent dans les modèles complexes des méthodes plus adéquates pour décrire leurs systèmes, des sociologues découvrirent les courbes en S montrant la non-linéarité de la progression des idées, des psychologues, à la suite des neurologues (on retrouve ici Varella) utilisèrent ces concepts nouveaux à travers des modélisations.
D'autres travaillèrent seulement avec les concepts du complexe : on retrouve Edgar Morin, qui forme un domaine transdisciplinaire à lui seul, le groupe de Palo Alto, tout comme l'école des Annales qui continuent leur progression et la systémique, qui se développait à la fois de façon quantitative et qualitative. Mais les deux univers allaient rester séparés. (cf Chapitre II)
Ces recherches et ces découvertes restèrent souvent ignorées, voire rejetées par les institutions académiques, et durent se réfugier dans des instituts spécialisés [79] . Des instituts interdisciplinaires de la complexité apparurent d'abord aux États Unis. Le terme même de complexité, incluant la théorie du chaos déterministe, mais allant bien au delà, s'impose avec la création en 1984, (par le prix Nobel de physique Murray Gell Man [80]
) du très célèbre Santa Fe Institute. Créé autour de scientifiques renommés, le but de cet institut fut d'abord l'interdisciplinarité et l'indépendance scientifique. Mais il attira très vite des chercheurs qui n'arrivaient pas à se faire accepter par les institutions, car ils travaillaient précisément sur ce qui va s'appeler systèmes complexes. Aussi en 1986, Santa Fe, en devenant l'institut des systèmes complexes adaptatifs , allait donner une grande impulsion à ce nouveau domaine et à son caractère transversal. S'y rencontreront, pour confronter et discuter, des mathématiciens (comme Langton, le chantre de la vie artificielle), informaticiens, physiciens, biologistes (comme Kauffman) mais aussi économistes, sociologues, anthropologues. Et en 1993, le journaliste scientifique Roger Lewin écrit :
Depuis sa fondation en 1984, l'institut [le Santa Fe Institute] a attiré un noyau de physiciens, de mathématiciens et d'as de l'informatique ; l'ordinateur est le microscope à travers lequel ils observent le réel aussi bien que les mondes abstraits. Rien de ce qui compose notre Univers ne leur échappe : c'est ainsi que chimie, biologie, psychologie, économie, linguistique, sociologie y occupent une même orbite intellectuelle. Les mondes artificiels font partie du lot, des mondes dont l'existence ne se manifeste que sur ordinateur. Le lien entre ces mondes disparates […] s'appelle la complexité. Pour certains, l'étude de la complexité n'est rien moins qu'une révolution scientifique majeure. [81]
Le programme d'un cours sur la complexité, organisé en 2013 par cet institut montre que cet objectif est toujours d'actualité [82].
En Europe, et tout particulièrement en France, l'interdisciplinarité est lente à se mettre en place, et ce sont d'abord des instituts de physique non-linéaire qui voient le jour (comme à Sophia- Antipolis), suivis dans les années 2000 et suivantes par des Instituts Régionaux sans murs des Sciences des Systèmes complexes, regroupés dans un Réseau National des Systèmes Complexes (RNSC) lui-même lié à un réseau européen des systèmes complexes. Mathématique (appliquée) et informatique y jouent un rôle important [83]
. Le RNSC se félicite d'avoir atteint en 2012 le millier de participants (à comparer avec les 11 400 chercheurs dans le seul CNRS
et plus de 50 000 dans les Universités). C'est dire que cette conception, n'est pas (encore ?) largement partagée, bien que le nombre de scientifiques qui s'efforcent de l'utiliser augmente.
C'est aussi à tenter de comprendre ces freins, que je m'attacherai. Mais tout d'abord, voyons rapidement en quoi consistent ces sciences des systèmes complexes, quelle révolution conceptuelle apportent-t-elles ?
I.2. Les systèmes dynamiques non-linéaires (SDNL)[modifier]
Comme je l'ai déjà mentionné, il n'y a pas de définition unique et cohérente des systèmes complexes. Aussi, pour en présenter les principales propriétés, je vais partir d'un sous-ensemble de systèmes complexes, les systèmes dynamiques non-linéaire (SDNL) bien caractérisés et étudiés, à la fois par des mathématiciens et des physiciens. Ils en ont dégagé un certain nombre de propriétés caractéristiques qui se retrouvent dans les systèmes complexes en général [85]
.
I.2.1. Trois termes importants : Systèmes, systèmes dynamiques et non-linéaire[modifier]
Système signifie qu'on s'intéresse à une collection d'objets en interactions, prise dans son ensemble, à ses caractéristiques globales et à la nature des interactions entre ses composantes. En tant que tel, le système va donc aussi dépendre du point de vue qui pousse à regrouper telles ou telles composantes. Le système solaire comprend le Soleil et les planètes, mais la Terre est elle-même un système, ou un ensemble de systèmes. La démarche consiste d'abord à faire le relevé des objets du système et de leurs interactions, sous forme d'une carte, comme la carte routière reliant les villes d'une région, ou la carte du ciel, ou le graphe des régulations géniques [86]
. Le terme structure a parfois été utilisé en ce sens
.
L'étude des systèmes dynamiques a en revanche pour objet de décrire les changements dans le temps et l'espace (transformations) de l'état des systèmes en fonction des causes de ces changements dans la mesure où ces causes sont justement mathématiques, physiques, vivants et sociaux, à l'intention de thésards et post docs, en sciences et en sciences sociales, qui cherchent à conduire des recherches interdisciplinaires sur des systèmes complexes. Le programme inclut les dynamiques non-linéaires et la formation des patterns, les théories d'échelles, la théorie de l'information, l'adaptation et l'évolution, l'écologie et le développement durable, les techniques de calcul adaptatif, les outils de modélisation et des applications de ces sujets nodaux à diverses disciplines.
83 84 85 86 87
On aura une idée des réticences et difficultés en notant que, encore maintenant en France, la bio- informatique est le lieu de luttes d'influences pour savoir si elle se résume aux études portant sur les séquences d'ADN*, ou si la modélisation des systèmes complexes en fait partie.
Le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) regroupe des chercheurs qui n'ont pas d'obligation d'enseignement, contrairement aux enseignants-chercheurs des Universités. Cf introduction dans Lucien Sève et alii, 2005 op.cit.
Cette démarche, dont l'exhaustivité est généralement impossible, n'est pas simple et nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
Par exemple par Jean Piaget dans l'introduction de Le structuralisme , PUF, Paris, 1968.
U[modifier]
les interactions entre les objets du système (causes internes). C'est là qu'interviennent les mathématiques lorsque l'évolution de systèmes dynamiques en fonction du temps peut être modélisée par des systèmes d'équations différentielles ordinaires*. Le comportement de chaque variable du système est défini par sa tendance à tout moment (augmenter, diminuer, rester stable), en fonction de l'influence des autres variables du système. On résout mathématiquement un système dynamique si l'on peut retracer l'évolution de chaque variable en fonction du temps (ce qui s'appelle intégrer les équations différentielles). Très souvent, le système évolue au cours du temps vers sa solution , où les valeurs des variables ne changent plus. Cela peut signifier que le système a atteint un équilibre et ne bouge plus (comme le pendule arrivé en bout de course), mais cela signifie le plus souvent que toutes les transformations se compensent comme la célèbre baignoire qui se remplit à la même vitesse qu'elle se vide et dont le volume d'eau reste constant. On parle alors d' état stationnaire . Celui-ci peut être stable, comme dans le cas de la baignoire, ou instable comme le crayon que l'on pose sur sa pointe. On distingue les dynamiques linéaires, connues et étudiées depuis longtemps, et les dynamiques non- linéaires qui appartiennent aux systèmes complexes.
Non-linéaire signifie que les interactions entre les objets qui composent le système (et qui sont donc les causes des transformations) sont telles qu'il n'existe ni proportionnalité des effets aux causes qui les sous-tendent ni additivité des causes sur ces effets. Des cas simples de non-linéarité se manifestent dans la vie de tous les jours dans le pot de confiture qui ne s'ouvre qu'après beaucoup d'efforts infructueux, mais qui s'ouvre alors d'un seul coup (effet de seuil), dans la mayonnaise qui prend , d'un coup et non pas progressivement, dans les tourbillons, dans les ouragans, dans les embouteillages… Mais jusqu'à une date relativement récente, les dynamiques non- linéaires, (dans lesquelles au moins une des interactions est non-linéaire) étaient peu étudiées, car les mathématiques ne savent pas résoudre les équations différentielles qui les représentent. Plus exactement, la difficulté mathématique pour calculer la majorité des systèmes non-linéaires est telle, qu'elle n'a pu être résolue que depuis l'invention des ordinateurs. Ce n'est pas que les systèmes linéaires soient plus nombreux que les systèmes non-linéaires dans la nature ou dans la société, bien au contraire. Mais jusque- là, même si on savait que la proportionnalité et l'additivité étaient des propriétés plutôt rares, c'étaient les seules qu'on savait traiter mathématiquement et elles en étaient devenues universelles, elles étaient les bases de tous nos raisonnements et, plus fondamentalement de notre logique. La science se comporte souvent comme l'ivrogne de la blague, qui cherche ses clefs sous le réverbère, parce que c'est le seul endroit où il y ait de la lumière. C'est pourquoi, pendant très longtemps, on a dû recourir à des simplifications pour étudier ces équations dans des conditions de linéarité (et n'oublions pas que les équations intégrables, qui ont permis d'envoyer des hommes dans l'espace ont fait la preuve de leur efficacité). La proportionnalité entre les causes et les effets, c'est ce que l'on apprend toujours depuis la maternelle, et cela joue bien au delà des mathématiques, puisque nous sommes toujours convaincus que plus notre effort sera grand, mieux l'effet désiré sera atteint, même si, de façon répétée, nous obtenons l'effet inverse (et ce ne sont pas les parents dont les enfants font le contraire des injonctions si souvent répétées qui me contrediront).
Donc ce n'est que récemment – depuis près d'un demi siècle – qu'on a su maîtriser mathématiquement ces systèmes dynamiques non-linéaires. Et manifestement, il faut beaucoup de temps, comme nous le verrons au Chapitre III, pour que ce qui est devenu trivial pour les mathématiciens, de nombreux physiciens et certains ingénieurs, passe dans les autres domaines où les équations linéaires et plus généralement la linéarité, façonnent le raisonnement depuis des siècles. Mais ce retard a aussi d'autres causes, moins évidentes a priori , des causes économiques (voir chapitre IV) et des causes idéologiques, liées à la pensée libérale dominante (voir chapitre V). I.2.2. Systèmes d'équations différentielles non-linéaires
Donc, comme la majorité des équations différentielles non-linéaires sont non intégrables, les ordinateurs offrent deux solutions. Ou bien on calcule numériquement les trajectoires (c'est-à-dire l'évolution de chaque variable au cours du temps) pas à pas sur ordinateur. Ou bien, on s'intéresse aux solutions vers lesquelles le système converge au bout d'un certain temps. Ainsi, à l'heure actuelle, on connaît bien les propriétés de nombreux systèmes d'équations différentielles non-linéaires et on a pu faire le bilan de ces comportements qui s'avèrent bizarres, dérangeants, contre-intuitifs [88] , que les chercheurs appellent souvent non-triviaux et qui pourtant permettent de représenter de façon fiable les transformations de très nombreux systèmes dynamiques réels. Le premier type de solutions, est commun à tous les systèmes dynamiques (linéaires ou non), c'est un état stationnaire unique, où le système n'est pas immobile, (ce serait l'équilibre), mais où les modifications se compensent.
Seulement, alors que les systèmes linéaires présentent un seul état stationnaire, les systèmes non-linéaires peuvent en avoir plusieurs possibles, le système arrivant dans l'un d'eux en fonction des conditions initiales, (valeur des variables au début du mouvement). C'est la multistationnarité . Chaque solution est appelée un attracteur et on nomme bassin d'attraction , l'ensemble des valeurs initiales des variables qui conduisent inéluctablement vers l'attracteur, comme un bassin versant attire toutes les eaux de ruissellement vers sa rivière. Pour un système dynamique donné, la solution vers laquelle il tendra, dépend donc des valeurs des variables au moment où commence le mouvement. Il se peut aussi que celles-ci ne permettent pas de savoir où le système va aller, si elles se trouvent sur la frontière entre deux bassins d'attraction. Dans ce cas, une toute petite fluctuation peut envoyer le système vers un bassin ou vers l'autre. Il s'agit d'un cas de sensibilité aux conditions initiales que l'on peut se représenter comme une bille au sommet d'un mur étroit qui va forcément tomber d'un côté ou de l'autre, sans que l'on puisse le plus souvent prédire duquel (sauf si une pichenette bien ajustée, ou un coup de vent, supprime le hasard). Cette propriété des SDNL signifie qu'un même système pourra avoir un comportement différent , soit selon son histoire, c'est-à-dire les conditions de démarrage de la dynamique, soit même de façon aléatoire. Le système est dit alors déterministe , car les solutions sont connues, mais non prédictible , lorsque le choix d'une des solutions est aléatoire. C'est un premier exemple de déterminisme non prédictif. Il a aussi été démontré que, pour qu'un système soit multistationnaire, il faut qu'il y ait une boucle de rétroaction positive entre certains de ses éléments. Cela signifie que certaines des interactions se bouclent sur elles-mêmes (boucle de rétroaction) de telle sorte que chacun des éléments de la boucle agisse in fine positivement sur soi-même (rétroaction positive). Par exemple, A influe positivement sur B, B, influe positivement sur C, C influe positivement sur A. Donc, in fine , chaque élément influe positivement sur lui- même. Un tel système a deux états stationnaires stables, ou bien A, B et C sont présents (ou favorisés), ou bien ces éléments sont tous absents (ou défavorisés). Une autre configuration, nettement moins intuitive, correspond également à une boucle de rétroaction positive, lorsque A influe négativement sur B (défavorise B), qui influe négativement sur A (défavorise) A. Dans ce cas aussi, in fine , A se favorise lui-même. Le système a deux solutions : ou bien A est présent (ou favorisé) et B absent (ou défavorisé), ou bien c'est l'inverse. Une boucle de rétroaction positive peut concerner un grand nombre d'éléments en interaction, mais comprend un nombre pair d'interactions négatives. Il s'agit d'une forme de causalité , dite circulaire puisque chaque élément y est à la fois cause et effet. La sagesse populaire en est bien consciente, qui parle de cercle vicieux ou dit qu' il pleut toujours où c'est mouillé ou encore l'ennemi de mon ennemi est mon ami . J'insiste sur cette propriété car la cybernétique puis la systémique ont surtout fait usage des boucles de rétroaction négative, qui agissent pour permettre in fine l'action de chaque élément négativement sur lui-même et qui sont donc responsables des effets d'homéostasie*. L'exemple le plus connu en est le thermostat : si la température s'élève, elle éteint le radiateur, ce qui entraîne une diminution de la température, qui rallume le radiateur. L'importance déterminante des boucles de rétroaction positives dans le comportement des systèmes dynamiques n'est connue que depuis peu [89] . Mais là ne s'arrêtent pas les étrangetés des comportements des SDNL. Dans certains cas, la dynamique ne s'arrête jamais, on dit qu'ils ont une solution périodique, parce qu'au lieu d'avoir un état stationnaire, les variables repassent toujours par les mêmes valeurs. Un métronome donne une bonne idée d'un tel comportement stable, tout comme, en première approximation, les battements du cœur
[90] .
Enfin, le plus célèbre de ces comportements atypiques, de ces solutions non stationnaires, est le chaos déterministe . C'est le comportement découvert par Henri Poincaré étudiant l'effet de la Lune sur la rotation de la Terre autour du Soleil. Il a été le plus étudié, car il possède un très grand nombre de propriétés, dont je n'indiquerai ici que les plus importantes. Il se produit dans certains systèmes dynamiques non-linéaires, qui possèdent au moins 3 variables en interactions. Cette fois, le système oscille de façon irrégulière et ne reprends jamais deux fois exactement la même oscillation. Un tracé d'encéphalogramme donne une bonne idée de ce type de comportement. Si on simule sur ordinateur un systèmes d'équations différentielles dont la solution est chaotique, on peut recommencer la simulation autant de fois qu'on le veut. Si on part exactement des mêmes valeurs initiales des variables (ce qui est souvent possible sur un ordinateur), on va retrouver à chaque fois la même trajectoire. Mais si on part de valeurs si peu que ce soit différentes des variables initiales (même à la dixième décimale près par exemple !), la trajectoire sera différente et les différences, au lieu de rester à peu près les mêmes au cours du temps, vont au contraire aller en s'accentuant. Si ce systèmes d'équations différentielles modélise un système réel, il est plus que probable qu'on ne puisse pas mesurer les valeurs des variables avec une précision absolue, donc il ne sera donc pas possible de prévoir, à long terme, le comportement du système. (Cela explique par exemple pourquoi il est impossible de prédire le temps qu'il fera à plus de quelques jours près). Ainsi, une infime différence peut entraîner des conséquences considérables. C'est ce que le mathématicien météorologiste Lorenz a popularisé avec l'image (volontairement simpliste) du papillon, dont un battement d'aile est supposé pouvoir déclencher un ouragan de l'autre côté du globe. On caractérise un chaos déterministe par le temps nécessaire pour que la valeur d'une déviation initiale soit multipliée par 10. On a de nouveau à faire à un comportement déterministe (il est reproductible si on peut le refaire fonctionner exactement de la même façon), mais il est dans la réalité non reproductible, donc non prédictible .
Cependant, le mot chaos, même associé à déterministe, est porteur de confusion. En effet, ces trajectoires chaotiques, si elles ne prennent jamais la même valeur, sont cependant contraintes. Repensez à l'encéphalogramme, les oscillations sont irrégulières, certes, mais pas tant que ça. Leur amplitude ne prend pas toutes les valeurs possibles ! Le chaos déterministe, ce n'est pas le grand n'importe quoi, le hasard pur, bien au contraire [91] . Ajoutons enfin, que si un système chaotique est très sensible aux conditions initiales, tout système présentant ce type de sensibilité n'est pas forcément chaotique et il n'est pas toujours facile de déterminer si un système naturel irrégulier est ou non chaotique.
Jusqu'à présent, nous avons vu uniquement l'influence réciproque des variables sur les transformations d'un système en fonction du temps. Mais un système existe dans un environnement qui peut influencer sa dynamique et sera représenté sous forme de paramètres (causes externes) constants dans les équations. Or ces paramètres peuvent aussi évoluer. Par exemple, la température est souvent un paramètre important des réactions chimiques ou biochimiques*. Si un paramètre se met à évoluer le bon sens nous dira que le système va évoluer en proportion (les réactions chimiques se feront plus vite, si la température augmente). Dans beaucoup de cas c'est vrai. Mais avec ces diables de systèmes non-linéaires, on doit commencer à se méfier. Et on a raison ! On a pu montrer que les SDNL peuvent changer de type de solution, lorsqu'un paramètre (pas n'importe lequel) dépasse, si peu que ce soit, un seuil dit critique. Un système possédant un état stationnaire donné peut changer d'état stationnaire, ou devenir oscillant, chaotique ou multistationnaire, (et réciproquement). Ce phénomène a été dénommé bifurcation . Un exemple concret en est, encore une fois, la prise de la mayonnaise, le paramètre qui fait passer le mélange de l'état (stationnaire) liquide à l'état (stationnaire mais différent) de gel, est la quantité d'eau dans l'émulsion [92] . En physique, on dénomme ce processus un changement de phase (de deuxième ordre). Un système physique ou chimique acquiert ainsi une dimension historique, puisque, à chaque bifurcation, il se fait un choix dont dépendra tout ce qui suivra. Lorsqu'elle se produit, une succession de choix aléatoires illustre l'incertitude d'un parcours historique, même lorsque, à chaque étape, les états possibles entre lesquels le système « choisit » sont parfaitement déterminés et connaissables grâce aux équations par lequel on aura pu le modéliser [93] .
Enfin, lorsqu'un système physique est soumis à la variation d'un de ses paramètres de contrôle, il devient souvent très instable près du point de bifurcation et se met à fluctuer avant d'adopter son nouveau régime. La toupie qui oscille dans tous les sens avant de tomber, lorsque sa vitesse diminue, en est un bon exemple. Cette zone frontière, est particulièrement sensible aux actions extérieures : lors d'une bifurcation fourche [94] , le choix de l'état final (ou du bassin d'attraction) sera souvent aléatoire, avec la même probabilité d'arriver dans l'un ou l'autre des états stationnaires, si bien qu'une très faible perturbation peut déterminer vers lequel des bassins d'attractions qui vont apparaître le système va se diriger.
Il faut insister aussi sur le fait que les systèmes naturels, même à l'état stationnaire, ne sont généralement pas à l'équilibre. Par exemple les concentrations des différentes espèces chimiques confinées dans un volume peuvent parfaitement rester constantes alors qu'une multitude de réactions chimiques consomment ou produisent ces espèces qui, de plus, peuvent quitter ou au contraire gagner le volume au travers de la surface qui le délimite. Dans l'état stationnaire de non-équilibre tous les processus se compensent ; à l'équilibre ils sont tous, séparément, arrêtés. Ainsi un être vivant adulte, dont le poids et la forme ne changent pas, est dans un état stationnaire, l'équilibre n'est atteint qu'à la mort. Les comportements caractéristiques des SDNL sont donc aussi ceux qu'étudie la dynamique des systèmes loin de l'équilibre , ou structures dissipatives * que Prigogine a découvertes et popularisées et qui lui a permis d'importer la notion fondamentale de la flèche du temps (ou historicité) au sein même de la physique [95] .
Jusqu'ici, je n'ai pas envisagé la dimension spatiale, comme si les systèmes étaient uniformes dans l'espace, les variables ayant la même valeur en tout point du volume du système. L'uniformité d'un système hors équilibre n'est cependant raisonnable que si le système est petit ou si on le force à être homogène (si on agite un liquide par exemple). Dans les autres cas, l'espace et les phénomènes de diffusion doivent être pris en compte [96] . Là encore, des bifurcations peuvent se produire dans les systèmes non- linéaires. Prenons l'exemple, d'un récipient où se déroule une réaction chimique (la réaction désormais célèbre de Belousov-Zhabotinsky). Si on maintient le système hors équilibre, en ajoutant progressivement l'un des réactifs, on voit s'établir, dans certaines conditions, après un point de bifurcation, une cohérence globale dans le temps et dans l'espace au niveau des différents éléments du système : certaines molécules réactives se concentrent pour former des ondes progressives en spirale ou d'une autre forme dépendant de la forme du récipient contenant le système [97] . C'est ce qu'on dénomme auto-organisation : certaines propriétés globales (ici les spirales) apparaissent dans un système, sans que les propriétés intrinsèques des parties constituantes (les réactifs et les produits de la réaction), ni la nature de leurs interactions (les réactions chimiques) n'aient changé. Seules ont changé les répartitions dans l'espace des interactions entre ces parties. Cette réaction a pu être modélisée par des équations mathématiques nommées équations aux dérivées partielles dont les solutions graphiques, obtenues par ordinateur ressemblent à s'y méprendre aux configurations observées expérimentalement. Un embouteillage, avec ses nœuds (où les véhicules sont tous à l'arrêt) et ses ventres (où la circulation reprend perdant un court moment), est aussi un exemple d'auto-organisation. Ces propriétés globales, dont l'apparition dépend des conditions (ici la concentration des diverses molécules ou des voitures) et dont la configuration dépend aussi de l'environnement (forme du récipient dans le cas de la réaction chimique, largeur de la route dans celui de l'embouteillage), représentent un exemple type d'émergence , qui est, pour certains, la caractéristique même de la complexité . L'émergence se manifeste à un niveau global, mais résulte de relations entre les parties au niveau local. Un ordre global émerge du désordre local. Cela permet de définir la notion de niveau où le tout (niveau global) n'est pas égal à la somme de ses parties. Mais ces notions font l'objet d'un considérable débat idéologique que nous analyserons au chapitre V.
I.3. Les sciences des systèmes complexes[modifier]
I.3.1. La complexité des SDNL[modifier]
J'ai dit en commençant que les SDNL, ces systèmes dynamiques modélisés par des équations différentielles non-linéaires, sont un sous-ensemble des systèmes complexes. Certaines équations différentielles non-linéaires ont fait l'objet d'études mathématiques pour découvrir leurs propriétés notamment dans le cas du chaos déterministe. Otto Rössler a recherché par exemple le système d'équations différentielles le plus simple capable de générer du chaos déterministe [98]
. Mais beaucoup de ces équations ont été établies pour modéliser des systèmes dynamiques réels, physiques (les tourbillons, le climat, les structures dissipatives, les transitions de phase), chimiques (la réaction de Belouzof-Zabotinsly), écologiques (l'équation logistique de la réaction proie/prédateur, la transmission des épidémies), biologiques (les équations des rythmes circadiens, des réactions épigénétiques), économiques (les cours de la bourse), sociétaux (les
embouteillages, les cohues, la rumeur). Les propriétés de ces systèmes réels ont donc été mises en évidence et comprises par des méthodes mathématiques, où les ordinateurs ont servi à trouver les solutions.
Partant de ces études, que peut on en dire ? Il s'agit de systèmes dynamiques, qui peuvent être très simples (trois, voire deux variables), présentant 3 types de solutions (de comportements à long terme) : stationnaire avec un ou plusieurs attracteurs, oscillant ou chaotique . Ils sont souvent, mais pas toujours, sensibles aux conditions initiales , ce qui les rend déterministes mais non prédictibles . Le même système, en fonction des variations des conditions de son environnement (paramètres) peut présenter des bifurcations caractérisées par le fait qu'une tout petite variation d'un paramètre au niveau d'un seuil dit critique peut faire changer totalement le comportement du système [99] , le faire bifurquer d'un type de solution à un autre, ce qui entraîne une historicité du système. Des boucles de rétroaction , donc la causalité circulaire (surtout les boucles de rétroaction positive), sont nécessaires à l'apparition des comportements non triviaux. Enfin, lorsque le système dynamique se déploie dans l'espace, des bifurcations peuvent donner lieu à de l' auto- organisation qui peut émerger à un niveau global sous forme de structures spatio- temporelles qui dépendent des conditions et de la nature de l'environnent. Les bifurcations correspondent à l'apparition de modifications globales du comportement des systèmes sans que la nature des objets ou de leurs interactions n'ait changé localement ( émergence ).
Toutes ces propriétés caractérisent donc ces comportements nouveaux, non-triviaux différents de ceux des systèmes linéaires auxquels nous ont habitués pourrait-on dire, les capacités mathématiques en l'absence d'ordinateurs. Elles caractérisent la complexité des SDNL . Toutefois, rares sont les systèmes qui possèdent l'ensemble de ces propriétés, et même ceux qui en possèdent de nombreuses, ne les présentent jamais toutes en même temps, car elles dépendent des conditions initiales ou environnementales. Un système dynamique non-linéaire qui présente, dans les conditions normales un comportement oscillant, peut bifurquer vers un comportement chaotique ou un état stationnaire : c'est le cas du cœur, lorsqu'il subit une fibrillation (on a découvert qu'il s'agit d'un état de chaos déterministe, rapidement suivi par l'état stationnaire d'équilibre de l'arrêt, ou mort). Autrement dit, si toutes ces propriétés caractérisent un systèmes complexe, celui-ci ne peut se définir par l'ensemble de ces propriétés, mais par la présence de quelques unes d'entre-elles. À la limite, un système dynamique non-linéaire dont on ne connaît qu'un seul état stationnaire est-il un système complexe ? Son comportement usuel n'est pas complexe, mais il est susceptible, si les conditions changent, de bifurquer vers un comportement complexe [100] .
I.3.2. Les autres systèmes complexes : une multitude de définitions[modifier]
Les SDNL correspondent à des systèmes dans lesquels les objets (éléments, variables) entretiennent entre eux des interactions non-linéaires. Or il suffit qu'un élément se transforme sous l'effet conjugué de deux autres éléments du système pour que celui-ci soit dynamique et non-linéaire. Autrement dit, il doit y en avoir beaucoup ! Pour autant, il est rarement possible de modéliser de tels systèmes par des équations différentielles, soit parce que l'on ne connaît pas précisément la nature des interactions ce qui empêche de les quantifier à l'aide de paramètres, soit parce que le nombre et l'hétérogénéité des éléments sont trop élevés.
Mais dès le début des études sur ces systèmes, alors qu'elles étaient encore disparates et à peu près indépendantes, des informaticiens mettaient au point d'autres méthodes d'étude. Il s'est d'abord agi des automates cellulaires, (inventés en 1945 par Von Neumann, dont le plus célèbre est le jeu de la vie de Conway). Les plus simples consistent en une grille à deux dimensions, où chaque case représente un élément, dont les modifications (parfois simplement une modification binaire noir ou blanc, allumé ou éteint) sont régies par des règles qui dépendent de l'état (noir ou blanc, allumé ou éteint) des cases voisines donc qui simulent les interactions entre les éléments voisins. On a pu ainsi simuler par exemple le comportement de colonies de fourmis. Une autre méthode informatique de simulation des systèmes complexes, les systèmes multi-agents, permet de générer des auto-organisations comme celles des bancs de poissons, des colonies de fourmis, ou de vols d'étourneaux à partir de règles très simples. Chaque élément du système est représenté par un agent et ses règles d'interactions avec les autres agents sont définies et programmées. À partir d'une position initiale des agents on lance la simulation, chaque agent, à chaque pas de temps, calcule son mouvement en fonction des règles d'interactions et des positions des autres agents. Pour simuler une colonie de fourmis par exemple, il suffit de deux règles très simples. Chaque fourmi virtuelle dépose sur son passage une phéromone virtuelle
[101] qui s'évapore avec le temps, et chaque fourmi va vers la plus forte concentration de phéromone voisine. Un comportement auto-organisé est obtenu (les fourmis se dirigent toutes ensemble vers la source de nourriture la plus proche, sans qu'il soit besoin d'une soit disant reine) si l'on a trouvé les bonnes conditions (concentration et vitesse d'évaporation de phéromone par exemple). Ce comportement n'émerge, comme dans le cas des SDNL, que pour certaines conditions. L'évolution du système dépend des règles et de l'état initial, et peut varier à l'infini. S'il y a de nombreuses solutions possibles, on finira par les trouver en relançant la simulation à partir, par exemple, de diverses positions initiales.
L'étude des réseaux d'interactions est un bon exemple d'utilisation de l'informatique pour comprendre un système complexe. Il s'agit d'une méthode consistant à considérer les éléments en interaction comme les nœuds d'un graphe et les interactions comme les arcs reliant ces nœuds. Le but est de comprendre l'évolution du système en fonction du temps.
Leur nature simultanément collective et non-linéaire [fait que] les mathématiques restent sans voix pour comprendre comment émergent les propriétés nouvelles car on ne peut comprendre cette influence réciproque qu'en mettant ces parties en présence par le biais d'une simulation informatique. [102]
Ces méthodes permettent de prédire les comportements possibles vers lesquels converge un système, mais, contrairement au modèle mathématique elles ne permettent pas de comprendre ce qui se passe. On voit les solutions possibles et comme cela va très vite, on peut couvrir un très grand nombre de positions initiales, et aussi regarder ce qui se passe si on change certaines interactions ou certains paramètres. Mais ce qui nous intéresse surtout ici c'est qu'on retrouve les trois types de comportement décrits pour les systèmes d'équations différentielles : le système peut atteindre un état stationnaire, où il se fige, et la configuration de cet état stationnaire peut dépendre de l'état initial (multistationnarité) ; cette configuration stationnaire peut présenter une structuration qui n'est pas sans rappeler l'auto-organisation des SDNL ; le système peut osciller régulièrement ; ou il peut devenir chaotique, ne s'arrêtant jamais et ne repassant jamais par le même état. Un quatrième type de comportement (au bord du chaos) a aussi été mis en évidence uniquement par ces méthodes, où le système présente une série d'organisations partielles, les unes fixes, les autres variables, comme c'est le cas dans certaines conditions du jeu de la vie.
Jusqu'à présent j'ai présenté des comportements émergents, auto-organisés, mais relativement simples. Même s'ils possèdent de nombreux éléments, les systèmes que j'ai évoqués sont composés d'éléments homogènes dont on peut discerner un niveau local et un niveau global. Ces systèmes existent bien sûr dans la nature, mais sont aussi importants pour comprendre en quoi consiste la complexité et pour pouvoir l'étudier ensuite dans des systèmes plus grands, plus compliqués, voire hétérogènes et possédant plusieurs niveaux d'organisation.
Lorsque l'on s'intéresse à ces systèmes plus compliqués, l'accent mis sur tel ou tel aspect de la complexité n'est pas toujours le même, mais on retrouve toujours certains des concepts mis en évidence par les comportements des SDNL. Voici deux descriptions différentes. L'une figure dans l'introduction du livre consacré au colloque tenu à Cérisy en 2008 sur déterminismes et complexités [103] :
Structurés sur plusieurs niveaux d'organisation, composés d'entités hétérogènes elles-mêmes complexes, les systèmes complexes recouvrent aussi bien les systèmes naturels que les systèmes artificiels sophistiqués […] Les systèmes complexes, depuis les objets nanoscopiques de la physique jusqu'à l'écosphère, résultent de processus d'émergence et d'évolution : les interactions individuelles engendrent des comportements collectifs qui peuvent manifester des structures organisées. Ces structures émergentes influencent en retour les comportements individuels. Les causes sont multiples et la causalité fonctionne à la fois de façon ascendante et descendante entre les niveaux d'organisation.
L'autre émane d'un programme de recherche au CNRS en 2004
[104]
. Un système complexe peut être défini comme un système composé de nombreux éléments différenciés interagissant entre eux de manière non triviale (interactions non-linéaires, boucles de rétroaction, etc.). Un système complexe se caractérise par l'émergence au niveau global de propriétés nouvelles, non observables au niveau des éléments constitutifs, et par une dynamique de fonctionnement global difficilement prédictible à partir de l'observation et de l'analyse des interactions élémentaires.
Peut-on aussi parler de complexité lorsque le système considéré comporte des êtres humains, qui sont par nature tous différents et qui, parce qu'ils pensent, peuvent modifier le système en cours de fonctionnement ? Il s'agit d'une question non triviale, qui a suscité de nombreuses polémiques sur lesquelles nous reviendrons. Les partisans de l'approche systémique parlent pour cette raison de systèmes hypercomplexes. De leur côté des membres du Santa Fe Institute ont lancé la Prediction Company : une société dont le but était d'utiliser les théories des systèmes dynamiques pour prévoir les tendances des marchés financiers et monétaires ainsi que les cours des actions et des obligations [105]
.
En France, le mathématicien Gérard Weisbuch, le physicien Jean Pierre Nadal ont mené des recherches de modélisation de comportements collectifs sociaux où ils ont pu montrer : comment des comportements différenciés et pour certains aléatoires, donc libres, aboutissent à un comportement collectif modélisable, donc prédictible. [106]
C'est le cas du fonctionnement d'un marché de gros aux poissons de Marseille, étudié par G.Weisbuch, ou des dynamiques de ségrégation urbaine étudiées par J.P. Nadal 107 . Il y a donc des cas où les groupes humains se comportent comme (ou peuvent être assimilés à) des systèmes complexes, et où des études de comportements humains utilisant les modélisations ou les simulations des systèmes dynamiques complexes ont fait preuve d'efficacité, soit pour comprendre ce qui se passe, soit même pour agir, comme dans l'étude des cohues qui ont permis d'en diminuer les dangers en mettant un pilier devant une porte.
Les systèmes complexes sont définis, selon les cas et selon les auteurs, par leur structure, par l'existence d'interactions non-linéaires, par l'émergence de niveaux d'organisation différents, ou par leurs comportements collectifs non triviaux (multistationnarité, chaos, bifurcations, auto-organisation, émergence, boucles de rétroaction). Certains, partant du grand nombre d'entités, insistent sur la structure, l'hétérogénéité et la présence de niveaux d'organisation, aux propriétés émergentes. D'autres insistent au contraire sur la non-linéarité et la dynamique. Cette multiplicité des définitions a des causes objectives liées à l'hétérogénéité des objets regroupés sous le terme de systèmes complexes, qui vont de système naturels, (des molécules aux sociétés humaines), jusqu'aux systèmes artificiels comme le web. Cela correspond obligatoirement à une multiplicité de points de vue, qui se recoupent tous partiellement, bien sûr, mais où l'accent n'est pas mis sur les mêmes propriétés. Nous verrons (chapitre V), que ces différences sont aussi liées à des critères idéologiques ou philosophiques,
104 105 106 107 Action concertée systèmes complexes en SHS (Sciences de l'Homme et de la Société), 2004. Roger Lewin op.cit. p. 57-58. Colloque Cérisy op.cit. p. 395.
Laetitia Gauvin , Jean-Pierre Nadal and Jean Vannimenus, « Schelling segregation in an open city : a kinetically constrained Blume-Emery-Griffiths spin-1 system », Phys. Rev. E 81, 066120 (2010).
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particulièrement importants dans ces domaines.
Ce qui nous importe ici c'est que, en dépit de leur très grande hétérogénéité et du très grand nombre de domaines où l'on peut en trouver, ces systèmes partagent certaines propriétés, et des méthodes d'études leur sont communes. Ces méthodes constituent le cœur de ce que l'on a appelé les sciences des systèmes complexes . Il s'agit d'une part d'appliquer les méthodes déjà existantes à des systèmes nouveaux et d'autre part à développer les nouvelles méthodes que l'hétérogénéité même et la variété de ces systèmes nécessitent. Le Réseau National des Systèmes Complexes (RNSC), qui s'est donné pour but de rassembler les scientifiques de tous horizons désireux d'utiliser les concepts et de partager les méthodes des sciences des systèmes complexes écrit :
Parce que les systèmes complexes nécessitent d'être analysés selon de nombreuses échelles spatiales et temporelles, les scientifiques affrontent des enjeux radicalement nouveaux, lorsqu'ils tentent d'observer des systèmes complexes, qu'ils apprennent à les décrire efficacement et à développer des théories originales de leur comportement et de leurs régulations. [107]
C'est pourquoi les sciences des systèmes complexes n'en sont encore qu'à leurs débuts et justifieraient un gros effort de recherches, théoriques et expérimentales, où l'interdisciplinarité jouerait un rôle important, ne serait-ce qu'entre mathématiciens et/ou informaticiens et spécialistes de tous les autres domaines où existent des systèmes complexes. Comme nous le verrons, c'est encore loin d'être le cas.
Les méthodes de simulation informatique (et il s'en est développé de plus en plus, soit pour simuler des systèmes réels, soit pour étudier les propriétés complexes), ont donc permis de retrouver toutes les propriétés mises en évidence par les SDNL. Mais elles ont aussi permis de travailler sur des systèmes complexes beaucoup plus compliqués que ceux qui peuvent être modélisés par les SDNL, tant par le nombre de variables que par leur hétérogénéité, et par là même elles ont rendu possible une confusion entre complexe et compliqué, que nous retrouverons souvent par la suite et qui obscurcit considérablement la question de la complexité.
I.3.3. Complexe n'est pas compliqué[modifier]
Nombreux sont les systèmes complexes qui possèdent un grand nombre d'éléments, ayant un grand nombre d'interactions les uns avec les autres. Le cerveau, avec ses millions de neurones et leurs milliards d'interactions est le modèle paradigmatique de la complexité compliquée. En effet, il n'est pas seulement compliqué, il est bien complexe d'après notre définition puisqu'il présente, par exemple, un comportement de chaos déterministe repérable sur les encéphalogrammes, et qu'il est capable de bifurcations (on a montré par exemple que l'épilepsie correspond à une bifurcation vers un régime oscillant régulier de l'encéphalogramme). C'est un modèle merveilleux d'auto-organisation, puisque, comme on a pu le démontrer récemment, il n'y a pas de centre organisateur qui régule son fonctionnement.
De fait, beaucoup de systèmes compliqués présentent des interactions multiples, donc non-linéaires, donc sont des systèmes complexes, ce qui va leur conférer les mêmes propriétés que celles de systèmes complexes très simples comme ceux de l'équation de Rössler (3 variables, 3 paramètres). Inversement, un puzzle peut être très compliqué, mais il n'a qu'un seul état stationnaire et le tout est égal à la somme des parties, puisque l'image, pré-contenue dans les pièces n'est pas une propriété émergente (on pourrait la qualifier simplement de résultante ).
Ce qui détermine donc la complexité par rapport à la complication, ce peut être l'existence d'interactions multiples, non-linéaires, qui confèrent à ces systèmes certaines au moins des propriétés découvertes grâce aux SDNL. Ce peut être aussi l'hétérogénéité des éléments, qui peuvent interagir avec des échelles de temps très diverses, entraînant l'émergence de niveaux d'organisations différents. Ou encore : complexité doit être compris ici comme richesse de l'information et des interconnexions, variété des états et des évolutions possibles, toutes choses bien différentes de la complication au sens de imbrication de liaisons linéaires, stables, souvent fixées de manière rigide de l'extérieur de l'organe. [108]
Un système complexe compliqué présente les mêmes propriétés dynamiques globales qu'un système complexe simple, mais il est beaucoup plus difficile à étudier, ce qui entraîne deux dérives. D'une part, et souvent en fonction des méthodes d'études qu'ils utilisent ou des systèmes qu'ils étudient, certains scientifiques réfutent l'utilisation du mot complexe pour désigner des systèmes simples, ce qui peut les empêcher d'appréhender la nature de la complexité, le rôle crucial de la non-linéarité, voire la différence profonde entre complexe et compliqué. D'autre part, la dynamique des systèmes complexes compliqués est encore difficilement accessible tant par les méthodes mathématiques, que par les simulations informatiques elles-mêmes. Ceci peut conduire au repli sur des études purement statiques, favorisées par le recours à des banques de données qui peuvent être immenses, pour stocker et gérer toutes les informations concernant un système, sans se préoccuper de la dynamique du système.
La question des réseaux, très à la mode il y a quelques années, illustre ces dérives possibles. Un réseau peut être statique [109]
(une carte des interactions) ou dynamique, si on s'intéresse au fonctionnement de ces interactions. Mais la dynamique dépend de la structure, et les études des structures des réseaux on été des préalables indispensables aux études dynamiques, souvent plus difficiles. Si le réseau contient un très grand nombre d'éléments, on ne sait généralement pas en étudier la dynamique. Beaucoup d'études de réseaux s'arrêtent donc aux structures, études qui sont pourtant considérées comme appartenant aux sciences des systèmes complexes
. En augmentant la complication, on est donc passé de systèmes caractérisés par l'existence de certaines des propriétés des dynamiques non-linéaires à des systèmes simplement caractérisés par leurs interactions multiples, considérés éventuellement de façon statique
I.3.4. Complexité et hasard : l'incertitude et le déterminisme[modifier]
Parmi les propriétés nouvelles et déstabilisantes introduites par la révolution du complexe, il y a le rôle du hasard (d'aucuns préfèrent parler de désordre). Avec la sensibilité aux conditions initiales et le déterminisme non prédictible, les SDNL ont fait entrer le hasard au cœur des sciences du macroscopique [112]
, et il se retrouve dans les autres systèmes complexes. J'ai mentionné comment, en mettant de petits cubes aimantés dans une boîte et en secouant la boite, le physicien Von Foerster a pu montrer
109 110 111 112 113
Jacques Mélèse, Approches systémiques des organisations : vers l'entreprise à complexité humaine , les éditions organisations, Paris, 1979, p. 8.
Hughes Bersini ( op.cit. ) préfère parler de graphe et réserver le terme réseau à ceux où le temps intervient, mais cette distinction est peu passée dans l'utilisation courante.
Un des réseaux les plus étudiés est le web, qui en dépit des ses milliards d'interactions présente certaines propriétés structurales simples : par exemple, on peut relier deux sites quelconques en moins de 19 clics (c'est ce que l'on appelle la propriété petit monde de certains réseaux).
Nous verrons plus loin à quel point la confusion entre complexe et compliqué alimente des débats idéologiques, ou permet des dérives voire des pressions politiques et économiques. Alors que l'incertitude quantique ne concerne que l'infiniment petit.
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que ceux-ci s'organisaient, et en a tiré une théorie de l'ordre par le bruit. L'ordre émergeant du désordre est au cœur de la théorie des structures dissipatives et a été également théorisée par S.Kauffman avec l'idée que cela caractérise un comportement particulier, caractéristique notamment des êtres vivants, qu'il appelle la frontière du chaos [113]
.
Il est possible d'introduire du bruit , c'est-à-dire de petites fluctuations aléatoires, soit dans des équations différentielles, soit au cours de simulations. On s'est alors aperçu que les résultats obtenus étaient souvent plus proches des phénomènes réels ainsi modélisés ou simulés que si l'on omettait ces bruits. On parle de modèles stochastiques*, opposés aux modèles déterministes, fussent-ils non prédictibles. Là encore, il faut bien faire attention, car ce bruit, ces petites fluctuations, ce hasard intervient pour rendre plus flou un processus par ailleurs déterminé, pour lui donner plus de degrés de liberté et non pour faire n'importe quoi. Une image permettra peut-être d'illustrer le rôle de ce bruit. Un processus complexe a souvent, on l'a vu, plusieurs solutions. Représentons nous le comme un paysage formé de deux vallées séparées par un col. Soit un ballon dans une des vallées. Il y reste, une fois qu'il est au fond. Ajouter du bruit, c'est donner au ballon des rebonds, au hasard. L'un d'eux peut lui faire passer à nouveau le col et le faire atterrir dans l'autre vallée : le bruit aura seulement permis au ballon d'explorer l'ensemble des possibilités qui lui préexistent, mais non d'échapper totalement au paysage. C'est d'ailleurs le principe de fonctionnement du flipper ! Il y a d'autres cas, où le bruit peut entraîner une bifurcation, donc changer le paysage, mais là encore pas n'importe comment. Par ailleurs, on a pris conscience, assez récemment, de l'importance des processus dits stochastiques, qui semblent la règle par exemple dans la répartition des molécules au sein d'une cellule vivante, entraînant une variabilité insoupçonnée jusque vers les années 2000. D'un autre côté, il arrive qu'en ajoutant du bruit à des modèles linéaires on s'approche assez bien de comportements qui seraient plus rigoureusement décrits par des modèles non linéaires trop compliqués pour que l'on puisse les résoudre. Divers termes ont été convoqués pour évoquer ces propriétés regroupées,notamment par Prigogine, sous le terme d' incertitude [114]
, qui pose l'importante question de la signification du déterminisme scientifique dont nous discuterons au chapitres III. Mais là encore une confusion doit être levée. Ce qui frappe, ce qui émerveille et surprend lors des simulations informatiques de ces systèmes, c'est qu'à partir de règles souvent très simples, se déploient, sur l'écran de l'ordinateur, des figures fantasmagoriques, des kaléidoscopes qui ne doivent rien au hasard, puisqu'on peut les reproduire à volonté à condition de partir exactement des mêmes règles et des mêmes positions initiales des éléments. Mais les chercheurs qui ont implémenté ces règles ne s'attendaient pas toujours aux résultats qui étaient pour eux imprédictibles. Cette confusion entre l'imprédictibilité due à la nouveauté, et le rôle du hasard dans un processus complexe est la source de nombreux débats autour de la question de l'importance et du statut de l'aléatoire (est-ce un propriété fondamentale de la nature ou une conséquence de nos ignorances, ou les deux ?) comme nous le verrons au chapitre V. I.3.5. Complexité et interdisciplinarité
Peut-être faut-il ici commencer par faire un point de vocabulaire : pluridisciplinarité, interdisciplinarité, transdisciplinarité, ne sont pas des synonymes. Marcel Jollivet, résumant un séminaire tenu en 2001 sur le thème Relier les Connaissances, 114 115
Ni complètement stationnaire, ni totalement chaotique. Ilya Prigogine La fin des certitudes , Odile Jacob, 1996.
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Transversalité, Interdisciplinarité [115]écrit :
L'interdisciplinarité est définie par l'un des intervenants comme « une démarche d'assemblage dialogique des apports disciplinaires nécessaires à l'analyse d'un objet complexe ». Le qualificatif « dialogique » est employé pour signifier une différence fondamentale avec la pluridisciplinarité, dans laquelle les apports des disciplines sont simplement juxtaposés. Cinq niveaux d'intégration sont à distinguer dans une démarche interdisciplinaire. […]
La transdisciplinarité, quant à elle, est vue comme procédant directement de la totalité, ce qui suppose dès le départ l'énoncé d'un point de vue qui surplombe tous les points de vue disciplinaires. Ceci entraîne une exigence particulière de rigueur. Par ailleurs, il faut prendre garde au fait que la référence à la totalité ne renvoie ni à une cohérence globale, ni à une connaissance exhaustive du tout. Il faut accepter à la fois l'aspect encyclopédique de la connaissance mobilisée et son caractère inachevé, et les interprétations qui renvoient à des dynamiques contradictoires.
La pluridisciplinarité juxtapose les disciplines, l'interdisciplinarité les intègre, la transdisciplinarité les fait surplomber par un point de vue unificateur, par exemple le complexe.
Une des tendances fortes des sciences* actuelles, est la parcellisation, l'ultra- spécialisation, due certes à l'accroissement considérable des connaissances, mais aussi aux stratégies scientifiques analytiques et réductionnistes. Or cette spécialisation s'oppose le plus souvent au point de vue du complexe, à la fois parce qu'un système dynamique ne rentre pas forcément dans les barrières disciplinaires découpées par l'étude statique et analytique des phénomènes et parce que les outils et les méthodes des sciences des systèmes complexes étant génériques, transcendent les barrières disciplinaires. La nécessité de recourir autant que faire se peut à des modèles ou simulations requiert déjà une formation en mathématique et informatique qui n'est pas dispensée à un niveau suffisant aux autres scientifiques (sauf les physiciens).
Les raisons invoquées par le RNSC pour revendiquer l'interdisciplinarité reposent essentiellement sur l'identité des méthodes d'étude du complexe quel qu'en soit le support. Il s'agit en fait de s'entraider à importer, chacun dans sa discipline, ces méthodes communes et à stimuler les recherches permettant d'en découvrir de nouvelles. Mais cela conduit souvent à déterminer des objets d'étude nouveaux, situés dans les failles créées par les frontières entre disciplines, du fait que chaque discipline, voire sous-discipline, détermine les questions scientifiques de l'intérieur strict de ses frontières [116] . La réciproque est-elle vraie, l'interdisciplinarité conduit-elle au complexe ? Une coopération entre disciplines est souvent exigée par les recherches finalisées ou appliquées*, (voir chapitre IV). Il peut s'agir de replacer des objets d'étude dans un contexte plus large, qui sera, de facto , complexe. Dans ce cas, même si la revendication d'interdisciplinarité n'est pas issue d'une recherche explicite de complexité, elle peut en favoriser l'émergence [117] . J'ai d'ailleurs évoqué comment le Santa Fe Institute, d'abord dédié à l'interdisciplinarité s'est rapidement transformé en Institut des systèmes complexes.
Chapitre II - Le complexe comme mode de pensée[modifier]
Dans le cadre des sciences des systèmes complexes, ont donc été mises au point des méthodes de modélisation mathématique et de simulation informatique qui continuent à être développées, tant pour les sciences exactes que, dans un certain nombre de cas, pour les sciences de l'homme et de la société. Mais, nous l'avons vu, des concepts scientifiques nouveaux émergent des propriétés mises en évidence par l'utilisation de ces méthodes. Ces concepts nouveaux impliquent et entraînent un renouveau de la pensée qui, contrairement à ceux liés à la révolution de la physique au début du siècle dernier, concerne toutes les disciplines scientifiques où ces méthodes sont utilisables. Ils peuvent être compris, comme j'ai tenté de le montrer, indépendamment des ordinateurs ou des équations qui ont permis de les découvrir. Cela permet de supposer que ces concepts issus des sciences exactes peuvent être utilisés, voire découverts sans les méthodes qui leur ont donné naissance dans les sciences exactes. En 1982 Edgar Morin écrivait :
De toutes les parts surgit le besoin d'un principe d'explication plus riche que le principe de simplification (disjonction/réduction) et que l'on peut appeler le principe de complexité. Celui-ci, certes, se fonde sur la nécessite de distinguer et d'analyser, comme le précédent. Mais il cherche de plus à établir la communication entre ce qui est distingué : l'objet de l'environnement, la chose observée et son observateur. Il s'efforce non pas de sacrifier le tout à la partie, la partie au tout, mais de concevoir la difficile problématique de l'organisation, où, comme disait Pascal, « il est impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties [118]
».
C'est à ces exigences que répond sa Pensée complexe .
Parallèlement aux sciences des systèmes complexes se sont ainsi développées des approches de la complexité, qui ne requièrent pas l'usage des mathématiques et ne se réclament que peu des sciences des systèmes complexes, mais qui font partie de la révolution du complexe. J'ai mentionné ci-dessus l'école de Palo-Alto et l'École des Annales, et de plus en plus de disciplines ou de chercheurs utilisent des concepts de la complexité mais n'en formalisent pas l'usage sous forme d'une méthode ou d'une pensée. Je vais très brièvement examiner ici l'approche systémique et la pensée complexe d'Edgar Morin.
II.1. L'approche systémique[modifier]
Issue de la cybernétique*, ou du moins de la branche la moins mécaniste de la cybernétique, la systémique, apparue dans les années 50 et popularisée par le biologiste Ludwig von Bertalanffy en 1968 sous le nom de théorie des systèmes implique une certaine vision du monde, de la nature, du vivant et tout particulièrement de l'humanité, que l'on peut qualifier de holiste* dans la mesure où elle s'intéresse à la globalité des systèmes indépendamment de leur composition élémentaire. Je ne vais pas décrire cette approche mais en rechercher simplement les convergences avec les sciences des systèmes complexes. Je distinguerai deux grands courants. L'un s'intéresse surtout à la [119]
Edgar Morin, Science avec Conscience , Fayard, 1982 p. 43.
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structure, le plus souvent statique. Pour l'autre, la globalité d'un système comprend sa dynamique et se rapproche donc de ce que j'ai défini comme système complexe. En 1979 Jacques Mélèse écrivait : la prise en compte des relations entre tout et parties, entre l'individuel et le collectif, de l'improviste attachée à la dynamique des processus de fonctionnement, d'évolution et d'apprentissage […] le qualificatif de systémique est, je crois le seul à l'heure actuelle qui comporte de telles connotations. [120] Cette approche systémique des systèmes complexes se veut alors une méthodologie de compréhension et d'action maîtrisée du et sur le réel [121]
et elle alimente un courant d'aide à la décision basée sur la complexité.
Elle se veut d'abord une méthode de pensée totalement opposée à ce qu'elle nomme la méthode cartésienne , à laquelle elle veut se substituer, nécessitant par là même une modification radicale de nos points de vue. Voici quelques principes issus d'un ouvrage destiné à aider à la gestion des entreprises [122]
, en utilisant l'approche systémique qui est ainsi définie :
À l'opposée d'une vision mécaniste, déterministe (telle cause crée tel effet), elle traite conjointement effets et causes dans leurs interactions.
Elle associe, rassemble, considère les éléments dans leur ensemble, les uns vis à vis des autres et dans leurs rapports à l'ensemble, […] à l'inverse de la logique cartésienne qui dissocie, partage, décompose pour simplifier la problématique.
Elle prend en compte l'ensemble du système auquel appartient l'élément, l'individu ou le problème considéré, afin de l'appréhender par ses interactions avec les autres éléments du même système, […] à l'inverse de l'approche analytique qui prend en compte l'élément, l'individu ou le problème considéré pour, à partir de lui, tenter d'appréhender l'ensemble.
Il s'agit donc bien d'une approche globale, où les interactions (rapports) entre les éléments ont cependant moins d'importance que le comportement global lui même. La systémique met aussi en évidence la porosité des systèmes en interaction et la primauté des principes organisateurs du système englobant , sur ses sous-systèmes. La stabilité, l'équilibre du système étant le résultat de sa dynamique, le changement de cet équilibre doit vaincre le principe d'homéostasie* : il est soumis à une action suffisamment significative et pendant un temps suffisamment long (afin d'être approprié par l'ensemble du système) pour être intégré par le système comme critère opératoire. En filiation avec la cybernétique, la systémique met donc l'accent sur les boucles de rétroaction négative et l'homéostasie, la stabilité et la finalité. Elle inclut aussi, de façon prépondérante, l'incertitude.
Enfin, elle définit une hypercomplexité dont : la réalité est par et dans son mouvement, mettant en jeu d'innombrables paramètres interactifs, structurés et fonctionnant selon une logique de système. Le cerveau humain, l'humain, les groupes humains sont des exemples de systèmes hypercomplexes. Tout système est un élément « vivant » dont la stabilité réside dans la raison d'être, dans le traitement d'une problématique,
120 ibid. p. 10. 121 Voir aussi Jean Louis Lemoigne in « Systémique et complexité » numéro spécial de la Revue internationale de systémique , 1990. 122 Arlette Yatchinovsky, L'approche systémique pour gérer l'incertitude et la complexité , ESF éditeur, Coll. formation permanente,1999.
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dans la poursuite d'un but, d'une finalité qui le définit : cette stabilité n'est pas immobilisme mais « équilibration de sa dynamique fonctionnelle », c'est à dire que l'écartement de la ligne projetée doit générer un dispositif contraire de retour à ce vecteur de progression (comme un dispositif de pilotage automatique).
On voit dans ce cas d'évidentes convergences avec les concepts issus des sciences des systèmes complexes, avec l'accent mis sur les régulations et la stabilité dynamique. Les notions telles que non-linéarité, auto-organisation, émergence, bifurcations, ou encore processus loin de l'équilibre, de même que l'importance des boucles de rétroaction positive, en sont cependant absentes (ou y fonctionnent de façon implicite). Qu'il s'agisse de la conception statique ou de la conception dynamique, l'accent est mis sur la stabilité, ce qui, comme nous le verrons au chapitre IV, explique que la systémique se soit mieux imposée dans le cadre de l'économie libérale où elle reste compatible avec l'organisation hiérarchique des entreprises.
II.2. La « pensée complexe » d'Edgar Morin[modifier]
Philosophe/sociologue/anthropologue, Edgar Morin, a construit ce qu'il appelle la pensée complexe , à travers une œuvre considérable [123]
qu'il n'est pas question d'analyser ici. Il en a présenté une première mouture, dans un ouvrage de 1982 qui a fait date Science avec conscience
. Et, plus récemment il en a livré un très bref résumé
sur lequel je vais m'appuyer pour une présentation encore plus compacte, où je veux simplement mettre en regard cette pensée avec les autres aspects de la révolution du complexe.
Morin présente sa pensée complexe comme bâtie en 3 étages. D'abord trois théories : la théorie de l'information , qui lui « permet d'entrer dans un univers où il y a à la fois de l'ordre, du désordre, et en extraire du nouveau »; la cybernétique , à laquelle il emprunte les idées de rétroactions, négative avec l'homéostasie et positive où il ne voit que l'amplification ; la théorie des systèmes , basée sur le fait que « le tout est plus que la somme des parties » [126]
, qui hiérarchise les niveaux d'organisation à travers la notion d'émergence. Ce premier étage lui fournit la notion d'organisation.
À cette première couche, il ajoute l'apport de divers courants des sciences des systèmes complexes, von Neumann, von Foerster, Atlan et Prigogine. Il en retient d'abord la notion d'incertitude et de l'ordre issu du désordre qu'il résume par la formule : ordre/désordre/organisation. Ce deuxième étage lui procure la notion d'auto-organisation. À quoi il ajoute encore trois principes qui lui sont propres : le principe dialogique qui unit deux principes antagonistes qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité [127]
; le principe de récursion , ou boucle génératrice où les
123 124 125 126 127
Le lecteur intéressé peut se référer à la très récente revue La complexité d'Edgar Morin in Sciences Humaines , hors-série, spécial n° 18, mai-juin 2013, qui présente l'immense œuvre maîtresse de l'auteur ( La méthode , ouvrage en 6 volumes et 2000 pages). Edgar Morin, 1982, op.cit.
Edgar Morin et Jean Louis Lemoigne, Chapitre IV, « La pensée complexe, une pensée qui se pense », in L'intelligence de la complexité , L'Harmattan 1999.
Plus exactement, il montre, dans La méthode : la nature de la nature , Seuil, Paris, 1977, que le tout peut être plus ou bien moins que la somme des parties, autrement dit la formule exacte doit être « le tout est différent de la somme des parties ».
Cette notion me semble très proche de celle de contradiction non antagonique décrite par Lucien Sève, j'y reviendrai au chapitre III. L'exemple que tous deux donnent est celui de la dualité onde/particule de la lumière.
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produits et les effets sont eux-mêmes producteurs de ce qui les produit, comme l'être humain qui produit la société et est produit par elle ; le principe hologrammatique pour lequel le tout contient les parties et les parties contiennent le tout [128]
, comme les cellules différenciées contiennent le génome de tout l'organisme, lui même constitué de cellules. À partir de ces outils, Morin a construit une pensée, qui s'oppose à ce qu'il appelle la pensée simplifiante (que la systémique décrivait comme pensée cartésienne). Mais, contrairement à la systémique, la pensée complexe ne veut pas se substituer à la pensée simplifiante et remplacer ses principes par des principes opposés. Au contraire il veut englober, dépasser, cette pensée, opérer l'union de la simplicité et de la complexité.
Il s'agit de « relier tout en distinguant ». Ou encore :
Et la complexité ce n'est pas seulement penser l'un et le multiple ensemble, c'est aussi penser ensemble l'incertitude et le certain, le logique et le contradictoire, et c'est l'inclusion de l'observateur dans l'observation. [130]
Dans ce texte, Morin énumère sept principes de la pensée complexe.
Le principe systémique ou organisationnel , qui implique l'indissociabilité du tout et des parties et l'émergence des niveaux d'organisation : le principe hologrammatique ; le principe de la boucle rétroactive ; le principe de la boucle récursive ; le principe d'auto- éco-organisation ou autonomie-dépendance : les êtres vivants s'auto-reproduisent en dépensant de l'énergie qui provient de l'environnement : leur autonomie est donc dépendante de l'environnent. Le principe dialogique ; le principe de réintroduction du connaissant dans toute connaissance , il dit par exemple :
La nécessité de penser ensemble, dans leur complémentarité, dans leur concurrence et dans leur antagonisme, les notions d'ordre et de désordre nous pose très exactement le problème de penser la complexité de la réalité physique, biologique et humaine. Mais pour cela […] il nous faut […] nous inclure dans notre vision du monde. [131]
Dès 1982, Morin résumait ainsi les tâches de la pensée complexe : La pensée complexe doit remplir de très nombreuses conditions pour être complexe : elle doit relier l'objet au sujet et à son environnement ; elle doit considérer l'objet non comme un objet mais comme un système/organisation posant les problèmes complexes de l'organisation. Elle doit respecter la multidimensionnalité des êtres et des choses. Elle doit travailler/dialoguer avec l'incertitude, avec l'irrationalisable. Elle doit non plus désintégrer le monde des phénomènes, mais tenter d'en rendre compte en le mutilant le moins possible 132
.
On voit donc que la pensée complexe se construit surtout à partir de ses propres concepts et n'emprunte que quelques un des concepts des sciences de la complexité et des SDNL. Les principes dialogique, récursif et hologrammatique (nous discuterons dans 128 129 130 131 132
Principe là encore peu différent de l'unité dialectique des contraires. Edgar Morin, 1982, op.cit. p. 265. ibid. p. 92. ibid. p. 89.
ibid. p. 305-6.
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le chapitre suivant de leurs rapports avec la dialectique) et le principe de réintroduction du connaissant dans toute connaissance, sur lequel Morin insiste beaucoup, lui sont propres. Il incorpore les concepts systémiques d'émergence. La non-linéarité est présente, mais réduite aux rétroactions, l'absence de proportionnalité entre la cause et l'effet n'étant pas prise en compte. Les comportements non triviaux des systèmes non-linéaires, se réduisent à l'auto-organisation (et parfois au chaos). Même s'il s'appuie sur des données et des progrès des sciences de la nature et fustige la séparation des domaines scientifiques, il s'est surtout intéressé aux domaines anthropologique et sociologique. Au delà il est reconnu comme source d'inspiration par nombre de partisans de la systémique, ainsi que par des formateurs et des chercheurs en sciences de l'éducation [132] L'œuvre d'Edgar Morin contient donc à la fois une méthode, (il se défend d'avoir construit un système) et son utilisation, essentiellement dans les sciences humaines et sociales. Il insiste très souvent sur la profonde rupture des modes de pensée à laquelle conduit sa méthode et sur le fait que l'évolution des sciences et des situations la rend indispensable. Il s'agit donc d'une branche particulière de la révolution du complexe, à côté des sciences des systèmes complexes et de la dynamique des systèmes non- linéaires.
II.3. La pensée du complexe[modifier]
La systémique s'oppose à la pensée cartésienne et veut s'y substituer. La pensée complexe la dépasse et l'englobe, en distinguant sans disjoindre .
Ce que j'appelle la pensée du complexe , est une forme de pensée renouvelée, issue de la révolution du complexe et qui en fait partie. Elle élargit le champ de cette révolution scientifique et met en évidence son aspect de révolution conceptuelle. Cette question donne toujours lieu cependant à polémiques, comme celle lancée par Sokal et Bricmont, accusant d'imposture les chercheurs en sciences humaines utilisant (d'une manière certes « floue ») des termes issus des sciences exactes [133] Ces difficultés sont d'autant plus à craindre que les termes utilisés par les sciences des systèmes complexes sont des termes de la vie courante (bifurcation ou incertitude, par exemple), voire des termes empreints d'une aura de fascination comme chaos, ce qui peut alimenter la confusion entre un concept scientifique et un concept du langage courant (comme la confusion entre complexe et compliqué l'illustre aussi d'ailleurs). Ceci impose une vigilance dans le maniement de ces concepts et une mise en garde contre leur mésusage. La démarche que j'appelle pensée du complexe , qui émerge de l'ensemble de la révolution du complexe, est donc partagée, de façon plus ou moins implicite, par nombre d'acteurs de cette révolution. Par là-même, elle n'est pas (pas encore ?) formalisée, et le présent ouvrage se veut aussi une étape dans le processus de son élaboration explicite. Il s'agit de mettre en évidence comment s'utilisent les concepts issus des sciences du complexe, (ce qui nécessite notamment d'élargir la gamme des outils proposés par E.Morin) et de comprendre comment se relient les divers aspects de la révolution du complexe. Il s'agit de rechercher en quoi ces concepts enrichissent une forme de pensée que l'on peut avec Jean Louis Lemoigne caractériser comme « L'intelligence de la complexité » [134] et avec Edgar Morin comme une profonde rupture avec la pensée traditionnelle. Et il s'agira aussi de se demander quels sont les rapports entre cette pensée du complexe et la dialectique matérialiste, en quoi cette pensée peut être en retour utile au 133 134 135
Clenet Jean et Daniel Poisson, Complexité de la formation et formation à la complexité , L'harmattan, 2006.
Sokal Alan et Jean Bricmont, Impostures Intellectuelles , Odile Jacob et1997. Edgar. Morin, Jean Louis Lemoigne op.cit.
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développement des sciences du complexe dont elle émerge (chapitre III), et en quoi elle peut contribuer à un renouveau indispensable du rationalisme (chapitre V).
Nous avons vu que les sciences du complexe entraînent un bouleversement/approfondissement de la signification des concepts scientifiques les plus fondamentaux : le déterminisme peut devenir non-prédictif, la causalité peut échapper aux catégories d'Aristote et devenir circulaire, l'ordre global peut surgir du désordre local, le hasard devient nécessaire… La science vacille sur ses anciennes bases, au point qu'un grand savant comme I. Prigogine considérait que le déterminisme était mort. J'y vois plutôt une science transformée, non seulement dans ses méthodes, mais, plus fondamentalement, dans ses concepts, ce que j'ai voulu souligner en parlant de révolution scientifique.
À maints égards paraît donc amorcée une fluctuation géante de la rationalité scientifique où sont remises en chantier jusqu'à des catégories* fondamentales de l'être et de la pensée. [135]
C'est parce que ces concepts concernent des systèmes à l'échelle humaine qu'ils sont susceptibles de fertiliser la pensée bien au-delà de la simulation ou modélisation des systèmes complexes. Dépassant (et englobant) les pensées que j'ai évoquées ci-dessus, la pensée du complexe utilise aussi les concepts issus des SDNL et des sciences des systèmes complexes pour pouvoir penser les objets et processus, précisément dans leur complexité
[136]
. Il me faudra donc affronter la question épineuse de la légitimité de la transposition de concepts scientifiques.
La première et la plus importante fonction de cette pensée du complexe, est le choix , (la décision) de considérer un système, un phénomène, un processus, en tant que système complexe . Autrement dit, il s'agit d'envisager et de comprendre l'organisation globale des interactions entre les éléments qui le constituent, et si possible sa dynamique, ses transformations, son évolution (et non d'en analyser simplement les composantes, comme le fait la pensée cartésienne/simplifiante, ni de le voir uniquement dans sa globalité comme le fait la systémique). Ce choix n'est pas facile à faire, parce qu'il heurte souvent nos habitudes de pensée les plus ancrées (comme je l'analyserai au chapitre V). Mais surtout parce qu'il est bien souvent impossible de déterminer l'ensemble des éléments à relier non seulement parce que l'on peut toujours en oublier, mais, plus fondamentalement, parce qu'il y a plus d'un système auquel le phénomène considéré puisse être rattaché. Ceci implique un deuxième choix, celui des critères à utiliser, du point de vue à privilégier. Tout choix suit un point de vue qui est obligatoirement partiel et partial, mais qui permet de révéler un aspect de la réalité. Autrement dit, il est indispensable d'accepter l' incomplétude de la démarche, incomplétude qui la rapproche d'une démarche scientifique et qui, souvent, appelle aussi une pluralité de points de vue. Poser la nécessité de ce choix comme acte premier de la pensée du complexe, n'entraîne à ce stade aucune transposition de concepts scientifiques et rejoint d'ailleurs, pour s'en nourrir, à la fois la pensée complexe et les démarches systémiques lorsqu'elles sont dynamiques. Comme elles, la pensée du complexe est différente de la pensée classique (cartésienne, linéaire, analytique), qu'elle soit savante ou non. Comme elles, cette pensée, s'intéressant à la dynamique d'un processus dans sa globalité, en recherche la multiplicité des causes, c'est-à-dire la multiplicité des interactions entre les objets qui peuvent être hétérogènes, mais aussi les interactions entre ces interactions , autrement dit
136 Lucien Sève 1998 op.cit. p. 110 ? 137 C'est aussi ce que Jean Clénet appelle « une forme d'entendement renouvelée : l'intelligence de la complexité » in Complexité de la formation et formation à la complexité , L'harmattan, 2006.
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les régulations, les rapports entre les acteurs du processus, et à l' émergence de propriétés à des niveaux supérieurs . Edgar Morin a parfaitement caractérisé les implications, les difficultés et l'impérieuse nécessité d'un tel choix, de même que la nécessité, non pas de remplacer mais d'intégrer en la dépassant la pensée simplifiante. Mais la pensée du complexe cherche en outre, pour concrétiser cette démarche, à s'enrichir de concepts émanant des sciences des systèmes complexes.
Elle surveille les comportements hors de l'équilibre, comme la multistationnarité, les oscillations, le chaos déterministe, les bifurcations et les processus auto-organisés ; elle recherche les boucles de rétroactions, négatives, mais aussi positives comme conditions nécessaires de la multistationnarité, donc de l'existence de multiples possibles ; elle est préparée à l'incertitude, à la pluralité des possibles, à l'importance du bruit.
Il est alors indispensable d'évaluer l'utilité et même la pertinence de ces concepts en l'absence des outils mathématiques et informatiques des sciences du complexe. Cette démarche rencontre, nous l'avons vu, de nombreuses réticences, non seulement parmi ceux qui récusent de toutes façons la complexité, mais aussi parmi ceux qui craignent une utilisation dogmatique et un placage totalitaire de concepts scientifiques transposés et donc inadaptés.
Et tout d'abord, en effet, il faut bien mesurer leurs domaines d'application. Tout n'est pas incertitude ou bruit, tout ne conduit pas à des bifurcations, tout ne s'auto-organise pas automatiquement, le désordre n'engendre pas toujours de l'ordre, les systèmes à comportement chaotique ne sont pas si fréquents et l'imprédictibilité n'est pas un absolu, mais la propriété de certains systèmes. Il ne s'agit donc pas de remplacer de façon automatique les concepts classiques par de nouveaux, mais de disposer aussi de ces nouveaux concepts pour analyser le monde dans sa complexité. On pense toujours à l'aide de concepts. Pourquoi faudrait-il se priver de ceux du complexe, s'ils s'avèrent utiles, sous prétexte qu'ils proviennent de disciplines scientifiques récentes qui les ont forgés grâce à des modélisations mathématiques ou informatiques ? Pourquoi faudrait-il privilégier ceux qui dérivent au fond de modèles mathématiques plus anciens, complètement intégrés dans notre imaginaire qui en oublie la source, comme la proportionnalité, dont personne ne met en doute la légitimité d'emploi hors des mathématiques.
Le choix de considérer un processus comme un systèmes complexe dynamique implique de s'intéresser prioritairement aux interactions. Or celles ci peuvent être linéaires ou non-linéaires. En quoi la linéarité est-elle plus acceptable que la non-linéarité ? Prendre en compte la non-linéarité nous permet par exemple de savoir qu'il n'y a pas toujours proportionnalité entre l'effort et ses résultats. C'est utile à condition de ne pas plaquer cette connaissance de façon indifférenciée à tout processus, mais de l'utiliser pour accroître le spectre des hypothèses et des observations qu'il faudra faire pour le comprendre ou pour tenter de prévoir le comportement d'un système, (voire le résultat de nos actions). Si les interactions sont non-linéaires, on doit s'attendre à ce que des comportements non intuitifs puissent se produire, ce qui aide certainement à les déceler, puis à les gérer.
Dans le cas d'un système complexe, les bifurcations obéissent à un certains nombre de types de comportements et présentent certaines régularités qu'il est évidemment utile de connaître. Par exemple, l'historien Immanuel Wallerstein, l'actuel chef de file de l’École des Annales, étudiant la crise actuelle du capitalisme, considère qu'elle est différente de celles du passé et ses turbulences erratiques lui évoquent ce qui se passe dans un système non-linéaire peu avant une bifurcation. Il pose donc l'hypothèse qu'une telle
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bifurcation est en marche (dans le demi siècle qui vient) [137]
et en tire quelques propositions pour l'action. En quoi est-ce moins responsable et justifié que de faire l'hypothèse que le système mondial a atteint un état stationnaire stable et définitif
?
Ceci ne conduit pas à récuser les résultats obtenus par les paradigmes non complexes, mais à les intégrer dans une pensée beaucoup plus vaste, qui implique une révolution globale de la pensée, qui rejoint et intègre aussi la pensée complexe d'Edgar Morin. Ces concepts ne fonctionnent ni comme des lois , ni comme des métaphores générales qu'il suffirait de plaquer sur telle ou telle réalité. Ils peuvent fournir des analogies pour faire des hypothèses dans le cadre du choix initial. Celles-ci seront souvent plus plausibles que celles qui reposent sur le raisonnement linéaire, mais elles restent toutefois à démontrer, (si c'est possible) ou en tous cas, il faut se souvenir que ce sont des hypothèses, tout comme celles qui émanent de la pensée linéaire que nous ne trouvons évidentes , qu'à cause de notre éducation. J'y reviendrai au chapitre V.
Enfin ce point de vue implique, nécessite très souvent, une pluralité d'approches. De même qu'il faut parfois faire le tour d'une sculpture pour en avoir une idée complète, de même il est fréquent qu'une seule méthode soit insuffisante pour percevoir toute la complexité d'un système. Les approches analytiques restent utiles dans la panoplie des méthodes, mais cessent d'être les seules envisageables. Toute modélisation étant par nature simplificatrice, il est utile de recourir, lorsque cela s'avère possible, à plusieurs modèles pour couvrir un plus grand spectre des propriétés du système, ou à plusieurs systèmes pour mieux cerner les propriétés d'un processus. Cette pluralité empêche une utilisation dogmatique et stérilisante de la pensée du complexe, mais elle conduit aussi à admettre, ce qui n'est pas sécurisant, l'incomplétude fondamentale d'une démarche complexe.
En résumé, les concepts issus des sciences du complexe, me semblent avoir une assise propre qui leur permet d'être efficaces en dehors des domaines et des conditions qui leur ont donné naissance, et en particulier d'être utilisables sans l'arsenal mathématique ou informatique qui caractérise ces sciences. La pensée du complexe utilise donc bien une certaine transposition de concepts scientifiques d'un domaine à l'autre et comme telle, elle nécessite prudence et discernement et en aucun cas placage dogmatique. Mais comme telle aussi elle n'est en rien un système figé, mais une création vivante et continue, même si pour le moment, elle reste implicite, ou même ignorée de ceux-là mêmes qui contribuent à la faire vivre.
Or, comme nous le verrons dans les chapitres suivants, les sciences du complexe sont à l'heure actuelle freinées dans leur développement. Les Instituts national et régionaux des systèmes complexes se sont mis en place pour faire vivre l'interdisciplinarité des modèles et méthodes qui les constituent. Ils restent encore marginaux et ces méthodes ne sont ni généralisées, ni même, bien souvent, enseignées.
Pourtant, la familiarité avec certains au moins des aspects des sciences du complexe, je pense en priorité à la non-linéarité, facilite grandement l'acquisition de la pensée du complexe , en préparant à comprendre l'émergence ou l'auto-organisation par exemple. Le mathématicien Ian Stewart [139] disait que la linéarité représente un tout petit
138 Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde, introduction à l'analyse des systèmes-monde , 2004, traduction française La Découverte, 2009.
139Francis Fukuyama, philosophe et économiste américain a proposé la théorie de la fin de l'histoire après la chute du système soviétique dans un livre qui eut beaucoup de succès ( La Fin de l'histoire et Le Dernier homme , 1992 ? traduction française Flammarion, coll champs, 2009.)
140 Ian Stewart, Dieu joue-t-il aux dés ? Les mathématiques du chaos , traduction française 1992, Flammarion coll Champs,1998.
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domaine du réel, par rapport à la non-linéarité et donnait l'image de biologistes qui n'auraient connu que les dinosaures et qui parleraient de « non-dinosaurité » en découvrant le reste du monde vivant. De même, le monde est essentiellement complexe et la complexité, ses méthodes et ses concepts sont connus depuis près d'un demi-siècle. Ces concepts devraient donc faire partie de l'arsenal de tout scientifique, mais aussi de la pensée de tout citoyen. Pour cela ils devraient être enseignées dans toutes les écoles, alors qu'ils ne figurent que bien après le baccalauréat et dans quelques filières, si bien que seuls les mathématiciens, et certains ingénieurs, physiciens et chimistes en ont connaissance à la fin de leurs études. Il s'agit d'une difficulté que la prise de conscience par la communauté des mathématiciens du caractère très spécial de la non-linéarité au niveau même des formes de l'entendement, permettrait peut-être de surmonter. Ainsi, la pensée du complexe peut être à son tour importante pour le développement et l'épanouissement des sciences du complexe elles-mêmes.
Nombreux sont encore les obstacles qui limitent le développement des sciences du complexe et empêchent la diffusion de la pensée du complexe et je vais tenter, en étudiant dans les chapitres suivants les contextes épistémologique, politico-économique et idéologique de cette révolution, de mieux comprendre sa nature et les causes des obstacles qu'elle rencontre.
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Chapitre III - Les contextes épistémologiques[modifier]
Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. […] C'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation.
G.Bachelard [140]
Objet des sciences de la nature : la matière en mouvement, les corps. Les corps sont inséparables du mouvement… ; leurs formes et leurs espèces ne se reconnaissent qu'en lui ; il n'y a rien à dire des corps en dehors du mouvement, en dehors de toute relation avec d'autres corps.. La science de la nature connaît donc les corps en les considérant dans leurs rapports réciproques, dans le mouvement. F. Engels [141]
III.1. Le sort très inégal de deux découvertes[modifier]
En 1961, les biologistes Jaques Monod et François Jacob publient deux articles dans la même revue [142]
. Le premier qui allait leur valoir le prix Nobel, ouvrait la voie à l'utilisation de la génétique bactérienne pour l'étude des régulations génétiques. Il s'agissait de comprendre la manière dont les gènes* permettent et régulent la synthèse des protéines et par là des fonctions vitales, découverte qui allait être un élément majeur du développement de la biologie moléculaire*. Le deuxième article en revanche, encore méconnu à ce jour, s'intéressait aux aspects dynamiques de ces régulations, c'est-à-dire au-delà des fonctions, aux fonctionnements, et avait déjà prévu bien des comportements non-linéaires de ces dynamiques
[143] . En somme ces auteurs ouvraient deux voies à l'étude des régulations biologiques : la voie de l'analyse moléculaire (réductionniste) et la voie des dynamiques (non-linéaires) de leur fonctionnement. Ils n'en ont poursuivi eux-mêmes que 141 Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique ,Vrin,1967 p. 13. 142Lettre à Marx 1873 in Karl Marx et Friedrich Engels, Lettres sur les sciences , Éditions Sociales, 1973 p. 77. 143 Cold Spring Harbor Symp. Quant. Biol. 1961, n° 26. 144 Monod, J. and Jacob, F., « General conclusions : teleonomic mechanisms in cellular metabolism, growth and differentiation » ibid. pp. 389-401.
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la première, qui a connu un développement exceptionnellement rapide et conduit à la naissance vers 1975 de ce que l'on a appelé le génie génétique et les biotechnologies. La deuxième en revanche est restée oubliée (ou en dormance) à de rares exceptions près [144]
. Cette deuxième direction de recherche pointait vers ce qui sera plus tard l'application à la biologie de la dynamique des systèmes non-linéaires, branche, comme nous l'avons vu, des sciences des systèmes complexes.
Évidemment, des techniques expérimentales requises par la première voie existaient déjà en 1961, alors que les ordinateurs, qui allaient rendre possible l'essor des sciences du complexe n'étaient encore que peu développés. Puis les résultats impressionnants obtenus dans la première voie attirèrent tous les regards et façonnèrent par là les manières de penser les régulations, affirmant la prééminence des approches analytiques et statiques. Aussi les quelques scientifiques qui explorèrent la seconde voie restèrent isolés, même lorsque les ordinateurs devinrent monnaie courante et que les connaissances sur les systèmes dynamiques non-linéaires s'accumulèrent en provenance de la physique. Le paradigme du tout-moléculaire était devenu trop fort pour laisser une place à une démarche dynamique et complexe.
Il est tentant de se contenter de cette explication : la biologie moléculaire a pris le pas sur l'étude des dynamiques, faute d'ordinateurs, et le paradigme qui en a découlé a empêché l'émergence d'un nouveau. Il s'était produit en somme, une bifurcation, au cours de laquelle la biologie avait suivi l'attracteur de la biologie moléculaire donc de la démarche réductionniste. Mais même en physique, l'arrivée des possibilités d'étude du complexe n'a pas permis rapidement leur développement, que seuls de jeunes exaltés géniaux pouvaient entreprendre. C'est de cette manière par exemple, que le best seller écrit par un journaliste scientifique du NewYork Times présente l'histoire de la théorie du chaos [145]
. Tout ne serait qu'affaire d'une lutte (de pouvoir) entre des esprits curieux et entreprenants et la routine académique. Mais est-ce si simple ?
Comme on ne répond qu'aux questions que l'on se pose, j'ai voulu suivre l'exemple de Boris Hessen et questionner les rôles respectifs de l'épistémologie et de la société, tant du point de vue des forces productives que du point de vue des idées (tout en restant consciente que ces aspects ne sont pas réellement séparables). Je commencerai, dans ce chapitre par l'étude des contextes épistémologiques qui ont permis l'émergence et fait obstacle, au plein développement des sciences et de la pensée du complexe.
III.2. Les obstacles épistémologiques directs[modifier]
III.2.1. L'obstacle de la linéarité[modifier]
De façon fondamentale, les sciences des systèmes complexes concernent des systèmes, simples ou compliqués, au sein desquels certaines au moins des interactions entre les éléments sont non-linéaires. Or, nous avons vu aussi que la non-linéarité a d'abord été ignorée, car les mathématiques étaient dépourvues des moyens de l'aborder. Le monde apparaissait comme entièrement linéaire, c'est-à-dire que proportionnalité et additivité semblaient la règle et faisaient partie de la logique. La mécanique classique traite précisément de ces interactions linéaires [146]
et, quitte à utiliser des simplifications linéarisantes, la physique et l'ingénierie ont réussi pendant très longtemps à utiliser les
145 146 147
Voir pour une revue de cette question Michel Laurent, G. Charvin, J. Guespin-Michel, Bistability and hysteresis in epigenetic regulation of the lactose operon . Cell Mol Biol , 2005, pp. 583-94. James Gleick op.cit.
Ce qui conduit à la réversibilité du temps, qui a également été un obstacle fort à l'introduction de la flèche du temps en physique par Prigogine notamment.
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mathématiques linéaires pour expliquer le monde et pour le transformer par des techniques efficaces de plus en plus poussées. Il n'est donc pas étonnant que toute la pensée, savante comme profane, ait été façonnée par cette linéarité. C'est la pensée normale , logique, celle de la rationalité cartésienne, de la physique newtonienne, celle qui a été la plus largement répandue dans les sciences jusqu'au siècle dernier, celle qu'on enseigne toujours et qui, nous le verrons dans le chapitre V est aussi le support de l'idéologie dominante. C'est à la fois la pensée scientifique et celle du bon sens rationnel. On peut y voir un bassin d'attraction d'où il n'est pas aisé de sortir pour gagner celui de la non-linéarité et du complexe.
Que signifie une pensée façonnée par la linéarité ? La proportionnalité et l'additivité sont la marque d'une causalité linéaire. Il y a donc un déterminisme simple : à un effet correspond une cause, pour comprendre l'effet il suffit de comprendre la cause et plus la cause est forte, plus l'effet est (proportionnellement) fort. Ensuite la pensée linéaire c'est la succession des causes et des effets : A implique B qui donne C… Donc une hiérarchie. Il y a une (et une seule) cause première dans cette chaîne causale linéaire. Qu'une causalité puisse être circulaire, qu'une solution puisse être multiple, qu'il n'y ait pas proportionnalité ou additivité entre causes et effets, que chaque cause puisse avoir de multiples effets et chaque effet de multiples causes et que certains comportements déterministes soient imprédictibles, sont autant de propositions que non seulement le sens commun mais l'esprit scientifique récusent, qui peuvent même paraître irrationnelles puisqu'elles sont en partie inconciliables avec la logique formelle [147]
. Bachelard écrivait déjà en 1934 :
Alors que la science d'inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec du simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe réel sous l'apparence simple fournie par des phénomènes compensés ; elle s'efforce de trouver le pluralisme sous l'identité… [148]
ou encore :
Elle correspond au jugement synthétique le plus difficile à formuler car ce jugement s'oppose violemment aux habitudes analytiques… [149]
Et pourtant, 80 ans après, cette pensée scientifique contemporaine est encore loin
d'être générale.
Ainsi, devant l'échec de l'utilisation des outils linéaires pour étudier la dynamique de systèmes complexes, on a souvent abandonné l'étude de la dynamique au profit d'une conception statique qui s'articule aussi, on le verra au chapitre V, avec le fatalisme idéologique et des conceptions philosophiques d'une essence dissociée des conditions d'existence.
Face au complexe, nécessitant un renouvellement parfois dramatique du mode de pensée, il n'est donc pas étonnant qu'on ait assisté à un rejet parfois haineux qui rappelle celui rencontré par les grandes révolutions scientifiques. On mentionne par exemple le rôle (indiscutable), de la religion dans le rejet des théories de Copernic et de Galilée, mais peut-on imaginer la réaction du sens commun, lorsqu'on a demandé aux gens (essentiellement lettrés pourtant) de croire que la Terre bouge , puis qu'elle est sphérique et que les habitants des antipodes marchent la tête en bas ? [150]
. Plus récemment, Paul
148 En dépit de notions fort anciennes comme le cercle vicieux ou la poule et l'œuf qui montrent que la causalité circulaire était constatée, mais non appropriée en tant que causalité.
149 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique , chapitre « L'épistémologie non cartésienne », op.cit. p. 139.
150 ibid. p. 140.
151 Et l'on dit qu'il y a 1 américain sur 5 qui croit encore que la Terre est plate !
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Langevin écrivait, à propos de la relativité « il est difficile à notre cerveau de s'habituer à ces formes nouvelles de la pensée » [151]
. La révolution du non-linéaire représente à mes yeux une révolution conceptuelle aussi importante que la révolution copernicienne, en ce qu'elle bouleverse, elle aussi notre vision du monde. Nous allons voir qu'en cela elle reçoit le soutien de la logique dialectique, qui précisément s'est construite dans les failles de la logique formelle pour comprendre les transformations, donc les dynamiques, et qui a dans de nombreux cas anticipé les résultats des sciences du complexe
. Le fait que la révolution du complexe se soit développée dans une période où les conditions politiques et idéologiques avaient fait presque totalement disparaître la dialectique et tout
particulièrement la dialectique matérialiste du paysage conceptuel a, je pense, contribué à ses difficultés face à la pensée linéaire, non seulement dans le sens commun mais aussi dans les sciences.
Parmi les questions de fond liées au raisonnement linéaire se trouve celle du déterminisme . Ce terme a diverses significations, mais restons en à la plus commune, celle du déterminisme dit Laplacien : connaissant tout ce qui concerne le présent et le passé, le démon de Laplace doit nécessairement pouvoir prédire le futur. C'est très exactement la proportionnalité entre les causes et les effets qui est en jeu dans ce raisonnement, et le déterminisme non prédictible des SNDL y contrevient de manière frontale. Voila encore un obstacle épistémologique majeur, dans la mesure où le déterminisme a été longtemps, et est encore, considéré comme fondement de la scientificité et la science comme synonyme de rationalité. Tout ce qui reposait in fine sur la proportionnalité et l'additivité des causes et des effets, semble voler en éclat dans un monde non-linéaire [153]
. Certains refusent le nouveau paradigme, au nom du déterminisme, garant du rationalisme et/ou de la logique. Ce fut le cas, par exemple, du mathématicien René Thom, dont les travaux cependant, la théorie des catastrophes, peuvent à juste titre figurer dans la galerie des sciences du complexe. Pourtant il attaquait de façon virulente, Atlan, Prigogine et Morin qu'il accusait d'une « fascination pour l'aléatoire » qui « témoigne d'une attitude anti-scientifique par excellence »
. Plus récemment, et avec des nuances, c'est en partie ce à quoi s'est consacré un numéro, Autour du chaos , de la revue de l'Union rationaliste
. Le refus ne porte pas sur les domaines de la non-linéarité en physique mais sur son utilisation hors du champ de la physique, par les sciences des systèmes complexes (et donc sur la pensée du complexe ). La citation suivante de Claude Allègre en juillet 1994 dans une interview au journal Le Point permet de poser le problème dans toute son ambiguïté et ses possibilités de dérives.
Le monde entier semble évoluer vers le chaos. Les certitudes idéologiques d'hier s'effondrent, les tempêtes boursières se multiplient, les guerres renaissent, les économies semblent échapper à tout contrôle […] ; en physique, en biologie, l'instabilité est créatrice ; elle est aussi transportable dans les sciences sociales […]. Pour ceux que le monde actuel désespère, c'est l'occasion d'un grand bol d'espoir. [156]
Il y a, dans cette citation (certes, ôtée de son contexte), une confusion majeure : tout ce qui est désordre, tout ce qui se pense sous le terme usuel de chaos, peut-il être repensé en terme du paradigme nouveau de chaos déterministe, donc de complexité ? À 152 153 154 155 156 157
Cité par Bitsakis, op.cit. , 2001, p. 302.
Ceci ne prouve pas la véracité des sciences du complexe, mais la perspicacité de la pensée dialectique. Certes, ce débat n'est pas nouveau et il a fortement marqué (et marque encore) les débats autour de la physique quantique. La complexité le relance à nouveaux frais, sur des échelles différentes. René Thom, « Halte au hasard, Silence au bruit », le Débat, Gallimard,1980 N°3. Autour du chaos , Raison présente n°115, 1995. Ibid. p. 11.
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l'évidence, ce n'est pas le cas [157]
. Cette confusion, à laquelle, il est vrai, le terme même de chaos déterministe peut prêter le flanc n'est pas à mon sens inhérente à l'inter-disciplinarité mais marque la confusion d'un esprit peu rigoureux. Elle fait cependant partie des arguments contre le complexe. Combattre (à juste titre) les interprétations fantaisistes ou purement irrationnelles qui cherchent à s'appuyer sur le complexe, n'oblige pas à condamner par avance toute transposition du concept hors du champ de la physique
. Déduire de ces erreurs que le chaos, avec son déterminisme non- prédictible ne serait valable qu'en physique et que le nouveau type de déterminisme qu'il fait entrevoir ne devrait surtout pas devenir un paradigme transposable représente également une erreur de raisonnement : la pensée du complexe , dans la mesure où elle peut servir de prétexte à des mésusages, serait à rejeter comme irrationnelle. Ces polémiques s'appuient sur un raisonnement linéaire. Pour certains auteurs de la revue, si d'aucuns utilisent ce mode de pensée à tort et à travers, c'est le mode de pensée qui est en cause. Or il importe de noter que ces utilisations critiquables viennent souvent d'une utilisation sans nuance, unilatérale, des concepts de la complexité, comme si le fait qu'on les ait découverts rendait caduque toutes les conceptions antérieures, et que ces concepts s'appliquaient à tout sans discernement.
Prigogine, quant à lui, interroge :
La question est alors de savoir dans quelle mesure l'identification de cette intelligibilité au déterminisme définit une science historiquement datable, ou, comme le mathématicien René Thom le soutient, caractérise l'essence même de la science. [159]
Autrement dit, à ceux qui considèrent le déterminisme (Laplacien) comme l'essence immuable de la science, il oppose une historicité de la science, dont la phase actuelle accepterait l'indéterminisme. Conception rapidement dévoyée par l'idée que la science est devenue impossible, ouvrant la voie à tous les irrationalismes.
Lors du colloque de Cerisy (déterminismes et complexités) en 2004, les participants n'avaient pas tous la même position sur la question, que les organisateurs présentaient ainsi :
Pour les systèmes complexes, le non-déterminisme n'est pas synonyme d'imprévision radicale. Certes, la prédiction parfaite de ce qui va arriver au sens de Laplace, ne peut être faite en certitude et dans le détail. Mais l'idéal serait de prévoir en probabilité ce qui peut arriver, comme le fait l'équation de Schrödinger [160]
. Chaque fois que cet idéal n'est pas accessible, il faudra – à nouveau idéalement – être capable de préciser quelle est la nature des incertitudes qui demeurent. Et ces incertitudes pourront aller jusqu'à l'imprévision radicale.
La notion de déterminisme non-prédictible, me paraît être celle qui résume le mieux les acquis des sciences du complexe à ce sujet [162]
. L'incertitude devient un élément avec lequel la science doit compter, sans pour autant rejeter tout déterminisme, qui doit cependant à son tour se transformer en l'incorporant.
158 159 160 161 162 163
Le mouvement brownien ou chaos moléculaire pour ne donner qu'un exemple, connu depuis longtemps en physique, n'a rien à voir avec le chaos déterministe.
Comme exemple d'une utilisation cohérente des concepts issus des SDNL pour caractériser les soubresauts de la situation actuelle, je renvoie à l'analyse d'Emmanuel Wallerstein évoquée ci-dessus. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Hasard et nécessité , Encyclopaedia Universalis (Edition 1997). Autrement dit, au lieu de prévoir ce qui doit être, on prédit ce qui peut être. Colloque de Cérisy op.cit. p. 13.
Ce qui cependant n'épuise pas toute la question, car il reste le rôle de l'aléatoire, du bruit .
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Mais comme le complexe, notamment à travers l'emploi du chaos déterministe comme méthode d'étude ou comme métaphore, a très vite glissé des sciences de la nature aux sciences de la société et par le biais de médias, au grand public , le pas fut, là encore, vite franchi entre cette position épistémologique, qui admet qu'un déterminisme puisse être non prédictible et toutes sortes d'idéalismes niant la matérialité et la connaissabilité du monde (voir aussi chapitre V). Mais, boucle de rétroaction manifeste, tous ces mésusages ont contribué à freiner le développement des sciences du complexe, au sein des communautés scientifiques elles mêmes.
Pour autant le matérialisme [163]
qui fonde la science telle que la majorité des chercheurs l'entendent, base notamment de la répétabilité des expériences, est-il nié par un formalisme non-linéaire ? La conception d'états multistationnaires et de comportements chaotiques, les notions d'émergence, d'auto-organisation, menacent-t-elles la science ? La position résumée par le terme déterminisme non prédictible , qui modifie la nature du déterminisme serait elle irrationnelle ? Le démon de Laplace perd un pouvoir qu'il n'avait d'ailleurs jamais eu, et la science peut explorer les immenses territoires de la non-linéarité restés vierges jusque là, sans pour autant abandonner ceux, plus restreints, de la linéarité. Je retrouve ici la position exprimée par Paul Langevin dans le débat sur le déterminisme en physique :
Aujourd'hui on parle de « crise du déterminisme » alors qu'au vrai, la détermination objective des faits est mieux connue qu'elle l'était hier. Certes, à mesure que notre connaissance du réel progresse, nous sommes amenés à modifier la conception que nous nous faisons du déterminisme. [164]
La nouveauté de ce continent ne va pas sans polémiques, même entre les participants de l'aventure du complexe. Ces polémiques sont souvent d'avantage d'ordre idéologique qu'épistémologique et, comme nous le verrons au chapitre V avec l'exemple de l'émergence, elles peuvent aussi émaner de la diversité des pratiques scientifiques impliquées dans les sciences du complexe. Mais reste posée la question purement épistémologique soulevée dans le numéro de Raison présente , celle de la transposition des concepts du complexe dans d'autres disciplines que la physique, ce qui rejoint celle la trans-disciplinarité.
III.2.2. Les difficultés de l'inter- et trans-disciplinarité[modifier]
Nécessaire, nous l'avons vu, aux sciences des systèmes complexes, base de la pensée du complexe, l'interdisciplinarité peut aussi constituer un obstacle important à leur diffusion.
D'une part, elle est difficile à pratiquer et demande un temps long pour que les acteurs puissent faire mieux que se côtoyer en juxtaposant leurs qualifications, temps long qui est le plus souvent refusé par les politiques de la science actuelles, qui prônent pourtant la pluridisciplinarité [165]
(cf Chapitre IV).
D'autre part, les institutions (notamment les commissions de recrutement des chercheurs) sont organisées sur une base disciplinaire et, en dépit de sollicitations diverses, gardent farouchement leurs pré-carrés. Il s'en suit quelquefois que des mathématiciens, des informaticiens ou des physiciens sont amenés à s'emparer seuls de questions relevant des sciences humaines ou d'économie, voire de biologie. Ces études, pour pertinentes et intéressantes soient-elles ne diffusent pas auprès des chercheurs de
164 165 166
Je ne reprends pas ici la distinction entre matérialisme et réalisme. Paul Langevin 1939 cité par Bitsakis op.cit. p. 331.
Le mouvement « slow science », qui réclame le temps de la réflexion est de ce point de vue indispensable. Voir Isabelel Stengers, Une autre science est possible , La Découverte, 2013.
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ces disciplines, qui restent étrangers aux apports et aux démarches des sciences du complexe. Cela ne contribue évidemment pas à lever les obstacles épistémologiques que rencontre le passage des concepts entre les disciplines.
En France, le Réseau National des Systèmes complexes (RNSC), s'est bâti sur l'idée qu'il existe des lois des systèmes complexes, génériques, c'est-à-dire indépendantes de la nature des éléments, mais dépendant de celle de leurs interactions. La mission du RNSC est de rassembler tous les acteurs qui souhaitent contribuer au développement de la science des systèmes complexes au-delà des barrières institutionnelles, disciplinaires et géographiques. […] Le RNSC offre ainsi la possibilité aux chercheurs venant de différents horizons de travailler ensemble sur la problématique des systèmes complexes. 167
Ce qui paraît certain c'est que si transposition, donc transdisciplinarité, il peut y avoir, ce ne peut être ni n'importe comment, ni de n'importe quoi. Ainsi, un examen des thématiques des réseaux affiliés au RNSC, ou des thèmes exposés lors des congrès internationaux des systèmes complexes organisés par le Réseau européen des systèmes complexes, montre que cette transversalité reste limitée la plupart du temps à l'informatique ou aux mathématiques appliquées à une question complexe à l'intérieur d'un champ disciplinaire classique [166]
. Ce qui est transposé, c'est moins la problématique, (qui est cependant transformée par le choix de rechercher un système), que les méthodes pour l'aborder.
En 1980, Antoine Danchin écrivait :
Le principe sous-jacent à toutes ces attitudes, qu'on peut qualifier d'attitudes holistes [Pour l'auteur – dans cet article ancien du moins – tout ce qui relève des sciences du complexe était amalgamé au holisme], est l'introduction d'un principe d'émergence de l'être, qualité essentielle du monde dont on postule l'existence en dehors de la matière… À cet égard la thermodynamique est un outil de choix, puisqu'il est possible de faire sans cesse un va-et-vient confus entre le macroscopique et le microscopique, entre le déterministe et l'indéterministe, afin d'imposer n'importe quel point de vue. [167]
Or, sans suivre bien sûr A. Danchin dans cette condamnation pour le moins légère, il est nécessaire de se prémunir autant que faire se pourra contre le reproche (voire la tentation) d'utiliser l'interdisciplinarité pour « imposer n'importe quel point de vue ». Il s'agit donc de rester vigilant, de ne jamais plaquer la pensée du complexe, ou les méthodes d'étude des systèmes complexes, mais de prendre en compte « la logique propre de l'objet en propre » [168]
. C'est dans cette optique que la pensée du complexe peut jouer un rôle important, pour orienter les questionnements et le choix d'objets d'étude transdisciplinaires, même dans des cas où aucune modélisation n'est possible. La difficulté de la transdisciplinarité me semble à l'origine du fait, paradoxal, que la
167 RNSC, http://rnsc.fr/tiki-index.php 168 Par exemple : Architecture et Dynamique des chromosomes ; Approche Enactive pour la Gouvernance de Systèmes Socio-Techniques ; Des modèles graphiques pour mieux comprendre les phénomènes et interactions multi échelles en science de l'aliment : Réseaux Bayésiens Hiérarchiques pour Données Omiques ; Dynamique de la Biodiversité sur des Réseaux Écologiques Spatiaux. Dans la même optique ce stage proposé récemment « Le collectif MAPS (programmation multiagents spatialisés) vise à promouvoir les sciences de la complexité au sein de la communauté des doctorants et des chercheurs en SHS et propose depuis 2009 des écoles de formation » 169 Antoine Danchin, L'invasion du biologisme. Le Débat n°2, Gallimard, 1980 p. 75-76 170 Karl Marx, Critique du droit politique hégélien , (1843), Paris Éditions sociales 1975 p. 149 traduction actualisée proposée par Lucien Sève.
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nécessité d'une pensée du complexe , n'est pas (ou peu) reconnue dans ces instituts des systèmes complexes qui pensent devoir rester dans une scientificité stricte, alors que c'est toute la rationalité qu'ils transforment, souvent sans vouloir le reconnaître et en admettre toutes les conséquences. La pensée du complexe , issue de la révolution du complexe, est pourtant le ciment qui leur permettra d'atteindre une cohérence transdisciplinaire dont on peut espérer qu'elle facilitera leur implantation et leur généralisation.
Edgar Morin, chercheur transdisciplinaire qui se qualifie lui même de nomade , a vu cette nécessité, mais n'a pas influencé les scientifiques des systèmes complexes, de même qu'il n'a pas pris, me semble-t-il, toute la mesure des apports de leurs nouveaux concepts. Il reste un continent séparé et incarne en quelque sorte les difficultés à faire reconnaître, partager et même comprendre à fond les relations entre complexité et inter- (ou trans-)disciplinarité. C'est ainsi que l'un des 6 thèmes de recherche de l'institut Edgar Morin (Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain EHESS-CNRS) est, encore actuellement, transdisciplinarité et complexité .
Mais cette transdisciplinarité reste confinée aux sciences humaines et laisse intacte la question de savoir si on peut aller plus loin et dans quelle mesure les lois, ou plutôt les comportements des systèmes complexes, découverts à partir de systèmes physiques ou biologiques peuvent s'appliquer aux sociétés et aux individus. Ceux qui s'y opposent le font soit au nom du libre-arbitre qui rendrait vaine toute tentative de trouver des lois aux comportements sociaux soit parce que les êtres humains sont susceptibles, parce qu'ils pensent leur pratique, de modifier les règles du système en cours de fonctionnement. Nous pouvons donc (encore de nos jours et malgré quelques progrès), conclure avec
Edgar Morin que :
Les efforts conjugués de la surspécialisation, de la réduction et de la simplification, qui ont amené des progrès scientifiques incontestables, amènent aujourd'hui à la dislocation de la connaissance scientifique en empires isolés les uns des autres (physique, biologie, anthropologie), lesquels ne peuvent être reliés que de façon mutilante par la réduction du plus complexe au plus simple et conduisent à l'incommunicabilité de disciplines à disciplines que n'arrivent absolument pas à surmonter les pauvres efforts interdisciplinaires. Aujourd'hui il y a occultation de tout ce qui se trouve entre les disciplines qui n'est autre que le réel… [169]
III.3. Réductionnisme et Holisme[modifier]
Il s'agit de deux grandes conceptions qui, sous des appellations diverses traversent le champ des sciences depuis leur origine, et face auxquelles les sciences du complexe ont à se positionner.
===III.3.1. L'exemple de la biologie [170]
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Puisque j'ai ouvert ce chapitre par l'exemple des réseaux de régulation en biologie, continuons sur cette lancée, d'autant qu'en biologie l'opposition entre réductionnisme et holisme est très ancienne et marquée. Je l'illustrerai par cette assez longue citation de l'ouvrage de François Jacob (c'est moi qui souligne) : […] la biologie n'est pas une science unifiée. L'hétérogénéité des objets, la divergence des intérêts, la variété des techniques, tout cela concourt à
171 Edgar Morin 1982 op.cit. p. 66. 172 Le texte qui suit est partiellement repris de l'article de Janine Guespin-Michel, Réductionnisme et Globalisme , La Pensée, 1998.
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multiplier les disciplines. Aux extrémités de l'éventail, on distingue deux grandes tendances, deux attitudes qui finissent par s'opposer radicalement. La première de ces attitudes peut être qualifiée d'intégriste ou d'évolutionniste. Pour elle, non seulement l'organisme n'est pas dissociable en ses constituants, mais il y a souvent intérêt à le regarder comme l'élément d'un système d'ordre supérieur, groupe, espèce, population, famille écologique.
Cette biologie s'intéresse aux collectivités, aux comportements, aux relations que les organismes entretiennent entre eux ou avec le milieu […]. Le biologiste intégriste refuse de considérer que toutes les propriétés d'un être vivant, son comportement, ses performances peuvent s'expliquer par ses seules structures moléculaires. Pour lui, la biologie ne peut se réduire à la physique et à la chimie […] parce que, à tous les niveaux, l'intégration donne aux systèmes des propriétés que n'ont pas les éléments. Le tout n'est pas seulement la somme des parties.
À l'autre pôle, de la biologie se manifeste l'attitude opposée qu'on peut appeler tomiste ou réductionniste. Pour elle, l'organisme est bien un tout mais qu'il faut expliquer par les seules propriétés des parties. Elle s'intéresse à l'organe, aux tissus, à la cellule, aux molécules. La biologie tomiste cherche à rendre compte des fonctions par les seules structures. […] On voit combien diffèrent ces deux attitudes. Entre les deux, il n'y a pas seulement une différence de méthode et d'objectifs, mais aussi de langage, de schémas conceptuels et par là-même d'explications causales dont est justiciable le monde vivant. [171]
Du point de vue épistémologique, la biologie est donc placée entre deux pôles, le réductionnisme et le holisme (intégrisme dans la citation ci-dessus), dont Jacob nous dit que ce sont à la fois deux attitudes opposées et deux types de méthodologies et d'objets d'étude différents. Cette ambiguïté va redistribuer les concepts de Réductionnisme et de Holisme eux-mêmes entre deux pôles, le pôle méthodologique (analytique ou globaliste) et le pôle philosophique (réductionniste ou holiste).
D'un point de vue strictement méthodologique, analyse et globalisme semblent complémentaires, puisqu'ils cherchent à cerner des aspects différents du monde vivant, en utilisant des techniques et méthodes différentes. Mais immédiatement cette complémentarité est modulée. Les holistes « refusent de considérer que toutes les propriétés d'un être vivant peuvent s'expliquer par ses seules structures moléculaires ». Il y a donc refus de la part du pôle holiste de ce qui est à la base du travail du pôle réductionniste. Pour les réductionnistes, non seulement les lois physiques sont les seules à l'œuvre dans le vivant (physicalisme), mais surtout, les méthodes analytiques sont non seulement les plus efficaces, mais les seules susceptibles de permettre l'explication du vivant. Ainsi l'étude des constituants d'un niveau est nécessaire et suffisante pour comprendre le niveau supérieur. Les holistes peuvent accepter le physicalisme. (S'ils le refusent, ils s'apparentent au courant vitaliste, né au début du XIXe siècle et que toute la science de ce siècle a tendu à infirmer). Ils considèrent en revanche que « le tout est plus que la somme des parties », et en déduisent que l'étude des constituants d'un niveau d'organisation est inutile à la compréhension de ce niveau. Ils n'admettent que des interactions allant du niveau supérieur au niveau inférieur (causalité dite descendante) que les réductionnistes refusent absolument 174 . Entre les deux pôles, toute l'histoire de la
173 François Jacob, La logique du vivant , Flammarion, 1970 p. 14-15. Pour des raisons évidentes, on n'utilisera plus le terme intégrisme, auquel nous substituerons holisme et globalisme, mais pour l'essentiel cette description reste pertinente. 174 À l'heure actuelle, des philosophes des sciences modulent ces critères en parlant de réductionnisme fort et faible, qu'ils ne définissent d'ailleurs pas tous de la même manière. Je n'entrerai pas ici dans ces
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biologie et toute l'ambiguïté de cette opposition, qui a créé des luttes et des tensions d'une âpreté d'autant plus vive qu'elle est aussi liée, surtout dans la contingence économique et politique actuelle, à l'attribution des crédits et des postes de recherche. Elles correspondent aussi à des batailles idéologiques voire économiques comme nous le verrons dans les chapitres suivants.
Mais cette dichotomie est loin de caractériser la seule biologie. On la retrouve, avec une évolution spécifique, mais relativement synchrone, dans les sciences de l'homme et de la société (avec le structuralisme* par exemple du côté réductionniste, et l'existentialisme et une partie de la phénoménologie* qui s'apparente au pôle holiste). Et même si cette distinction peut paraître a priori étrangère à la physique, où la complémentarité des niveaux d'étude paraît plus évidente, celle-ci n'est pas restée absente de ces débats. En effet, ce qui se présente comme une dichotomie apparemment simple, recoupe et regroupe une série d'oppositions, qui correspondent à des concepts pivots de toute la connaissance occidentale.
III.3.2. Les oppositions cristallisées[modifier]
Depuis l'antiquité la connaissance emprunte dans sa progression des couples de concepts ou points de vue opposés (complémentaires ou contradictoires) qui ont souvent été utilisés alternativement au cours de l'histoire des sciences. L'exemple emblématique est celui de la lumière, étudiée tour à tour du point de vue du continu (onde) ou du discontinu (corpuscule), points de vue qui sont tous deux agrégés (et dépassés) dans l'élaboration du concept quantique du photon*. Les pôles réductionniste et holiste se partagent très souvent ces concepts opposés, qui de ce fait se cristallisent et se figent. Nous allons l'examiner à travers l'histoire de la biologie, terme d'ailleurs dont l'apparition se revendique en opposition à la conception du vivant comme machine (assemblage de pièces) des XVIIe et XVIIe siècles. La physique (mécanique) de l'époque étant incapable de rendre compte de nombre de propriétés du vivant, elle a été récusée comme principe explicatif et remplacée par un élan vital (d'où le terme de vitalisme), de nature divine. Faute de pouvoir expliquer le vivant par les lois de la mécanique, on le pensait totalement différent du monde inorganique, ne ressortissant pas des lois régissant le monde physico- chimique. Toute l'histoire de la biologie pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, est celle du renversement de cette vision vitaliste et de la réhabilitation puis de la victoire du physicalisme, rendue possible par une physique déjà bien différente de celle des siècles précédents. Cependant ce renversement, qui ne s'est pas effectué sans luttes parfois âpres, n'a jamais non plus été total, et a progressivement donné de la consistance à l'opposition entre les deux pôles, désignés bien plus tard comme réductionniste et holiste, contribuant ainsi à la renforcer et à l'étendre.
On sait que c'est la synthèse chimique de l'urée [172]
qui a porté le premier coup sérieux au vitalisme et remis en selle le physicalisme. La théorie cellulaire, en affirmant que tout organisme vivant est entièrement constitué de cellules et que toute cellule provient d'une cellule préexistante
, a ajouté la dimension analytique à la démarche physicaliste, consacrant, à l'issue d'une lutte épistémologique et idéologique de quelques 30 années, la victoire du paradigme analytique
.
discussions. 175 176 177
En 1828, le chimiste allemand Friedrich Wöhler réussit à obtenir chimiquement de l'urée, prouvant ainsi qu'une molécule « organique », n'était pas fondamentalement différente des autres molécules. Le premier principe, a été énoncé séparément par SCHLEIDEN et par SCHWANN en 1838-1839 . Le deuxième,a été énoncé par VIRCHOW en 1858 ( Omnis cellula e cellula ).
Georges Canguilhem, La connaissance de la vie , Vrin, 1969 a étudié de façon très détaillée les mécanismes par lesquels une expérience (l'observation de cellules au microscope) devint une théorie.
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À partir du milieu du XIXe siècle, notamment avec l'œuvre de Claude Bernard, le vitalisme devient minoritaire, en France tout au moins, et le physicalisme s'impose : « Les progrès les plus spectaculaires de la biologie ont pris naissance au moment où l'on a pu reconnaître qu'il était possible d'analyser les êtres vivants en n'invoquant pas d'autres principes que ceux de la physique et de la chimie » explique Antoine Danchin [175]
.
Dans la foulée, la méthode analytique, qui avait conduit à la découverte des cellules, devient la règle, d'abord en tant que méthode, puis peu à peu en tant qu'attitude.
Parallèlement le vitalisme vaincu, (du moins provisoirement, car, avec l' intelligent design il reprend force aux USA, d'une manière qui inquiète à juste titre les scientifiques de ce pays), cède la place au holisme qui se bat essentiellement contre la réduction du vivant à ses parties. Ainsi, l'opposition réductionnisme/holisme recouvre, pratiquement intégralement, l'opposition tout/partie . Pour les uns, le tout est la simple somme de ses parties, pour les autres, il est irréductible à ses parties. Le tout est plus que la somme des parties est devenu un slogan, cri de ralliement des anti-réductionnistes [176]
. Lors des débats qui ont accompagné la naissance de la théorie cellulaire, la discontinuité de la nouvelle unité qu'est la cellule, s'oppose à la continuité du tissu, que défend Bichat. L'opposition discontinu/continu (dans l'espace) qui, correspondant d'ailleurs aux techniques utilisées (microscope versus scalpel), s'agglomère ainsi à celle de partie/tout. Mais la cellule, c'est aussi l'individu qui s'oppose au collectif de l'organisme, et s'ajoute alors l'opposition individuel/collectif , fortement influencée à l'époque par les débats entre républicains et monarchistes
.
Cette agglomération progressive des concepts clefs autour des pôles opposés a continué jusqu'à nos jours, sous l'influence des progrès des techniques notamment. Ainsi des deux oppositions nouvelles plus pertinentes dans les modes de pensée actuels : contenu/forme et local/global . Le réductionnisme évoque et convoque ainsi : partie, discontinu, contenu, local, individuel, alors que le holisme rassemble tout, continu, forme, global, collectif.
Et ce n'est pas tout : chaque fois que le réductionniste le peut, il élimine le mouvement, donc le temps. Quand il ne le peut pas, il cherche au maximum un temps « réversible » et travaille à l'équilibre thermodynamique. Ici encore, l'attitude globaliste est inverse. Le processus prime la chose (boite noire), l'irréversible est la loi absolue du développement, de l'évolution. La liste s'allonge encore, du côté de la conception du temps, avec les couples chose/processus , instant/durée , statique/dynamique . Puis le hasard fait irruption dans l'arène, avec les couples d'opposés : ordre/désordre , nécessité/ hasard . Et donc déterminé/indéterminé .
Parallèlement, dans la mesure où le réductionnisme a toujours été l'opposition la plus résolue au vitalisme, s'introduit encore une nouvelle opposition plus générale, englobant la précédente, celle de matérialisme/idéalisme . (Notons déjà que le réductionnisme est matérialiste, mais n'est pas du tout dialectique [178]
j'y reviendrai ci-dessous).
Ainsi chaque découverte se décompose en deux opposés qui s'agrègent rapidement
178 Antoine Danchin, op.cit. pp. 68-81. 179 Bien avant que le terme de réductionnisme ne soit utilisé. 180 Georges Canguilhem, op.cit. étudie comment les mots même, dans leur anthropomorphisme, portent ces idées de continu et discontinu respectivement. Il montre aussi comment les républicains encensent la « république des cellules ». 181 Voir notamment Lucien Sève et alii , 2005, op cit.
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et le plus souvent implicitement aux deux grands pôles [179]
. Ces pôles recouvrent donc chacun un réseau de notions, qui s'enrichit continuellement par l'accrétion de nouvelles conceptions, soit par l'addition de nouveaux termes, soit par l'extension, plus ou moins implicite, des significations. Ce qui conduit non seulement à accroître le fossé, mais surtout à des attitudes dogmatiques. En voici un exemple particulièrement frappant. Dans les années 1970, le savant britannique Mitchell, proposa la théorie qui explique la génération de l'énergie cellulaire non par une protéine, que l'on cherchait vainement alors, mais par un flux (de protons). Bien que parfaitement réductionniste, cette théorie dut faire face à une opposition si violente qu'il ne put publier qu'à compte d'auteur, (avant de recevoir le prix Nobel 10 ans plus tard) tout simplement parce que l'explication par un flux ( dynamique ) s'opposait aux habitudes d'explication par des molécules (des choses statiques ). Ajoutons que l'adoption de cette théorie n'a pas inversé la tendance consistant à toujours rechercher prioritairement des protéines comme causes des processus cellulaires.
Ces oppositions, qui se renforcent encore dans un contexte de pénurie de moyens et de pression technologiques fortes, ne sont pas restreintes à la seule biologie et donnent lieu à de véritables combats entre écoles, combats dont nous verrons que l'idéologie n'est pas exclue. Mais, précisément parce que chaque camp tient à un aspect des choses, ces attitudes opposées appartiennent toutes deux à ce qu'avec E.Morin, on peut appeler la « science classique ».
Mal à l'aise face à ces oppositions qu'ils ressentent comme unilatérales, fausses, voire stérilisantes, des chercheurs ont tenté de relativiser certaines tensions, ce qui conduit à un réductionnisme faible , où par exemple, les propriétés du tout s'expliquent certes par celles des parties mais impliquent leurs interactions. Mais d'autres ont considéré que ces oppositions sont stérilisantes et se sont efforcés de les dépasser.
III.3.3. Oppositions ou contradictions dialectiques ?[modifier]
La question du dépassement de l'opposition entre réductionnisme et holisme était au cœur des questionnements du biologiste J.S.F. Haldane, dans les années 1920. Connaissant bien les positions holistes défendues par son père (J.S. Haldane), il était réductionniste par sa pratique scientifique de biochimiste et de généticien. Mais aucune des deux attitudes ne lui convenait et c'est finalement le marxisme et plus précisément la dialectique matérialiste , qui lui a permis de trouver remède à son malaise, ainsi que l'a très finement [180]
analysé S.Gouz (c'est moi qui souligne) :
Dans les années 1920 et jusqu'au début des années 1930, Haldane éprouve de grandes difficultés à se faire une opinion stable concernant le réductionnisme. D'un côté il lui arrive d'assimiler la méthode réductionniste à la méthode scientifique (assimilation sans doute renforcée par son activité en biochimie) ; c'est pour cela qu'il juge les théories holistes (même matérialistes) insatisfaisantes. D'un autre côté, il se heurte aux limites scientifiques du réductionnisme. Ces difficultés et le recours qu'il trouve face à elles dans le marxisme sont exposés dans l'article de 1940, « Pourquoi je suis un matérialiste » publié dans la revue matérialiste Rationalist Annual . La réponse théorique marxiste qu'il formule est développée dans La mécanique quantique comme base pour la philosophie et dans Biologie et marxisme . Il s'agit pour lui
182 Il s'agit évidemment d'assertions générales qui peuvent toujours souffrir d'exceptions. Jacques Monod, chef de file des réductionnistes n'en a pas moins été accusé par René Thom d'être un adepte du hasard. 183 J.B.S. Haldane Biologie, philosophie et marxisme. Textes choisis d'un biologiste atypique . Traduits et présentés par Simon Gouz, Éditions matériologiques, 2012.
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de penser que, dans le cadre du matérialisme dialectique, mécanisme et holisme peuvent être compris comme deux moments également nécessaires mais également insuffisants dans la compréhension du réel.
Il ne s'agit donc pas d'un matérialisme antiréductionniste, mais d'un cadre matérialiste capable d'englober l'opposition entre réductionnisme et holisme. On peut voir également dans le modèle qu'il propose pour classifier les interactions entre hérédité et milieu dans l'article de 1946, « L'interaction de la nature et du milieu » une mise en œuvre de ce dépassement de l'opposition entre réductionnisme (en l'occurrence dans son expression héréditariste) et holisme.
Ainsi pour Haldane que cette conception a aidé dans sa recherche [181] , le hasard individuel des mutations et la nécessité, tout aussi individuelle de la sélection se dépassent par l'évolution (collective) des espèces.
De son côté et à peu près à la même époque, le français Marcel Prenant, dans son ouvrage Biologie et marxisme [182]
traite aussi cette question. Il écrit dans le chapitre conclusif de son ouvrage :
Dans tous les problèmes examinés […] nous avons reconnu deux conceptions extrêmes, qui ont toujours les mêmes caractères. L'une ramène tout phénomène de la vie à des propriétés intrinsèques et […] invoque un principe vital, une entéléchie, une finalité […] L'autre fait intervenir au contraire, le milieu extérieur, avec ses forces mécaniques, physiques et chimiques ; mais trop souvent elle veut, sans précautions, ramener toute la vie, y compris la pensée à des phénomènes du même ordre. [183] […] La biologie empirique approche cependant, cahin-caha, d'une conception dialectique de plus en plus cohérente. Tous ses progrès décisifs consistent à renoncer, sous la pression des faits expérimentaux, à des conceptions rigides, à des oppositions diamétrales. Ils consistent si l'on veut […] à trouver, entre thèse et antithèse la synthèse convenable. [184]
Ainsi ces deux biologistes se rejoignent [185]
pour trouver dans la dialectique
matérialiste l'outil conceptuel qui permet de transformer ces oppositions en contradictions dialectiques [186] tant il est vrai que :
184 185 186 187 188 189
JBS Haldane est avec Fischer et Wright, l'un de pères de la génétique des populations.
Marcel Prenant, Marxisme et biologie , Éditions hier et aujourd'hui, 1948. Dans cet ouvrage, l'auteur montre notamment que la génétique, contrairement aux prétentions du lyssenkisme* officiel, n'est pas du tout incompatible avec le matérialisme dialectique. Cité dans Lucien Sève et alii , 2005, op.cit. , p. 292-3. ibid. p. 294.
C'est aussi cette démarche, bien qu'il ne fasse pas référence à la dialectique, que l'on trouve dans un texte datant de 1904. Dans l'un des tout premiers manuels où la théorie cellulaire ait été présentée, le Traité d'histologie de A. Prenant, P. Bouin et L. Maillard (cité par et Canguilhem op.cit. ) on pouvait lire : « Les unités individuelles peuvent être à leur tour de tel ou tel degré. Un être vivant naît comme cellule, individu-cellule, puis l'individualité cellulaire disparaît dans l'individu ou personne, formé d'une pluralité de cellules, au détriment de l'individualité personnelle ; celle-ci peut être à son tour effacée, dans une société de personnes, par une individualité sociale. Ce qui se passe quand on examine la série ascendante des multiples de la cellule, qui sont la personne et la société, se retrouve pour les sous- multiples cellulaires : les parties de la cellule à leur tour possèdent un certain degré d'individualité en partie absorbée par celle plus élevée et plus puissante de la cellule. Du haut en bas existe l'individualité ».
En revanche, plus récemment les biologistes américains, Richard Levin et Richard Lewontin ( op.cit. ) ont également traité ce problème à partir de leur conception de la dialectique mais ils se sont surtout livrés à une critique du réductionnisme qui était déjà, en 1985, dominant dans toutes les sciences, et n'ont pas replacé ce réductionnisme dans sa relation dialectique au holisme.
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La dialectique est donc cette pensée logique qui ne se satisfait pas de proscrire les contradictions, ce qui n'a jamais empêché que s'en manifestent d'effectives, mais s'emploie à traiter ces dernières aux fins de les résoudre. Et comment résout-on – dialectiquement – une contradiction effective ? En osant d'abord, passant outre à l'interdit de la logique formelle, penser l'unité des contraires. [187]
Les prenant au sérieux [les contradictions] comme telles, la pensée dialectique s'efforce quant à elle de faire droit à leur vérité en découvrant ou inventant l'unité plus profonde ou plus élevée au sein de laquelle les contraires qui s'y manifestent peuvent coexister coopérativement ou conflictuellement jusqu'à certains seuils.
Avant d'aller plus loin, il devient nécessaire de lever une ambiguïté à propos des contradictions dialectiques. Dans la mesure où Marx s'est attaché essentiellement à travailler la contradiction antagonique entre bourgeoisie et prolétariat, de nombreux auteurs partagent et propagent la conception réductrice selon laquelle une contradiction dialectique ne correspondrait qu'au seul cas où les contraires sont incompatibles à terme. Dans ce cas la contradiction est dissymétrique, l'un des contraires domine l'autre, et la résolution de la contradiction se fait par son dépassement en un terme supérieur , supprimant les deux contraires en tant que tels. Lucien Sève a clairement montré 192 que ce type de contradiction antagonique, n'est pas le seul possible : Est non antagonique, la contradiction dans laquelle chaque contraire nie seulement son identité avec l'autre contraire. C'est pourquoi son développement suppose seulement la séparation transitoire et relative des contraires au sein de leur unité. [189]
Il divise même les contradictions non-antagoniques (symétriques) en deux classes : celles qui correspondent à l'exemple fétiche de Hegel du chêne et du gland, où les contraires se succèdent dans le temps et se génèrent l'un l'autre, ce que Sève nomme déploiement embryogénique, et une autre, où les contraires coexistent dans leur unité, en une complémentarité récurrente, en un fonctionnement cyclique [190]
. L'exemple
paradigmatique de ce type de contradiction est la dualité onde/corpuscule, propriétés à la fois opposées et indissociables, de la lumière.
Et pour terminer, il faut toujours se garder d'une interprétation naïve ou dogmatique : Bien entendu, ce n'est pas notre logique dialectique qui est dans les choses (on aurait là une niaise variante subjective d'idéalisme); ce qui est dans les choses, c'est ce que nous pouvons appeler une dialecticité* que re-produit de façon approximative et incomplète la pensée dialectique, dialecticité dont l'existence objective est attestée par la périodique entrée en crise des représentations d'entendement. [191]
190 191 192 193 194 195
Lucien Sève et alii , 2005, op.cit. p. 88. ibid. p. 92.
ibid. p. 92-125.
Lucien Sève, Une introduction à la philosophie marxiste , Éditions Sociales, 1980, p. 468. Plus récemment, il écrit encore « une idée très répandue -et très mutilante- de la dialectique veut qu'elle méconnaisse par principe la complémentarité récurrente de deux contraires, au bénéfice de leur seule incompatibilité à terme et de leur dépassement dans un troisième terme dit 'supérieur' ». op.cit. 2005, p. 90.
ibid. p. 120. ibid. p. 115.
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III.4. Complexité et dialectique[modifier]
Une pensée dialectique est donc suffisante pour éviter tant l'anathème, que l'adhésion totale à l'un des pôles que j'ai décrits, et pousse à en rechercher la « synthèse convenable ». Mais si elle dit ce qui est logique, donc suggère dans quelle direction il est envisageable de chercher, elle ne dit pas, elle ne peut pas dire, comment . Comme l'annonçait Marcel Prenant, les progrès mêmes de la science, vont permettre de fournir les méthodes scientifiques nécessaires à prouver cette synthèse. Et Edgar Morin de renchérir :
Ce sont les développements scientifiques les plus avancés qui nous poussent à sortir des alternatives lamentables comme ordre/désordre, (et réductionnisme/holisme, analyse/synthèse etc.), dans lesquelles s'enferment et nous enferment les simplifications autoritaires. Il s'agit, plutôt que d'opter pour deux ontologies ou deux logiques, d'ouvrir la pensée complexe du réel. [192]
III.4.1. Le complexe au cœur des contradictions entre réductionnisme et
holisme
La thèse que je défends ici, à la suite d'Edgar Morin comme de Lucien Sève, est que le complexe représente en fait l'avancée scientifique qui offre les méthodes requises pour dépasser dialectiquement l'opposition réductionnisme/holisme, ce qui constitue une véritable rupture épistémologique. En 2006, à propos d'un nécessaire changement de paradigme en cours en biologie j'écrivais :
À l'heure actuelle, plusieurs types de recherches en biologie s'apparentent à cette tentative de dépassement et constituent ensemble une nouvelle discipline des sciences du vivant, dont le nom n'est pas encore fixé, mais que nous désignerons ici par « biologie des systèmes complexes ». Ces démarches s'appuient souvent sur des théories physiques, comme la dynamique des systèmes non-linéaires, ou des méthodes informatiques comme les automates cellulaires ou les systèmes multi-agents. [193]
Inversement, la cristallisation de l'opposition entre réductionnisme et holisme, (donc le refus d'envisager le possible dépassement de cette contradiction considérée alors comme une opposition éternelle, jointe au rejet idéologique de la dialectique), représente un des obstacles majeurs (pas le seul, bien entendu) à l'avancée des sciences du complexe. En effet, ce double refus, encore très prégnant à l'heure actuelle, conduit le plus souvent à recruter le complexe sous la bannière du holisme, en entraînant de facto la mutilation. Dans la mesure où les sciences du complexe s'intéressent aux systèmes et aux interactions, donc à une certaine globalité, d'aucuns (on se souvient de la citation de Danchin ci-dessus) ont voulu y voir le dernier avatar de l'attitude holiste et les partisans du holisme sont nombreux à s'emparer de certains (mais certains seulement) des aspects du complexe. C'est, comme je l'ai évoqué chapitre II, ce qui se produit avec des approches systémiques, comme celle développée dans l'ouvrage de Arlette Yatchinovsky, où, en prenant systématiquement le contre pied de la position réductionniste, définie comme méthode cartésienne, donc sans la dépasser, l'auteure aboutit simplement à une position holiste, modernisée grâce à certains des concepts des sciences du complexe. Ce qui est généralement absent de ces conceptions tronquées, c'est la non-linéarité. Plus grave encore, les sciences du complexe ont été complètement rejetées par certains au nom de la défense d'un réductionnisme considéré comme seul scientifique. A.
196 197
Edgar Morin, Réponse à René Thom in Le Débat , 1980 N°6, Galimard, p. 116. Le vivant entre science et marché : une démocratie à inventer , op.cit. p. 154.
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Danchin, caricaturait ainsi, en 1980 les positions qu'il caractérise comme « antiréductionnistes » et qu'il déclare toutes holistes voire animistes : Les propriétés intrinsèques du vivant sont considérées comme irréductibles à l'analyse, seule la considération du Tout peut être explicative […] Il existe de nombreuses variétés de cette façon de voir, toujours à la mode, et il serait facile de proposer une collection de textes allant de Lamarck à Thom, de Lyssenko à Koestler, ou de Prigogine à la Nouvelle Droite, où est affirmée la toute- puissance du global et où l'attitude analytique est ridiculisée de diverses manières (la plus fréquente utilisant le terme de réductionnisme), associé à diverses connotations plus ou moins injurieuses. [194]
En quoi les sciences du complexe, permettent-elles le dépassement dialectique de la contradiction réductionnisme/holisme ? Eh bien précisément en ce qu'elles donnent les moyens scientifiques de surmonter la plupart des contradictions constituant les deux attitudes, en les transformant en contradictions dialectiques, ce qui permet de les dépasser si elles sont antagoniques, ou de les considérer dans leur unité si elles sont non-antagoniques.
Reprenons donc la série d'attitudes opposées de la pensée cognitive que chacun des pôles cristallise, telles que je les ai analysées ci-dessus : tout/partie , continu/discontinu , individuel/collectif , contenu/forme , local/global , fini/indéfini , discontinu/continu , instant/durée , statique/dynamique , ordre/désordre , déterminisme/indéterminisme , hasard/nécessité , mécanisme/vitalisme , matérialisme/idéalisme .
Tout/partie . Que nous dit la logique dialectique ?
La démarche d'entendement qui croit pouvoir penser le tout avant la partie et la partie avant le tout s'enferme ce faisant dans le non-sens. Prises indépendamment du tout, les parties ne sont en rien des parties ; indépendamment des parties, le tout n'est en rien un tout. […] Tout et partie ne sont donc pas en vérité les concepts de deux sortes différentes de choses. Comme Hegel le dit d'autres couples catégoriels, tel celui de la cause et de l'effet, tout et partie ne forment qu'un seul et même concept : celui du rapport tout/partie. [195]
On a donc une contradiction clairement non antagonique, comme le sont encore les quatre suivantes.
Que nous apprennent les SDNL ? Ils montrent comment la modification quantitative des interactions entre des parties (molécules chimiques de la réaction de Belouzov- Zhabotinsky dans l'exemple que j'ai pris au chapitre I) conduisent à l'émergence d'un tout auto-organisé, qui n'est ni indépendant des parties, ni résultant de leurs seules propriétés, mais qui dépend des rapports entre ces molécules au niveau microscopique et le tout qu'elles forment au niveau macroscopique. De façon générale, les sciences des systèmes complexes mettent en avant, comme nous l'avons vu au chapitre I, l'existence de niveaux successifs dont chacun est un tout émergeant des interactions du niveau inférieur et dépendant de celles du niveau supérieur, donc des rapports entre les niveaux. Individuel/collectif et local/global , sont deux contradictions dialectiques non antagoniques (l'individuel ne se construit que du collectif, qui résulte à son tour de l'individuel, de même que local et global ne sauraient exister séparément et il y a symétrie
198 199
Antoine Danchin, L'invasion du biologisme , Le Débat n°2 op.cit. p. 73. Lucien Sève et alii, 2005 op.cit. p. 129.
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entre ces contraires). Elles sont évidemment contenues dans le concept d'auto- organisation, tel que nous l'avons illustré avec la réaction de Belousof-Zhabotinsky, mais pourraient tout aussi bien être illustrées par un embouteillage, dont la forme globale (nœuds bloqués et ventres plus fluides) et le comportement collectif sont dus aux comportements individuels de chaque automobiliste, dans sa volonté d'avancer localement au plus vite.
Discontinu/continu . Si la logique dialectique, avec la catégorie du saut qualitatif, dit qu'un changement continu peut se transformer en saut qualitatif discontinu, les sciences du complexe montrent comment : cela peut se produire, soit lors d'une bifurcation, soit simplement à la frontière entre deux bassins d'attraction, soit encore entre deux niveaux d'organisation.
Ordre/désordre . Je laisserai la parole à Lucien Sève :
Simon Diner, après avoir brossé un impressionnant tableau détaillant les apports majeurs des scientifiques russes de l'époque soviétique à la découverte et à la formalisation mathématique du chaos déterministe – des travaux de K. I. Mandelštam et A. A. Andronov à ceux de V. I. Arnold et Ia. G. Sinaï en passant par l'œuvre capitale d'A. N. Kolmogorov –, en caractérise la portée culturelle d'ensemble comme « l'instauration d'une véritable conception dialectique des rapports de l'ordre et du désordre » qui n'a pas fini de nous étonner. [196]
Et à Edgar Morin :
La nécessité de penser ensemble, dans leur complémentarité, dans leur concurrence et dans leur antagonisme, les notions d'ordre et de désordre nous pose très exactement le problème de penser la complexité de la réalité physique, biologique et humaine. [197]
Déterminisme/indéterminisme et nécessité/hasard . Ces deux couples ne sont pas identiques, mais la réponse portée par les sciences des systèmes complexes est la même, avec la notion de déterminisme non prédictible, ou celle d'ordre issu du bruit, elles montrent l'impossibilité de porter chacune de ces notions à l'absolu et donc de les opposer (ce que Morin appelait la métaphysique* du hasard ou de la nécessité ).
Mécanisme/vitalisme . Cette opposition est née avec la biologie en tant que telle, de l'incapacité des sciences physiques, purement mécaniques à l'époque, à expliquer le vivant. Elle recoupait l'opposition matérialisme (mécaniste)/idéalisme . Cette contradiction, clairement antagonique cette fois, qui domine encore le champ des polémiques philosophiques concernant les sciences (voir chapitre V), a pourtant été dépassée par le matérialisme dialectique qui permet de penser toutes les transformations (connues et à connaître) des propriétés de la matière [198]
sans recourir ni à un esprit, ni à la disparition de la matière lorsque les propriétés nouvellement découvertes contreviennent aux
présupposés du matérialisme mécaniste (ou de tout paradigme précédant la découverte). Avec les structures dissipatives, l'auto-organisation, la notion de frontière du chaos, les sciences du complexe apportent de nouvelles connaissances concernant les mécanismes possibles de ces transformations. Nous verrons cependant au chapitre V, que l'idéologie idéaliste a la vie dure et que, à travers une mystique de l'émergence, des scientifiques travaillant avec des systèmes complexes se revendiquent de l'idéalisme ou de l'agnosticisme, voire d'un certain vitalisme.
200 201 202
Lucien Sève et alii , 2005 op.cit. p. 71. Edgar Morin, 1982, op.cit. p. 89.
Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme , op.cit. Voir l'introduction.
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Dans tous ces domaines cependant, si les positions holistes sont tout aussi insatisfaisantes et unilatérales que les attitudes réductionnistes, les méthodes analytiques de même que les méthodes globales restent importantes pour donner leur substance aux systèmes dont on veut étudier la dynamique complexe. Statique/dynamique , pourrait ainsi être d'avantage une différence méthodologique qu'une contradiction. Le complexe n'existe réellement que dans le dynamique, même si celui-ci est quelque fois hors de portée de nos moyens actuels d'étude, mais il nécessite le plus souvent une étape statique de description. Les sciences des systèmes complexes partagent avec le holisme la nécessité de s'intéresser aux dynamiques et à la globalité des systèmes, avec le réductionnisme l'utilité d'analyser la composition de ces systèmes et avec la dialectique, la nécessité de travailler sur les rapports (interactions).
C'est pourquoi, les mêmes causes qui poussent les uns à accueillir avec enthousiasme les sciences du complexe, vont pousser les autres à les refuser, à les combattre, ou à les biaiser, en s'en tenant à l'une ou à l'autre des positions antagonistes. Nous avons vu que les réductionnistes, dans un premier temps, ont tenté, aidés en cela par nombre de holistes, d'amalgamer holisme et sciences du complexe et ont donc refusé le complexe. Puis, lorsque la poussée scientifique devint trop forte, ils ont tenté de l'affadir, de le biaiser. Je prendrai l'exemple de la biologie des systèmes, dont le nom même indique une volonté d'approche systémique, globale. Mais, après une période, très courte, où les systèmes biologiques ont pu être aussi envisagés dans leur dynamique, elle s'est souvent restreinte, sous la poussée de la conception venue des USA et de certains lobbys informatiques, en une énorme accumulation de données [199]
, leur classement dans des banques de données, voire la constitution de cartes d'interactions, mais sans l'étude dynamique de ces interactions. On retrouve là, le remplacement du complexe par le compliqué, qui exclut la non-linéarité. De leur côté, les holistes contribuent aussi à restreindre la portée du complexe : en réfutant l'idée que le complexe puisse être simple et compréhensible, ils rejettent les SDNL hors du domaine de la complexité.
L'opposition réductionnisme/holisme se retrouve, sous des formes spécifiques, dans nombre de disciplines. Dans tous les cas, elle empêche, défavorise ou détourne l'adoption des concepts du complexe, et la reconnaissance du rôle fondamental de la non-linéarité. C'est pourquoi les sciences du complexe sont encore obligées de se réfugier dans des instituts spécialisés (les instituts des systèmes complexes) au lieu d'être parties prenantes des disciplines, comme cela se passe en mathématiques, ou en physique statistique.
III.4.2. Complexité et dialectique : quelle articulation ?[modifier]
Les sciences du complexe ont donc forgé (et forgeront sans nul doute encore) de nouveaux concepts scientifiques. Ce que j'ai appelé la pensée du complexe est une méthode de pensée qui émerge du fait que ces concepts sont génériques et transdisciplinaires.
La dialectique matérialiste (et là encore je m'appuierai sur le texte de Lucien Sève [200]
), est à la fois une méthode de pensée et une logique (donc une branche de la philosophie), différente et complémentaire de la logique formelle. (Ce que Sève appelle une méthodo- logique ). Une science élabore des concepts, qui sont, autant que faire se peut objectifs , c'est à dire énonçant des propriétés qui, si elles ont besoin du scientifique pour être mises en évidence, restent vraies, en absence de l'observateur du moins un certain temps
. La
203 204 205
Accumulation rendue possible par l'utilisation de méthodes et machines sophistiquées dites à haut débit qui permettent d'analyser par exemple toutes les macromolécules d'une cellule individuelle. Lucien Sève et alii, 2005 op.cit. p. 105-108.
Cette conception est actuellement remise en question, notamment, nous l'avons vu, par Edgar Morin.
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philosophie travaille sur des catégories qui :
étant par essence des concepts de rapport entre nous et le monde ont explicitement une dimension double : ontologique et gnoséologique, objective et subjective. 206
En conséquence :
Le passage du philosophique au scientifique ne peut jamais s'opérer de façon valide sous forme de « déduction ». Le passage du scientifique au philosophique ne peut jamais consister en une simple généralisation… [202]
Il est important de conserver ces différences à l'esprit lorsque l'on veut s'intéresser aux rapports entre le complexe et le dialectique : La dialectique ne peut pas être utilisée pour prouver ou justifier telle ou telle théorie scientifique.
Mais, puisque les sciences du complexe permettent de surmonter les contradictions de la pensée scientifique comme l'opposition réductionnisme/holisme, on peut se demander si la connaissance de la logique dialectique est encore utile comme au temps de Haldane ou Prenant ? La réponse à cette question est multiple.
D'une manière générale, comme l'écrit Engels :
On peut y parvenir sous la pression des faits qui s'accumulent dans la science de la nature ; on y parvient plus facilement si l'on aborde le caractère dialectique de ces faits avec la conscience des lois de la pensée dialectique. [203]
C'est aussi ce que disait Marcel Prenant.
Dans un premier temps, même si ce n'est pas automatique, une connaissance de la dialectique matérialiste peut aider à surmonter les obstacles épistémologiques auxquels se heurtent les sciences du complexe, aider à comprendre tout l'intérêt de ces approches, à ne pas confondre pensée du complexe et holisme, à ne pas non plus sous-estimer l'importance de la non-linéarité. C'est sans doute le cas chez le paléontologue S.J. Gould, avec le terme de « complexité adaptative organisée » [204]
. Le physicien E. Bitsakis, pour sa part, tout en reconnaissant l'existence des différents niveaux d'organisation, ou de l'irréversibilité des processus, n'accorde qu'une importance marginale au complexe dans sa recherche sur la nature dans la pensée dialectique. Il écrit cependant : La biologie, la cosmologie, les théories du chaos, ouvrent des champs nouveaux pour la dialectique de notre époque.
Le physicien Gilles Cohen-Tannoudji articule aussi pensée dialectique et complexité en physique [206]
.
Dans un deuxième temps, et c'est le plus important, la dialectique peut aider à penser le complexe. Lucien Sève écrit encore :
Tant qu'à faire de la dialectique, bien mieux vaut que ce soit en le sachant, donc en pouvant bénéficier critiquement de son immense héritage. [207]
206 207 208 209 210 211 212
Lucien Sève et alii , 2005, op.cit. p. 107. La gnoséologie est la branche de la philosophie qui traite des fondements de la connaissance. ibid. p. 108.
Friedrich Engels, Anti-Dühring , cité dans Gouz ( JBS Haldane, la science et le marxisme ) op.cit. p. 436. Stephen Jay Gould, La structure de la théorie de l'évolution , 2002, traduction française Gallimard, NRF essais, 2006 p. 980.
Eftichios Bitsakis, La nature dans la pensée dialectique , L'Harmattan, 2001, p. 364.
Gilles Cohen Tannoudji, La dialectique de l'horizon : le réel à l'horizon de la dialectique in Lucien Sève 1998, op.cit. p. 287.
Lucien Sève et alii , 2005 op.cit. p. 93.
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On aborde ici une question cruciale : en quoi est-il utile pour un scientifique de savoir pourquoi il pense de telle ou telle manière et comment ? C'est une question de fond. La séparation académique complète [208]
entre sciences exactes et épistémologie, histoire, philosophie et sociologie des sciences, a fait de cette question un non-dit, une tâche aveugle de la pensée des scientifiques de la nature. Se poser cette question, c'est évidemment y répondre tout en sortant de cette division contienne des sciences. Quel scientifique voudrait sciemment ignorer pourquoi il pense comme il le fait, ou plus exactement accepter qu'il ne pense pas sa science ?!
Dans l'ouvrage de 2005 cité, qui résume le travail de Lucien Sève avec un groupe de scientifiques de l'université de Rouen, le philosophe montre comment la logique dialectique permet de penser ces concepts apparemment dérangeants, comme le tout qui est plus que la somme des parties, le déterminisme non prédictif, ou la science du singulier.
C'est pourquoi l'introduction des sciences des systèmes complexes aurait tout à fait intérêt à se doubler d'une connaissance des écrits des philosophes et des scientifiques qui se sont occupés de dialectique et de dialectique matérialiste. De Lucien Sève encore :
S'il est donc une province de la science actuelle où la familiarité avec la dialectique peut avec quelque vraisemblance être tenue pour obligatoire, c'est bien la non-linéarité. [209]
Et inversement, si la logique dialectique, telle qu'elle peut se présenter aujourd'hui, permet déjà de penser les sciences de la complexité, n'est-il pas nécessaire que cette révolution scientifique enrichisse en retour (dialectiquement) la logique dialectique ?
III.4.3. La dialogique[modifier]
Élaborant sa pensée complexe , Edgar Morin a eu besoin d'une logique différente de la logique cartésienne et a, progressivement, abandonné le terme de dialectique qu'il utilisait au début pour la dialogique qu'il a créée. Cette transition est bien marquée dans son ouvrage Sciences avec conscience publié en 1982 mais regroupant aussi des écrits antérieurs. Il associe la dialectique au seul dépassement des contradictoires antagoniques (dont il ne veut pas) et crée la dialogique comme l'unité de deux contraires : Le terme de dialogique veut dire que deux ou plusieurs logiques, deux principes sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité.
N'est-ce pas aussi là ce que Sève a étudié sous le terme de contradiction non antagonique ?
On pourrait multiplier les citations, j'en choisis encore une :
Ce n'est pas le déterminisme qui est d'une « richesse fascinante », ce n'est pas non plus le hasard. Isolés, ils sont chacun d'une pauvreté désolante. La richesse fascinante, le véritable objet de la connaissance scientifique, c'est la (les) relation(s) ordre/désordre, hasard/nécessité. C'est la réalité de leur opposition et la nécessité de leur liaison. [210]
Cette nécessité s'exprime souvent, chez Edgar Morin par l'adjonction d'un troisième terme : ordre/désordre/organisation par exemple.
Un autre concept créé par Morin, celui de récursivité , par lequel l'objet produit est 213 214 215
Isabelle Stengers op.cit. montre comment, même lorsque les étudiants en sciences reçoivent des cours dans ces disciplines, ils n'ont pas d'impact sur eux, tant il les pensent sans application pour leur carrière. Lucien Sève, et alii , 2005, op.cit. p. 79.
Edgar Morin, Réponse à René Thom , op.cit. p. 114.
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producteur du sujet qui le produit, s'accorde bien avec les boucles de rétroaction positive des SDNL, est également inclus dans la contradiction dialectique cause/effet, tout en l'enrichissant, et me semble très proche de la contradiction embryogénique de Sève. Enfin ce que Morin nomme le principe hologrammatique [211]
, ne diffère guère me semble-t-il de la notion dialectique de l'unité des contraires, tout en l'enrichissant de l'épaisseur du complexe.
Sa conception erronée (mais fréquente) des contradictions dialectiques réduites aux antagonismes, a peut être conduit Morin à se refuser à ce que ses travaux enrichissent « l'immense héritage » de la dialectique [212]
, ce qui a sans doute aussi conduit les penseurs marxistes ou marxiens à sous-estimer l'apport de ses travaux. Comme le dit un commentateur d' Edgar Morin :
Le « dialogique » est abordé comme l'instrument approprié pour penser et articuler des domaines radicalement inséparables et constituant un réel indissociable et complexe. Le dialogisme permet à Edgar Morin d'éviter le mot de dialectique, c'est-à-dire lui permet de faire porter sa réflexion sur la notion de contradiction sans avoir à penser son dépassement ce qui conduirait à une synthèse ou à un retour à l'unité. En un mot il permet à Edgar Morin de se dégager de la tradition hégélienne et marxiste qui avait pu animer ses premiers travaux. [213]
Sous bien des rapports, la dialogique m'apparaît pourtant comme un travail d'articulation entre une partie de la logique dialectique et la partie des sciences du complexe, présente dans la pensée complexe . Il me paraîtrait important d'en incorporer les apports à l'héritage de la dialectique, si cela s'avérait possible.
III.4.4. Un grand chantier à ouvrir[modifier]
Pour autant la dialogique n'a pas fait, ne pouvait pas faire, l'ensemble du travail d'articulation entre les concepts du complexe et les catégories de la logique dialectique matérialiste. Ce travail, initié par Lucien Sève dans l'ouvrage collectif de 1998 et poursuivi par lui dans celui de 2005, n'est pas terminé. Il s'agit d'une entreprise d'envergure, qui devra devenir elle aussi transdisciplinaire. Elle pourrait s'avérer indispensable pour que la dialectique, ainsi actualisée, avec des catégories qui reflètent pleinement les rapports actuels entre l'objectif et le subjectif dans la connaissance, participe en retour à penser la révolution du complexe dans la multiplicité de ses dimensions, ce qui contribuerait à aider au développement de la révolution du complexe, face aux multiples obstacles qui l'entravent.
Cela permettra aussi de mieux définir les rapports entre pensée du complexe et pensée dialectique. Certes, la pensée du complexe s'élabore de façon plurielle, émerge en quelque sorte des multiples courants des sciences de la complexité et ne parviendra peut-être jamais à une formulation unifiée comme la pensée complexe liée à un auteur. Cependant, n'est-il pas envisageable, si la conscience de ce que la dialectique peut apporter à la pensée du complexe diffuse parmi les scientifiques en même temps que les sciences de la complexité s'imposent dans l'univers académique et dans la société, que l'on parvienne à un stade de « pensée dialectique du complexe » ?
Nous avons vu ici les obstacles épistémologiques, qui se présentent souvent comme des oppositions dogmatiques, là où se trouvent en fait des contradictions dialectiques. 216 217 218
Cf II.2La « pensée complexe » d'Edgar Morin.
À moins que ce ne soit le refus de participer à la philosophie marxiste après ses démêlés avec le parti communiste français, qui n'aie conduit Morin à adopter cette conception appauvrie de la dialectique ? Christianne Peyron Bonjan, http://peyronbonjan.free.fr/complex2.htm
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Nous allons passer en revue dans les deux chapitres suivants, les obstacles économiques et les obstacles idéologiques. Et nous verrons à quel point ces trois aspects sont dans les faits étroitement interdépendants.
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Chapitre IV - Le contexte économique et politique[modifier]
Ainsi nous avons comparé les principaux problèmes techniques et physiques de cette période avec les recherches en physique à l'époque et nous arrivons à la conclusion qu'ils étaient déterminés principalement par les enjeux économiques et techniques que la bourgeoisie montante plaçait au premier plan. […] Les universités féodales luttèrent contre la nouvelle science avec une force identique à celle qui opposait les relations féodales agonisantes aux nouvelles méthodes progressistes de production.
B. Hessen [214]
La société industrielle, issue de la révolution industrielle du XIXe siècle, est en train de prendre de plus en plus rapidement une forme nouvelle, issue de ce que l'on a appelé successivement révolution scientifique et technique
[215]
, puis révolution informationnelle
, (et aussi parfois computationnelle, numérique, cognitive…) qui évoque une rupture dans l'évolution de nos civilisations due aux développements récents des sciences et des techniques dans les domaines de l'information. La période actuelle a aussi vu la naissance du terme technosciences , qui veut signifier que sciences et techniques sont totalement imbriquées et indissociables
. Parmi elles, les Nouvelles Technologies de l'Information (NTI)
jouent un rôle majeur dans ces transformations, qu'il s'agisse de la production de biens (qui reste cependant majoritairement dans le domaine marchand et capitaliste) ou de la vie personnelle.
Les sciences du complexe sont impliquées à plusieurs niveaux dans ces évolutions, bien au- delà du développement des ordinateurs qui a certes joué un rôle de premier plan dans celui de ces disciplines. Mais ce n'est qu'un élément relativement mineur dans les interactions entre celles-ci et les transformations économiques et sociales actuelles. Il y a des rapports réciproques forts entre révolution du complexe et révolution informationnelle, qui se sont d'ailleurs manifestées grosso modo simultanément, et sont aussi concomitantes avec l'émergence du capitalisme financiarisé néolibéral. Celui-ci va exercer une influence directe sur les politiques scientifiques des pays développés, sans que
219 220 221 222 223
Boris Hessen, op.cit. p. 98-99.
Yvette Lucas, La révolution scientifique et technique , Éditions Sociales, 1983 (ce terme provient des travaux du chercheur Tchèque Richta).
Jean Lojkine, La révolution informationnelle , Paris PUF, 1993 : Une autre façon de faire de la politique , Le temps des cerises, 2012 ; Paul Boccara, « Révolution informationnelle, dépassement du capitalisme et enjeux de civilisation », Revue Économie et Politique , 626-627, 2006 ; Gérard Verroust, 1994/1997, Histoire, épistémologie de l'informatique et Révolution technologique , http://www.epi.asso.fr/revue/89/b89p165a.htm qui implique aussi que la finalité actuelle assignée à la recherche par les pouvoirs politiques et économiques est de favoriser les inventions techniques destinées à accroître la compétitivité des entreprises, appelées innovations.
Le terme de technologie, qui signifiait initialement « étude des techniques », a été subverti pour désigner les techniques à forte composante scientifique, ou issues des techno-sciences.
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changent fondamentalement les rapports de production*, c'est-à-dire les formes de propriété et de domination.
Il est donc nécessaire d'analyser comment ces rapports de production jouent concrètement sur le développement des sciences du complexe, et quelle est leur articulation avec la révolution informationnelle. Nous verrons comment, aux obstacles épistémologiques, s'ajoutent et s'articulent des obstacles socio-économiques qui en freinent ou en dévient, voire en dénaturent, le développement.
IV.1. La « révolution informationnelle » : le progrès des forces productives qui permet et nécessite la révolution du complexe[modifier]
Nous avons vu l'importance capitale des ordinateurs dans le développement des sciences du complexe. Mais ce développement a été la cause et la conséquence d'une profonde mutation de la société. Nés d'une commande de l'armée américaine pendant la guerre, les ordinateurs se développent d'abord lentement. Puis leur miniaturisation progressive va leur permettre (dès le milieu des années 80), d'envahir toute la sphère économique (automatisation de la gestion et de la production) et l'ensemble de la société*. Cette généralisation entraîne une véritable mutation qui a été désignée sous le terme de Révolution Informationnelle par plusieurs auteurs [219]
dont Jean Lojkine, sur l'ouvrage de qui je m'appuierai ici.
Lojkine parle de Révolution sociétale sans précédent dans l'Histoire de l'humanité, au moins aussi importante, sinon plus, que la conception de l'outil manuel ou que l'invention de l'écriture. Avec la Révolution Informationnelle, arrive l'automatisation : la production en nombre n'est plus un phénomène manuel mais un phénomène entièrement mécanique : la démultiplication du geste par la machine est infinie, plus précise, plus rapide, plus fiable. Ce qui signifie que l' ouvrier n'œuvre plus avec ses mains et que la machine a récupéré un certain nombre des fonctions cognitives de l'humain, rendant possible et nécessaire un dialogue de type entièrement nouveau entre l'homme et la machine. De plus, avec l'informatique, sont multipliées à l'infini les capacités de traiter des masses énormes d'information (stockage et calcul).
Avec la cybernétique, le robot et le système expert, nous entrons dans une nouvelle ère :
La machine n'est plus un support aveugle de la seule force motrice, mais un substitut d'intelligence, qui émet également de l'information et avec qui l'homme peut dialoguer. [220]
Le rôle de l'humain dans la production peut changer fondamentalement. Et comme la commande numérique de la machine peut se faire à distance, la coordination des fabrications peut être réalisée en une diversité de lieux, l'unité de lieu comme champ d'action économique disparaît, percutant la cohérence culturelle (langage, histoire, géographie, pratiques, référents) des groupes et des peuples. En effet, la révolution informationnelle modifie potentiellement l'ensemble des interactions économiques, en substituant aux organisations hiérarchiques figées de la révolution industrielle, des organisations en réseau, que ce soit au niveau d'une entreprise, ou au niveau des multinationales mondialisées. Elle requiert aussi des personnels formés non seulement à l'informatique et à la robotique mais à la science du fonctionnement global des réseaux. Autrement dit la notion même d'un processus allant de la conception à la distribution 224 225
Voir note 221. op.cit. p. 118
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en passant par la production s'estompe par la simultanéité des fonctions ancestrales : le chercheur, le concepteur s'appuient de plus en plus sur les situations réelles de production et de consommation qui deviennent leurs laboratoires ; les phénomènes de grands nombres entrent dans le champ théorique, ainsi que l'aléatoire, la probabilité et le risque, la multiplication des interactions, l'évolution des besoins… Le travail répond de moins en moins à une logique d'organisation linéaire et de plus en plus à celle d'un système complexe fonctionnant en boucles rétroactives de régulation.
On voit apparaître ici la double relation entre révolution du complexe et révolution informationnelle. Relation matérielle par la place centrale de l'ordinateur dans les deux cas. En raison de cette place, l'économie développe l'ordinateur de plus en plus vite et ces progrès techniques favorisent ceux des sciences du complexe. Mais relation conceptuelle d'avantage encore peut-être : l'informatisation et l'automatisation engendrent des changements dans la société qui la rendent de plus en plus complexe. Du niveau local de l'entreprise, au niveau global des nations et du « système-monde » [221]
elle tend à devenir un réseau de systèmes complexes interagissants. Il en résulte un évident besoin d'étude et de compréhension de ces changements, un besoin de sciences du complexe, concomitant avec le développement des instruments nécessaires à ce développement. Totalement imbriquées dans la révolution informationnelle, les sciences du complexe devraient donc s'épanouir au maximum dans ce nouveau terrain économique et social.
Mais. Car il y a un Mais et même plusieurs.
D'abord les critères marchands du travail sont remis en question par cette transformation, car la valeur marchande elle-même peut perdre sa pertinence. En effet, la valeur (d'usage) créée est de plus en plus constituée d'idées et d'informations. Or l'idée échappe à la logique marchande : si vous vendez une idée à un tiers, vous continuez à la posséder. À l'heure actuelle on voit se développer toutes sortes de ruses pour tourner les barrières de propriété intellectuelle, en même temps que se développe la pratique des logiciels libres [222]
. Mais cela s'oppose à la propriété capitaliste et de gros efforts sont faits par les puissances économiques pour limiter au maximum ces processus de circulation et de partage de l'information, depuis le niveau de l'entreprise jusqu'à celui de la recherche scientifique où la multiplication des brevets s'oppose à la libre circulation des idées, pourtant nécessaire à toute recherche.
Mais il y a plus. Comme le montre aussi Lojkine, l'automatisation n'est pas simplement le remplacement de l'humain par la machine. Pour être efficace, elle doit être une articulation entre celui-ci et la machine, ce qui requiert une main d'œuvre de plus en plus instruite, donc de plus en plus capable (et désireuse) de prendre part non seulement au fonctionnement mais à la gestion des entreprises. Les OS de l'usine Taylorisée disparaissent rapidement au profit de techniciens formés à Bac plus trois. En même temps, les potentialités techniques ne nécessitent plus l'unité de lieu, et les entreprises passent d'une organisation hiérarchique à une organisation en réseaux décentralisés, qui pourrait aller vers l'auto-organisation. C'est en cela que la révolution informationnelle porte en elle les potentialités d'une véritable révolution civilisationnelle. L'ordinateur peut devenir un instrument de transformation du monde, matériel et humain [223]
. Mais c'est aussi en cela qu'elle s'oppose encore plus frontalement à la logique capitaliste, basée sur la propriété
226 227 228
Pour reprendre ici l'expression lancée par Ferdinand Braudel et développée par l'école des Annales. Cf Immanuel Wallerstein op.cit.
Un logiciel libre est bien plus qu'un logiciel gratuit. C'est une œuvre qui devient obligatoirement collective dès lors que chaque utilisateur peut s'en emparer pour l'améliorer. C'est donc aussi un objet complexe, fruit de multiples interactions, non marchandes car bénévoles. op.cit. p. 44.
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des moyens de production, donc la séparation complète entre la direction/prise de décision et l'exécution, donc la hiérarchie.
L'irruption des NTI et les exigences nouvelles de décloisonnement et d'accès direct à toutes les informations circulant dans l'entreprise risquent de se heurter aux verrous de la direction stratégique qui n'entend pas partager sa « vision d'ensemble » de la politique de l'entreprise… [224]
Ainsi la révolution du complexe s'insère dans un macro système en crise parce que le fonctionnement de la société au niveau de la planète s'appuie sur un système simpliste, réducteur et hiérarchique, s'opposant à la réalité sociétale en marche. On est bien là au cœur de la contradiction déjà vue par Marx entre le progrès des forces productives* qui génèrent et nécessitent la complexité au sein même de l'entreprise – l'horizontalité, la multiplicité des interactions multilatérales, le partage – et le maintien du tout marchand et des rapports de production arc-boutés sur la conservation de ces valeurs passées – hiérarchie, verticalité – tout en cherchant à récupérer au maximum les profits considérables que peuvent procurer ces nouvelles technologies. C'est une des bases de la crise systémique que nous vivons. Lojkine a étudié comment, dans les entreprises, le maintien de la hiérarchie, lié à la volonté de toute puissance de la directions et aux volontés de pouvoir de la hiérarchie intermédiaire, ainsi que les pressions sur le rendement immédiat du travail ont empêché ou très fortement minimisé les changements d'organisation rendus possibles et nécessaires par l'automatisation et l'informatisation, ce qui conduisait déjà, dès 1990 à des contradictions (dont l'exacerbation actuelle se traduit notamment par une vague de suicides de salariés).
Il est d'ailleurs intéressant de voir comment la systémique (dont nous avons déjà noté le holisme, l'absence de dialectique et l'incomplétude de la prise en compte des concepts du complexe) peut aider à former le personnel à prendre en compte ces nouvelles données, à gérer les dysfonctionnements de l'organisation, « pour changer, changeons le relationnel » [225]
sans remettre en question le rôle surplombant de la direction. De même, parmi les potentialités ouvertes par les méthodes nouvelles, Lojkine a aussi montré, que ce sont surtout celles liées au traitement de masses de données, plutôt que celles liées à la globalité des processus dynamiques qui sont favorisées, ce que nous avons noté dans les dérives des sciences du complexe
.
Donc les potentialités de la révolution informationnelle entrent en profonde contradiction avec la propriété capitaliste et le marché.
Les mutations socio-techniques sont […] des potentialités contradictoires et non des […] conséquences automatiques d'une évolution linéaire. [227]
Aussi est-il devenu nécessaire au maintien de l'économie capitaliste de brider (biaiser et fausser) la révolution informationnelle, de la maintenir dans des limites (forcément instables et conflictuelles
[228]
) où elle lui est utile sans lui nuire tout au moins sur le court terme. La science en général et la révolution du complexe en particulier, sont de
229 230 231 232 233 op.cit. p. 160.
Arlette Yatchjnovsky op.cit. p. 99.
Là encore à l'exception des mathématiques qui utilisent la dynamique non linéaire pour le fonctionnement prédateur des banques. Jean Lojkine op.cit. p. 19.
Conflit qui se traduit parfois par le suicide de travailleurs ou de cadres pris dans une complexité qu'ils n'ont plus les moyens de gérer. Voir par exemple Vincent de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère , Le Seuil, 2011.
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facto au cœur de cette contradiction.
La recherche scientifique* faisait déjà partie, dans la définition de Marx, des forces productives, mais on assiste maintenant, nous l'avons vu, à une augmentation considérable des interrelations entre science et production (la techno-science*) [229]
. La recherche scientifique est devenue un enjeu économique majeur dans les pays
développés et fait l'objet d'un pilotage direct par les puissances économiques. Quelles en ont été les conséquences sur les sciences du complexe ?
Pour le comprendre je m'appuierais sur les politiques scientifiques menées en Europe et en France.
IV.2. La société et l'économie de la connaissance*[modifier]
Pendant la période dite des trente glorieuses, en France, la recherche scientifique publique fondamentale [230]
était indépendante de l'industrie, à la fois par son financement venant presque exclusivement de l'État et par la politique de la recherche, dirigée par le Conseil National de la Recherche Scientifique (CNRS), organisme créé après la guerre et géré démocratiquement par les travailleurs scientifiques. L'idéologie sous-jacente était que la science trouve et l'industrie applique. Cependant, la recherche industrielle était trop peu développée en France ce qui était cause d'un retard industriel
. À partir de 1975 environ (toujours cette fameuse décennie 70-80 !), les gouvernements successifs se sont efforcés de pallier ce retard en développant les relations entre recherche publique et industrie. Cela s'est fait notamment par une diminution progressive des crédits récurrents
des laboratoires, les obligeant à se financer par des contrats avec l'industrie, ou par des contrats publics nécessitant l'association avec des industriels – donc sur des projets intéressant l'industrie
. Sous des formes et à des rythmes différents le même processus avait lieu dans les divers pays d'Europe. Le grand modèle était les USA
. En 2000, Le conseil européen de Lisbonne lançait le concept d' économie de la connaissance et créait l'ERA (European Research Area – Aire Européenne de la Recherche) pour la mettre en œuvre. L'objectif affiché était de : devenir [d'ici à 2010] l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale.
Il s'agissait de formaliser et systématiser ce qui avait commencé depuis une vingtaine d'années et d'accélérer ces transformations en tournant les diverses stratégies de résistance des scientifiques, attachés à l'autonomie de la science*. À cette fin l'ERA a
234 235 236 237 238 239 240
La science tend à devenir une force productive « directe ».
En ce qui concerne la recherche publique dite appliquée confiée à de grands organismes comme le CEA (Centre de l'Énergie Atomique), l'INRA (Institut National de Recherche Agronomique), l'INSERM (Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale), etc., les choses sont plus compliquées, mais leur détail importe peu ici.
Il est peut-être utile de noter qu'en France, contrairement à ce qui se fait en Allemagne par exemple, les ingénieurs et cadres de l'industrie sont formés dans les grandes écoles, alors que la recherche s'effectue surtout dans les universités.
Crédits affectés régulièrement aux laboratoires en fonction du nombre de chercheurs.
On se souviendra de la boutade attribuée à Hubert Curien « créer la gêne pour entraîner une mutation ». Mais aux États-Unis, les laboratoires de recherche bénéficient presque tous d'une double source de financement, une source publique par deux grandes agences de financement nationales et une source privée via des contrats avec l'industrie, qui investit beaucoup plus massivement qu'en France dans « la connaissance ». Et les crédits destinés à la recherche sont très élevés. Déclaration du Conseil Européen de Lisbonne mars 2000.
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utilisé un outil déjà existant, les Programmes cadres de la recherche et développement (PCRD). En 2002, démarre le 6ème PCRD, auquel est dévolu le rôle d'outil privilégié pour la construction de l'ERA, pour la mise en place de la politique européenne de la recherche, telle que définie à Lisbonne.
Le 6 e PCRD est un texte énorme, qui s'articule autour de sept thèmes, dont la plupart concernent les sciences « dures ». Il comprend la création de réseaux d'excellence (très gros regroupements de scientifiques européens autour de thèmes définis) et des appels d'offres pour des programmes intégrés. Ces programmes de recherche, élaborés par la commission, sous la surveillance des lobbys industriels, sont destinés à servir de modèles en Europe. Il s'agit de contrôler et enrôler la connaissance , (identifiée essentiellement à la science et à la recherche scientifique) sous la bannière de la guerre économique que se livrent les entreprises capitalistes et qu'elles nomment la compétitivité . L'étude des projets contenus dans ces appels d'offre donne un aperçu des directions que la commission européenne veut voir prendre à la recherche.
Certes, ces programmes ne représentent qu'une faible partie des fonds alloués à la recherche dans chaque pays (au moment du lancement du 6eme PCRD ces sommes représentaient environ 5% des crédits de recherche en France). Mais leur influence était déjà beaucoup plus grande. D'abord symboliquement, il y avait l'impact des laboratoires sélectionnés pour faire partie des réseaux d'excellence . Ils constituent un label, accordé par des commissions d'experts en toute opacité, qui permettent aux heureux élus de postuler aux grosses sommes allouées aux programmes intégrés, constituant ainsi une « aristocratie scientifique » selon les critères de Bruxelles. Ensuite, de nombreux bailleurs de fonds (les régions par exemple) exigeaient que les laboratoires présentent des programmes s'inscrivant dans le cadre du 6 e PCRD. Les États et surtout les régions, sont en effet encouragés à se servir du modèle de ce PCRD pour concevoir leur politique de la recherche. En France tout un arsenal de réformes structurelles de la recherche a été mis en place dans cet objectif qui, pièce à pièce, conduisent à une mise de la recherche scientifique publique sous tutelle des entreprises privées, (y compris avec leurs critères de gestion – ou management) dans la droite ligne des recommandations de l'ERA (elles- mêmes d'ailleurs conformes à celles de l'OCDE) : • Réforme des enseignements (LMD), qui a fragilisé le tissus national de l'enseignement supérieur ; • Puis, sous le quinquennat du président Sarkozy, loi sur l'autonomie des universités (LRU), qui a fortement augmenté cette fragilité et poussé les universités à rechercher des appuis financiers auprès des industries régionales ; • Crédits récurrents de la recherche diminués au profit de contrats divers, puis quasiment supprimés et remplacés à la fois par des contrats (entre laboratoires de recherche et entreprises) et par des appels d'offre publics dont la majorité est ciblée vers des recherches-innovation*, lancés par une Agence Nationale pour la Recherche (ANR) créée en 2005 ; • Enfin, méthode d'évaluation des laboratoires portant sur le nombre de publications, de brevets et de perspectives d'innovation, et qui fait dépendre la note des laboratoires, donc la carrière de leurs chercheurs, de la bonne mise en œuvre de ces critères qui n'ont rien de scientifiques.
Il s'agit de la mise en place d'une tutelle scientifique par des instances, nommées et de plus en plus opaques, comme l'ANR, par laquelle passait et passe toujours une grande partie des fonds publics pour la recherche. Elle fonctionne par des appels d'offres pour des projets relativement courts et en grande majorité ciblés sur les intérêts de ce qui est
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devenu la recherche-innovation [236]
.
De cette manière la politique scientifique assigne à la recherche publique le rôle de pourvoyeur de profit à travers ce que l'on nomme – sans la définir – l'innovation [237]
(le terme recherche-innovation a remplacé le terme recherche dans tous les discours et textes officiels traitant de recherche). Pendant ce temps d'ailleurs, de grands laboratoires de recherche et développement industriels ont été supprimés. La recherche publique a donc perdu presque toute son autonomie dans le pilotage, en même temps que les recherches libres (celles des recherches fondamentales non explicitement liées à une perspective d'innovation) diminuaient en peau de chagrin
. Certes la Commission Européenne a créé un Conseil Européen de la Recherche finançant la recherche fondamentale la meilleure , c'est-à-dire issue majoritairement de gros laboratoire ayant beaucoup de moyens provenant de la recherche-innovation. De même L'ANR permettait de proposer, jusqu'en 2013 des projets non ciblés, dits blancs , Mais ils représentaient une faible proportion des crédits alloués et n'existent plus. La nature même de la recherche a été profondément modifiée avec ces pratiques imposant des projets courts (sur 4 ans en moyenne), en lieu et place des thématiques, parfois à très long terme, de la recherche fondamentale et entraînant, en raison du faible nombre d' élus , un gâchis phénoménal du temps des chercheurs consacré à rédiger des réponses aux appels d'offres, en même temps qu'on leur demande une productivité (en termes de publications ou de brevets) accrue
. Pire encore peut être, on demande aux chercheurs de prévoir, au semestre près, les résultats qu'ils escomptent de leurs travaux, ce qui les oblige, soit à tricher, soit à se cantonner à des recherches dont toute complexité est exclue.
Que ce soit au niveau européen ou au niveau français, on observe un double mouvement qui pourrait paraître contradictoire. La prise en compte de la place de la connaissance dans le développement économique conduit à une logique de développement et l'UE prône (mais sans consigne précise ni moyens pour y parvenir), de porter l'effort de recherche à 3% du PIB. Non seulement ceci n'a jamais été atteint, mais la crise de 2008 mit un point d'arrêt à cette ambition, et les mesures d'économie actuelles atteignent de plein fouet le développement de cette recherche. En revanche l'UE prône aussi une limitation (bien réelle cette fois) du développement des recherches aux seuls enjeux d'une économie de marché : l'innovation est conçue comme l'arme de la guerre économique pour la conquête de nouveaux marchés. Ainsi une logique de développement (très relatif), est contredite et entravée par une vision étriquée du rôle assigné aux développements des connaissances et par le souci impératif de réduire le coût que représentent pour les entreprises (et maintenant pour l'État), les investissements en matière de recherche [240]
.
Mais ces projets et ces appels d'offre, rédigés par des comités d'experts qui comprennent des scientifiques choisis par le gouvernement et des représentants des grandes entreprises, permettent de savoir quels sont les objectifs que gouvernements et commission européenne assignent à la recherche pour assurer la compétitivité des
241 Ainsi en 2007 il y a eu 373 projets financés sur des appels « blancs » (soient environ 10% des projets soumis) contre 1414 appels dans le cadre de projets thématiques. 242 On trouvera une analyse des usages de ce terme dans « La science pour qui ? » Coordonné par J.Guespin-Michel et Annick Jacq. Le Croquant, 2013. 243 Évidemment, il y a des différences selon les disciplines, en fonction notamment des besoins en crédits, et des pressions économiques. III.3.3 Oppositions ou contradictions dialectiques ?. 244 On retrouve là, au niveau de la recherche publique le système paradoxant mis en œuvre par les méthodes managériales dans l'industrie. (cf Vincent de Gaulejac, op.cit. ). 245 En France, une part importante des crédits présentés comme alloués à la recherche vont à ce que l'on appelle le « crédit-impôt recherche », attribué sans aucun contrôle aux entreprises.
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entreprises (d'ailleurs sous la haute surveillance des lobbys industriels qui participent officiellement à l'ANR en France et dont on sait qu'ils ont pignon sur rue à Bruxelles). L'étude des programmes ainsi financés est donc une bonne indication de la manière dont le contexte économique et politique actuel intervient sur les directions de la recherche. L'analyse du contenu des appels d'offre (comparé à celui des projets de recherche plus libres), va nous permettre d'évaluer l'impact direct de l'économie libérale sur le développement scientifique et, en ce qui nous concerne ici, sur la révolution du complexe. Les voies utilisées pour corseter et freiner ce qui gène, tout en développant ce qui paraît utile, sont diverses et pas toujours aisément décelables. Elles touchent en effet tous les aspects du développement des connaissances, quantitatifs certes (financements, postes), mais aussi qualitatifs, par l'intitulé même des appels à projets. Il va donc être nécessaire d'étudier cet aspect obstacle/développement de façon assez détaillée et qualitative car il ne consiste pas seulement en une importante diminution de l'effort de recherche fondamentale au profit d'une augmentation relative de l'effort de recherche appliquée, mais impacte profondément toute la recherche, les recherches fondamentales n'ayant pas disparu mais étant privilégiées dans les domaines où elles sont vues comme susceptibles de déboucher rapidement sur des applications. Il convient donc de se demander si les choix opérés par ces comités portent seulement sur les questions posées à la recherche, ou si ils impliquent aussi et par là même, une ingérence épistémologique , notamment en ce qui concerne les sciences du complexe ?
Dans la mesure où la biologie (sciences de la vie et de la santé) est entrée justement dans l'ère des techno-sciences au moment de la naissance de d'économie de la connaissance [241]
, c'est sur des exemples issus de cette discipline que je me concentre d'abord dans ce chapitre
[242] en étudiant la manière dont les représentants des marchés européens se sont ingérés dans le débat épistémologique concernant une discipline réductionniste [243]
, la biologie moléculaire.
Puis j'ai interrogé les appels d'offre français pour tenter d'évaluer directement l'impact de l'ingérence économique dans le développement des sciences du complexe.
IV.3. Pressions économiques sur les paradigmes scientifiques :[modifier]
l'exemple de la biologie
IV.3.1. L'essor du « tout génétique* » (1975- 2000)[modifier]
On peut distinguer trois phases dans l'histoire de la biologie moléculaire des années 1970 à 2000, qui illustrent l'implication croissante des pressions économiques dans le débat épistémologique en faveur du tout génétique, pointe avancée du réductionnisme en biologie.
Entre 1975 et 1989, la biologie moléculaire s'est développée à une vitesse foudroyante grâce à la découverte des techniques dites du génie génétique*. Jusque-là, les études génétiques avaient essentiellement concerné les bactéries, les levures et les mouches du vinaigre. Désormais on pouvait court-circuiter les lentes études in vivo , basées sur les différences de phénotype* et étudier directement les gènes et leur expression (c'est-à-dire la production de protéines), chez les organismes supérieurs et bientôt chez l'homme. Il en est découlé des découvertes inattendues et fascinantes qui ont évidemment focalisé l'attention des scientifiques, comme celle du grand public, sur les 246 247 248
La véritable naissance, pas son officialisation par l'UE, donc dans les années 1970.
Ce faisant je m'appuierai essentiellement sur l'ouvrage collectif « Le vivant entre science et marché : une démocratie à inventer » op.cit.
Donc, comme je l'ai montré dans le chapitre précédent, opposée au complexe.
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gènes et fait oublier qu'une protéine ne correspond pas à une fonction [244]
, et encore moins à un fonctionnement . Le succès considérable et incontestable de ces méthodes s'est rapidement transformé en victoire d'un réductionnisme de plus en plus étroit sur les sciences de la vie. Cette première phase est principalement épistémologique. Mais la découverte de ces techniques a aussi donné presque immédiatement naissance à ce que l'on a appelé les biotechnologies (par un détournement de sens d'une branche industrielle déjà existante). Il s'agissait d'utiliser les techniques permettant d'isoler des gènes pour les faire s'exprimer (fonctionner) dans d'autres organismes, que l'on appelle maintenant des OGM, pour obtenir à meilleur coût des produits à haute valeur ajoutée, dans l'industrie pharmaceutique (l'insuline, ou l'hormone de croissance produites par des bactéries par exemple), voire l'industrie agroalimentaire.
Il y a eu un formidable appel financier, des profits énormes ont été réalisés, y compris par les universitaires américains à l'origine de ces découvertes, des profits encore plus énormes ont été suggérés par des scientifiques qui, souhaitant avoir leur part du gâteau, se sont mis à surfer sur le système du joint venture capital ou capital risque *. Pour convaincre les marchés, pour les mettre en mouvement, il était nécessaire d'avoir une théorie convaincante, donc simple. La conception du tout génétique remplit à merveille cette fonction. Est ainsi justifiée une politique de la recherche dirigée essentiellement vers l'étude des gènes permettant d'espérer des retombées rapides en terme de médicaments rentables. Les entreprises ont ainsi favorisé un type de développement scientifique, mais sans s'ingérer dans l'aspect épistémologique. Dans le même mouvement, les entreprises de matériel scientifique vont faire des progrès considérables raccourcissant de façon drastique la durée des expériences, permettant d'accumuler un nombre impressionnant de données utilisables ou tout au moins vendables par les biotechnologies, ce qui illustre les interrelations réciproques entre science, techniques et industrialisation.
En France le développement des techniques de biologie moléculaire au détriment des autres axes de recherche en biologie a été mené tambour battant dans les années 80, dans les sections des sciences de la vie du CNRS, puis à l'INSERM. Des résultats scientifiques notables sont aussi au rendez-vous et cette politique scientifique y trouve sa justification. Aussi, alors que les concepts de la complexité commencent à se développer, que les techniques de modélisation commencent à voir le jour, le vivant, objet éminemment complexe, échappe presque entièrement à ces investigations.
L'histoire culmine vers 1990, lorsque des scientifiques entreprirent de persuader des décideurs de l'intérêt appliqué et financier (on parlait de santé et on faisait miroiter la possibilité de sources de nouveaux profits) de se lancer dans un travail qui était à l'époque assez titanesque, le séquençage du génome* humain [245]
. Le gigantisme du projet a fait naître, de façon tout à fait logique et justifiée des coopérations internationales, entre recherches publiques des pays industrialisés (y compris les États-Unis) et firmes multinationales intéressées : le consortium public . Il s'agissait de mettre ces
connaissances dans le domaine public pour pouvoir les partager et de mutualiser les efforts.
L'histoire s'emballa lorsque la firme Perkin Elmer, constructeur d'appareils à
249 Une fonction biologique nécessite généralement plusieurs protéines et peut souvent être réalisée de plusieurs façons différentes (c'est-à-dire avec des ensembles de protéines différentes).
250 Les techniques utilisées sont devenues de plus en plus performantes (la vitesse de séquençage a augmenté d'un facteur 100), mais au début, il faut réaliser que le séquençage devait se faire à partir de fragments d'ADN d'environ 100 paires de bases ! Et une fois que l'ordre des paires de base sur la molécule est trouvé, il faut encore l'interpréter, c'est à dire localiser les gènes, ce qui était également un énorme travail.
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séquencer l'ADN, montra la volonté, sous l'influence d'un chercheur, Craig Venter, de s'emparer seule, (par le projet de séquençage CELERA), des énormes profits escomptés, en déposant des brevets sur les séquences obtenues. On a vu alors cette chose ahurissante, que, pour empêcher Celera de s'approprier en les brevetant, un grand nombre de séquences du génome humain, les États de tous les pays partie-prenantes du consortium public, au lieu d'interdire le brevetage de telles séquences , se sont engagés dans une course de vitesse avec CELERA. On proclamait haut et fort que c'était une question d'éthique, afin de mettre les données brutes dans le domaine public, mais il n'est que de voir comment la Commission Européenne a cédé sur le problème du brevetage de l'ADN humain pour se rendre compte que l'éthique n'a été, pour certains, qu'un prétexte. Par cette course au séquençage, s'est opéré un formidable détournement des crédits de la recherche publique (et en France aussi des financements caritatifs) au profit d'un objectif unique, empêcher Perkin Elmer et Craig Venter de s'approprier les résultats du séquençage de ce génome, et laisser leur part aux autres multinationales ! Certes, la séquence du génome humain a été presque entièrement déchiffrée près de cinq années avant la date prévue. Certes, la formidable accumulation de données constituée par ce séquençage et celui de très nombreux autres organismes, a fait progresser considérablement les techniques et les connaissances en bio informatique et en biologie moléculaire.
Mais ainsi, pendant près de 10 ans, une énorme fraction des crédits de recherche, des postes, des efforts en biologie a été (au niveau des grandes puissances mondiales) concentrée dans une seule direction, ce qui a obéré les possibilités de recherche dans les autres directions nécessaires, et ce pour une période très longue, en raison du détournement des « ressources humaines » [246]
. Pourtant le succès immédiat le plus important fut de montrer que la connaissance du génome était de loin insuffisante pour comprendre l'organisme. Qui ne sourit de nos jours de l'assertion de Walter Gilbert (1991) :
Quand nous aurons totalement séquencé le génome humain, nous saurons ce que c'est que d'être humain. [247]
Bien sûr cela n'a pu se faire qu'avec l'assentiment d'une grande partie de la communauté des scientifiques impliqués dans les décisions. L'interpénétration entre les dimensions économiques et épistémologiques est ici particulièrement évidente. Il est bien connu à présent (grâce d'ailleurs à la connaissance des séquences de nombreux génomes) qu'un gène peut exprimer plusieurs protéines, que la structure de ces protéines peut dépendre de l'environnement et que chaque fonction dépend à la fois de plusieurs protéines (donc de plusieurs gènes) et de l'environnement, cellulaire ou autre… Le paradigme réductionniste du tout génétique est moribond, comme l'expliquait brillamment Henri Atlan [248]
dès 1999, montrant qu'un nouveaux paradigme était devenu nécessaire. Ce nouveau paradigme à découvrir, à inventer, n'appartient-il pas, justement aux sciences du complexe ? On se serait attendu alors à voir fleurir une pluralité d'approches et de tentatives pour aller vers ce qui aurait constitué la branche biologique de la révolution
251 252 253
Si il avait fallu deux fois plus d'années pour obtenir cette séquence il n'y aurait eu aucun retard dans les applications pour la santé, car, si aucune des promesses thérapeutiques sur lesquelles on a basé la publicité n'a été tenue pendant au moins dix ans, on peut penser que c'est parce que les recherches complémentaires indispensables n'ont pas été menées parallèlement. En revanche de gros profits financiers ont été réalisés à partir de ces promesses, les entreprises de biotechnologie n'ayant pas besoin, du moins dans un premier temps d'avoir des résultats concrets pour vendre. C'est ce que l'on appelle l'économie de la promesse.
Cité in Richard. Lewontin, La triple hélice , 1998, traduction française, Le Seuil coll science ouverte, 2003. H. Atlan, La fin du tout génétique, vers de nouveaux paradigmes , Éditions de l'INRA, 1999.
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scientifique du complexe.
Au lieu de cela la troisième phase s'apparente au maintien en coma prolongé du réductionnisme, aux bons soins de la commission européenne à travers les programmes du 6 e (puis du 7 e ) PCRD.
IV.3.2. Intervention de la commission européenne dans le soutien au réductionnisme[modifier]
L'ouvrage d'Atlan, est publié en 1999. Pourtant, comme nous allons le voir, le 6 e PCRD (2002-2006) va maintenir en survie par le biais des financements, des réseaux d'excellence et des pressions sur les recherches nationales ou régionales, un cadre de pensée qui a atteint ses limites d'efficacité. Il a donc permis aux tenants d'un paradigme en coma dépassé de continuer à tenir le haut du pavé et à détourner vers la génomique* une proportion indue des crédits de recherche. C'est de l'acharnement thérapeutique ! Deux tendances fortes marquent ces programmes : l'accent mis sur la génomique, avec surtout les techniques dites de « haut débit » qui permettent de rassembler des données en très grande quantité et à une très grande vitesse grâce à des appareillages de plus en plus sophistiqués regroupés dans des plate-formes technologiques , et la pénurie de moyens pour chercher ailleurs, par exemple pour développer les approches complexes de dynamiques non-linéaires. Et les choses n'ont pas changé de ce point de vue lors du programme suivant, le 7 e PCRD 2007-2013 [249]
.
Pourtant, malgré le manque d'incitations, de telles recherches ont commencé à émerger et, pendant quelques années, elles ont commencé à éclore même en biologie 255 . Puis très vite, venue d'outre-atlantique, s'installe une biologie des systèmes, mettant en œuvre des technologies de pointe dites à haut débit, qui exploitent au travers d'énormes banques de données, les résultats obtenus grâce aux connaissances des séquences d'ADN. Le complexe a cédé la place au compliqué, pour le plus grand bénéfice des fabricants d'appareillages de biologie moléculaire. Les tentatives de résistance et d'études de systèmes dynamiques complexes (mais qui peuvent être simples) s'épuisent les unes après les autres. Les laboratoires, les réseaux, les instituts de biologie intégrative , ou des systèmes intégrés qui ont fleuri ici et là, ont plus ou moins rapidement disparu ou ont été détournés, en France tout au moins, faute de soutien ou de crédits. La biologie est encore aujourd'hui très peu présente dans le Réseau national des systèmes complexes. Tout ceci montre que la politique de la recherche européenne a bien eu des [250]
. Puis très vite, venue d'outre-atlantique, s'installe une biologie des systèmes, mettant en œuvre des technologies de pointe dites à haut débit, qui exploitent au travers d'énormes banques de données, les résultats obtenus grâce aux connaissances des séquences d'ADN. Le complexe a cédé la place au compliqué, pour le plus grand bénéfice des fabricants d'appareillages de biologie moléculaire. Les tentatives de résistance et d'études de systèmes dynamiques complexes (mais qui peuvent être simples) s'épuisent les unes après les autres. Les laboratoires, les réseaux, les instituts de biologie intégrative , ou des systèmes intégrés qui ont fleuri ici et là, ont plus ou moins rapidement disparu ou ont été détournés, en France tout au moins, faute de soutien ou de crédits. La biologie est encore aujourd'hui très peu présente dans le Réseau national des systèmes complexes. Tout ceci montre que la politique de la recherche européenne a bien eu des
répercussions épistémologiques, au moins dans le domaine des sciences de la vie. Qu'en est-il des autres disciplines ?
IV.4. L'économie de la connaissance et les sciences du complexe[modifier]
en France
La politique des appels d'offre permet d'analyser les thèmes de recherche proposés et de connaître ainsi en principe les axes privilégies ou sacrifiés. Mon approche a consisté à rechercher la place d'un certain nombre des concepts de la complexité dans trois corpus : les derniers appels d'offre de l'ANR qui représentent la recherche au service de
254 255 7e PCRD 2007-2013 qui comporte les thèmes suivants : santé ; alimentation, agriculture et pêche, et biotechnologie ; technologies de l'information et de la communication ; nanosciences, nanotechnologies, matériaux et nouvelles technologies de production ; énergie ; environnement (changements climatiques inclus) ; transports (aéronautique comprise) ; sciences socio-économiques et humaines ; espace et sécurité. Ce programme intègre également les nouvelles initiatives technologiques conjointes. Roger Lewin, op.cit. , ouvrage de vulgarisation américain traduit en français, introduit par exemple auprès du grand public, les possibilités des études du complexe en biologie,
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l'innovation, les titres des projets blancs retenus par cette même ANR (à défaut de ceux de tous les projets présentés dont je ne dispose pas) et les textes les plus significatifs du CNRS, où l'ancienneté de l'institution reste garante d'une certaine fidélité aux principes scientifiques antérieurs.
Quels termes choisir pour aboutir à une comparaison réaliste ? Il m'a paru indispensable d'en prendre plusieurs, chacun pouvant s'avérer plus ou moins fiable selon les contextes. Je les ai choisis a priori , à partir des concepts présentés dans le chapitre I, puis j'ai éliminé ceux qui étaient soit trop peu fréquents, soit ambigus. J'en ai donc retenu six : systèmes complexes , interactions , incertitude , non-linéaire/non-linéarité , (les termes chaos, bifurcation, auto-organisation se sont révélés trop peu fréquents et j'en ai ajouté le faible nombre à celui correspondant à non-linéaire), interdisciplinarité [251]
, [modélisation, modèle]/simulation (j'ai retenu le nombre le plus élevé entre les deux termes). Je n'ai choisi ni émergence, qui prend le plus souvent la signification d'apparition, ni système, utilisé généralement dans un sens banal, ni complexité en raison de la confusion avec complication.
Enfin, pour pouvoir comparer, il est nécessaire d'avoir un terme représentatif de l'extérieur du domaine que je recherche. Le problème s'est avéré très difficile, car il n'y a aucun terme qui soit l'opposé de ceux qui évoquent le complexe. Par exemple, le terme linéaire n'apparaît jamais et comme je l'ai dit, simple n'est pas le contraire de complexe. La non-modélisation n'aurait pas de sens et le terme déterminisme, est fortement ambigu. J'ai donc choisi, par défaut, un terme dans un tout autre domaine, innovation , qui représente, comme nous l'avons vu, le terme fétiche de la politique néolibérale de la recherche. Les tableaux des résultats de cette analyse figurent en annexe.
IV.4.1. La place du complexe dans les programmes de l'ANR (2011-2013)[modifier]
L'appel à projets 2011-2013 comprend un appel dit blanc sans thématiques imposées, réparti en huit thèmes, qui est considéré comme dédié à la recherche fondamentale libre. Et onze appels thématiques [252]
eux-mêmes subdivisés en vingt-huit programmes, correspondant aux recherches finalisées. L'analyse quantitative est disponible pour l'appel précédent terminé en 2007 (et montre la part tout à fait
prépondérante dans le financement des projets thématiques par rapport aux projets non- thématiques [253]
).
J'ai recherché, dans l'ensemble des programmes disponibles les occurrences des termes choisis.
Cette étude est hétérogène dans ce sens que en ce qui concerne l'ANR blanc on dispose des titres des projets financés, ainsi que pour l'un des programmes (le plus intéressant il est vrai, modélisation et simulation des système complexes ). Mais, en ce qui concerne les autres thématiques, je n'ai obtenu que les descriptions des appels à projets. Le vocabulaire n'est pas forcément le même dans les deux catégories d'énoncés : les
256 Ce terme peut poser problème dans la mesure où il est souvent utilisé (notamment au CNRS) sans que la pratique ne suive. Néanmoins, dans le bouquet choisi il s'est avéré efficace. 257 Recherches exploratoires et émergentes, Valorisation, partenariat et compétitivité, Biologie santé, Énergie Durable, Environnement et Ressources Biologiques, Sciences et Technologies de l'information et de la Communication, Ingénierie, procédés, sécurité, Sciences Humaines et Sociales, Collaborations européennes et internationales. 258 Programmes non thématiques : 541 projets. JC (jeunes chercheurs) : 158 projets, Blancs : 373 projets, Chaire d'excellence : 10 projets, Programmes thématiques : 846 projets dont : Sciences et technologies de l'information et de la communication : 194 projets ; Procédés et ingénierie : 62 projets ; Énergie durable et environnement : 117 projets ; Ecosystèmes et développement durable : 81 projets ; Biologie- Santé : 283 projets ; Sciences humaines et sociales : 102 projets.
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titres des projets sont écrits par les chercheurs (même s'ils cherchent à se modeler sur ce que l'on attend d'eux), tandis que les appels d'offres sont rédigés par des institutionnels et je les ai donc séparés pour l'analyse. Par ailleurs je ne dispose pas des titres des projets rejetés, (dix fois plus nombreux et qui auraient complété avantageusement l'analyse).
Un seul des cinq grands projets analysés ( science et technologie de la communication et information ) contient un programme (sur cinq) modèles numériques , comportant encore trois axes thématiques dont un modélisation et simulation de systèmes complexes se réfère directement aux sciences du complexe, dans leur aspect méthodologique.
En revanche, une approche systémique (qui n'est pas révélée par les fréquences d'occurrences de termes, mais par une analyse plus qualitative) est rendue possible, de manière plus ou moins explicite et en liaison avec la promotion de recherches pluri- disciplinaires (plus que inter-disciplinaires), dans trois autres des grands projets. Environnement et ressources biologiques où l'optique générale systémique évacue l'aspect dynamique et complexe, Sciences humaines et sociales , où l'esprit du programme invite ces disciplines à observer des objets de recherche complexes des temps présents et surtout à pratiquer une pluridisciplinarité systématique en s'intéressant aux évolutions socio-culturelles, aux comportements individuels et sociaux et aux modèles économiques et énergie durable , où deux programmes horizontaux (sur cinq) ont pour ambition de favoriser les approches systémiques et les projets intégrés pluridisciplinaires, notamment entre sciences de l'ingénieur et sciences humaines et sociales.
Cette analyse montre que le terme innovation apparaît en moyenne 10 fois plus souvent dans les appels d'offres thématiques que dans les programmes blancs acceptés, et inversement, les termes du complexe y apparaissent moins fréquemment (sauf dans l'appel d'offre qui contient précisément le programme modélisation des systèmes complexes, et encore essentiellement par l'emploi très fréquent des termes modélisation/simulation). Une analyse plus fine montre encore que c'est dans les titres des projets blancs que les termes non-linéaire et interactions sont les plus fréquents. Alors que dans les appels thématiques ils sont très peu représentés même dans science et technologie de la communication et information . Enfin c'est toujours en biologie que la complexité à le plus de peine à s'imposer, en France donc comme dans les appels d'offre européens.
Au final, les concepts des sciences du complexe sont diversement traités. La pluridisciplinarité (plutôt que l'interdisciplinarité) est utilisée essentiellement pour mettre les sciences humaines et sociales au service des projets finalisés, où le terme complexe, et certains des concepts du complexe apparaissent un tout petit peu plus souvent qu'ailleurs. La systémique, ou plus exactement l'étude de grands systèmes surtout vus comme compliqués, nécessitant de gros investissements informatiques et de grandes banques de données est également favorisée. En revanche, les études dynamiques et la non-linéarité, sont reléguées dans un tout petit espace.
IV.4.2. La place du complexe dans les sites web du CNRS[modifier]
J'ai étudiés les textes de communication (journal, communiqués de presse) du CNRS, et les textes de présentation des divers Instituts. La comparaison est rendue difficile par le fait qu'il n'est pas possible de connaître le nombre de pages où ces termes n'apparaissent pas, si bien que seul le rapport innovation/complexe (représenté par le bouquet présenté ci-dessus) permet de comparer. Mais le terme innovation apparaît dans les textes de communication beaucoup plus souvent que dans les sites décrivant les Instituts. Si on compare le rapport innovation/complexe, il est globalement de 0,1 pour
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l'ensemble des instituts, contre 3 pour les instances de communication, (ce qui se compare aussi à 0,9 pour les appels d'offre ANR et 0,13 pour les programmes blancs acceptés). On voit aussi que systèmes complexes est fréquent dans les pages du CNRS, contrairement aux appels d'offres, et que non-linéaire , n'est présent que dans les pages des intitulés de mathématique et physique.
IV.4.3. Qu'en conclure ?[modifier]
Au total, les occurrences des termes évoquant le complexe sont peu fréquentes, les plus fréquentes étant modélisation/simulation et les moins fréquentes étant non-linéarité. De plus, bien qu'une comparaison directe soit impossible, il apparaît que l'emploi des termes du complexe est plus important dans les textes du CNRS que dans les appels d'offre de l'ANR, et plus important encore dans les projets blancs.
Il en ressort aussi un complexe étriqué souvent réduit au compliqué, dépourvu des concepts de dynamique non-linéaire, qui sont marginalisés, un complexe dont les programmes de l'ANR utilisent/favorisent certains aspects, mais qui est loin d'évoquer une révolution scientifique. Un complexe qui se réfugie surtout dans les sciences humaines, (là où les sommes allouées sont les plus faibles). Une très légère poussée de ces concepts dans les appels blancs (en dépit du fait que les scientifiques savent trouver les mots qui leur donnent le plus de chance d'être financés) pourrait suggérer une contradiction entre la science dirigée par l'économie et ce qui reste de science libre ? Mais il faudrait aussi pour s'en assurer pouvoir disposer des titres des projets rejetés.
On retrouve ici le même type de limitations que celles analysées par Jean Lojkine et présentées dans la première section de ce chapitre concernant l'introduction de la révolution informationnelle dans l'organisation des entreprises.
Évidemment, il serait simpliste d'en conclure que cette situation est uniquement due aux contraintes économiques et que n'y sont pour rien les obstacles épistémologiques que j'ai analysés au chapitre précédent, voire les questions de personnes ! Il serait également naïf de vouloir estimer la responsabilité respective des obstacles épistémologiques et des obstacles d'origine économique, car ils se renforcent mutuellement (d'autant que, comme nous le verrons au chapitre suivant, les obstacles idéologiques sont également importants). Mais le résultat est là : dans la société capitaliste actuelle, la révolution du complexe est freinée et déformée (faussée et non libre). La pensée du complexe convient manifestement mal à l'économie de la connaissance, qui ne la rejette pas explicitement, mais ne lui laisse pour se développer qu'un maigre territoire, une portion congrue. L'absence de ces concepts dans l'enseignement est particulièrement parlante. Si l'on compare avec les biotechnologies, dont la naissance est contemporaine de l'émergence des sciences de la complexité (autour de 1975), la différence est flagrante, puisque ces dernières sont enseignées dès le lycée, alors que le complexe doit attendre les enseignements universitaires spécialisés, en mathématique et physique !
IV.5. Les sciences du complexe et la société au XXIe siècle[modifier]
Des questions sociétales majeures, sont apparues sur le devant de la scène au tournant du XXIe siècle, les questions du développement durable et de l'environnement, du climat, de la biodiversité, ont rejoint celles de la faim, de l'eau, de la démocratie… Elles s'imposent de plus en plus, en contradiction frontale avec le capitalisme, en dépit (et parfois à cause, comme dans le cas des agrocarburants) des tentatives de celui-ci de les récupérer sous le vocable de capitalisme vert . Ainsi, si le réchauffement climatique et l'énergie font partie des priorités de la recherche financée par l'Union européenne dans le
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prochain programme cadre de recherche et innovations dit Horizon 2020 , cela s'inscrit dans une vision que la formulation suivante éclaire crûment « tout le long de la chaîne de l'innovation débouchant uniquement [254]
sur l'apport au marché de produits et de services innovants »
. C'est ainsi par exemple, que l'utilisation de ressources agricoles pour produire des biocarburants destinés à limiter l'effet de serre a conduit à une crise alimentaire très grave
. Cela illustre les limites atteintes par le capitalisme pour résoudre des questions vitales
. La plupart du temps, les dégâts provoqués par le capitalisme vert proviennent du fait que, pour réaliser des profits, il voit uniquement un des aspects de la question.
Pourtant ce qui caractérise ces questions, c'est leur globalité, leur caractère transnational et interdisciplinaire et le fait qu'elles impliquent toujours des transformations et des interactions multiples. Les céréales, utilisées pour les biocarburants servent aussi à autre chose, la biodiversité ne génère pas de profit [258]
et pendant que les uns s'assurent de gros profits en vendant très cher à EDF l'électricité fournie par les éoliennes, les autres (ou peut être les mêmes ?) ravagent des territoires entiers en extrayant le bitume ou le gaz de schistes. Ce sont, presque par définition, des questions complexes, qui
mériteraient, vu les conséquences mondiales dramatiques qui peuvent découler du fait de les négliger, qu'elles impulsent un très gros effort de développement des sciences du complexe, y compris, voire surtout, aux niveau des recherches fondamentales. L'exemple de l'appel d'offres de l'ANR est de ce fait emblématique. Il ne néglige pas totalement ces questions mais elles ne représentent qu'une faible partie des crédits alloués à la recherche finalisée et, comme nous l'avons vu, elles ne mettent que très peu à contribution les sciences du complexe, surtout pas dans leur aspect dynamique (non-linéaire).
Entrons un peu plus dans les détails avec un exemple de recherches sur les semences agricoles [259]
. Bonneuil et Thomas
ont analysé comment la recherche destinée à répondre aux critères industriels productivistes était centrée sur la génétique des plantes pour produire les semences les plus adaptées à ces critères. Ils ont montré que cette stratégie réductionniste correspond toutefois à un parti pris économique néolibéral implicite et le plus souvent méconnu des chercheurs. De son côté, Hugh Lacey
a étudié l'évaluation et la sélection des semences agricoles en recherches agro-écologiques, au Brésil, où elles sont considérées dans le contexte d'un système de production alimentaire. Entrent en jeu alors l'impact sur la biodiversité, les relations sociales, le territoire, soit tout le réseau d'interactions dans lequel est prise cette production. Cette stratégie (appelée aussi contextualisée) est clairement complexe, avec un parti pris social. D'une manière générale, les recherches appliquées, ou finalisées menées avec un parti pris social ne
259 C'est moi qui souligne. 260 Présentation du Programme cadre (Horizon 2020) pour la recherche et l'innovation. Site de l'Union européenne. 261 Qui, en détournant des ressources alimentaires vers des carburants ont permis une spéculation sur le blé entraînant des famines). 262 Il n'est pas question ici de développer ce point, qui a été abordé dans de nombreux ouvrages, par exemple Hervé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme , Le Seuil, 2009. 263 Du moins pour le moment, mais des lois en préparation, ou déjà mises en œuvre dans certains pays, qui permettent, sur le modèle de la taxe carbone, d'acheter le droit à détruire la biodiversité, font craindre le pire. 264 Cf La science pour qui ? , op.cit. pp. 85-90. 265 Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, Gènes, pouvoirs et profits : Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM , Éditeur Quae, Co-éditeur Fondation pour le progrès de l'Homme, 2009. 266 Hugh Lacey, Values and objectivity in Science : the current controversy about transgenic crops , Lexington books (Rowman and Littlefield publishers inc. 2005.
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sont pas moins scientifiques que celles menées avec un parti pris libéral, mais se doivent de prendre en compte une multiplicité de facteurs en interrelation et appartiennent donc de facto au domaines du complexe. Elles ont tout à bénéficier des méthodes des sciences du complexe qu'elles devraient aussi faire avancer si elles n'étaient pas défavorisées, voire décriées comme non scientifiques par les politiques libérales de la recherche et leurs thuriféraires.
Pour résumer ce chapitre, le développement des forces productives [262]
rend possible la révolution informationnelle , qui s'appuie sur, et nécessite, le développement des sciences du complexe . Mais les rapports de production capitalistes freinent et détournent l'ensemble du processus, y compris en s'ingérant au niveau épistémologique. Ces rapports de production génèrent des conditions qui peuvent s'avérer globalement dramatiques pour les civilisations humaines, et empêchent notamment d'affronter pleinement la complexité des grands défis écologiques et sociétaux qui se posent au niveau planétaire. La révolution du complexe est au cœur des contradictions entre le développement de la révolution informationnelle et les rapports de production, et entre ceux-ci et la survie des civilisations.
267 J'utilise ce terme plutôt que celui de techniques, car il englobe non seulement ces techniques mais les process qui en découlent et les modifications des rapports entre les hommes et les machines qu'elles impliquent.
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Chapitre V - Le contexte idéologique[modifier]
La situation économique est le fondement. Mais le développement des théories et l'œuvre individuelle d'un savant sont affectées par diverses superstructures, telles que les formes politiques prises par la lutte des classes, et les résultats, l'écho de ces luttes dans les esprits des participants : théories politiques, juridiques, philosophiques, croyances religieuses, ainsi que leur développement en systèmes de dogmes.
Boris Hessen [263]
L'hégémonie de l'idéologie néolibérale, après la dégénérescence puis l'implosion du « camp socialiste », c'est la pensée unique , le fatalisme, l'idée que l'économie néolibérale est la seule alternative possible. Cela inclut le rejet et discrédit de tout ce qui rappelle le marxisme [264]
, de la lutte des classes au matérialisme, en passant par toute tentative d'explication globale, disqualifiée sous les termes de grand récit ou d'utopie. Mais c'est la dialectique, cette logique des transformations qui est particulièrement bannie, tandis qu'une forme de pensée statique, simpliste et disjoignante reste dominante. Ce contexte idéologique dans lequel s'est développée la révolution du complexe, a certainement contribué à la sous-estimation de l'intérêt et même de l'existence d'une pensée du complexe , émergeant de la révolution du complexe. D'une part, parce que la logique dialectique matérialiste est un outil privilégié pour penser le complexe, comme nous l'avons vu au chapitre III. D'autre part parce que l'idéologie dominante s'appuie sur et renforce un mode de pensée où le rationalisme cartésien a été figé sous une forme simpliste et linéaire, opposée comme nous l'avons vu à toute pensée du complexe. Ce mode de pensée imprègne l'enseignement et stérilise donc en retour le développement de la pensée du complexe , et plus profondément des sciences dont elle émerge et dont elle assure la cohérence.
Les récentes prises de conscience liées à la crise systémique du capitalisme se sont traduites par un certain retour de Marx et par la multiplication des réflexions et des expériences qui forment une sorte de mouvance post-capitaliste , par laquelle la complexité est souvent recrutée. Sans constituer (encore) un contexte idéologique nouveau, cela permet cependant d'en envisager l'occurrence.
V.1. Matérialisme et idéalisme dans les sciences du complexe
De quelque façon que les savants veuillent se situer, ils sont dominés par la philosophie. La question est seulement de savoir s'ils veulent être dominés par quelque mauvaise philosophie à la mode ou par un mode de pensée théorique
268 269 op.cit. p. 118.
Rejet qui, partant de la caricature de marxisme ayant régné en URSS, s'étend, sans faire la distinction, à toutes les formes de marxisme et de communisme, qu'il empêche de connaître et dont il justifie l'inutilité de les connaître.
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reposant sur la connaissance de l'histoire de la pensée et de ses acquis. F. Engels [265]
V.1.1. La preuve par l'émergence
Si vous souhaitez assister à une polémique enfiévrée entre scientifiques, lancez le mot émergence dans une assemblée de chercheurs s'intéressant à la complexité. Les définitions divergentes de ce terme vont fleurir et, chacun tenant dur comme fer à la sienne, aucun consensus ne pourra se faire, aucune discussion sensée même ne pourra aboutir. Le plus proche d'un consensus que j'aie vu se réaliser lors d'un colloque, a été le remplacement du mot émergence par un humoristique bip-bip rappelant l'impossibilité d'un dialogue autour de ce terme. Pour autant, les réunions où ce sujet est traité n'ont pas été rares ces dernières années : colloques dédiés de philosophie des sciences, tables rondes lors de colloques scientifiques sur les systèmes complexes, ou discussions à l'occasion d'une présentation scientifique, leurs formes ont varié, mais non leur incapacité à déboucher sur un quelconque accord. Et cela ne date pas d'aujourd'hui :
Un colloque sur l'auto-organisation et l'émergence a eu lieu en Belgique, à Louvain, en avril 1995. À la fin de ce colloque, plus personne n'osait prononcer le mot émergence parce qu'il était apparu que chaque participant accordait à ce mot une signification différente. [266]
La violence et la récurrence de telles polémiques suggèrent que des options philosophiques et métaphysiques, conscientes ou non, sont à l'origine de la discorde. J'utiliserai donc ici les différentes acceptions du terme émergence , comme un fil pour suivre les influences réciproques entre science et positions philosophiques ou idéologiques, et pour suggérer un rôle possible de la dialectique matérialiste. Le terme déjà ancien d'émergence, qui désigne le passage des parties au tout, se rapporte à l'idée qu'un « tout » est plus que (ou n'est pas « égal à ») la somme de ses parties. Cette phrase divise nous l'avons vu (chapitre III) les positions réductionnistes (qui la réfutent) et les positions holistes (ou globalistes) qui affirment que la compréhension d'un tout ne dépend en rien de celle des parties qui le constituent. Présent dans de nombreuses disciplines, le terme d'émergence a pris, dans le contexte de la complexité et des systèmes dynamiques non-linéaires un « coup de jeune », dans la mesure où un certain nombre de phénomènes qui apparaissent dans les systèmes complexes, tels l'auto-organisation ou les bifurcations des systèmes dynamiques non-linéaires, ou encore les passages entre niveaux d'organisation sont caractérisés comme émergents. Pour certains chercheurs, émergence et complexité se définissent réciproquement (chapitre I). Mais cet intérêt renouvelé s'accompagne de polémiques et désaccords profonds sur la signification de ce terme, désaccords qui, c'est mon hypothèse, sont d'origine idéologique. Dans la mesure où les scientifiques ont été privés d'une culture philosophique cohérente, leur position philosophique est souvent implicite, au point parfois de refuser énergiquement de la reconnaître lorsqu'on la leur suggère. La dialectique matérialiste, fortement connotée politiquement, rencontre un réel déni idéologique parmi ceux-là même des scientifiques qui la pratiquent de façon spontanée . Un matérialisme non dialectique [267]
270 271 272
Friedrich Engels, Dialectique de la nature , Traduction française Éditions Sociales, 1975, p. 211. Brigitte Chamak, Le groupe des Dix , Éditions du rocher, 1997, interview de Jacques Sauvan p. 115. Pour une étude des différences entre ces deux types de matérialisme voir Lucien Sève, 2015, op. cit.
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est aussi fort répandu parmi les scientifiques, et nous allons voir que cela impacte leur rapports au complexe. Actuellement, on peut distinguer schématiquement, quatre groupes de positions différentes concernant l'émergence.
La position matérialiste dialectique considère que l'émergence correspond à l'apparition de propriétés globales nouvelles qui résultent d'interactions non-linéaires ou complexes entre les parties, qu'on les comprenne ou non, qu'on les prévoie ou non. Elle distingue ainsi une propriété collective (comme la pression d'un gaz), qui résulte de l'observation d'un phénomène collectif à une échelle globale, d'une émergence qui représente l'existence d'une propriété nouvelle à une échelle globale, propriété qui n'est pas présente dans les constituants puisqu'elle dépend de leur organisation, et qui n'apparaît en outre que dans certaines conditions. Pour ceux qui partagent cette conception, la mayonnaise qui prend (et dont on peut prévoir et expliquer l'apparition) est une émergence tout comme la vie qui n'est pas encore comprise. Les tenants de cette conception, qu'ils le sachent ou non, qu'ils l'acceptent ou non, sont non seulement matérialistes, mais aussi, dans une mesure plus ou moins grande, ils sont dialecticiens : ils considèrent les transformations comme des propriétés fondamentales de la matière, ils accordent plus d'importance aux interactions (rapports) qu'aux éléments isolés, ils étudient les comportements globaux dus aux interactions entre les éléments et, dans la mesure où l'émergence définit pour eux la complexité, la catégorie dialectique de saut qualitatif, même s'ils ne la connaissent pas formellement, leur est familière. Pour eux, l'émergence est indissociablement épistémique* et ontologique*.
Nous appelons émergence l'existence (et pas seulement l'apparition vue comme un processus temporel, ce que le vocable pourrait suggérer) de qualités singulières d'un système qui ne peuvent exister que dans certaines conditions. [268]
On trouve une définition convergente de l'émergence chez Maximilian Kistler : La théorie des systèmes dynamiques contient des concepts qui permettent d'expliquer, au moins pour certains types de systèmes, pourquoi les interactions non additives donnent lieu à des propriétés qualitativement différentes des propriétés des parties. [269]
Mais pour certains scientifiques et nombre de philosophes des sciences, il n'y a émergence que lorsque se produisent des processus inattendus, surprenants, imprévus. À y regarder de près, les tenants de cette acception se répartissent en 3 groupes. Il y a ceux pour qui l'émergence est ontologique : l'inattendu est une propriété fondamentale, qui caractérise notamment la vie. Soit l'émergence signifie que la vie possède un noyau inconnaissable, qu'on l'appelle l' élan vital ou l' intelligent design : c'est le vitalisme ; soit elle signifie que l'on ne peut pas comprendre un niveau d'organisation (un tout ) en s'intéressant à ses parties (holisme), dans les deux cas l'émergence (le passage des parties au tout) est une propriété absolument inconnaissable. Il s'agit de positions clairement idéalistes.
Il y a ceux pour qui l'émergence n'existe pas. Ce terme désignerait seulement une ignorance et lorsque l'inattendu disparaîtra, il n'y aura plus d'émergence. Les plus radicaux dans cette position sont les réductionnistes durs pour qui le tout est égal à la
chapitre III.[modifier]
273 274
Janine Guespin-Michel et Camille Ripoll in Lucien Sève et alii , 2005, op.cit.
Maximilian Kistler, « La réduction, l'émergence, l'unité de la science et les niveaux de réalité » in Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain , Marc Silberstein dir. Éditions Matériologiques, 2013.
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somme des parties et qui sont convaincus que c'est le manque de connaissance des parties qui fait croire qu'il émerge quelque chose de nouveau et d'inattendu. Ceux-là, bien entendu, rejettent la révolution du complexe dans son ensemble au nom d'un matérialisme resté mécaniste, c'est-à-dire refusant les transformations.
D'autres enfin admettent l'émergence, mais seulement comme une propriété épistémique, liée à la considération de niveaux faite par l'observateur. Le réductionnisme faible [270]
admet que le tout résulte non pas seulement de la somme, mais des interactions entre les parties et que, lorsque ces interactions ne sont pas linéaires, il peut y avoir des propriétés étonnantes . Mais en connaissant mieux ces interactions, l'inattendu, le non compris disparaissent et avec eux l'émergence, qui est donc une propriété purement épistémique. Corrélativement, ils n'acceptent donc pas d'appeler émergents les phénomènes (auto-organisation, bifurcations…) qu'étudie la physique des systèmes non- linéaires, dès lors qu'ils sont maintenant compris. On pourrait penser qu'il ne s'agit finalement que d'une question de définition de peu d'importance scientifique, même si l'idéologie sous-jacente, matérialiste mais ignorant les propriétés de transformations de la matière, est un matérialisme tout aussi réducteur que le réductionnisme dur. Mais le fait d'exclure les SDNL notamment de l'émergence, conduit à une définition du complexe qui sous estime l'importance de la non-linéarité et prête ainsi le flanc à la confusion entre complexe et compliqué.
Des variantes de cette dernière position distinguent une émergence faible (ou épistémique) et une émergence forte (ou ontologique). Mais ces deux termes désignent des notions différentes selon les auteurs. Pour l'informaticien Hughes Bersini : Le long de cet axe interprétatif, situant l'émergence quelque part entre un premier extrême, essentiellement épistémique, émergence n'existant que dans le regard et dans la tête de l'observateur humain, et l'autre extrême, essentiellement ontologique, émergence témoignant d'un phénomène réel, fondamentalement réel, autonome par rapport aux parties qui le constituent dans un sens qui reste à définir, et qui échappe à la science classique, les physiciens et les chimistes se concentrent tous sur l'extrémité épistémique de l'axe. [271]
Pour lui, l'émergence faible, celle que définissent les SDNL notamment, est épistémique, car elle ne consiste qu'en un changement de niveau du regard de l'observateur depuis les parties vers le tout, changement seul à même de déceler des propriétés nouvelles qui n'existent donc pas en elles-mêmes. L'émergence ontologique requiert toujours pour lui un observateur , qui ne peut être que la sélection naturelle.
Nous allons montrer par la suite qu'un phénomène émergera lorsqu'un ensemble d'objets en interaction propose une fonctionnalité collective nouvelle, aux « yeux » non plus uniquement d'un observateur humain, mais surtout et avant tout de la sélection naturelle, qui trouve dans ce phénomène de quoi doter l'organisme qui l'héberge d'une meilleure valeur adaptative. [272]
Il s'agit bien là d'une position philosophique qui, pour se vouloir matérialiste, ignore elle aussi la matérialité des transformations, donc la dialectique, et ne sait pas distinguer une propriété collective qui résume statistiquement des interactions et requiert un observateur (comme la pression d'un gaz) d'une propriété émergente qui fait apparaître des comportements globaux nouveaux « que nous en ayons conscience ou non ». De
275 276 277
Le vivant entre science et marché , op.cit. , chapitre V, Janine Guespin-Michel et John Stewart, p. 155. Hugues Bersini, Qu'est-ce que l'émergence ? Ellipses, 2007, p. 76. ibid. p. 106.
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même Bersini réfute, au nom du matérialisme et pratiquement sans s'en expliquer la causalité descendante , ou action réciproque du tout sur les parties.
Cette influence du tout sur les parties est impossible si on choisit de s'en tenir à la vision des sciences de la nature endossée par l'essentiel des physiciens et des chimistes […] la causalité descendante serait, dans le rayon de la mauvaise science… [273]
Cette forme de causalité entre le tout et les parties est la seule reconnue par les holistes, mais elle est également admise par le RNSC par exemple qui en fait même une des propriétés fondamentales des systèmes complexes :
Non seulement les caractéristiques émergentes supérieures des systèmes complexes sont issues des interactions des niveaux inférieurs, mais les comportements globaux qu'elles créent affectent à leur tour ces niveaux inférieurs, – une boucle de rétroaction parfois appelée immergence. [274]
Nous verrons ci-dessous qu'une telle causalité descendante peut se penser (et donc s'accepter) dans le cadre explicitement matérialiste de la logique dialectique. Or ces conceptions idéologico/philosophiques ont une influence scientifique directe, car les pratiques scientifiques consistant à chercher des réponses aux questions que l'on se pose, il est clair qu'on ne se posera pas les mêmes questions selon sa position philosophique. Par exemple, ce n'est que si on pense qu'il existe une causalité descendante qu'on en recherche des exemples – et on en a trouvé [275]
.
Le débat sans issue entre les tenants des différentes acceptions du mot émergence, est donc sous-tendu depuis son origine par des positions philosophiques différentes, une idéologie différente. Comme le note Laurent Jaudoin :
Le concept d'émergence a d'abord été élaboré afin d'obtenir un compromis entre deux ontologies extrêmes : une ontologie moniste et matérialiste, donc réductionniste, où il n'y aurait que des éléments matériels et leurs propriétés, et une ontologie dualiste, donc antiréductionniste, où il y aurait la matière mais aussi l'esprit […] Il y a donc plusieurs questions épistémologiques associées à la notion d'émergence. […] Il va donc de soi que les débats à propos de la notion d'émergence ont été nombreux et se poursuivent encore aujourd'hui. [276]
Ma position, on le voit, consiste à penser qu'il existe une ontologie moniste et
matérialiste non réductionniste associée à la notion d'émergence.
Les scientifiques restent souvent matérialistes par leur pratique mais, refusant la dialectique pour des raisons idéologiques [277]
, ils sont facilement entraînés sur des positions réductrices de la complexité. Inversement, la pratique scientifique peut aussi influencer les positions idéologiques. Ainsi, sans que mes observations n'aient de valeur statistique, j'ai pu observer que les physiciens (de physique statistique, ceux qui étudient les systèmes dynamiques non-linéaires), revendiquent hautement le concept d'émergence dans l'acception que j'ai caractérisée comme dialectique et matérialiste. Parmi les informaticiens, en revanche, ce sont ceux qui manipulent les simulations de systèmes
278 ibid. p. 91 et suivantes. 279 RNSC http://rnsc.fr/tiki-index.php 280 On a montré par exemple que la forme d'une cellule (niveau global) peut influer sur la régulation des gènes (niveau moléculaire). 281 Laurent Jaudoin, « L'émergence et la réalité des états compatibles inobservables », In Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain , op.cit. p. 328. 282 Y compris le fait que la plupart ignorent en quoi cela consiste, en raison de l'absence de cette branche de la philosophie dans les études, pour des raisons proprement idéologiques (voir Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd'hui , tome III La philosophie ?, Ed La dispute, 2014.
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complexes sur ordinateur qui ont le plus tendance à lier émergence et inattendu. (Et il est vrai que ce qu'ils découvrent sur leurs écrans est le plus souvent inattendu !). Ceux-là vont négliger les systèmes non-linéaires simples, considérés comme non émergents donc non complexes, au profit de systèmes très compliqués où l'inattendu sera au rendez-vous sur leur ordinateur.
V.1.2. De la dialectique spontanée à la dialectique maîtrisée
Si le débat est vif entre scientifiques qui discutent (ou se disputent) à propos de l'émergence, c'est aussi que leurs positions philosophiques, pour fortes soient elles, sont spontanées , c'est-à-dire que, ayant été privés d'une culture philosophique suffisante, ils sont le plus souvent dans l'incapacité de préciser la source de leur pensée et de savoir à quelle position philosophique elle se rattache. Dans les meilleurs cas, ils vont se réclamer de philosophes certes importants comme Kant ou Descartes, voire Aristote ou Bouddha, mais ils ignorent Hegel et (idéologie dominante oblige) méprisent Marx et Engels. Le philosophe Lucien Sève a montré comment la dialectique permet de penser l'émergence de façon vraiment matérialiste sans avoir besoin d'une distinction entre émergence faible et forte. C'est la catégorie dialectique hégélienne de saut qualitatif qui permet de penser le paradoxe de l'émergence :
Dans le passage non additif, non-linéaire des parties au tout, il y a apparition de propriétés qui ne sont d'aucune manière précontenues dans les parties et ne peuvent donc s'expliquer par elles. [278]
À Hughes Bersini, qui a besoin du regard de l'observateur pour penser le passage des parties au tout, Sève oppose le concept hégélien « tout et parties ne forment qu'un seul et même concept : celui du rapport tout/parties » [279]
qu'il transpose, bien sûr, avec Marx, du champ idéel de Hégel dans le champ du réel.
Il en est de même pour la notion de causalité descendante, dont Bersini se défait de façon péremptoire. Sève, dans le même ouvrage, analyse le long article du philosophe danois Claus Emmeche qui, partant de la définition que C. Lloyd Morgan donnait en 1923 de l'émergence comme « création de propriétés nouvelles », s'efforce de purger le concept de toutes ses connotations finalistes et théologiques pour l'inclure dans une vision du réel, scientifique et élargie à la dynamique des systèmes non-linéaires. Ces auteurs récusent la causalité descendante au motif que le supérieur ne saurait modifier les lois du niveau inférieur. À quoi Séve répond que, sans modifier les lois, le supérieur peut modifier la forme de leur application , c'est la dialectique des niveaux qui permet de considérer chaque niveau dans la spécificité des transformations qu'il implique.
Un capital renversement dialectique s'opère ici, où la détermination générale du supérieur par l'inférieur doit s'accommoder d'une détermination particulière de l'inférieur par le supérieur. C'est justement la compréhension de ce renversement qui nous fait passer d'un matérialisme simpliste, enfermé dans une unilatéralité d'entendement, à un matérialisme complexe, faisant place à toutes les dialectiques de l'action réciproque. [280]
On retrouve ici la nécessité (et les prémisses) d'un vaste travail transdisciplinaire destiné à articuler les concepts du complexe et les catégories de la dialectique, que j'ai déjà évoqué au chapitre III. 283 284 285
Lucien Sève et alii , 2005, op.cit. p. 58. ibid. p. 77.
ibid. p. 139.
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V.2. L'idéologie individualiste, obstacle à la révolution du complexe
Nous avons vu comment les positions philosophiques liées à l'idéologie dominante interviennent dans l'interprétation des concepts du complexe et dans les recherches qui en découlent. Mais une autre composante idéologique contribue à freiner, ou à dévoyer l'essor des sciences des systèmes complexes, souvent d'ailleurs au profit, là encore, du réductionnisme, l'individualisme, que l'on n'attendait peut-être pas dans ce contexte. Je prendrai comme exemple la théorie du gène égoïste [281]
, proposée par Richard Dawkins qui illustre, dans sa démesure même, la proximité entre le réductionnisme et l'idéologie individualiste néolibérale. Dans la préface de la première édition, parue aux USA en 1976, Dawkins présentait ce message :
Nous sommes des machines à survie, des robots programmés à l'aveugle pour préserver les molécules égoïstes connues sous le nom de gènes. Et au premier chapitre :
L'argument de ce livre c'est que nous, ainsi que les autres animaux, sommes des machines créées par nos gènes.
Enfin, dans la préface de la deuxième édition (1989), il précise le caractère hyper-réductionniste de son message :
La théorie du gène égoïste » c'est la théorie de Darwin exprimée d'une autre manière… Plutôt que de se focaliser sur l'organisme individuel, elle prend le point de vue du gène sur la nature.
Le message c'est donc la réduction à l'extrême de l'individu à ses seuls gènes, corrélée bien sûr à la totale disparition du social. Même s'il a surtout été entendu outre Atlantique (la première édition française date de 1990), la rapidité avec laquelle cette théorie que l'auteur qualifie lui-même d'extrême s'y est répandue (en particulier dans les manuels qui sont d'habitude fort lents à incorporer les nouveautés), a de quoi interpeller. En 1989 Dawkins écrit :
Cela fait bientôt douze ans qu'est sortie la première édition du Gène égoïste, et le message qu'il véhicule fait à présent partie de tous les manuels.
Que l'on songe que les théories de la complexité, bien plus anciennes ne sont pas encore répercutées dans la plupart des manuels ! La théorie du gène égoïste n'a pu, je pense, s'imposer si rapidement aux USA que parce qu'elle correspondait à une mouvance idéologique, qu'elle s'inscrivait dans un courant plus large qu'elle contribuait à étendre. C'est en effet un message qui s'adresse, au delà des seuls généticiens de l'évolution, à toute la société américaine, en glorifiant l'individualisme extrême.
Il faut aussitôt noter que, historiquement, le réductionnisme, bien avant l'invention même de ce terme, a toujours été en rapport avec la conception de l'individu. Comme Canguilhem l'indique avec humour [282]
, au milieu du XIXe siècle, au moment où la polémique autour de la théorie cellulaire faisait rage en biologie, il était difficile de savoir si l'on était républicain parce que l'on était partisan de la théorie cellulaire ou partisan de cette théorie parce qu'on était républicain, et il note à quel point la conception républicaine de l'individu dans ses rapports à la collectivité, à l'État, est en phase avec la théorie cellulaire. Haeckel écrit par exemple, en 1899 :
Les cellules sont les vrais citoyens autonomes qui, rassemblés par milliards
286 Richard Dawkins, Le gène égoïste ,1976, traduction française 1990, Odile Jacob, 1996. 287 Georges Canguilhem, op.cit.
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constituent notre corps, l'État cellulaire. [283]
Et Canguilhem insiste sur « l'unité latente et profonde chez un même penseur des conceptions relatives à l'individualité, qu'elle soit biologique ou sociale » [284]
. À cette époque, l'idéologie portant la théorie cellulaire s'inscrivait dans un courant progressiste, républicain, tout au moins en France.
L'accentuation de l'idéologie individualiste dans la phase actuelle néolibérale, peut se résumer dans la différence entre la citation de Haeckel où les cellules rassemblées constituent notre corps et celle de Dawkins où l'organisme individuel lui-même, disparaît (en tant qu'acteur de l'évolution) devant le gène .
Inversement, la pensée du complexe est compatible avec une toute autre conception de l'individu : un individu en interactions multiples avec ses environnements, sociaux et naturels, (ce qui conduit à l'idée d'environnement et société durables) ; un individu à la fois existant dans son autonomie et partie d'un tout collectif dont les caractéristiques émergent de l'ensemble des interactions entre les individus (présents et passés) et rétroagissent sur lui (ce qui rejoint d'ailleurs la définition de Marx « l'essence l'homme, dans sa réalité, c'est l'ensemble de ses rapports sociaux » [285]
. Un individu acteur et sujet de dynamiques non- linéaires, sur lesquelles il peut agir. Compatible, certes, mais en aucun cas cause obligée.
V.3. L'obstacle de la pensée dominante
Enfin, l'obstacle idéologique le plus fort réside dans ce que les ouvrages de systémique nomment la pensée cartésienne , qu'Edgar Morin qualifie de pensée simplifiante et qui est aussi la pensée dominante [286]
. En effet le rationalisme cartésien est devenu progressivement le sens commun (ou le rationalisme ordinaire), débordant largement la sphère des lettrés et perdant d'ailleurs, ce faisant, beaucoup de la pensée philosophique de Descartes. Particulièrement influent en France, où il imprègne toute la pensée enseignée à l'école laïque (y compris la philosophie des Lumières), ce rationalisme d'ascendance cartésienne, est devenu un obstacle majeur au développement de la révolution du complexe, en s'opposant à la pensée du complexe . C'est un obstacle idéologique plutôt qu'épistémologique, non seulement parce que cette pensée est tout à fait générale, mais aussi parce qu'elle est actuellement un support majeur de l'idéologie du fatalisme, de la pensée unique, du TINA ( There is No Alternative de M. Thatcher). Et comme telle elle est maintenue et renforcée au même titre et par les mêmes procédés (enseignement, médias) que l'idéologie dominante. Mais voyons en quoi consiste cet obstacle.
Le rationalisme cartésien présente deux volets, qu'il serait important à l'heure actuelle de savoir dissocier. D'une part, c'est un rationalisme : il nous dit que le monde est connaissable par l'esprit humain, sans faire appel à des interventions divines. On se souviendra que Boris Hessen a souligné la différence idéologique entre Descartes et Newton qui a besoin de Dieu pour lancer ses mouvements. Comme tel, le rationalisme est précieux, surtout dans une période de montée d'irrationalismes de tous poils, et l'Union Rationaliste, par exemple, veille sur son héritage.
288 289 290 291
ibid. p. 70. ibid. p. 66.
Karl Marx, 6e thèse sur Feuerbach , Traduction par Lucien Sève dans Penser avec Marx aujourd'hui , tome II l'Homme ?, La Dispute, 2008, p. 64.
J'appelle pensée dominante le mode (ou la forme) de pensée le plus largement répandu dans la population, propagé notamment par l'école. Il ne s'agit pas de l'idéologie dominante qui concerne le contenu de la pensée.
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Mais le cartésianisme présente un autre volet, car pour Descartes, cette connaissabilité passait par l' analyse des objets du monde en leurs parties constituantes, (on parle aussi de pensée analytique) et reposait sur les connaissances physiques de l'époque, exclusivement mécaniques. C'est ce que Jean Lojkine appelle le paradigme mécaniste , dont il souligne le caractère toujours dominant :
L'impact de la cybernétique et plus largement des traitements de l'information n'ont pas mis fin pour autant au paradigme mécaniste qui contribue à dominer entreprises et administrations dans tous les pays capitalistes développés. [287]
Les développements de la physique et des autres sciences n'ont pas non plus mis à mal ce paradigme, qui a simplement perdu ses aspects les plus mécanistes. Au contraire ils ont engendré des pensées disjonctives, aussi bien le réductionnisme qui disjoint les parties d'un tout, que le holisme qui disjoint le tout de ses parties. Ce rationalisme se moule aussi, bien sûr dans la vision linéaire, dont nous avons longuement traité au chapitre III. Il règne encore de façon majoritaire, tant dans les sciences qu'en politique et, en tant que sens commun, il se transforme en pensée simpliste, dualiste, parfois manichéenne… Comme l'écrit Edgar Morin :
Une tradition de pensée bien enracinée dans notre culture, et qui forme les esprits dès l'école élémentaire, nous enseigne à connaître le monde par « des idées claires et distinctes » ; elle enjoint de réduire le complexe au simple c'est- à-dire de séparer ce qui est lié, unifier ce qui est multiple, d'éliminer tout ce qui apporte désordre ou contradictions dans notre entendement. [288]
Ceux qui luttent contre le danger (majeur) de l'irrationalisme, n'ont pas toujours pris garde à ce que cet aspect du rationalisme, dans la mesure même où il s'oppose à la pensée du complexe en empruntant la forme de la pensée dominante, devient, parce qu'il empêche de comprendre la complexité de la réalité, une porte ouverte sur l'irrationalisme. Quelques grands principes nous paraissent l'évidence même et sont pourtant lourds de dangers. Le principe de tiers exclu , qui provient d'Aristote et est la base de la logique formelle, nous semble incontournable et l'est évidemment dans bien des cas. Cependant ce principe rend extrêmement difficile de penser les transitions autrement qu'en tout ou rien. Nous sommes rétifs à embrasser les moments où précisément on est encore dans l'ancien tout en étant déjà dans le nouveau, où on arrive dans le nouveau, tout en étant encore imprégnés de l'ancien. L'idée de révolution scientifique par exemple, implique pour certains une disparition de l'ancien au profit du nouveau, alors qu'elle est souvent une incorporation de l'ancien comme cas particulier du nouveau, (comme le linéaire par rapport au non-linéaire). La réfutation de ce fameux principe (non pas dans l'absolu, mais dans les cas où il bloque la pensée) est l'œuvre de la dialectique qui postule l'unité des contraires. Héraclite disait « vivre de mort, mourir de vie » [289]
. L'émergence, qui veut qu'un tout soit à la fois composé de ses parties et différent de la somme de ces parties fait donc partie de ces cas qui contreviennent au tiers exclu.
De plus, le tiers exclu entraîne souvent un binarisme (ou dualisme ) qui analyse le monde sous forme d'oppositions binaires, qui conduisent à des choix en « ou bien ou bien » : la chose ou le mouvement, la matière ou l'esprit, le vrai ou le faux, les sciences ou les lettres, l'intelligence ou la bêtise, l'inné ou l'acquis, le bien ou le mal… Alors que non seulement il est fréquent qu'il faille choisir entre plusieurs options : une glace à quoi ?
292 293 294
Jean Lojkine, La révolution informationnelle , op.cit. p. 133. Edgar Morin, La Voie , Fayard, 2011, p. 147.
À quoi fait écho Henri Atlan, qui se défend pourtant d'être dialecticien « la vie est l'ensemble des fonctions capables d'utiliser la mort ». Entre le cristal et la fumée , op.cit.
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Quel métier ? Quels amis ? Quelle Europe ?, mais que les deux termes existent rarement l'un sans l'autre : les SDNL, avec leurs solutions qui ne sont pas seulement stationnaires mais peuvent tourner indéfiniment, sont particulièrement étranges pour un esprit façonné par le dualisme.
Cette forme de pensée rend tout aussi difficile d'appréhender la dialectique que la pensée du complexe qui demande avant tout de rechercher l'ensemble des interactions (rarement binaires) et la pluralité des causes de tout phénomène. En sciences, on peut illustrer la manière dont cette pensée s'est opposée aux sciences du complexe avec l'exemple de la flèche du temps : Les équations de la physique, qu'elle soit classique ou relativiste, impliquent la réversibilité du temps. Ces équations, qui fonctionnent bien, (la preuve par les voyages dans l'espace), n'admettent pas de flèche du temps. Par conséquent, la flèche du temps nécessitée par la thermodynamique des processus irréversibles est encore considérée par certains physiciens qui rejettent les sciences du complexe, comme un artefact, limité au petit domaine de la thermodynamique des systèmes ouverts.
Ensuite, puisque l'analyse , l'étude des parties est le fondement de l'esprit critique cartésien, le choix même de considérer toute chose au sein du système auquel elle peut appartenir (choix dont j'ai dit qu'il est le socle de la pensée du complexe), ne semble-t-il pas s'opposer à la rationalité ? Sans compter que la chose immobile, résultat de l'analyse, prime sur les processus de transformation si bien que la pensée dominante ne pousse pas à prendre en compte les processus, les dynamiques. Il y a d'un côté la matière qui se divise presque à l'infini, d'un autre côté le mouvement et d'un troisième côté la forme. Difficile donc de penser que la matière est indissociable du mouvement dont naît sa forme, idée forte de la dialectique matérialiste. Difficile de penser l'émergence comme une propriété qui fait que le tout est différent de la somme de ses parties, tout en dépendant de ces parties. Donc la démarche analytique de la pensée dominante représente là encore un frein puissant à la pensée dialectique tout autant qu'à la pensée du complexe . Enfin, comme nous l'avons déjà vu (chapitre III) la pensée dominante s'est développée dans le cadre d'une épistémologie linéaire (proportionnalité et additivité des causes et des effets) qui amène à décomposer aussi les processus en une chaîne d'événements successifs, avec une cause première, initiale, unique (le bouc émissaire !), et avec l'idée que les effets sont forcément proportionnels aux causes. Si les sciences du complexe ont à l'évidence pâti des obstacles idéologiques (conjugués aux obstacles épistémologiques et économiques), c'est surtout la pensée du complexe qui, parce qu'elle s'oppose directement à la pensée dominante, se trouve laminée par cette dernière. C'est peut être pour cela que des scientifiques regroupés au sein d'instituts des systèmes complexes, ne réalisent pas ou n'admettent pas, que leurs pratiques scientifiques génèrent cette pensée, qui, en retour pourrait constituer une aide considérable pour mettre en évidence la cohérence de leurs pratiques.
V.4. Pensée du complexe contre pensée unique
Mais la force de la pensée dominante ne tient pas uniquement à celle de l'habitude. Elle est le meilleur allié, voire la condition nécessaire de l'idéologie dominante , l'idéologie dite de la pensée unique , du fatalisme déterministe de la société capitaliste néolibérale comme fin de l'histoire. Lors de son intervention au colloque de Cérisy sur déterminismes et complexités , Michel Rocard notait :
On peut à cet égard se demander si la force étonnante du paradigme de Milton Friedman, c'est-à-dire la pensée économique et financière qui depuis vingt ans
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gouverne le monde pour son malheur, ne tiendrait pas pour l'essentiel à l'extrême simplicité de son expression et à son refus absolu de toute complexité. L'équilibre du marché est optimal. [290]
Simplisme, dualisme, immobilisme, disjonctions, sont autant d'ingrédients qui alimentent le fatalisme et la soumission à l'ordre existant (il y a toujours eu… donc il y aura toujours) et s'opposent à la pensée du complexe . Inversement, la pensée du complexe est un instrument critique puissant, et représente avec la dialectique matérialiste des outils pour penser les transformations et ne pas se laisser enfermer dans de fausses simplifications stérilisantes. Il n'est donc pas étonnant que tout soit fait, dans la société actuelle pour en empêcher ou tout au moins en retarder le développement et la diffusion.
Entendons nous bien. Il n'y a pas un grand inquisiteur qui décide de bannir les sciences de la complexité du paysage intellectuel. Tout fonctionne comme un système complexe auto-organisé, avec une série de boucles de rétro-action.
D'un coté, il y a le sens commun, renforcé par l'enseignement de la logique (formelle), des mathématiques linéaires et par l'absence des sciences de la complexité dans les programmes scolaires [291]
. Les inspecteurs généraux responsables des programmes, n'ont pas reçu d'ordre en ce sens, du moins je ne le pense pas, car ce n'est pas nécessaire, ils partagent l'idéologie dominante et n'ont donc pas de réticences contre la pensée dominante, mais ils en ont contre la pensée du complexe , presque autant que contre la dialectique matérialiste. Quant aux mathématiciens, qui pourraient préparer les esprits à la non-linéarité, ils n'éprouvent pas le besoin de le faire dans la mesure où, pour eux, les systèmes dynamiques non-linéaires sont un objet mathématique parmi bien d'autres, dont la maîtrise totale requiert des outils mathématiques de haut niveau. Ils n'ont pas conscience du rôle particulier de cet objet sur la pensée. Ainsi (sauf dans quelques disciplines) les scientifiques qui arrivent dans les laboratoires et les universités ne sont pas préparés à cette manière si différente d'appréhender leur discipline ou le monde. Ils ne mesurent pas combien les programmes officiels sont déficients du point de vue des sciences du complexe, ou bien cette déficience même leur suggère que ces approches sont peu intéressantes. Ils ne l'incorporent pas (ou peu) dans leurs programmes d'enseignement… Une première boucle de rétroaction vient donc de ce que la complexité étant peu enseignée semble peu intéressante et étrange, donc est peu enseignée. Une deuxième boucle vient de ce que le complexe étant peu présent dans les programmes de recherche (comme nous l'avons vu au chapitre IV, au sujet des appels d'offres), il est peu pratiqué, donc peu requis, donc peu enseigné…
Mais la troisième boucle de rétroaction est plus importante encore, car elle provient du mécanisme même par lequel l'idéologie de la classe dominante devient l'idéologie dominante. Les techniques pour perpétuer cette mise à l'encan, ou tout au moins à l'écart, sont bien connues : un haussement d'épaule, une moue méprisante et, pire que tout, le silence. On n'en parle pas, donc ça n'existe pas. Et puis, lorsqu'on ne peut plus éviter d'en parler, on le défigure, soit en le caricaturant, soit en le falsifiant, comme je l'ai mentionné avec la confusion entre complexe et compliqué.
Et qui est on ? Tout le monde ou presque ! Et cela va durer jusqu'à ce que, tout d'un coup, les voix qui avaient prêché dans le désert, et qui sont devenues toutefois, à petit bruit, de plus en plus nombreuses, soient brusquement entendues, (peut-être parce que la
295 Colloque de Cérisy, op.cit. p. 342. 296 En comparaison, on peut voir que les biotechnologies, qui se sont développées depuis 1975, c'est-à-dire, en gros en même temps que les sciences du complexe, sont enseignées dès le lycée depuis déjà près de vingt ans.
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classe hégémonique est en train de cesser d'être hégémonique ?). Et tout d'un coup, la pensée subit une bifurcation, la nouvelle rationalité émerge, tout le monde ou presque avait toujours déjà compris et pratiqué depuis toujours la pensée du complexe (et même la dialectique)… Mais on n'en est pas là et ce n'est d'ailleurs pas fatal, encore faut-il déjà que ces voix deviennent de plus en plus nombreuses !
Le complexe est donc à la fois, et je dirai indissociablement, un enjeu scientifique et un enjeu idéologique. C'est l'enjeu de la rationalité et du rationalisme .
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Conclusion : Vers un renouveau du rationalisme[modifier]
Pour conclure je voudrais aborder cette question particulièrement importante à l'heure actuelle, celle du rationalisme. Le désarroi lié aux désastres économiques, écologiques et humains du capitalisme néolibéral a ouvert la boite de pandore de tous les irrationalismes : sectes, intégrismes, racismes, intelligent design , en sont les formes les plus visibles. Cette montée des irrationalismes représente un danger majeur à mon sens, pour les sciences, certes, qui se trouvent souvent accusées des maux causés par une application sans scrupule de leurs découvertes, au nom de principes irrationnels. Mais bien au delà, pour toute notre civilisation.
Face à cela, il est nécessaire de maintenir ferme les principes de rationalisme hérités, disons, des Lumières. Mais ce rationalisme est essentiellement basé sur… le cartésianisme. Vont être alors, soit répudiées comme irrationnelles, soit au contraire pour certaines, recrutées sous la bannière d'un véritable irrationalisme, les notions d'incertitude, d'ordre à partir du désordre, de chaos déterministe, d'auto-organisation, d'émergence… et de contradiction. C'est pourquoi le rationalisme classique n'est plus en mesure de contrer efficacement les irrationalismes, liés à la pensée binaire et linéaire : les sectes et les intégrismes reposent sur l'opposition entre le Bien personnifié par un gourou ou un Livre, et le Mal qui lui est opposé ; racisme et xénophobie sont l'exemple type d'un dualisme statique ( nous et les autres ). Quant à l' intelligent design , cette forme américaine sophistiquée du vitalisme, elle prend appui sur les failles du rationalisme linéaire et sur son incapacité à permettre la compréhension de l'émergence, pour prétendre démontrer l'inéluctabilité d'une action divine dans l'évolution des espèces vivantes.
C'est pourquoi, on peut se demander si la pensée linéaire est encore rationnelle ? Qu'elle l'ait été, lorsque les connaissances ne permettaient pas mieux, c'est certain. Mais maintenant ? Est-il rationnel de croire que les effets sont toujours proportionnels aux causes ? Est-il rationnel de séparer les choses de leurs transformations, de leurs devenirs ? Est-il rationnel de croire que l'avenir est déterminé vers un seul possible ? La lutte indispensable contre l'irrationalisme ne peut se faire, à mon sens, d'une façon dogmatique et figée, sous peine de tomber dans une autre forme d'irrationalisme. Face à la montée des irrationalismes, il devient donc nécessaire, non pas de se retrancher dans le rationalisme du XVIIIe siècle, mais de construire un rationalisme enrichi de toutes les avancées scientifiques, de toutes les pensées novatrices. Là encore, pensée du complexe et pensée dialectique sont des candidats, non pas opposés mais complémentaires.
Depuis peu, il y a un frémissement de renouveau, ce retour de Marx que j'ai déjà évoqué. Mais la jonction ne se fait pas, ou à peine, entre des sciences du complexe, pourtant puissamment dialectiques, mais dont les penseurs les plus connus rejettent (et souvent ignorent) Marx pour des raisons idéologiques et politiques, et une pensée dialectique qui se reconstitue peu à peu mais, ignorant souvent la pensée du complexe , ne parvient pas à se renouveler à la hauteur des enjeux de […] la complexité du monde actuel. La disjonction est, là encore, à l'œuvre !
Une autre disjonction délétère me semble tenir dans la séparation encore si active, en France tout au moins, entre sciences dites exactes et sciences humaines et sociales. Si ces dernières se sentent concernées par le devenir de l'humanité et peuvent se sentir autorisées à s'employer à la construction de ce nouveau rationalisme, les premières se
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croient obligées de s'en désintéresser, au nom d'une conception de la scientificité dont on a vu au chapitre IV qu'elle est maintenue par les pressions économiques et j'ajouterai idéologiques. Mais que peut signifier, à l'heure actuelle, un rationalisme qui ne tient pas compte des sciences exactes ? Les sciences du complexe ont, à mon sens le devoir de s'impliquer dans cette construction et elles auront d'ailleurs tout à y gagner en retour. Cela passe par une bataille pour l'éducation.
Parlant au colloque de Cérisy « déterminismes et complexité » en 2004, en tant qu'ancien membre du groupe des dix, Michel Rocard dépeint un personnel politique confronté à deux tâches, toutes deux peu compatibles avec le complexe : gouverner avec l'aide d'experts spécialisés et donc impropres à maîtriser le complexe, et se faire élire par un électorat formaté en particulier par des médias poussant au charisme et au sensationnel, donc imperméable à tout ce qui est complexe. Et il ajoute : Ce qu'il y a de commun dans toutes ces attitudes est que, pour l'essentiel des politiques, la référence à la pensée complexe est dans une large mesure un handicap. Et je ne pense pas que ce que l'on appelle très improprement la classe politique puisse en sortir seule. Les paradigmes centraux de la pensée scientifique moderne, les théories du chaos déterministe et de la complexité doivent maintenant être enseignés dans les lycées et les universités, ainsi que dans les centres de formation de journalistes pour que les politiques puissent s'y référer et s'en servir sans risquer l'ironie, la marginalisation ou l'incompréhension. [292]
Je ne peux que souscrire à une telle déclaration, en ajoutant toutefois que ce qui figure à l'état de vœu pieux (ou de constat d'échec) dans le propos d'un ex-Premier ministre, mérite de devenir un objectif politique, puisque, comme nous l'avons vu, cette absence d'enseignement n'est pas due au hasard, mais est en grande partie le résultat de la politique que soutient l'idéologie dominante. Il y faudra aussi un important travail de didactique , pour savoir comment ces concepts pourront être incorporés dans les enseignements, dans quelles disciplines, à quels niveaux et avec quelle progression. N'est ce pas un objectif dont pourrait et devrait s'emparer la communauté scientifique du complexe ?
297 Michel Rocard, « Responsabilité du politique face aux complexités » in Colloque de Cérisy op.cit. p. 147.
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Glossaire[modifier]
Un glossaire est généralement consacré à des termes techniques et celui-ci, bien sûr n'y déroge pas. Mais dans la période de grands bouleversements sociaux que nous traversons actuellement, la signification de certains mots dans des domaines sensibles évolue rapidement et devient aussi l'objet de polémiques que sous-tendent des luttes idéologiques et politiques et il a donc paru nécessaire de préciser dans quel sens ils sont utilisés ici.
- ADN (acide désoxyribonucléique)
Très longue macromolécule contenue dans toute cellule vivante (et certains virus) qui est le support de l'hérédité. Elle est constituée de quatre motifs (les quatre bases) dont l'enchaînement constitue la séquence et spécifie l'information génétique.
- Agnosticisme
Voir Matérialisme/Idéalisme/Agnosticisme .
- Attracteur étrange
Voir Chaos déterministe .
- Automates cellulaires
Ils consistent en une grille à deux dimensions (ou plus) où chaque case représente un élément, dont les modifications (les plus simples consistent en une modification binaire, noir ou blanc, allumé ou éteint) dépendent de l'état (noir ou blanc, allumé ou éteint) des cases voisines. Les règles informatiques expriment cette dépendance et simulent donc les interactions entre les éléments voisins. À partir d'une position initiale des éléments, ces règles suffisent à reproduire le comportement du système au cours du temps. Une autre méthode informatique de simulation des systèmes complexes, utilise les systèmes multi- agents (voir ce terme).
- Autonomie de la science (ou indépendance des chercheurs)
Ce terme signifie d'abord que seuls les scientifiques peuvent décider de leurs méthodes et de la validité, de la scientificité des résultats, autrement dits des paradigmes. À un deuxième niveau, cela signifie aussi que seuls les scientifiques sont à même de savoir ce qui, à un moment donné, peut être recherché, autrement dit quelles sont les questions qui sont ou non scientifiques . Cela peut impliquer des débats scientifiques parfois violents, où les critères idéologiques et les pressions politiques et économiques peuvent peser. C'est précisément le cas pour les questions couvertes par les sciences du complexe.
- Auto-organisation
Certaines propriétés d'organisation spatio-temporelle globale apparaissent dans un système, dans certaines conditions, sans que les propriétés intrinsèques des parties constituantes, ni la nature de leurs interactions n'aient changé et sans que n'ait été préalablement émis un ordre émanant d'un chef , d'un pilote extérieur ou d'une réaction première .
- Bifurcation
Changement d'état d'un système non-linéaire (ou complexe) lorsque la valeur d'un paramètre dit de contrôle atteint sa valeur critique. La nature macroscopique du système
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change, bien que sa nature microscopique reste la même. Exemple : la mayonnaise qui prend lorsque la quantité d'huile dans l'eau atteint sa valeur critique.
- Biochimie
Sous-discipline de la biologie qui étudie la composition chimique des organismes vivants et les réactions chimiques qui les lient (métabolisme).
- Biologie moléculaire
Sous discipline de la biologie qui étudie les mécanismes biochimiques de l'hérédité : synthèse de l'ADN, expression de l'ADN conduisant à la synthèse d'ARN et des protéines et leurs régulations. Elle est devenue une branche de la génétique .
- Boucles de rétroaction (feedback)
Certaines chaînes d'interactions se bouclent sur elles-mêmes de telle sorte que chacun des processus (éléments) de la boucle agisse in fine sur lui-même positivement (rétroaction positive : un processus accroît sa propre occurrence), ou négativement (rétroactions négatives : un processus diminue sa propre occurrence). On parle de causalité circulaire dans laquelle les éléments de la boucle sont à la fois cause et effet (s'oppose à causalité linéaire formée d'une séquence orientée de causes et effets bien distincts).
- Bruit
Fluctuations aléatoires.
- Capital risque
Capital investi dans la création et les premières phases de développement d'entreprises ou de technologies innovantes considérées comme à fort potentiel de retour sur investissement.
- Catégories philosophiques/Concepts scientifiques
Une science élabore des concepts , qui sont, autant que faire se peut objectifs , c'est- à-dire énonçant des propriétés qui, si elles ont besoin du scientifique pour être mises en évidence, restent vraies en absence de l'observateur. La philosophie travaille sur des catégories qui « étant par essence des concepts de rapport entre nous et le monde ont explicitement une dimension double : objective et subjective » 298 .
- Causalité circulaire
Voir boucles de rétroaction .
- Chaos déterministe
Découvert par le mathématicien Henri Poincaré en étudiant l'effet de la Lune sur la rotation de la Terre autour du Soleil, mais nommé ainsi beaucoup plus tard par le mathématicien James York. Comportement de certains systèmes dynamiques non- linéaires dont la solution (valeurs des variables pour lesquelles la dérivée est nulle) est une trajectoire infinie (Il semble osciller mais ne reprend jamais deux fois exactement la même oscillation, ce qui justifie le nom de chaos). Son évolution obéit à des lois déterministes mais présentent une très grande sensibilité aux conditions initiales . Changer même de façon infime les conditions initiales (état des variables du système au temps choisi comme début de l'observation) a pour résultat un comportement très différent du système. Si au lieu de représenter les variables en fonction du temps on représente
298 Sève et alii , 2005, p. 107.
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l'évolution de ces variables les unes en fonction des autres (ce qu'on appelle une trajectoire dans l' espace des phases ) celle-ci s'inscrit à l'intérieur d'un volume désigné sous le nom évocateur d' attracteur étrange .
- Concepts scientifiques
Voir catégories philosophiques .
- Contradiction
Formellement, une contradiction est une faute de raisonnement et quelqu'un qui se contredit se discrédite. Les deux termes en contradiction sont alors opposés, ou antinomiques. Pourtant, il arrive fréquemment que des contradictions s'avèrent réelles, nécessaires pour comprendre tel ou tel processus. C'est le cas de la célèbre formule « le tout est plus que la somme des parties ». On doit alors faire appel à la dialectique (voir dialectique matérialiste ).
- Cybernétique
Science des systèmes auto-régulés, qui ne s'intéresse pas tant aux composantes qu'à leurs interactions, et où est pris en compte avant tout leur comportement global. C'est une modélisation de la relation entre les éléments d'un système, par l'étude de l'information et des principes d'interaction (Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Cybern %C3%A9tique ).
- Déterminisme
S'opposant à l'explication religieuse et considéré depuis le XVIIIe siècle et encore maintenant comme la caractéristique fondamentale des sciences de la nature comme de la rationalité, le déterminisme classique stipule que si on connaît tout ce qui concerne le présent et le passé, on doit nécessairement pouvoir prédire le futur. Il y a deux composantes souvent confondues dans cette notion : La causalité (tout effet provient de causes connues ou connaissables, ce qui reste la base de la scientificité) et la nécessité , l'effet est nécessaire, donc prédictible. Le déterminisme non prédictible conserve la causalité mais récuse la nécessité, en introduisant le contingent ou l'existence de plusieurs possibles.
- Dialecticité
D'après Lucien Sève il s'agit des propriétés des choses mêmes – conflictualité des processus ou circularité des métamorphoses, multiforme du travail du négatif, effets de seuil ou d'émergence, etc. C'est ce qui permet de parler d'une dialectique de la nature. 299
- Dialectique matérialiste
La dialectique est généralement présentée comme la pensée logique des contradictions , elles-mêmes moteur des transformations. Formalisée par le philosophe Hegel : La dialectique est donc cette pensée logique qui ne se satisfait pas de proscrire les contradictions, ce qui n'a jamais empêché que s'en manifestent d'effectives, mais s'emploie à traiter ces dernières aux fins de les résoudre. Et comment résout-on – dialectiquement – une contradiction effective ? En osant d'abord, passant outre à l'interdit de la logique formelle, penser l'unité des contraires 300 .
299 Lucien Sève, « Nature, sciences, dialectique : un chantier à rouvrir » in Sciences et dialectiques de la nature , Sève et alii , La Dispute, 1998, p. 164. 300 Lucien Sève et alii , 2005, op.cit. p. 88.
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Ce faisant « la dialectique assume en son entier l'exigence de non-contradiction formelle ». En en reprenant les principales catégories, Marx a transformé (en l'utilisant dans Le Capital mais sans l'exposer formellement) la dialectique idéaliste de Hegel, qui faisait découler la réalité de l'Idée, en dialectique matérialiste qui recherche ces contradictions comme moteur des processus de transformation réels, qu'ils soient historiques (matérialisme historique) ou naturels (dialectique de la nature). La profonde méconnaissance de la dialectique (matérialiste ou Hégelienne d'ailleurs), liée à l'absence de son enseignement dans les cursus de philosophie, en font un sujet relativement difficile à appréhender, et ces quelques lignes sont donc notoirement insuffisantes pour qui découvre ces concepts. (On pourra utilement se référer aux ouvrages cités de Lucien Sève).
Bien que ces idées aient été fortement décriées, un certain nombre de travaux ont contribué à les enrichir ce qui justifierait de ne pas utiliser ce terme au singulier mais à parler plutôt des dialectiques matérialistes. Je m'en suis abstenue dans cet ouvrage pour ne pas alourdir.
- Dialogique
Terme créé par Edgar Morin pour se démarquer de la dialectique marxiste. Le principe dialogique « unit deux principes antagonistes qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité ».
- Dynamique
Discipline scientifique traitant du mouvement, de l'évolution temporelle des constituants d'un système en fonction des causes de cette évolution lesquelles dépendent des interactions entre ces constituants. La dynamique des systèmes est une branche des mathématiques mais aussi une branche de la physique.
- Économie et société de la connaissance
Expression lancée par le Conseil Européen de Lisbonne en 2000. Il implique, dans le jargon néolibéral, que la compétitivité des entreprises qui se dit le seul levier du bien être social, repose sur des innovations technologiques et que la recherche doit se consacrer à ces innovations, seule manière de se maintenir à niveau dans la guerre économique mondiale actuelle.
- Électromagnétisme
Branche de la physique qui étudie les interactions entre particules chargées, qu'elles soient au repos ou en mouvement (Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/ %C3%89lectromagn%C3%A9tisme ),
- Émergence
Terme concernant certaines propriétés des systèmes complexes, dont la définition fait l'objet d'une très forte bataille idéologique et philosophique. Cf Chapitre V de cet ouvrage.
- Empirisme
Ensemble de théories qui font des sensations, perceptions et expériences l'origine de toute connaissance valable. Le positivisme, l'empirisme logique, l'empiriocriticisme en sont des théories successives. Elles s'opposent au matérialisme, comme à l'idéalisme, qu'elles considèrent comme métaphysiques , et font partie des théories agnostiques qui refusent de se prononcer sur l'existence et la connaissabilité du réel.
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- Epigénétique
Terme dont la signification a beaucoup évolué ces derniers temps. Initialement il se référait à des modifications des organismes, qui étaient héritées au cours des générations mais ne provenaient pas de mutations, c'est-à-dire de modifications irréversibles du génome.
- Épistémique
Qui se rapporte à ce qui relève de la connaissance ; s'oppose à ontologique .
- Épistémologie
Branche de la philosophie qui étudie l'histoire, les méthodes, les principes des sciences.
- Équations différentielles ordinaires
Systèmes d'équations, où la dérivée de chaque variable par rapport au temps (soit sa tendance à augmenter, diminuer, ou rester stable) est exprimée en fonction des causes qui influent sur son devenir et qui sont les autres variables du système : Dx/dt = f(x1, … , xi, … , xn). Ces équations quantifient donc, en fonction du temps, les interactions entre les variables, donc entre les éléments d'un système que ces variables représentent.
- Espace des phases
Courbe dans l'espace à n dimensions représentant l'évolution des valeurs des variables d'un système chaotiques à n variables les unes en fonction des autres. Pratiquement ce sont les espaces de phases à 3 dimensions qui sont visualisés.
- État stationnaire
État atteint par un système dynamique lorsque les variables ne changent plus de valeur. Il se distingue de l'équilibre car dans l'état stationnaire les variations des valeurs se compensent, alors qu'à l'équilibre, il n'y a plus de variation.
- Feedback
Voir boucles de rétroaction .
- Forces productives
Concept élaboré par Marx pour « appréhender dans leur globalité les rapports spécifiques entre l'homme, ses moyens de travail et la nature ». Contrairement à la notion passive de technique, ce terme implique une « action de transformation » 301 .
- ène
Terme dont la définition a beaucoup varié au fur et à mesure des découvertes, mais qui aujourd'hui désigne généralement un fragment de molécule d'ADN à partir duquel une ou plusieurs molécules actives (ARN et/ou protéines) peuvent être synthétisées dans une cellule vivante (on dit que le gène est exprimé
- Génétique
Regroupe plusieurs sous-disciplines de la biologie qui s'intéressent aux gènes de différents points de vue. Outre la biologie moléculaire , elle comprend la génétique de l'évolution qui étudie les signatures de la sélection naturelle sur les génomes et la génétique des populations qui étudie la distribution et les changements de fréquence des
301 D'après Jean Lojkine, La Révolution Informationnelle , PUF, 1992.
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versions d'un gène (allèles) dans les populations d'êtres vivants (d'après Wikipédia).
- Génie génétique
Techniques permettant d'isoler ou de modifier un gène particulier d'un organisme et parfois de l'insérer dans un autre organisme où il peut s'exprimer (ce qui conduit à un Organisme Génétiquement Modifié : OGM). On appelle biotechnologies , les techniques utilisant le génie génétique à des fins appliquées.
- Génome
Signifie soit l'ensemble des gènes d'un organisme, soit la totalité de l' ADN contenu dans chaque cellule. Cette molécule est constituée d'une double chaîne de 4 éléments, dont la succession le long de chaque chaîne constitue la séquence du génome.
- Génomique
Ensemble des recherches et techniques développées autour du génome. Les conceptions qui font de la génomique la seule méthode susceptible de répondre aux questions posées par le vivant sont désignées comme le tout génétique . Hérédité des caractères acquis Théorie, souvent appelé Lamarkisme, selon laquelle les modifications des organismes induites par les conditions de leur environnement seraient héréditaires. Le néodarwinisme s'est construit à partir de la démonstration du caractère erroné de cette théorie.
- Holisme
Attitude ou stratégie scientifique consistant à privilégier l'étude globale de tout objet ou processus et qui s'oppose au réductionnisme par le slogan « le tout est plus que la somme des parties ».
- Homéostasie
Maintien de la constance. D'abord définie pour le milieu intérieur d'un organisme, ce terme est désormais élargi à tous les systèmes.
- Idéalisme
Voir Matérialisme/Idéalisme/Agnosticisme .
- Idéologie
Tel qu'employé ici, le terme désigne les idées qui correspondent à une position philosophique implicite. Idéologie dominante , désigne l'ensemble des idées, apparemment consensuelles et diffusées notamment par les médias, qui vont dans le sens des intérêts de la classe dominante dont elles marquent l'hégémonie et qui ont pris, depuis l'effondrement des états se réclamant du « socialisme réel », le nom de pensée unique .
- In silico
Voir simulations informatiques . Indépendance des chercheurs Voir autonomie de la science .
- Innovations
Ce terme, qui s'appliquait auparavant à la sphère industrielle, a envahi tous les discours et écrits officiels concernant la recherche scientifique désignée comme
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recherche-et-innovation. Il désigne les modifications apportées aux produits consommables, ou aux procédés de fabrication, dans le but de diminuer les coûts de production ou d'augmenter la rentabilité des produits en les rendant plus désirables pour les consommateurs. Du point de vue économique l'innovation serait la seule façon de maintenir la compétitivité (donc le taux de profit). Qu'elles portent sur les produits, ou sur les procédés de fabrication qui diminuent le coût du travail, les innovations ne procurent qu'un avantage temporaire aux entreprises qui doivent se lancer dans une course perpétuelle à l'innovation. L' économie de la connaissance tire son nom et son objectif du fait que ces deux types d'innovations s'appuient sur des recherches technologiques, assimilées de façon univoque aux avancées scientifiques sous le vocable de techno-science .
- Interdisciplinarité/Pluridisciplinarité/Transdisciplinarité
Pluridisciplinarité se rapporte au fait que plusieurs disciplines peuvent concourir à résoudre les questions posées dans l'une d'elles (par exemple, l'utilisation de modèles mathématiques pour résoudre des questions de biologie). Interdisciplinarité se réfère à la coopération de plusieurs disciplines pour résoudre une question posée en commun, qui peut donc ou non appartenir au domaine de l'une d'elles. Transdisciplinarité signifie qu'il y a une théorie, ou une idée qui surplombe plusieurs disciplines et coordonne leur coopération, par exemple, la théorie des systèmes complexes.
- Intelligence artificielle
Recherche de moyens susceptibles de doter les systèmes informatiques de capacités intellectuelles comparables à celles des êtres humains (Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Intelligence_artificielle )
- Linéarité/Non-Linéarité
Pour la pensée linéaire (et les mathématiques linéaires) proportionnalité et additivité sont la règle et font partie de la logique. Non-linéaire signifie que les interactions entre les objets qui composent un système (et qui sont donc les causes des transformations) sont telles qu'il n'existe ni proportionnalité des effets aux causes qui les sous-tendent ni additivité des causes sur ces effets. J'évoque, par le tiret (incorrect du strict point de vue grammatical) non-linéaire, l'existence d'un très vaste domaine aux propriétés multiples.
- Lois génériques
Indépendantes de la nature des éléments, mais dépendant d'une propriété commune, ici de la nature de leurs interactions.
- Lyssenkisme
Pressions exercées par le pouvoir stalinien pour imposer la pseudo-théorie scientifique de Lyssenko. Celui-ci était un agronome soviétique, qui développa une théorie de l'hérédité des caractères acquis chez les plantes, à partir de laquelle il prétendit d'une part améliorer l'agriculture soviétique (ce qui se révéla par la suite une véritable catastrophe), mais aussi rejeter la génétique et le néodarwinisme , au nom de prétendues lois de la dialectique . Soutenu par Staline, il devint à partir de 1948, le maître absolu de la biologie soviétique. Qui plus est, les partis communistes occidentaux durent aussi prêcher le lyssenkisme, affublé du qualificatif de science prolétarienne , et condamner la génétique comme science bourgeoise . Par extension, interventions exercées par un pouvoir ou un groupe se réclamant de la gauche dans le champ des théories scientifiques.
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- Matérialisme/Idéalisme/Agnosticisme
Le matérialisme considère que la matière construit toute la réalité. Il s'oppose à l' idéalisme , pour lequel une transcendance, l'esprit, existe en dehors de la matière qu'il domine ou par rapport à laquelle il préexiste, et à l' agnosticisme qui refuse de prendre parti dans ce débat.
- Métaphysique
- Au sens classique, branche de la philosophie et de la théologie qui porte sur la
recherche des causes, des premiers principes.
- Modèle mathématique
- Système d'équations (généralement ici d'équations différentielles) destiné à rendre compte de la dynamique d'un système réel. On appelle variables les termes qui représentent les éléments du système qui se modifient au cours du temps et paramètres les grandeurs qui règlent les interactions entre variables et influent sur la dynamique.
- Morphogenèse
- Genèse des formes, branche de la biologie qui s'intéresse au processus de développement des structures d'un organisme au cours de son développement embryologique.
- Multistationnarité
- Certains systèmes non-linéaires peuvent avoir plusieurs états stationnaires
possibles, le système arrivant dans l'un d'eux en fonction des conditions de départ (valeur des variables au début du mouvement). Chaque état est un attracteur dans l' espace des phases (voir chaos déterministe ) et on nomme bassin d'attraction , l'ensemble des valeurs initiales des variables qui conduisent inéluctablement vers l'attracteur.
- Néodarwinisme
- Synthèse entre la théorie de l'évolution de Darwin, qui repose sur la sélection
naturelle, et les découvertes de la génétique qui rendent compte de l'origine des variations soumises à cette sélection.
- Ontologique
- ui se rapporte aux propriétés de ce qui existe, indépendamment de la
connaissance que l'on peut en avoir. S'oppose à épistémique .
- Paradigme
- Au sens de Kuhn, désigne l'ensemble des théories, conceptions, modèles, cadres de pensée et idées qui constituent à un moment donné le consensus des scientifiques d'une discipline et en définissent les recherches légitimes. Ils sont périodiquement remis en cause par des révolutions scientifiques , comme celle du complexe.
- Phénoménologie
- Terme philosophique correspondant à diverses acceptions. Pour Husserl, la
phénoménologie est la science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur.
- Phénotype
- Caractéristiques observables d'un organisme vivant, résultant du fonctionnement du
génome dans des conditions environnementales données.
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Photon (concept quantique du) : Le photon est la particule fondamentale vecteur de la force électromagnétique. Les photons, sans masse, sont des paquets d'énergie, ou quanta qui sont échangés lors de l'absorption ou de l'émission de rayonnements (dont la lumière visible) par les atomes ou les molécules. Le concept de photon a été initialement développé par Albert Einstein au début du XXe siècle pour rendre compte des observations expérimentales concernant l'effet photoélectrique que le modèle classique de la lumière ne parvenait pas à expliquer.
- Positivisme
- Ensemble de courants qui considèrent que seules l'analyse et la connaissance des faits vérifiés par l'expérience scientifique peuvent expliquer les phénomènes. Il est associé d'une part à une foi dans le progrès scientifique et d'autre part à un refus de se prononcer quant à l'existence et l'origine de la matièdre. (voir aussi empirisme ). Sous sa forme comtienne, la prééminence de la formalisation mathématique du réel est responsable d'une hiérarchie entre les disciplines, qui représente, encore maintenant, un frein considérable à toute interdisciplinarité.
- Rapports de production
- Terme utilisé par Marx pour désigner le mode de propriété des moyens de
production, donc le type de société qu'ils déterminent.
- Réaction de Belousov-Zhabotinsky
- Modèle classique de réaction chimique oscillante. En mélangeant de façon homogène (en agitant le mélange) cinq réactifs chimiques particuliers, on obtient une réaction d'oxydo-réduction dont on peut suivre la progression grâce, par exemple, à l'ajout d'une substance colorée (en rouge ou bleu selon les proportions relatives des réactifs). Pour un domaine spécifique de concentrations des réactifs, la solution oscille entre deux états (visibles car elle passe alternativement du rouge au bleu) avec une grande régularité et jusqu'à épuisement d'un des réactifs. Si cette réaction est réalisée sans agitation dans une boite de Pétri (récipient plat, peu profond) on voit apparaître en surface des ondes de concentration des réactifs dont l'évolution est périodique.
- Recherche scientifique
- Désigne l'activité par laquelle la science avance. On distingue divers types de recherche. La recherche publique, est financée par l'État et la recherche privée est effectuée (en principe) dans un cadre industriel et destinée à permettre des développements techniques. Mais depuis déjà deux décennies au moins, toute une série de méthodes permettent de financer la recherche privée avec des fonds publics (contrats co-financés, partenariats public-privé, crédit d'impôt recherche, fondations et autres).
- Recherches appliquées, fondamentales, finalisées
- *Une recherche appliquée est directement tournée vers une ou des applications techniques prévues (on parle aussi de recherches techniques). Antérieurement effectuées au sein des entreprises ces recherches sont de plus en plus réalisées par la recherche publique, ce qui tend à faire disparaître la distinction avec les recherches fondamentales. Celles ci sont de deux types. Certaines sont totalement libres , elles tendent uniquement à ouvrir de nouvelles voies pour l'avancée des connaissances sans application envisageable à l'avance (ce qui n'empêche pas que beaucoup d'entre elles aient donné lieu à des applications de très grande portée). D'autres, que j'appellerai finalisées, ont un objectif appliqué direct ou se font dans un domaine dans lequel on peut anticiper qu'elles apporteront des applications. La grande majorité des recherches fondamentales financées
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actuellement appartiennent à cette catégorie 302
.
- Réductionnisme
- Attitude ou stratégie scientifique consistant à privilégier les approches analytiques en partant du principe que la connaissance exhaustive des parties permettra la connaissance du tout qu'elles constituent.
- Réseau (au sens scientifique)
- Ensemble d'éléments en interaction, dont on peut étudier la dynamique. Mais souvent on se contente de le représenter comme un graphe (statique) permettant de connaître sa structure (nombre des éléments, nombre d'interactions entre les éléments pris deux à deux, et organisation de ces interactions). La science des réseaux appartient aux sciences des systèmes complexes.
- Réseau de neurones
- Les premières notions de neurone formel, proposés en 1943, furent améliorées en 1959 pour simuler le fonctionnement rétinien et tâcher de reconnaître des formes. Depuis se sont développés les réseaux de neurones artificiels qui sont des méthodes de calcul (intelligence artificielle) dérivés de ces premiers modèles.
- Rétroaction
- Voir boucle de rétroaction .
- Révolution informationnelle
- Désigne l'état actuel des forces productives avec la prééminence des ordinateurs, des robots et les modifications drastiques que cela entraîne dans l'organisation de la production, comme dans le niveau d'études des personnels. Elle résulte en une articulation entre l'homme et la machine, ce qui requiert une main d'œuvre de plus en plus instruite, donc de plus en plus capable (et désireuse) de prendre part non seulement au fonctionnement mais à la gestion des entreprises. Elle implique aussi un bouleversement des moyens de communication qui rend possible un partage des connaissances, et elle est susceptible de modifier profondément la notion de propriété intellectuelle.
- Science
- Ensemble de connaissances et de théories, de méthodes pour les acquérir et d'institutions, voire de personnes pour les mettre en œuvre, qui caractérise la société occidentale depuis le XVIIe siècle. La science se réfère à l'ensemble des domaines scientifiques, mais on dira les sciences pour signifier la multiplicité des objets et des institutions qui la caractérisent. Il arrive que le terme science soit réservé, plus ou moins implicitement aux sciences exactes, dures ou de la nature, à l'exclusion des sciences de l'homme et de la société (SHS). Il est nécessaire au contraire de ne pas les dissocier ici, tant du point de vue des rapports science-société que du point de vue des sciences du complexe.
- Sensibilité aux conditions initiales
- Propriété de certains systèmes dynamiques non-linéaires, en particulier les systèmes chaotiques (voir chaos déterministe ), par laquelle une toute petite déviation entre deux répétitions de la dynamique, s'amplifie au cours du temps.
302 On demande aux chercheurs qui font des demandes de crédits ou répondent à un « appel d'offres », même dit « de recherche libre », de présenter les applications éventuelles auxquelles cette recherche pourrait mener.
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- Séquençage du génome
- Voir Génome .
- Simulation informatique ou numérique
- Désigne l'exécution d'un programme informatique sur un ordinateur en vue de simuler un phénomène (physique ou non). Les simulations décrites ici résultent de l'application de règles correspondant aux interactions entre des éléments. (voir automates cellulaires et système multi-agents ). Les expériences qu'il est possible de réaliser grâce à ces méthodes, en modifiant les paramètres par exemple, sont qualifiées d'expériences in silico .
- Société
- Peut avoir ici deux significations. Au sens restreint on désigne ainsi les rapports de production et les pratiques politiques et économiques qui déterminent le mode de vie d'une nation, voire du monde : (la société capitaliste, la société néolibérale). Au sens large, on se réfère à l'ensemble des populations et des intérêts (en n'oubliant pas qu'ils peuvent être contradictoires) qui composent une nation, voire le monde. Dans l'économie capitaliste actuelle, c'est la société au sens restreint qui influence le développement des sciences (en le finançant et en le pilotant), alors que celles-ci transforment la société au sens large. Par là-même, certains besoins de la société (au sens large) ne sont pas (ou insuffisamment) pris en compte par les recherches actuelles, et les sciences du complexe sont précisément victimes de cette contradiction.
- Stochastique
- Aléatoire.
- Structuralisme
- Courant des sciences humaines qui s'inspire du modèle linguistique et appréhende la
réalité sociale comme un ensemble formel de relations. (Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Structuralisme )
- Structures dissipatives loin de l'équilibre
- Lorsqu'un système macroscopique est traversé par un flux de matière et d'énergie (il se trouve donc hors de son état d'équilibre), il peut dans certaines conditions se structurer spontanément. On entend par structure une auto-organisation spatiale ou temporelle du système (voir réaction de Belousov-Zhabotinsky). On doit ce terme à Ilya Prigogine qui, dans les années 60, souhaitait mettre en exergue l'apparent paradoxe entre une structuration (l'ordre) et une dissipation (dégradation, désordre). Le concept de structure dissipative est un exemple de dialecticité .
- Système
- Signifie qu'on s'intéresse à un ensemble d'objets en interaction entre eux et avec leur environnement. On s'efforce de préciser ses caractéristiques globales et la nature des interactions entre ses composantes. Un système peut être macroscopique, par exemple un écosystème ou un système physico-chimique contenant un très grand nombre de molécules. Par contre une molécule isolée est un exemple de système microscopique.
- Système multi-agents
- Permet de générer des auto-organisations virtuelles à partir de règles très simples. Chaque élément du système est représenté par un agent, sur une grille à n dimensions et ses règles d'interactions avec les autres agents sont programmées. À partir d'une position initiale des agents sur la grille on lance la simulation, chaque agent, à chaque pas de temps, calcule son mouvement en fonction des règles d'interactions et des positions des autres agents qui interagissent avec lui. Voir aussi automates cellulaires .
- Techniques et techno-sciences
- Les rapports entre science et techniques ont considérablement évolué au cours de l'histoire, mais sont étroits depuis l'origine de la science occidentale (à laquelle les techniques ont bien évidemment pré-existé). Engels écrivait :
- Si la technique dépend bien pour la plus grande part de l'état de la science, celle-ci dépend encore beaucoup plus de l'état et des besoins de la technique. Lorsque la société a un besoin technique, cela impulse plus la science que ne le feraient dix universités. « Lettre à A. W. Borgus 1894 » in Marx et Engels lettres sur les sciences de la nature éditions sociales, 1973, p. 125.
- Néanmoins, auparavant, ces deux démarches étaient séparées, les rapports entre science et technique nécessitant la médiation de plusieurs étapes qui étaient souvent longues, et nombre de techniques étant tout à fait indépendantes des sciences. À l'heure actuelle le temps nécessaire entre une découverte scientifique et ses possibles applications techniques est fort raccourci, et les techniques jouent un rôle de plus en plus déterminant dans les processus de la recherche elle-même. Le terme de techno-science signifie que sciences et techniques sont totalement imbriquées et indissociables à l'heure actuelle, mais implique aussi (dans le jargon néolibéral) que la finalité actuelle assignée à la recherche par les pouvoirs politiques et économiques est de produire des innovations.
- Technologie
- Étymologiquement étude des techniques. Terme utilisé récemment pour désigner les techniques issues des techno-sciences . Les Nouvelles Technologies de l'Information (NTI) jouent un rôle majeur, tant dans la révolution du complexe, que dans les transformations de la société ( révolution informationnelle ).
- Thermodynamique
- La thermodynamique est née au XIXe siècle comme science des échanges de chaleur et de la production de travail (la machine à vapeur). Elle est rapidement devenue la science des transformations des systèmes macroscopiques. Elle permet grâce à l'utilisation de fonctions thermodynamiques (dont la fameuse entropie) de dire si une transformation est possible ou non dans des conditions expérimentales données. Elle a ainsi débordé largement son cadre initial d'application pour devenir une science générale. Longtemps limitée à décrire des processus (réversibles) proches de l'équilibre, elle s'est étendue dans la seconde moitié du XXe siècle aux processus irréversibles . De plus la physique statistique a permis de fonder les fonctions thermodynamiques sur les propriétés statistiques des grands ensembles de molécules et donner ainsi naissance à la thermodynamique statistique . (source Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Thermodynamique )
- Tout génétique
- Voir génomique .
- Transdisciplinaire
- Voir interdisciplinarité .
- Vie artificielle
- Champ de recherche dont l'objectif est de créer des systèmes artificiels s'inspirant des systèmes vivants, soit sous la forme de programmes informatiques, soit sous la forme de robots. (Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Vie_artificielle )
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Annexes[modifier]
Occurrences des termes évoquant le complexe dans les appels d'offre ANR 2011-2013
Système complexe
Interaction Incertitude Non-linéaire Modèlisation /simulation
Interdisciplinaire C occurrences complexe cumulées (%)***
I innovation et innovant I/C[modifier]
Titres des programmes acceptés
ANR blanc* 1 18 0 7 27 0 53 -0,0058
Modélisation et simulation de systèmes 8 5 6 4 78/83 0 101 7 0,13 6 complexes*
Textes des appels d'offres -0,013 0,06
Biologie et santé 0 1 0 0 3 1 4 (0, 08%)
Énergie durable 0 4 0 0 14 0 18 -0,0016 8 2 28 1,55
Environ- nement et ressources biologiques 0 7 1 0 2 5 15 -0,0014 36 2,4
Sciences humaines et sociales 0 3 0 0 4 3 10 -0,003 29 2,9
Science et technologie de la communication et information ** 12 8 5 1 47/26 2 73 -0,0105 6 0,08
Total 12 23 6 1 70 11 106 -0,0014
- comptages effectuées à partir de titres des 546 programmes acceptés en 2012
- Cet appel d'offre contient le programme « modélisation et simulation des systèmes complexes. *** % d'occurrences par rapport au nombre de mots analysés.
127 1,2
U[modifier]
Place de la complexité dans les pages web du CNRS
Systèmes Interactions Incertitude non-linéaire
Modèlisation/
Interdisciplinaire Total des
Innovation
complexes
R= nl/sc simulation occurences***
Journal du CNRS* 533 386 75 3 0,003
Communiqués de presse* 56 425 45 8 0,14
Instituts ** (articles comportant ces mots)
R= I/SC 147/167 0 1 164 3 653 3,14 186/178 103 823 2 560 3,11 sciences de l'ingénierie et des systèmes
89 77 4 15
0,17 59/57 22 266 71 0,27 sciences biologiques 9 30 2 0 0 Écologie et environnement 13 55 1 0 0
Mathématiques 78 82 3 18 0,23 physique 31 90 1 12 0,39 12/10 15 68 15 0,22 11/2 25 105 4 0,04 60/23 482 0 0 35/59 49 242 46 0,19
Sciences de l'information et de leurs interactions
10 0 0
0 25/12 8 43**** 20 0,46
Sciences de l'univers 61 185 33 25 0,41
Exemple d'un programme
AC : SYSTEMES complexeS EN 14 4 0 2 0,14 416/183 56 751 34 0,045 15 2 0
- pages
- les instituts des « Homme et société » et « Nucléaire et particules » ont un moteur de recherche qui ne fonctionne pas. *** seule une des deux occurrences modélisation ou simulation (la plus fréquente) a été retenue **** le mot interaction, figurant dans le titre de l'institut n'a pas pu être retenu
SHS (2004)
U[modifier]
4e de couverture
Nées d'une convergence entre les avancées scientifiques et les progrès techniques de la révolution informationnelle, les diverses sciences du complexe ne sont pas unifiées, mais forment une mouvance multiforme. Elles ont fait toutefois émerger un certain nombre de concepts qui représentent une profonde révolution conceptuelle et scientifique que l'auteure appelle la révolution du complexe . En effet ces concepts rompent à bien des égards avec les paradigmes ayant cours dans presque toutes les disciplines scientifiques, et au delà, avec le mode même de pensée, où ils rejoignent la dialectique matérialise, dont ils peuvent se nourrir et qu'ils ont même vocation à enrichir. C'est la pensée dialectique du complexe .
Le complexe est apparu dans un contexte épistémologique marqué par la contradiction entre réductionnisme et holisme, qu'il va permettre de dépasser ; par la prégnance d'une pensée « linéaire » qu'il va également dépasser et englober ; et dans un paysage scientifique morcelé en disciplines plus ou moins étanches dont il va nécessiter un remodelage impliquant une porosité des frontières.
Il est apparu dans un contexte économique et politique dominé par les contradictions entre le développement des technologies dans le cadre de la révolution informationnelle , et les conditions de production qui freinent considérablement ce même développement. Un contexte marqué par la victoire d'un néolibéralisme qui s'efforce d'asservir les sciences, sous la bannière de la très libérale économie de la connaissance . Il est apparu aussi dans un contexte marqué par la victoire d'une idéologie dominante de « fin de l'histoire » que l'on qualifie souvent de « pensée unique » et qui s'appuie sur une forme de pensée idéaliste, simplificatrice, et anti-dialectique, que tout oppose à la pensée du complexe.
Pris au cœur de ces contradictions, son développement, nécessaire tout autant à
celui de la révolution informationnelle qu'à une nouvelle rationalité, est freiné, bridé, biaisé, voire détourné. Une pensée dialectique du complexe , constituerait l'amorce d'une nouvelle rationalité, pouvant contribuer à dépasser ces contradictions.
Janine Guespin-Michel (janine.guespin1@orange.fr)
Ancienne élève de l'École Normale supérieure, Janine Guespin-Michel est professeure honoraire de l'université de Rouen. Elle a dirigé les laboratoires de microbiologie fondamentale à l'Université technologique de Compiègne puis à l'Université de Rouen. Après son départ à la retraite, elle a, comme professeur émérite, entrepris une reconversion vers l'utilisation de la dynamique des systèmes non linéaires en biologie, et noué des collaborations interdisciplinaires avec des physiciens et des bio-informaticiens dans le cadre du programme épigénétique du génopole d'Evry. Parallèlement, elle a coordonné un groupe de travail sur la complexité avec des chercheurs de l'université de Rouen, autour du philosophe Lucien Sève et, dans le cadre de l'association Espaces Marx, elle a animé des groupes de travail et journées d'étude sur l'état de la science et les rapports entre science, société et démocratie.
Livres parus en français. 2005, Lucien Sève et alii , Émergence, complexité et dialectique , coordonné par
Janine Guespin-Michel, éditions Odile Jacob. 2006, Le vivant entre science et marché : une démocratie à inventer , Ouvrage collectif, Janine Guespin-Michel et Annick Jacq coordinateurs, éditions Syllepse. 2011, Janine Guespin-Michel, Les bactéries leur monde et nous : vers une biologie
intégrative et dynamique , éditions Dunod. 2013, La science pour qui ? , ouvrage collectif, Janine Guespin-Michel et Annick Jacq coordinateurs, éditions du Croquant. 2015, Janine Guespin-Michel, Pensée du complexe et émancipation , éditions du Croquant.
U[modifier]
- ↑ 1Boris Hessen, Les racines sociales et économiques des principia de Newton , Vuibert, 2006, traduction et commentaires de Serge Guérout, post face de Christopher Chilvers, p. 73.
- ↑ 2http://www.sciencemuseum.org.uk/ Visiter le site officiel du Science Museum de Londres (en anglais)
- ↑ 3http://www.aihs-iahs.org/fr/reunions Consulter l'historique des réunions de l'Académie Internationale d'Histoire des Sciences
- ↑ 4Boris Mikaïlovitch Hessen (1893-1936), interrompit ses études scientifiques pour entrer dans l'armée rouge, puis les reprit ultérieurement et dirigea la section de physique de l'Académie Communiste des Sciences tout en ayant un intense activité en ce que nous appellerions maintenant l'éducation populaire . Mais des luttes politiques déchirent les physiciens soviétiques, mêlant science, carrière et idéologie stalinienne, et Hessen suspecté en raison de son attachement aux théories modernes en physique finira par être arrêté et condamné à mort en décembre 1936 au terme d'un « procès » où il fut accusé d'être membre d'une organisation terroriste affiliée à la gestapo fasciste.
- ↑ 5 op. cit.
- ↑ 6L'astérisque marque la première occurrence d'un terme apparaissant dans le glossaire.
- ↑ 7
- ↑ 8
- ↑ 9
- ↑ 10
- ↑ 11 Ibid. p. 137.
- ↑ 12 Ibid. p. 147.
- ↑ 13
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- ↑ 28 Lucien Sève, Sciences et dialectique de la nature, La Dispute , 1998, p. 164.
- ↑ 29 Voir par exemple Dominique Lecourt, Lyssenko. Histoire réelle d'une « science prolétarienne » , François Maspero, 1976.
- ↑ 30 Gregor Mendel (1822-1884), moine tchèque, découvrit les lois de la génétique en croisant des variétés de pois. Il proposa le concept de gène, vu alors comme une « entité » de nature inconnue. Ses travaux, d'abord ignorés, furent redécouverts au début du XXe siècle par plusieurs scientifiques et leur portée reconnue, d'où les termes de lois de Mendel et génétique mendélienne.
Thomas Morgan (1866-1945), généticien américain, travaillant sur la mouche drosophile, montra que les gènes sont localisés sur les chromosomes, structures présentes dans le noyau des cellules, mais dont on ne connaissait pas alors la nature chimique.
Ce n'est qu'en 1955 qu'on démontra que l'ADN est le support de l'hérédité. Darwin ne connaissait évidemment pas tout cela et il ne se prononça pas sur la nature des modifications que la sélection naturelle devait conserver ou rejeter. Il ne rejeta donc pas l'idée, défendue par Lamarck, que ces modifications pourraient venir de l'action du milieu, ce que l'on appela l'hérédité des caractères acquis qui ne fut infirmée (par Weissman) qu'à la fin du dix-neuvième siècle. - ↑ 31
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- ↑ 52 Je reprends et développe ici un certain ombre d'idées amorcées dans mon ouvrage Pensée du complexe et émancipation , Le Croquant, 2015.
- ↑ 53 Simon Gouz op.cit. p. 523.
- ↑ 54 Michel Alhadeff-Jones, Trois Générations de Théories de la Complexité : Nuances et Ambiguités et Complexity Theory and the Philosophy of Education, Oxford: Blackwell-Wiley, traduction en français par l'auteur, Masson, pp. 62-78 ;
- ↑ 55 Educational Philosophy and Theory (vol. 40, n°1), 2008 pp. 66-82. On dit aussi la complexité. J'ai préféré le terme complexe au masculin, peut être un peu moins polysémique
- ↑ 56 Michel Alhadeff-Jones op.cit.
- ↑ 57 J'utilise le mot paradigme au sens de Kuhn, pour désigner l'ensemble des théories et des idées qui caractérisent un champ disciplinaire (ou ici, presque l'ensemble des champs disciplinaires) à un moment donné.
- ↑ 58 L'intuition étant constituée par l'accumulation des expériences ou conceptualisations préalables, les révolutions scientifiques sont presque par définition non intuitives.
- ↑ 59 Certains auteurs ont proposé d'utiliser le terme simplexe comme contraire de complexe , mais comme il a une signification mathématique très différente, (un « triangle » à n dimensions), cela ne me semble pas très pertinent ici.
- ↑ 60 James Gleick, La théorie du chaos , 1987, traduction française, Albin Michel, 1989, collection Champs,
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- ↑ 67 A.Turing, The Chemical Basis of Morphogenesis, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, series B, Biological Sciences, Vol. 237, pp. 37-72.
- ↑ 68 Le terme bruit s'entend ici (et dans la suite de ce travail) comme synonyme de fluctuations aléatoires.
- ↑ 69 Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée , Le Seuil (coll point), 1979.
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- ↑ 75 Dont on peut voir une des simulations intéressantes sur le site Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_de_la_vie
- ↑ 76 Le terme science des réseaux qui n'est pas admis par tous les chercheurs est revendiqué par Hugues Bersini Des réseaux et des sciences, biologie, informatique, sociologie ; l'omniprésence des réseaux. Vuibert, 2005.
- ↑ 77 David Ruelle, Hasard et chaos , Odile Jacob,1991.
- ↑ 78 Per Bak, How Nature Works : The Science of Self-Organized Criticality . New York : Copernicus, 1996.
- ↑ 79 Curieusement, grâce à de nombreux ouvrages « grand-public » dont j'ai voulu donner un aperçu ci-dessus, ces idées étaient peut-être plus acceptées par ce grand public que par les institutions scientifiques.
- ↑ 80 Parmi ces ouvrages, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, NRF Gallimard, 1979, a joué un rôle très important.
- ↑ 81 Murray Gell-Mann, Le quark et le jaguar , 1994, trad. Française 1995, Flammarion coll champs, 1997. Roger Lewin, op.cit. p. 10.
- ↑ 82 Le programme offre une introduction intensive aux comportements complexes dans des systèmes
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- ↑ 88 Évidemment, l'intuition n'étant jamais que la résultante de nos connaissances et expériences, ceux qui travaillent de façon routinière avec ces systèmes ne les trouvent plus contre-intuitifs.
- ↑ 89 L'importance des boucles de rétroaction positive dans le comportement des systèmes dynamiques a été conjecturée par le biologiste René Thomas au début des années 80, puis démontrée mathématiquement au début des années 2000.
- ↑ 90 Comportement étrange par rapport à des équations habituelles, mais en réalité, on le voit, très commun.
- ↑ 91 Si on trace une courbe dans l'espace à 3 dimensions représentant l'évolution des valeurs des variables d'un système chaotiques à 3 variables (espace des phases)*, la courbe obtenue ne se recoupe jamais, mais elle se love, de façon capricieuse à l'intérieur d'un volume très particulier que l'on appelle l'attracteur étrange*. Chaque systèmes a son attracteur, et leurs formes sont tout à fait diverses. Le plus célèbre, découvert pas Lorenz a une forme qui rappelle un papillon. D'autres études rapprochent ces attracteurs étranges des fractales découvertes et popularisées par le mathématicien Mandelbrot.
- ↑ 92 Le système, à l'état liquide, contient de l'huile et de l'eau (dans le jaune d'œuf). En mélangeant on forme une émulsion d'huile et eau où la quantité relative des deux varie lentement au fur et à mesure qu'on ajoute l'huile. La mayonnaise prend lorsque le liquide se transforme en gel (bifurcation appelée changement de phase en physique), et cela se produit pour un rapport eau/huile critique.
- ↑ 93 On pourrait aussi se demander si une révolution, qui éclate brutalement comme la révolution tunisienne, la prise de la bastille, voire les émeutes de banlieues, ne s'apparentent pas à ce type de processus, bien qu'on ne puisse pas les modéliser.
- ↑ 94 Bifurcation qui fait passer un système d'un état où il tend vers un seul état stationnaire à un état où deux états stationnaires sont également possibles.
- ↑ 95 La physique travaille majoritairement sur des systèmes (linéaires) donc réversibles par rapport au temps, il n'y a pas d'historicité. En travaillant sur des systèmes loin de l'équilibre, donc non-linéaires, Prigogine a introduit l'irréversibilité (ou flèche du temps) en physique, ce que certains physiciens n'ont pas accepté.
- ↑ 96 Mathématiquement le modèle utilisé est un système d'équations aux dérivées partielles (EDP).
- ↑ 97 Des changements de couleur ont permis de visualiser ce phénomène.
- ↑ 98 Le résultat est connu sous le nom d'attracteur de Rössler.
- ↑ 99 Nous y reviendrons évidemment (chapitre II), mais on voit ici la proximité avec la catégorie dialectique de saut qualitatif de Hegel.
- ↑ 100 C'est ainsi que la modélisation mathématique de réactions biochimiques (glycolyse) dans les levures, ont montré qu'elles étaient susceptibles de présenter des oscillations, qui ont pu alors être mises en évidence expérimentalement.
- ↑ 101 Les fourmis réelles déposent une substance chimique (la phéromone), qui est simulée chez les fourmis virtuelles par une règle informatique.
- ↑ 102 Hughes Bersini, Des réseaux et des sciences, biologie, informatique et sociologie ; l'omniprésence des réseaux , Vuibert, 2005, pXXIII.
- ↑ 103 Déterminismes et complexité, du physique à l'éthique : autour d'Atlan , et colloque de Cérisy sous la direction de Paul Bourgine, David Chavalarias, Claude Cohen-Boulakia, La Découverte, 2008.
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- ↑ 108 RNSC http://rnsc.fr/tiki-index.php
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- ↑ 116 Publié dans la revue Natures Sciences et Sociétés ,Vol 10, N° 1, 2002, p. 78-95.
- ↑ 117 Voir par exemple Isabelle Stengers, Une autre science est possible , La Découverte, 2013.
- ↑ 118 Mais il peut aussi s'agir de juxtaposer des techniques au sein d'un très à la mode plateau technique .
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