Saint Jean de la Croix

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Saint Jean de la Croix Poésie Le Pastoureau[modifier]

Le Pastoureau (écrit entre 1582 et 1584 à Grenade)

I - Le Pastoureau (écrit entre 1582 et 1584 à Grenade)[modifier]

Cette poésie parle du Christ et de l’âme. Le titre véritable est "Canciones a lo divino de Cristo y el alma". Selon les témoignages, elle ne semble pas avoir été composée après 1584, peut-être à Grenade (1582-88). Sous le vêtement du Pasteur est présenté le Christ et sous celui de la Pastourelle, l’âme. L’arbre à la fin du poème est celui de la croix. « Ce qui est signifié, c’est la Rédemption vue du côté de Dieu. Peu à peu vont s’aggravant les douleurs naissant de l’amour devant l’ingratitude et l’oubli, douleurs qui se résolvent et sont couronnées par la mort de la croix, mort d’amour. » (J.V. Rodriguez) « Ce qui procure l’enchantement en ce poème, c’est l’ambiance et la délicatesse avec lesquelles se déroule le thème de l’amour : un amour qui se rapproche, insiste, espère, crie et s’achève en un geste de folie. La répétition du verset "le cœur d’amour tout navré" imprime le sentiment, et de manière semblable cette autre répétition : "bien que ce soit de nuit". » (Obras p.99)

Cinq strophes de quatre vers (le premier vers rime avec le quatrième, le deuxième avec le troisième.)

Un Pastoureau, seul, est en peine, | Un pastorcico solo està penado,
loin du plaisir et du contentement, | ajeno de placer y de contento,
et en sa pastourelle la pensée fixée, | y en su pastora puesto el pensamiento,
Et le sein d’amour très meurtri. | y el pecho del amor muy lastimado.
Ne pleure pas que l’amour lui ait fait une plaie, | No llora por haberle amor llagado,
Car il n’a peine de se voir ainsi affligé, | que no le pena verse así afligido,
Bien qu’en son cœur il soit blessé ; | aunque en el corazón està herido ;
Mais pleure de penser qu’Il est oublié. | mas llora por pensar que està olvidado.
Car rien qu’à la pensée d’être oublié | Que sólo de pensar que està olvidado,
De sa belle pastourelle, en grande peine | de su bella pastora , con gran pena
Il se laisse outrager en terre étrangère, | se deja maltratar en tierra ajena,
Le sein d’amour très meurtri. | el pecho del amor muy lastimado.
Et dit le Pastoureau : ah ! malheureux | Y dice el pastorico : ¡Ay, desdichado
Celui qui de mon amour s’est fait absent, | de aquel que de mi amor ha hecho ausencia,
Et ne veut pas jouir de ma présence ! | y no quiere gozar la mi presencia !,
Et le sein par son amour très meurtri. | y el pecho por su amor muy lastimado.
Et après un long temps, | Y a cabo de un gran rato se ha encumbrado
Il s’est élevé Sur un arbre, où Il ouvrit ses beaux bras ; | sobre un árbol, do abrió sus brazos bellos,
Et mort il demeura, pendu à eux, | y muerto se ha quedado asido de ellos,
Le sein d’amour très meurtri. | el pecho del amor muy lastimado.

1) Lecture pas à pas[modifier]

Strophe 1[modifier]

Un Pastoureau, seul, est en peine,
loin du plaisir et du contentement,
et en sa pastourelle la pensée fixée,
Et le sein d’amour très meurtri.
1 Il est en peine, il souffre, seul.
2 Il est loin du plaisir et du contentement, comme en une terre étrangère, loin de la terre de sa joie.
3 Il est proche d’une autre terre par la pensée. Sa pensée est « là-bas » fixée, orientée, polarisée. Il n’est pas en lui-même, il est en l’autre. Il n’est pas préoccupé de lui-même, mais de l’autre, par la pastourelle, par l’âme.
4 Un refrain avec le dernier vers qui reviendra au vers 12, au vers 16 avec une variante, et au vers 20. Sauf dans la seconde strophe au vers 8. Le sein (le côté, la poitrine) est touché, blessé, compatissant. Il est montré avec insistance comme une métaphore du cœur, de l’être profond.

Strophe 2[modifier]

Ne pleure pas que l’amour lui ait fait une plaie,
Car il n’a peine de se voir ainsi affligé,
Bien qu’en son cœur il soit blessé ;
Mais pleure de penser qu’Il est oublié.
5 Il ne pleure pas au vers 5, mais pleure au vers 8. Cette répétition du verbe pleurer crée une inclusion enchâssant les versets 6-7, comme pour les mettre en valeur.
6 - 7 La répétition des adjectifs en fin de vers est significative de sa douleur (plaie 5, affligé 6, blessé 7, et cependant là n’est pas sa douleur, il est oublié 8).
8 Il est oublié. Tout est au passif. Il subit cet état. Lui pense à sa pastourelle (verset 3), mais il est oublié d’elle (verset 8). Il ne souffre pas physiquement, là n’est pas sa douleur, même s’il souffre en son corps, en son cœur. C’est l’oubli qui est la cause de la souffrance, il est face à un vide. Il est seul dans une relation qui se cherche. Cela renvoie à Gn 3, à la question que Dieu, se promenant dans le jardin à la brise du soir, pose à Adam et donc à tout homme : « où es-tu ? » et l’homme se cache par peur. Dieu s’approche et cherche l’homme pour entrer en relation et l’homme fuit Dieu. Dieu cherche la relation et l’homme la fuit. Voilà ce qui blesse Dieu. Ce n’est pas notre péché, c’est notre fuite de la relation. Ce n’est pas le vocabulaire d’un dictateur. Dieu ne dit pas « viens ici ! », mais « où es-tu ? » C’est un appel adressé à notre liberté et Dieu est face à cette liberté humaine qui se dérobe et qui le fuit. Dieu fait face, mais devant lui, c’est un arbre, un prétexte, le vide.

Strophe 3[modifier]

Car rien qu’à la pensée d’être oublié
De sa belle pastourelle, en grande peine
Il se laisse outrager en terre étrangère,
Le sein d’amour très meurtri.
9 Et c’est le vers 9 reliée au vers 8 par la même thématique. En une redondance nous restons sur l’oubli. Dieu pense à cet oubli, alors que l’âme n’y pense pas, elle oublie Dieu.
Verset 3 sa pensée est fixée en sa pastourelle.
Verset 9 il pense qu’il est oublié d’elle. La pensée de la pastourelle est perdue dans l’oubli.
Il y a ici entrelacement des vers et continuité entre 9 et 10a et entre 10b et 11.
La construction du verset 10 ouvre le chant des interprétations malgré la ponctuation.
L’apposition des deux corps de phrase en un même verset laisse suggérer qu’il est en grande peine de sa belle pastourelle. Il est en terre étrangère. En lien avec le verset 2, on pourrait dire qu’il est sur cette terre étrangère qui est la peine, loin du plaisir et du contentement qui sont sa patrie. C’est au passif.
Le pastoureau est quelque part physiquement, mais ce n’est pas cela qui est pointé. Il est ailleurs par la pensée, proche de la pastourelle, en terre étrangère. (rôle de l’imaginaire dans notre vie qui nous rend plus présent ce à quoi on pense que ce que notre corps peut ressentir, percevoir)

Strophe 4[modifier]

Et dit le Pastoureau : ah ! malheureux
Celui qui de mon amour s’est fait absent,
Et ne veut pas jouir de ma présence
Et le sein par son amour très meurtri !
Le pastoureau prend la parole pour une complainte sur… qui ? Car nous sommes maintenant avec un masculin ! Ce n’est pas une complainte sur lui-même comme on aurait pu l’attendre puisqu’il ne cesse d’exprimer sa peine, mais sur celui qui s’est rendu loin de son amour et qui ne veut pas être en sa présence.
« S’est fait absent » s’oppose à « ma présence ». Il s’est fait absent à ma présence.
L’amour est relation. De cette relation qui est joie, la pastourelle s’est faite absente. Le pastoureau est face à un vide. C’est pourquoi son cœur est meurtri. Ce vide n’est pas statique, il est dynamique et provoque une blessure qui va s’agrandissant. L’amour cherche la relation, la jouissance dans la relation. Ici il y a une volonté de ne pas entrer dans cette relation. Ce n’est donc pas la jouissance, mais la blessure, la meurtrissure. Comment comprendre le dernier vers : « et le sein par son amour… » ? Qui parle ici ? Le pastoureau ou la pastourelle ?

Strophe 5[modifier]

Et après un long temps, Il s’est élevé
Sur un arbre, où Il ouvrit ses beaux bras ;
Et mort il demeura, pendu à eux,
Le sein d’amour très meurtri.
Après la parole, c’est maintenant le geste, le mouvement qui devient parole. Mais c’est après un long temps. Le pastoureau n’est plus passif. Il s’élève sur un arbre et ouvre les bras.
Et l’on tombe à nouveau dans l’inaction, le silence, plus de geste.
Il demeure mort.
Il est pendu à ses beaux bras.
Il n’y a plus de relation possible puisqu’il est mort.
C’est de cette absence de relation qu’il est mort. C’est en creux.

2) Inspiration de la poésie[modifier]

Si l’on cherche la source d’inspiration de Jean de la Croix il faut en trouver deux :

  • La première et sans doute l’essentielle, peut se trouver dans Cantique Spirituel B 23,1 : « Dans l’état sublime du mariage spirituel, l’Epoux très fréquemment découvre à l’âme, sa fidèle compagne, de merveilleux secrets, car le véritable et parfait amour n’a rien de caché pour l’objet de sa tendresse. Il lui révèle en particulier les doux mystères qui se rattachent à son Incarnation, les voies qu’il a tenues pour réaliser la rédemption de l’homme, l’une des plus élevées parmi les œuvres de Dieu et l’une des plus délicieuses à l’âme… ». Et cet aspect "délicieux à l’âme" apparaît bien dans cette poésie.
  • L’autre source est un poème profane que Jean de la Croix a retravaillé et dont on a un exemplaire à la Bibliothèque Nationale de Paris.

3) Méditation[modifier]

La Révélation de Dieu à l’homme s’est faite de plus en plus explicite. Avec Moïse, elle a eu lieu dans le tremblement de terre, l’ouragan et le feu. Avec Elie un grand pas est fait. Ce n’est plus la force transcendante des phénomènes cosmiques qui est le signe de la présence de Dieu, mais celle-ci se fait à l’intime de l’être, dans la douceur de la brise. La Révélation de Dieu atteindra un extrême dans son Incarnation, mais elle culminera en ce Haut-Lieu de la Croix. Là, l’inouï de Dieu, cette Révélation de son Amour pour nous, se manifeste en plénitude. C’est de ce Haut-Lieu que nous parle Jean de la Croix, saisi par ce mystère inconcevable et essayant de décrire cette tendresse si délicate de Dieu envers nous. Tendresse si délicate qui est à la fois faiblesse et force de Dieu.

Deux textes de Jean de la Croix :

  • Cantique Spirituel B 22,1 :
« Si grand était le désir qui pressait l’Époux d’arracher entièrement son épouse aux mains de la sensualité et du démon, qu’après avoir réussi dans son dessein, il se livre à la joie. Tel le bon Pasteur, qui a fait mille détours à la recherche de sa brebis perdue et qui la rapporte enfin sur ses épaules (cf. Lc 15,5) ».
La croix et par elle toute l’incarnation du Christ est le moyen que Dieu a pris pour aller à la recherche de l’homme perdu et blessé.
  • Montée du Carmel II 7,11 :
« Il est tout manifeste qu’à l’instant de sa mort il fut aussi anéanti en l’âme, sans aucune consolation ni soulagement, son Père le laissant ainsi en une intime aridité, selon la partie inférieure. Ce qui le fit s’écrier en la croix : "Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous délaissé ?" Lequel délaissement fut le plus grand qu’il souffrît en la partie sensitive durant sa vie. Aussi fit-il en ce délaissement la plus grande œuvre qu’il n’eût opéré en toute sa vie par ses miracles et ses merveilles, sur la terre ou dans le ciel, qui fut de réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu… ».
C’est par la croix que Dieu se fait proche de l’homme et le réconcilie avec Dieu. Voilà l’œuvre de Dieu à la recherche de chacun d’entre nous, œuvre d’Amour, folie de la Croix et tendresse de Dieu. « A présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » nous dit St Paul à la fin de son hymne à la charité (1 Co 13,12) Jean de la Croix nous introduit peu à peu dans ce mystère d’amour et de charité pour que si possible nous le fassions notre.
L’amour rend esclave nous dit Jean de la Croix en Montée du Carmel I 4,3 :
« L’affection et l’attachement de l’âme à la créature égale l’âme à la créature et tant plus est l’affection, tant plus elle la rend égale et semblable, car l’amour fait une ressemblance entre l’amant et l’être aimé. »
C’est par amour que Dieu s’est fait semblable à l’homme, c’est par amour qu’il a cherché à converser avec lui, c’est par amour qu’il se laisse crucifier et qu’il pardonne.

4 ) Questions[modifier]

Jésus est venu pour moi, où en suis-je de mon amour pour lui, dans l’engagement de ma vie à sa suite. Suis-je libre de le suivre ?
Jésus est mort de ne pas trouver d’amour en réponse à son amour, d’où sa solitude. Et moi dans ma solitude est-ce que j’accepte de me laisser rejoindre ? Mais aussi est-ce que je me laisse aimer gratuitement ?

Saint Jean de la Croix Poésie La Nuit Obscure[modifier]

poésie Nuit Obscure

Trois parties se dégagent à la lecture :

  • Strophes 1-4 : l’évasion jusqu’à la rencontre de l’Aimé.
  • Strophes 6-8 : l’abandon dans l’enlacement mutuel.

1

"Dans une nuit obscure, | En una noche oscura
par un désir d’amour tout embrasée | con ansias en amores inflamada
Oh ! l’heureuse aventure ! | ¡oh dichosa ventura !
Je sortis sans être vue, | salí sin ser notada
Ma maison étant désormais apaisée. | estando ya mi casa sosegada,

2

Dans l’obscure et en sûreté, | a oscuras y segura
Par l’échelle secrète déguisée | por la secreta escala disfrazada,
Oh ! l’heureuse aventure ! | ¡oh dichosa ventura !
A l’obscure et en cachette, | a oscuras y en celada
Ma maison étant désormais apaisée./estando ya mi casa sosegada.

3

Au sein de la nuit bénie, | En la noche dichosa
En secret - car nul ne me voyait, | en secreto que nadie me veía
Ni moi je ne voyais rien | ni yo miraba cosa
Sans autre lueur ni guide | sin otra luz y guía
Hors celle qui brûlait en mon cœur | sino la que en el corazón ardía.

4

Et celle-ci me guidait, | Aquesta me guiaba
Plus sûre que celle du midi, | más cierto que la luz del mediodía
là où m’attendait | adonde me esperaba
Que je connaissais déjà, | quien yo bien me sabía
Sans que nul en ce lieu ne parût." | en sitio donde nadie aparecía.

5

O nuit qui m’a guidée ! | ¡Oh noche, que guiaste !
O nuit plus aimable que l’aurore ! | ¡Oh noche amable más que la alborada !
O nuit qui as uni | ¡Oh noche que juntaste
L’Aimé avec son aimée, | amado con amada,
L’aimée en son Aimé transformée | amada en el amado transformada !

6

Sur mon cœur couvert de fleurs, | En mi pecho florido,
Qui entier pour lui seul se gardait, | que entero para él solo se guardaba
Là il s’endormit | allí quedó dormido
Et moi je le caressais, | y yo le regalaba
Et l’éventail de cèdres aérait/y el ventalle de cedros aire daba.

7

L’air du créneau, | El aire de la almena
Quand moi j’écartais ses cheveux, | cuando yo sus cabellos esparcía
De sa main sereine, | con su mano serena
Au cou me blessait, | y en mi cuello hería
Et tous mes sens tenait en suspend. | y todos mis sentidos suspendía.

8

"Je me tins coi, dans l’oubli, | Quedéme y olvidéme
Le visage penché sur l’Aimé. | el rostro recliné sobre el amado ;
Tout cessa. Je m’abandonnai, | cesó todo, y dejéme
Abandonnant mon souci, | dejando mi cuidado

Parmi les lis, oublié. | entre las azucenas olvidado.

I - Commentaire de la poésie Nuit Obscure[modifier]

A la première lecture du livre de la Montée du Mt Carmel, on s’imagine un Jean de la Croix ascétique et austère voir castrateur tant il pousse la négation de soi loin, et bien des personnes referment les œuvres de ce saint. C’est faute d’en avoir fait une lecture profonde. Car tout autre nous apparaît l’homme. On le sent dans sa vie et dans ses poésies plein d’une grande sensibilité, voire sensualité, d’une grande délicatesse d’âme. Ce qui le porte, ce qui l’enflamme, c’est cet amour de Dieu. C’est cela qui l’a transformé, et c’est à cela qu’il nous convie. C’est à cette dilatation du cœur et par la suite du corps qu’il nous conduit, puisque, avec l’âme transformée par la présence de son hôte intérieur, le corps, avec tous ses sens, prend part de la béatitude.

II - Trois parties se dégagent à la lecture :[modifier]

Strophes 1-4 : l’évasion jusqu’à la rencontre de l’Aimé[modifier]

Deux sous-parties :
1-2 départ et marche solitaire et secrète dans la nuit, le cœur enflammé d’amour.
3-4 La nuit est totale et isole de tout contact. Seul guide et lumière : cet amour qui brûle au fond du cœur. Guide sûr au fond du cœur qui connaît le chemin.

Strophe 5 : bénédiction de cette nuit qui a permis l’union[modifier]

strophes 6-8 : l’abandon dans l’enlacement mutuel[modifier]

Deux sous-parties :
6-7 l’Aimé endormi dans les bras de l’aimée.
v8 l’aimée absorbée totalement par l’Aimé, abandonnant tout.

III - Propos du poème[modifier]

C’est le renoncement à toute lumière qui permet à l’âme de se guider par amour uniquement. Cette nuit est dite « bienheureuse » parce que l’âme qui chante cela a traversé la nuit, elle est dans l’union. La nuit n’est bienheureuse qu’après coup. Car c’est cela que chante le poème, c’est l’union réalisée de l’âme avec Dieu. Après s’être détachée de beaucoup de choses, elle est entrée dans l’union, le repos, la jouissance, oubliant tout souci et toute peine.

IV - lecture des strophes[modifier]

strophes 1-2[modifier]

"Dans une nuit obscure, | En una noche oscura
par un désir d’amour tout embrasée | con ansias en amores inflamada
Oh ! l’heureuse aventure ! | ¡oh dichosa ventura !
Je sortis sans être vue, | salí sin ser notada
Ma maison étant désormais apaisée. | estando ya mi casa sosegada,
Dans l’obscure et en sûreté, | a oscuras y segura
Par l’échelle secrète déguisée | por la secreta escala disfrazada,
Oh ! l’heureuse aventure ! | ¡oh dichosa ventura !
A l’obscur et en cachette, | a oscuras y en celada
Ma maison étant désormais apaisée./estando ya mi casa sosegada.

C’est le thème de la nuit qui va nous conduire, comme en un refrain. Elle se caractérise par une certaine densité soulignée par la redondance de la nuit par l’adjectif "obscur". Cette densité de la nuit marque les deux premières strophes et leur donne une épaisseur. Et cette obscurité est liée à la sûreté (v6), à la discrétion (v9). Elle permet à l’âme de sortir sans être vue, mais de qui ? Et c’est pour une heureuse aventure !

C’est la joie qui est marquée, mais comme après coup, par la répétition de l’exclamation « oh l’heureuse aventure ! ». (vv 3 et 8). Au thème de la nuit obscure s’oppose celui du feu marqué par le « désir d’amour tout embrasée » Il y a de la nuit et aussi du feu ! Serait-ce que cette nuit obscure n’est pas si noire que cela ? Un autre refrain ponctue et conclue ces deux premières strophes « Ma maison étant désormais apaisée », comme une sorte de constatation. Cette maison est celle de la sensualité qui jette l’âme hors d’elle-même et la disperse. Cette maison a besoin d’être apaisée par ce chemin nocturne de la foi. Dans ce chemin de la foi, les sens ne sont plus là pour conduire l’âme comme elle en avait l’habitude, ni la nourrir. C’est pour cela qu’elle est comme dans la nuit. Ce n’est donc pas n’importe quelle nuit. C’est la nuit de la foi qui engage ou ouvre en une heureuse aventure et qui permet à l’âme de se détacher de ses sens pour aller plus avant en elle-même.

On passe du thème de la nuit au thème de l’amour qui permet de sortir (v2), mais d’où ? De cette maison de la sensualité que nous venons de nommer.

Il y a une échelle secrète qui permet cette fuite. L’échelle de la contemplation que permet la foi et qui dégage l’âme de la sensualité et lui permet de se nourrir en Dieu même. Dieu est caché en secret dans l’âme, et elle se doit de se cacher elle-même en son secret pour y trouver Dieu. C’est ce que nous dit Jean de la Croix dans le commentaire de cette autre poésie qu’est le Cantique Spirituel.

On passe de la nuit à l’échelle secrète (Str 2) et de l’échelle secrète au secret (Str 3), comme si la nuit avait une profondeur. La nuit par elle-même isole, cache, mais c’est comme si quelque chose de plus secret encore s’y cachait. Cette nuit n’est pas vide, ni froide, elle est habitée par un désir d’amour, par une flamme (embrasée v2). Cette lueur qui brûle, c’est celle de l’amour, mais d’un amour plein de désir.

Dans la nuit, un personnage féminin s’échappe sans être vu pour aller rejoindre son amant. L’âme recherche son Dieu. Et si ce voyage se parcourt dans la nuit de la foi, c’est bien l’espérance qui met en route et c’est la flamme de l’amour qui donne l’impulsion, qui ouvre le désir.

Strophes 3-4[modifier]

_ Au sein de la nuit bénie, | En la noche dichosa
En secret - car nul ne me voyait, | en secreto que nadie me veía
Ni moi je ne voyais rien | ni yo miraba cosa
Sans autre lueur ni guide | sin otra luz y guía
Hors celle qui brûlait en mon cœur | sino la que en el corazón ardía.
Et celle-ci me guidait, | Aquesta me guiaba
Plus sûre que celle du midi, | más cierto que la luz del mediodía
là où m’attendait | adonde me esperaba
Que je connaissais déjà, | quien yo bien me sabía
Sans que nul en ce lieu ne parût." | en sitio donde nadie parecía

Les deux strophes suivantes montrent le jeu des regards. Il suggère l’isolement progressif du protagoniste : « Nul ne me voyait, ni moi je ne voyais rien ». Cela est permis car la nuit est obscure. La personne n’a plus conscience de rien, hormis la nuit (et c’est vers une autre nuit qu’elle se dirige !) et cependant une lumière brille dans son cœur et la guide comme le plus sûr des guides peut le faire. Dans cette nuit obscure il y a de la lumière ! Une lumière dont la particularité est de mettre dans la nuit. Une lumière qui ne brille pas n’importe où, c’est au cœur qu’elle se consume. Une lumière intérieure donc. Et c’est cette flamme qui l’a introduite dans la nuit. Plus rien d’autre ne compte à un cœur qui aime. L’âme est introduite dans la nuit par cette flamme qui lui sert de guide. La flamme, ce désir, conduit à la nuit ! et continue d’éclairer le chemin… avec plus de sureté que la lumière naturelle. C’est donc un voyage particulier qui s’engage, non pas spatial, mais intérieur. La lumière illumine l’espace autour de nous, nous réchauffe, nous éclaire. En nous un autre soleil brille qui déjà s’était fait connaître à l’âme par son incarnation en l’homme Jésus. Mais c’est pour une aventure intérieure. A remarquer cependant, que ce n’est pas tant la lumière de la flamme qui est mise en avant que la flamme qui brûle. Et c’est le cœur qui est sollicité, le cœur profond qui ne se touche que par la foi. En ce lieu mystérieux rien d’autre que cette flamme.

Strophe 5[modifier]

_ O nuit qui m’a guidée ! | ¡Oh noche, que guiaste !
O nuit plus aimable que l’aurore ! | ¡Oh noche amable más que la alborada !
O nuit qui as uni | ¡Oh noche que juntaste
L’Aimé avec son aimée, | amado con amada,
L’aimée en son Aimé transformée | amada en el amado transformada !

Cette nuit a permis l’union, aussi est-elle exaltée par trois fois. Comme l’aurore annonce le jour nouveau, la pleine lumière, cette nuit a placé l’âme dans l’espérance. Elle a servi de guide, elle a permis l’union. C’est grâce à elle que la fuite a pu avoir lieu, que l’âme a pu s’échapper jusqu’à l’enlacement, l’étreinte paisible dans l’abandon total de soi-même. Au symbolisme nocturne de la nuit avec son aspect parfois pénible s’entremêle le symbolisme nuptial qui lui donne toutes ses virtualités. La nuit n’a pas été passive, elle a pris part à l’union. Il y a la nuit et il y a l’amour ; l’amour qui met en route et qui permet de traverser la nuit. Et cette nuit a permis une mystérieuse alchimie, une transformation de l’âme, comme si elle n’était plus elle-même.

Cette strophe marque un passage, une transition. L’âme n’est plus en recherche, elle n’est plus active, l’union est réalisée. C’est comme si un projecteur s’allumait dans la nuit et nous montrait les amants sur leur couche. Mais qui en réalité est moteur, qui induit toute l’action ?

Strophe 6[modifier]

_ Sur mon cœur couvert de fleurs, | En mi pecho florido,
Qui entier pour lui seul se gardait, | que entero para él solo se guardaba
Là il s’endormit | allí quedó dormido
Et moi je le caressais, | y yo le regalaba
Et l’éventail de cèdres aérait/y el ventalle de cedros aire daba.

Le personnage central est là dans le poème, à la fois présent et absent. Mais quand il apparaît, plus besoin de se cacher, plus peur d’être reconnue ; la nuit cesse, c’est la pleine lumière qui manifeste et met en valeur l’enlacement sur la couche. Pas d’érotisme, mais beaucoup de sensualité et de tendresse partagée, comme si la sensualité s’était purifiée et loin de pousser à la perversité, à la jouissance possessive, elle amenait à l’exaltation de l’âme dans l’ouverture d’elle-même à la présence de l’amant. Si l’aimé apparaît, c’est pour disparaître en même temps. Il n’apparaît que pour s’endormir ! Il reste présent dans l’abandon, mais ouvert sur une autre réalité. Et c’est encore lui dans son apparente absence qui conduit l’âme, la bien-aimée. Il dort, mais vers où le portent ses rêves ?

Beaucoup de tendresse. Le cœur couvert de fleurs fait fonction d’un jardin offert au seul bien-aimé. L’âme s’avançait jusqu’ici en secret, en cachette, isolée de tout et d’elle-même, ici s’ouvre l’espace d’une relation, à découvert, mais pour un seul être. Et cette tendresse partagée exprime l’union de l’âme avec son Dieu, avec ce Dieu qui apparaît ici sous forme charnelle, corporelle. La sensualité y a sa part car la poésie est une forme d’expression sensible faite de sons, de gestes, de couleurs, d’émotions. Dieu vient toucher l’âme jusque dans ses sens pour l’entraîner à un niveau plus profond. Le cœur est touché et les sens ne la trouble plus, bien plus ils sont ordonnés, orienté totalement vers l’étreinte amoureuse. Car le corps prend sa part aux étreintes : la poitrine, le sein (el pecho), la main, le cou, les cheveux, le visage. Le corps n’est plus un obstacle à l’union divine, bien au contraire il y participe totalement. Il ne jouit plus pour lui-même, mais ses perceptions sont reçues totalement par l’esprit en lequel la jouissance se fait totale et sans limite. Mais il lui a d’abord fallu sortir de nuit, c’est-à-dire se purifier de sa façon désordonnée de jouir des choses de ce monde pour trouver la paix. Le sous-titre du poème est : “De l’âme qui se réjouit d’être arrivée au haut état de perfection, qui est l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle“. C’est-à-dire que Dieu est perçu comme l’au-delà de tout désir, de toute expérience sensible, la visée de toute action. C’est l’Aimé qui est abandonné dans les bras de l’aimée. Celle-ci lui apporte paix et fraîcheur.

Strophe 7[modifier]

_ L’air du créneau, | El aire de la almena
Quand moi j’écartais ses cheveux, | cuando yo sus cabellos esparcía
De sa main sereine, | con su mano serena
Au cou me blessait, | y en mi cuello hería
Et tous mes sens tenait en suspens. | y todos mis sentidos suspendía.

Un autre monde s’ouvre, fait de délicatesse et de sérénité, comme la douceur de l’air peut caresser la peau et apporter bien-être. C’est l’air du créneau qui a une main, qui est personnifié. Une main comme de l’air et qui blesse en toute sérénité. Cet adjectif ajoute une certaine force à l’action. Pourquoi alors l’aimée en sort blessée ? Comme si l’attention était éveillée, en suspens, dans l’attente. Blessure d’amour qui tient l’âme éveillée à un amour plus grand peut-être.

Strophe 8[modifier]

_ "Je me tins coi, dans l’oubli, | Quedéme y olvidéme
Le visage penché sur l’Aimé. | el rostro recliné sobre el amado ;
Tout cessa. Je m’abandonnai, | cesó todo, y dejéme
Abandonnant mon souci, | dejando mi cuidado
Parmi les lis, oublié. | entre las azucenas olvidado.

L’action se déroule aussitôt par la sortie dans la nuit jusqu’à l’exultation de la strophe 5, jusqu’à l’union des deux protagonistes. Suit la description de cette union où la scène semble restée vide, les corps sont là, enlacés, la conscience est ailleurs. Nous sommes emmenés en un au-delà du corps par une intimité grandissante, vers un autre monde, hors du temps, dégagés des soucis de celui-ci. Une porte s’ouvre vers un autre infini, vers l’extase de l’union amoureuse. Désormais les mots sont impuissants, à nous de suivre par la pensée et le désir. Car c’est cela que vise en nous Jean de la Croix : provoquer, éveiller le désir. Aussi fait-il plus suggérer que décrire.

Ce qui est premier, ce n’est pas l’ascèse, c’est l’amour de Dieu. L’ascèse vient par la suite comme une suite logique et c’est alors que l’on parle de nuit. Une mère de famille ne fait rien de plus pour son enfant, et cela ne lui coûte pas. On ne peut se détacher des choses de ce monde que si le cœur est attiré, nourri à un autre niveau, de façon plus forte. Ce n’est pas d’abord en se coupant du monde qu’on trouve Dieu, mais c’est l’inverse. Lorsque le cœur aime, tout le reste est relativisé, et c’est pourquoi Jean de la Croix parle de la nuit. C’est comme si, vivant toujours dans le monde, l’âme n’y faisait plus attention. Elle marche comme si elle était dans la nuit, éclairée par une lumière intérieure qui lui voile toute autre chose. Son cœur seul la conduit vers la rencontre d’un personnage mystérieux dont le rôle semble être réduit au maximum. A peine apparaît-il qu’il s’endort ! Et cependant c’est lui qui induit en silence, indirectement, tout le dynamisme du poème. C’est vers lui que se dirige l’âme, sans trop savoir où elle va, et pourtant sûre de sa route. L’âme marche dans la nuit, c’est-à-dire dans la foi. Il y a une grande certitude dans la foi, et pourtant rien de palpable ni d’évident. Étant détachée des choses du monde, c’est la foi seule qui porte l’âme. L’âme est comme une personne qui ferme les yeux à ce qui l’entoure pour se faire attentive à ce monde plus subtil qui l’habite.

Saint Jean de la Croix Vive Flamme[modifier]

  • écouter la poésie : Llama de amor viva

1

Ô Flamme d’amour vive | ¡Oh llama de amor viva
Qui tendrement blesse | que tiernamente hieres
Mon âme au plus profond centre ! | de mi alma en el más profundo centro !
Puisque maintenant n’es plus tourment | Pues ya no eres esquiva
Achève maintenant si tu veux, | acaba ya si quieres,
Déchire la toile de cette douce rencontre ! | ¡ rompe la tela de este dulce encuentro !

2

Ô cautère suave ! | ¡Oh cauterio süave !
Ô caressante plaie ! | ¡Oh regalada llaga !
Ô main agréable ! ô touche délicate | ¡Oh mano blanda ! ¡Oh toque delicado
Qui de vie éternelle a saveur | que a vida eterna sabe
Et toute dette paye ! | y toda deuda paga !
En tuant, mort en vie changeas. | Matando, muerte en vida has trocado.

3

O lampes de feu | ¡Oh lámparas de fuego
Dans lesquels éclats | en cuyos resplandores
Les profondes cavernes du sens, | las profundas cavernas del sentido,
Qui étaient obscures et aveugles, | que estaba oscuro y ciego,
Avec d’étranges habiletés | con estraños primores
Chaleur et lumière ensemble donnent à son ami ! [ calor y luz dan junto a su querido !

4

Combien paisible et amoureux | ¡Cuán manso y amoroso
T’éveilles-tu en mon sein | recuerdas en mi seno
Où secrètement seul tu demeures, | donde secretamente solo moras,
Et en ton souffle savoureux | y en tu aspirar sabroso
De bien et de gloire remplis, | de bien y gloria lleno,
Combien délicatement tu rends amoureux ! | cuán delicadamente me enamoras !

I - Situation[modifier]

Grenade, couvent des Martyrs, entre 1582 et 1584 (pour d’autres en 1584 ou 1585). Jean de la Croix était vicaire provincial des carmélites déchaussées d’Andalousie. La poésie fut écrite en quinze jours, à la demande d’Anne de Penalosa, une de ses filles spirituelles. Il y eu un peu après une seconde rédaction légèrement augmentée. Titre : « chant de l’âme dans l’union intime de Dieu ». Cinq années environ séparent la Flamme vive de la Nuit (avant fin 1578) et de la première version du Cantique. Selon Jean de la Croix, cette poésie s’inspire quant à sa structure d’une poésie de Garcilaso de la Vega, poésie II.

Beaucoup de métaphores ouvrent le champ de la lecture symbolique et permette de traduire quelque peu l’ineffable de l’expérience :

« J’ai fait quelque difficulté, très noble et dévote Dame, de déclarer ces quatre couplets que vous m’avez demandés, parce que ce sont choses si intérieures et spirituelles, pour la déclaration desquelles toute sorte de langage est ordinairement court et défectueux - attendu que les choses de l’esprit sont par-dessus les sens et malaisément peut-on dire quelque chose de leur substance, et aussi parce que personne ne peut parler, si ce n’est mal-à-propos, de l’intérieur de l’esprit, si ce n’est avec un esprit fort intérieur, et voyant ce peu qui était en moi, j’ai différé jusques à maintenant ! »

II - Structure[modifier]

¡Oh lla−ma dea−mor vi−va (7 − iva A)
que tier−na−men−te/hie−res (7 − eres B)
de mi/al−maen el más pro−fun−do cen−tro ! (11 − entro C)
Pues ya noe−res es−qui−va (7 − iva A)
a−ca−ba ya si quie−res, (7 − eres B)
¡rom−pe la te−la dees−te dul−ceen−cuen−tro ! (11 − entro C)
¡Oh-lla-ma-de_am-or-vi-va (7 − iva A)
que-tier-na-men-te-hie-res (7 − eres B)
de-mi-al-ma_en-el-más-pro-fun-do-cen-tro ! (11 − entro C)
Pues-ya-no_e-res-es-qui-va (7 − iva A)
a-ca-ba-ya-si-quie-res, (7 − eres B)
¡rom-pe-la-te-la-de_es-te-dul-ce_en-cuen-tro ! (11 − entro C)
¡Oh-cau-te-rio-sü-a-ve ! (7 − ave D)
¡Oh-re-ga-la-da-lla-ga ! (7 − aga E)
¡Oh-ma-no-blan-da !_¡Oh-to-que-de-li-ca-do (11 − ado F)
que_a-vi-da_e-ter-na-sa-be (7 − ave D)
y-to-da-deu-da-pa-ga ! (7 − aga E)
Ma-tan-do,-muer-te_en-vi-da-has-tro-ca-do. (11 − ado F)
¡Oh-lám-pa-ras-de-fue-go (7 − ego G)
en-cu-yos-res-plan-do-res (7 − ores H)
las-pro-fun-das-ca-ver-nas-del-sen-ti-do, (11 − ido I)
que_es-ta-ba-os-cu-ro_y-ciego, (7 − ego G)
con-es-tra-ños-pri-mo-res (7 − ores H)
co-lor-y-luz-dan-jun-to_a-su-que-ri-do ! (11 − ido I)
¡Cuán-man-so-y_a-mo-ro-so (7 − oso J)
re-cuer-das-en-mi-se-no (7 − eno K)
don-de-se-cre-ta-men-te-so-lo-mo-ras, (11 − oras L)
y_en-tu_as-pi-rar-sa-bro-so (7 − oso J)
de-bien-y-glo-ria-lle-no, (7 − eno K)
cuán-de-li-ca-da-men-te-me_e-na-mo-ras ! (11 − oras L)

Quatre strophes de six versets. En chaque strophe les six vers s’accordent en rime, le quatrième avec le premier ; le cinquième avec le second, le sixième avec le troisième. Ce qui donne dans chaque strophe deux tercets rimant en ABC, A’B’C’.

Deux vers à sept pieds se terminent par un vers à onze pieds en un mouvement ascendant pour retomber sur le premier vers du verset suivant et repartir dans le même mouvement. D’un tercet à l’autre, ce n’est pas simple répétition, mais complémentarité. La rime se donne au niveau de la strophe, et non au niveau simple du tercet ce qui l’ouvre à un autre univers.

Les trois premières strophes commencent par une exclamation :

verset 1 : « ô Flamme d’amour vive, »
verset 7 : « ô cautère suave, »
verset 13 : « ô lampes de feu. »

Dans la deuxième strophe, les versets 7-8-9 commencent aussi par une exclamation. Ils sont comme enchâssés par les exclamations des verset 1 et 13. Le verset 19, à la quatrième strophe rompt le rythme. C’est toujours une exclamation, mais plus la même sonorité, « cuan » qui se répète à la fin de la strophe, enchâssant l’ensemble. Qui est le sujet de ce verset 19 ?

III - Strophe 1[modifier]

Ô Flamme d’amour vive
Qui tendrement blesse
Mon âme au plus profond centre !
Puisque maintenant n’es plus tourment
Termine maintenant si tu veux,
Déchire la toile de cette douce rencontre !

Deux tercets : Le premier tercet est une exclamation, suivit au second tercet par une constatation se concluant en une demande. Le premier tercet ne compte qu’un verbe, les mots viennent surtout multiplier les qualificatifs de la flamme. Le deuxième tercet en compte quatre. Seul le dernier verbe donne un sens au mouvement (déchire) de la strophe. C’est la seule demande qui est formulée Il y a d’abord l’exclamation concernant l’effet de la flamme, puis comme s’appuyant sur cet acquis, la demande redouble apaisée, confiante et espérant. Un personnage apparaît (mon âme) qui est l’objet de la blessure. L’âme s’adresse à une flamme d’amour qui est personnifiée, sujette de l’action. Toutes les propriétés de la flamme, qui sont la chaleur et la lumière, sont utilisées. Elle a une certaine vivacité et cependant blesse tendrement l’âme au centre le plus profond. « Cette flamme d’amour est l’Esprit de son Époux, qui n’est autre que le Saint-Esprit, Lequel l’âme sent désormais en soi, non seulement comme un feu qui la tient consommée et transformée en son suave amour, mais aussi comme un feu qui, en outre, brûle en elle et jette flamme, ainsi que j’ai dit ; et chaque fois que cette flamme flamboie, elle baigne l’âme en gloire et la rafraîchit avec la trempe d’une vie divine. Et telle est l’opération du Saint-Esprit en l’âme transformée en amour. » [1]

Une opposition apparaît entre la flamme qui est vive et qui est à la fois tendre. L’amour est vif, il blesse, mais c’est tendrement ! Nous sommes emmenés au centre de l’âme, le centre le plus profond, comme s’il y avait des degrés de profondeur, ou bien divers centres. Dans le commentaire Jean de la Croix écrit : « Il est bon aussi de noter que l’amour est l’inclination de l’âme et la force et la vertu qu’elle a pour aller à Dieu, parce que par l’amour l’âme s’unit à Dieu ; de sorte que tant plus il y aura de degré d’amour, tant plus l’âme pénètre en Dieu profondément et s’unit à Lui. D’où nous pouvons dire que tant plus de degrés d’amour l’âme peut avoir de Dieu, d’autant plus ses centres peuvent être en Dieu, les uns plus au centre que les autres, parce plus l’amour est fort plus il unit. C’est de cette façon que nous pouvons comprendre les nombreuses demeures que le fils de Dieu dit avoir dans la maison de son Père (Jn 14,2). » [2] C’est le centre le plus profond de l’âme qui est atteint, blessé.

1) L’Amour qui blesse avec tendresse[modifier]

« C’est la marque même de l’amour que de blesser avec tendresse… La blessure atteint et ce faisant - dégage et révèle le centre le plus profond de l’âme. La flamme sans nulle rigueur est celle qui embrase sans consumer, comme au Buisson Ardent (Ex 3,2). C’est la figure même du paradoxe de l’amour qui entraîne la mort à soi-même en faisant naître à une vie nouvelle. » [3] « L’apport essentiel du premier chapitre est la mise en lumière du fond de l’âme qui est le lieu non localisable de l’impact de Dieu en elle. » [4] Cette action du feu se retrouve en diverse endroits des poésies. Dans la Nuit Obscure, il y a une lueur qui guide dans la nuit et qui brûle dans le cœur : "Dans une nuit obscure, par un désir d’amour tout embrasée"

Dans le Ct B, 39 : “avec la flamme qui consume et point ne fait souffrir.“ « 14 Par la « flamme » elle entend ici l’amour de l’Esprit Saint. « Consommer » signifie ici achever et perfectionner. L’âme dit que le Bien-Aimé doit lui donner et qu’elle doit posséder, avec un amour consommé et parfait, toutes les choses dont elle a parlé dans ce couplet, toutes étant absorbées en même temps qu’elle dans cet amour parfait qui ne causera pas de peine. Elle dit cela pour faire comprendre l’entière perfection de cet amour. Celui-ci doit avoir deux propriétés : qu’il achève de transformer l’âme en Dieu, et aussi que l’embrasement et la transformation que cette flamme produit dans l’âme ne lui cause pas de peine, ce qui ne peut se produire que dans l’état béatifique où cette flamme est désormais amour suave. En effet dans la transformation de l’âme en flamme, il y a, de part et d’autre, conformité et jouissance bienheureuse et, par conséquent, la flamme ne cause aucune souffrance qui proviendrait de fluctuations diverses, comme cela arrivait avant que l’âme ne soit capable d’aimer parfaitement ».

C’est l’Esprit qui est à l’œuvre dans toute cette dynamique d’ouverture du cœur à Dieu et qui dégage peu à peu la structure profonde de l’homme image de Dieu. « La flamme signifie la présence inépuisable de Dieu nous attirant vers l’origine de notre vie qu’Il est en personne. Chez tous les spirituels, on retrouve la même distinction qu’il y a en l’homme un lieu de la présence de Dieu. La Bible le nomme “cœur“. Édith Stein n’a pas hésité à assimiler au cœur le centre le plus profond de l’âme. Certains parlent de la fine pointe de l’esprit, de la cime de l’esprit, du fond, de l’homme intérieur. Toutes ces images reviennent au même et désignent l’impact de la présence de Dieu en nous. Dans ce florilège, Jean de la Croix a d’abord l’originalité d’associer deux repères : le centre et la profondeur. Aussitôt dit, il corrige son image. Comme l’âme n’est pas matérielle, elle n’a ni pourtour ni centre, ni haut ni bas (1,10). Elle est tout d’une pièce si l’on peut dire, car elle est simple et spirituelle. En parlant du centre le plus profond de l’âme, Jean de la Croix fait allusion à la physique aristotélicienne. Le centre est le terme qu’un objet ou une personne atteignent à la fin de leur mouvement (1,11). Le centre est le terme de l’opération qui exprime la vie et l’être profond. Si nous jetons une pierre en l’air, elle arrivera au bout de quelques mètres à la surface du sol et s’y arrêtera. Mais si elle tombait dans un abîme, elle irait jusqu’au fond qui pourrait être le centre de la terre en vertu de la loi de la pesanteur. À travers cette figure, le centre ne consiste pas un lieu circonscriptible, mais plutôt le terme d’un dynamisme. Ainsi en va-t-il de l’âme et de son centre le plus profond. Parler du centre le plus profond de l’âme revient à définir la vie de l’homme comme un désir, une attirance. Cette perspective contemporaine était déjà celle d’Augustin : “Dans la vie de l’homme, le mouvement qui l’attire vers son centre profond est l’amour de Dieu.“ Jean de la Croix explique ce mouvement avec des images insistantes. Il parle de degrés dans l’amour de Dieu. Un degré d’amour nous permet de nous enfoncer dans un centre profond de l’âme. Avec deux ou trois degrés, nous parviendrons à un deuxième, voire à un troisième centre plus profond encore (1,13). Mais en fait, de ce centre profond il ne saurait y en avoir qu’un seul et unique qui nous attire de plus en plus au fil de notre existence. Même si Jean de la Croix présente la Vive Flamme comme un état d’union à Dieu, il y a toujours, à l’intérieur de cette stabilité, la possibilité d’un progrès dans l’amour et dans la simplification. La lumière est toujours un appel et un don pour un élan. Notre amour pour Dieu est une attirance qui ne demande qu’à grandir. Au terme de ce raisonnement, Jean de la Croix aboutit à une formule risquée et dynamisante :« Le centre de l’âme c’est Dieu (1,12) ».

2) Le centre de l’âme[modifier]

Le centre de l’âme n’est pas seulement le lieu de l’habitation de Dieu, mais il est Dieu même. Nous sommes habités par quelqu’un qui est nous-mêmes davantage que nous-mêmes. Mais Dieu ne se confond pas avec nous. C’est le mystère de la relation de la créature au Créateur. Dieu est comme le soleil, source de la lumière, et l’âme est comme le cristal qui la reçoit et la diffuse. Dieu est la flamme et l’âme le charbon embrasé. Affirmer que Dieu est le centre de l’âme, c’est appeler à la purification. Le centre de l’âme est un espace vide, un noyau creux, une capacité d’accueil. L’âme peut être habité, si elle se rend disponible et ouverte. Pour être effectivement capacité d’accueil, elle doit être disposée à la présence de Dieu par le chemin des purifications pour que Dieu seul prenne toute la place dans le vide ménagé pour lui… Nommer Dieu le centre de l’âme, c’est souligner la nature et l’exigence du dynamisme qui attire l’homme vers son Créateur et Sauveur : l’amour qui est la vie de l’âme. L’âme est faite pour aimer Dieu. L’amour de Dieu est l’opération qui exprime et réalise sa vie. L’attirance de l’âme vers son centre se joue dans la qualité de son amour de Dieu : “(L’amour est) l’inclination, la force et la capacité que l’âme possède en elle-même pour aller à Dieu, puisque c’est par le moyen de l’amour que l’âme s’unit à Dieu.“ (1,13) L’autre figure que propose Jean de la Croix pour suggérer ce qu’est le centre de l’âme évoque au mieux l’amour qui est le dynamisme profond de notre quête de Dieu. Ce n’est plus la pierre attirée vers le cœur de la terre, mais c’est la flamme qui ne cesse de monter pour atteindre son centre (1,11 cf. 3,10 et 2N20,6). » [J.C. Sagne [pp 221-223]]

Cette flamme, vive au premier vers, était aussi tourment au vers quatre. Mais cela est passé, c’est maintenant le registre de la douceur. Tendresse qui se fait blessure (v 2) et qui appelle à la déchirure (v 6). L’intensité est appelée jusqu’à une rupture, comme si la douceur extrême pouvait déchirer sans souffrance. « Car le gémissement est inséparable de l’espérance ; c’était celui de l’Apôtre et des autres, si parfaits fussent-ils, quand il disait (Rm 8,23) : Nous-mêmes qui possédons les prémices de l’esprit, nous gémissons en nous-mêmes en attendant notre adoption de fils de Dieu. Tel est donc le gémissement que celui qui aime éprouve au plus profond de son cœur ; car, là où l’amour a blessé, la plaie gémit sans cesse vers Dieu dans l’épreuve de son absence, et plus encore quand l’Époux s’est éloigné après avoir gratifié l’âme de quelque faveur douce et savoureuse et qu’elle est restée soudain dans la solitude et l’aridité. » [5] Une demande lui est faite d’en finir avec cette souffrance, tout de suite, par deux fois. Mais c’est une demande abandonnée, « si tu veux », ce n’est pas la volonté propre qui s’impose. C’est une toile, comme lieu de la rencontre qu’il s’agit de déchirer. Là aussi, le jeu des oppositions est utilisé (oxymore : mots dont le sens est contradictoire) toile /rencontre pour marquer à la foi la proximité et la distance. La toile peut être le lieu d’une rencontre, mais montre surtout le seuil, l’obstacle. La véhémence du désir appelle son achèvement dans la rencontre, l’obstacle, la distance doit s’abolir.

« Dieu se communique à l’âme par ses dons mais en même temps se dérobe à ses prises dans son essence… la transcendance de l’essence divine empêche qu’elle soit jamais entièrement comprise par l’intelligence créée… la vie spirituelle apparaît ainsi comme une perpétuelle croissance, où l’âme qui cherche Dieu est à la fois sans cesse comblée à la mesure de sa capacité et assoiffée d’une plus pleine possession. Tous les paradoxes servent à exprimer cette expérience : ténèbres lumineuses, sobre ivresse… D’abord désespérée de ne pouvoir étreindre définitivement celui qu’elle aime, l’âme comprend peu à peu que c’est dans cette perpétuelle progression que réside vraiment pour elle l’union avec Lui » [6]. D’ou l’importance de la problématique du désir. Nous sommes donc emmenés au plus profond de l’âme, vers le lieu d’une séparation par une toile.

3) Le symbolisme de la flamme[modifier]

Une rencontre est attendue. Serait-ce avec la flamme ? Le symbolisme est celui de la flamme. La flamme brûle, consume, mais ici c’est sa vivacité, son aspect intense, qui sont mis en jeu. La flamme se fera ensuite tendre blessure et appellera une douce rencontre, comme s’il y avait eu un combat énergique dont l’issu aboutit apaisé. Et cependant on passe d’une blessure à une déchirure. Normalement le chirurgien vise à réduire la blessure, voire à la coudre pour qu’elle puisse cicatriser. La demande ici est faite de telle manière que cette blessure à l’inverse s’agrandisse en une déchirure, comme si le mal avait à s’étendre au lieu de se réduire. « Le désir de Dieu, le désir de l’amour qui cherche la rencontre de Dieu se réalise à travers une double approche, une double ébauche : celle de la foi et celle de l’amour. L’intuition sous-jacente de Jean de la Croix est que l’amour seul conduit à la pure foi. L’amour est un désir de réalisation, est le désir de la présence de l’autre. Or ce désir de la présence de Dieu est donné dans la foi. Dieu habite le cœur de l’homme sans que l’homme puisse le saisir ou le comprendre par un mouvement de conscience. La foi est la certitude de la présence de Dieu au fond de l’être. Cette certitude établit véritablement le contact. Elle reste voilée, impossible à mesurer, extrêmement ténue, mais elle nous ouvre réellement à la présence de Dieu. Pour répondre à ce désir d’amour, il faut s’établir dans ce que l’on peut appeler : « le mode de la rencontre »  : la foi, la foi vécue comme un espace d’accueil, comme une ouverture du fond de l’être. Cette ouverture donne une connaissance, une lumière pour le cœur. L’ébauche de l’amour, que Jean de la Croix explicite ensuite dans son commentaire, s’atteint par le cœur. L’originalité du mouvement de l’amour est la ressemblance. L’amour nous donne la présence de Dieu, car il provoque une similitude entre la personne qui aime et ce qu’elle aime. L’amour est bel et bien une expérience de réalité, car il suscite une transformation, un changement de la personne. Il implique une impression, une inscription au fond du cœur. L’amour provoque une blessure, non pas au sens d’un dommage senti, mais une blessure qui est ouverture, espace ménagé pour l’autre. Le passage entre ces deux approches, celle de la foi et celle de l’amour se fait par le cœur. En fait Jean de la Croix joue avec un double langage. Celui du poème est intuitif et porte une note de cordialité et d’affection, celui du commentaire est nettement théologique et formel. Le langage du cœur est celui du poème ; c’est le langage du Cantique des Cantiques. L’intuition de Jean de la Croix est discrète mais pertinente : le cœur fait le passage, car il est en même temps le fond de la personnalité, la racine et la source pour la connaissance et la volonté. Le cœur fait l’unité profonde entre la connaissance et l’amour, car il ordonne la décision d’aimer. L’unité de l’homme passe par le cœur : l’unité de l’homme est passage. Au terme du commentaire de cette strophe 12 (12, 9, 1275) Jean de la Croix revient au seul critère de la proximité de Dieu : plus Dieu se fait proche, plus il donne une souffrance d’amour, celle de ne pas l’aimer assez. La réalité de l’approfondissement de l’amour se mesure à cette souffrance de ne pas aimer comme Dieu aime, de ne pas avoir une vie totalement simplifiée dans l’amour. Cette marque de Dieu, de sa présence proche est une expérience de pauvreté personnelle, d’ouverture et de désir, d’attirance plus forte que toutes les limites constatées et connues. Cette pauvreté n’est pas vécue comme un écrasement mais comme une ouverture, une espérance. » [7]

III - Deuxième strophe :[modifier]

Ô cautère suave !
Ô caressante plaie !
Ô main agréable ! ô touche délicate
Qui de vie éternelle a saveur
Et toute dette paye !
En tuant, mort en vie changeas.

Dans la deuxième strophe, le premier tercet est marqué par des exclamations répétées qui expriment l’émerveillement. Elle joue avec l’utilisation des oxymores [8] Pour exprimer l’action peu ordinaire de cette flamme, « ô cautère suave, ô caressante plaie ».

Le second tercet est uni au premier par la fin du troisième verset qui se prolonge jusqu’au cinquième. Le cautère est un instrument porté à haute température pour brûler des tissus et les aseptiser, or ce qui est source de douleur est maintenant perçu comme suave. Puis c’est la plaie qui devient caressante au lieu d’être irritée et douloureuse. Jean de la Croix attribue des métaphores :

  • celle du cautère suave comme allégorie de l’Esprit Saint,
  • de la caressante plaie comme allégorie du Fils,
  • de la main agréable comme allégorie du Père.

« Le cautère, c’est le Saint-Esprit, la main c’est le Père ; la touche, c’est le Fils. De sorte que l’âme en cet endroit magnifie le Père, le Fils et le Saint-Esprit, louant grandement trois grâces et bienfaits singuliers qu’ils font en elle, pour avoir changé sa mort en vie, en la transformant en Soi.

  • La première grâce est une blessure caressante, qu’elle attribue au Saint-Esprit ; c’est pourquoi elle l’appelle cautère délectable.
  • La seconde est un goût de la vie éternelle, qu’elle attribue au Fils ; et partant elle l’appelle touche délicate.
  • La troisième est de ce qu’Il la transforme en Soi, qui est la dette avec quoi elle demeure bien payée ; et cette grâce est attribuée au Père, et à cause de cela, elle l’appelle flatteuse main. Et bien qu’elle Les nomme ici toutes Trois à cause des diverses propriétés des effets, toutefois elle parle seulement à Une, quand elle dit : de la mort tu as fait la vie, parce que toutes Trois opèrent en Un, et ainsi elle attribue tout à Une et tout à Toutes. » [9]

Le cautère, la plaie, la main, le toucher. C’est la peau qui est attaquée. La main tient le cautère et aseptise la plaie par un toucher. Tout s’est transformé ici, la souffrance est transfigurée, et devient porteuse de plaisir extrême en douceur. C’est le côté excessif qui est manifesté ainsi pour marquer l’intensité de l’expérience. C’est d’une chirurgie dont il est question mais au lieu d’être souffrance, elle est devenue délicatesse…

Paradoxe supplémentaire, c’est cette touche délicate du verset trois qui provoque la mort de la mort à la fin de la strophe ! C’est à tel point que cette expérience fait goûter la vie éternelle. Le registre du goût est ici sollicité. Du toucher on passe à la vie éternelle, mais c’est par une mort, la mort a été tuée ! Cette chirurgie est comme une ablation de la mort en l’âme ! Et c’est le même registre de la transfiguration qui est concerné. De même que le cautère se fait suave, la mort devient vie. Mais il y avait une dette, un arriéré qui a été payé par l’exquis de la flamme. L’amour efface toute dette…

IV - Troisième strophe[modifier]

O lampes de feu
Dans lesquels éclats
Les profondes cavernes du sens,
Qui étaient obscures et aveugles,
Avec d’étranges habiletés

Chaleur et lumière ensemble donnent à son ami !

Lampe, feu, éclats, profondes, obscures, aveugles, chaleur et lumière… Nous sommes emmenés d’un état à un autre pour une transfiguration de la sensibilité, de la capacité de sentir. Des lampes de feu sont interpellées. Elles viennent éclairer les cavernes des sens. C’est curieux, car nous ne percevons pas immédiatement nos sens, notre sensibilité comme un espace vide, ni comme un lieu obscure. C’est au contraire par nos sens que nous percevons la lumière ! De la lumière et du feu on passe au registre de la nuit et de la nuit à la chaleur et à la lumière. La nuit se trouve comme enchâssée entre les lampes de feu et la chaleur et lumière. Il y a comme une transmutation de la lampe par la nuit en lumière. Il y a une symétrie qui apparaît entre les versets 1 et 6, les versets 2 et 5, les versets 3 et 4 de telle sorte que l’on puisse les lire à la suite… Et du coup on en vient à se demander quel est le sujet du verset 6, est-ce que ce sont les lampes de feu du v 1 qui donnent chaleur et lumière, ou bien les profondes cavernes du v 3 ? Cette disposition de la strophe en chiasme semble mettre en évidence les versets 4-5 qui sont au centre. Dans le commentaire de cette strophe Jean de la Croix dira l’importance de ce passage dans l’obscurité de la dimension sensitive. Et l’on peut faire le lien, ici, avec la poésie « Nuit obscure » [10]. Les sens sont comme des cavernes qui étaient obscures et aveugles et deviennent sous l’action des lampes étrangement habiles si bien que ces cavernes donnent maintenant chaleur et lumière. De quels sens s’agit-il alors ? Jean de la Croix parlera des puissances de l’âme, à savoir, l’entendement, la mémoire, la volonté, qui doivent laisser place à la lumière divine en leur activités. Ces profondes cavernes ne pouvaient alors laisser passer cette lumière tout occupées par la lumière naturelle, par la compréhension du monde et des événements selon la lumière naturelle. Maintenant elles sont capables de percevoir selon Dieu. Un personnage fait irruption à la fin de cette strophe qui semble être le lieu de convergence de toute cette activité. Il vient en final, alors qu’il semble être le personnage central. Il est comme mis en lumière, manifesté par cette lumière surnaturelle qui émerge des cavernes. Qui est-il cet ami des cavernes du sens ?

V - Quatrième strophe :[modifier]

Combien paisible et amoureux
T’éveilles-tu en mon sein
Où secrètement seul tu demeures,
Et en ton souffle savoureux
De bien et de gloire remplis,
Combien délicatement tu rends amoureux !

Il semble que l’on retrouve cette structure en chiasme (concentrique) de la strophe précédente. C’est ainsi que les vv 1-6, 2-5 et 3-4 se correspondent. L’indice est ici explicite avec un encadrement marqué au premier vers et au dernier : « combien…amoureux » ! Le verbe est au singulier, mais qui en est le sujet ? Est-ce l’ami du verset précédant, le chéri ? Mais c’est en secret, v 3 ! C’est en secret qu’il s’éveille dans « mon sein », au cœur. Le personnage du v 1 apparaît maintenant, médiatisé par le sein ! C’est le thème de l’intériorité des premiers vers de la strophe 1 qui est repris. C’est à l’intérieur que ce personnage s’éveille à l’amour, en secret. Une redondance : secrètement, seul. Secrètement pour marquer la délicatesse, la subtilité, de cet éveil ; seul pour noter la pureté de ce qui se passe là, aucun trouble n’est possible, pour marquer cette intimité aussi. Seule demeure la respiration de l’aimé et ce souffle, si délicat soit-il, est rempli de bien et de gloire. Délicatesse et puissance (vv 3-5) ici vont de pair, dans une force tranquille (v 1). L’ami s’éveille à l’amour dans un premier temps (v 1) et rend amoureuse l’âme (v 6). L’amour est à la fois paisible et délicat, mais aussi rempli de bien et de gloire. L’excès est dans l’ordre de la délicatesse !

« Les trois degrés des blessures d’amour : strophe 7 du Ct Spirituel. Le texte reprend un rythme ternaire, cher à Jean de la Croix ; il explicite en trois étapes quelle blessure provoque en nous la découverte du mystère de Jésus. La première étape est une atteinte provisoire : c’est un pressentiment de la présence de Dieu dans l’immensité de la création, cette blessure est légère et non définitive. La découverte des créatures spirituelles (les anges et les hommes) provoque ensuite une plaie d’amour qui est durable. Elle correspond à la contemplation du mystère de Jésus, Verbe Incarné. Il y a dans le texte une secrète dépendance du passage du Cantique où l’Époux dit à l’Épouse qu’elle a blessé son cœur (Ct 4, 9). Cette blessure d’amour, comme celle du cœur de Jésus, ne se referme plus. Catherine de Sienne l’appellera « le secret du cœur » : après la mort de Jésus, le cœur reste définitivement ouvert à l’infini ; il est le signe de l’amour infini de Jésus pour tous les hommes de tous les temps. Jean de la Croix nomme la troisième étape de la blessure d’amour une « agonie continuelle » La vie de cette âme est une agonie continuelle, jusqu’au jour où l’amour, lui portant un dernier coup, la transforme en amour, pour lui faire vivre une vie d’amour (7, 4, 1249). Il s’agit là d’une communion au mystère de Jésus en tant qu’Homme-Dieu : Jésus est en permanence sous le regard du Père, tourné vers la sainteté du Père. Par le fait même, le contraste entre la sainteté du Père et le péché des hommes, qui est le refus de l’amour filial, le place dans un état de souffrance d’amour continuelle. Thérèse d’ Avila dans son langage parlera de cette souffrance d’amour : elle consiste à mourir de ne pas mourir, à vivre d’amour sans arriver à une simplification radicale, sans pouvoir être entièrement aspiré par celui qu’on aime. L’agonie d’amour est une participation à l’Agonie de Jésus. » [11]

[1] Vive Flamme B Couplet.1 $.3
[2] Vive Flamme 1,9-17
[3] Je chercher ton visage, JC Sagne, édit du Carmel, 1997, p 215.
[4] idem p219
[5] Cantique Spirituel B 1
[6] introduction du livre « la colombe et la ténèbre » Daniélou p. 13
[7] J. C. Sagne, Je cherche ton visage, p 180
[8] des mots dont le sens est contradictoire, on joue sur l’absurdité dégagée par leur opposition et utilise cette faille du langage pour montrer quelque chose d’indicible.
[9] Vive Flamme B Couplet.2 $.1
[10] voir le commentaire
[11] J C Sagne, je cherche ton visage, édit du Carmel, p 175


Saint Jean de la Croix Méditation et contemplation[modifier]

I - Méditation et contemplation chez Jean de la Croix[modifier]

1) Introduction
Ce témoignage d’un père de famille en pleine activité sociale et familliale : « l’exemple du livre « Camille C » du Père Caffarel, m’a permis de tenir jusqu’à ce que je finisse par m’en remettre à un prêtre qui m’a ouvert les yeux sur la vérité. J’étais alors désespéré. Dès lors, ce que je vivais depuis plusieurs années comme un anéantissement inexplicable, puis comme un mourir vivant depuis mars 2012, est devenu le plus beau cadeau qui soit : l’avènement de Dieu dans une vie. En fait, c’était tout simple : j’avais tout simplement une vocation contemplative un peu extrême, les 3 signes qu’indique Jean de la Croix pour le passage à la contemplation surnaturelle se trouvant étendus à toute la vie »
Ce témoignage rejoint d’autres témoignages de laïcs manifestant leur compréhension du passage de la méditation à la contemplation. Nous avons tous nos singularités, nos histoires humaines et notre propre façon de répondre à l’appel de Dieu. Dieu appel à entrer en son intimité en toute vie, et pas seulement dans la vie religieuse. Il y a cependant une ligne directrice que nous montre St Jean de la Croix.
Parler de l’aventure spirituelle chez ceux qui sont attirés par la recherche de Dieu, c’est avant tout asseoir la vie de prière sur de bonnes bases. Et quelles meilleures bases que de se reporter aux chapitres 5-7 de l’évangile selon St Matthieu, le discours sur la Montagne. Il ne faut pas se décourager à leur lecture, mais se mettre humblement et patiemment en route forts de la Miséricorde qui nous accompagne. Mise en route nécessaire pour aller à la suite du Christ, pacifier son cœur et se mettre à l’écoute de cette voix de fin silence qui s’y murmure et qui dit Dieu. Il ne s’agit pas en cette matière de se soumettre à une loi divine, mais il s’agit de se donner comme lui-même se donne. Nous n’allons pas à la rencontre de l’Amour, de Celui qui est l’Amour, pour ses bienfaits, mais pour lui, pour le rencontrer, Lui. Dieu nous est donné totalement en Jésus Christ et il nous invite à le rencontrer. Il nous invite à découvrir sa beauté, beauté cachée aux regards superficiels. Cette rencontre se fait dans la foi à sa parole qui révèle à notre âme son trésor : Dieu. Dieu vit en elle et l’ennoblit de sa Beauté et c’est ainsi que nous pourrons découvrir notre vérité.
2) - Oraison
Au cœur de ce discours sur la Montagne, Matthieu nous présente un enseignement sur la prière en une invitation à se retirer dans la partie la plus intérieure de la maison et là, prier le Père dans le secret.

A - La Loi accomplie par une justice abondante (5,21-47)[modifier]

1) rapport entre frères (21-26)
2) rapport entre l’homme et la femme (27-32)
3) rapport avec les hommes dans la vérité de la parole donnée (33-37)
4) rapport avec les ennemis (38-47)

B) La justice faite dans le secret, devant le Père (6.1-18)[modifier]

Introduction : les hommes ou le Père (1)

1) l’aumône dans le secret (2-4)
2) la prière dans le secret (5-15)
3) le jeûne dans le secret (16-18)

C) L’engagement exigé par la justice du Royaume (6,19-7,11)[modifier]

1) l’attachement aux vrais valeurs (6,19-24)
2) l’abandon à la Providence (6,25-34)
3) ne pas juger (7,1-5)
4) persévérance dans la prière : demander, chercher, frapper(7-11)
C’est une invitation à entrer en notre intériorité. Ce mot d’intériorité que veut-il dire aujourd’hui ? Est-ce le lieu de notre activité cérébrale, intellectuelle, est-ce le lieu où surgissent nos fantasmes, est-ce le lieu de notre imaginaire avec ce qu’il a de meilleur ou de pire, est-ce ce dont nous parlons quand nous sommes sur le divan du psychanalyste ? Il ne faut pas restreindre cette dimension de notre être à ce que nous en percevons avec nos sens, sous le regard de l’empirisme. Pour aller là, en cette dimension de l’intériorité, il faut emprunter le regard de la foi. C’est que l’homme passe l’homme, il est plus grand qu’il ne le pense, qu’il ne le perçoit. Les mystiques en essayant de nous décrire leur expérience nous rappellent que nous avons une âme et nous disent qu’il y a en nous, au plus profond de notre âme un lieu sacré où Dieu demeure. Il s’agit alors non pas seulement d’exercer notre intelligence, notre mémoire, mais d’ouvrir plus loin encore un autre « espace ». Le lieu du cœur profond. On pourrait alors dire que la prière d’oraison est la prise de conscience de notre intériorité et son ouverture à Dieu. Au Dieu vivant de Jésus Christ. Hb 11:6 « Or sans la foi il est impossible de lui être agréable ; car il faut que celui qui s’approche de Dieu croie que Dieu existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent. » Sous le regard de la foi, il s’agit de croire que Dieu agit en nous. C’est l’enjeu du passage de la méditation à la contemplation.

1) Méditation[modifier]

C’est alors que les conseils que nous donne Jean de la Croix nous sont précieux. Il nous aide à repérer sur notre chemin les pas de Dieu, il nous invite à être attentifs à sa présence agissante au plus profond de notre être en une sorte d’intériorisation progressive. Dieu est présent en nous et c’est là qu’il faut le chercher. Il y a une dynamique à suivre qui emprunte les voies de notre psyché, aller du plus extérieur au plus intérieur, des sens au cœur profond. Pour s’ouvrir progressivement à son intériorité l’âme est invitée à prendre des textes de la Bible et à les méditer. La méditation a besoin du support de l’imagination pour se représenter des scènes, pour réfléchir sur Dieu.

« la méditation, acte discursif qui se sert d’images, de formes et de figures : par exemple, imaginer le Christ crucifié, ou à la colonne, ou en un autre lieu ; ou bien Dieu sur un trône, en grande majesté ; ou encore considérer et imaginer la gloire comme une très belle lumière, etc. ; et de même pour n’importe quelle autre chose, soit divine soit humaine, qui peut tomber dans l’ imagination. » 2Mt12,3 « la méditation qui analyse et organise les pensées »1 NO9,8

Par cette application de ses facultés naturelles, l’âme peu à peu se recentre, unifie ses pensées, prend de la distance avec l’agitation de la journée, se pacifie. Or ce n’est qu’un début. Avec le temps et l’habitude, il lui est plus facile et rapide de se recentrer, de se passer de tout ce qui encombre l’imaginaire, des soucis, des projets de la vie pour se simplifier. Mais Dieu n’est pas au bout de notre imagination, il n’est pas le produit de notre imagination. Il dépasse infiniment tout ce que l’on peut penser, ou imaginer de lui. Nous nous approchons de Dieu à partir de ce que nous sommes, à partir des représentations que nous nous faisons de lui. Or Dieu est encore au-delà de notre imaginaire. Tout ce que l’on peut goûter ou concevoir de lui, n’est pas lui. La méditation n’est donc qu’un passage, souvent obligé, une sorte de palier. Nous trouvons des explications de Jean de la Croix dans son livre de la Montée du Mont Carmel, au second livre (2Mt).

2Mt13,

« 1. Afin que cette doctrine ne reste pas confuse, il s’agit, dans ce chapitre, de faire savoir à quel moment et à quelle occasion il conviendra que le spirituel abandonne la méditation discursive qui se pratique au moyen des images, des figures et des formes dont nous avons parlé, afin de ne les abandonner ni trop tôt ni trop tard. C’est pourquoi, autant il convient, pour aller vers Dieu, de les abandonner à temps afin qu’elles ne soient pas un obstacle, autant il est nécessaire de ne pas délaisser, avant le temps, la méditation faite avec le secours des images afin de ne pas revenir en arrière. En effet, bien que les activités de ces facultés ne soient pas, pour les progressant, un moyen qui amène à l’union, elles servent toutefois aux débutants de moyen éloigné pour disposer et habituer leur esprit aux choses spirituelles par le moyen de leurs sens et pour vider peu à peu le domaine des sens de toutes les autres formes et images ordinaires, temporelles, profanes et naturelles. C’est pourquoi nous allons énoncer maintenant quelques signes et quelques repères qui permettront au spirituel de savoir s’il convient ou non d’abandonner maintenant l’activité de ses facultés. »

2) Contemplation[modifier]

La méditation s’appuie sur notre imaginaire, sur nos sens, notre sensibilité, la façon dont nous percevons le monde. Nous pouvons ainsi reconstruire intérieurement des scènes de l’Évangile. Nous pouvons ainsi nous transposer au temps de Jésus, nous mettre à la place des personnages et nous retrouver en compagnie du Christ. C’est d’un grand avantage pour s’imprégner de son message, de sa présence. Et cependant cette présence même nous échappe. Car Dieu n’est pas au bout de notre imagination, il n’est pas une création de notre imaginaire. Mais c’est bien une relation qui s’instaure peu à peu ainsi. Comme une mise en présence progressive. Cela est plus immédiat quand on prend le Notre Père comme objet de la méditation, que l’on essaye de comprendre ce qui y est signifié. Et lorsqu’en même temps l’on essaye de penser à qui l’on s’adresse. Dieu nous devient peu à peu présent parce que nous nous mettons en sa présence, car il est déjà là qui nous attend, dans le silence, au-delà de toute construction de notre imaginaire. Or cette relation est appelée à grandir, à s’affiner, à s’intérioriser. Il y a alors un passage important à vivre que va nous décrire Jean de Croix. C’est une invitation à entrer un peu plus en son cœur, à passer du produit de notre intelligence, de notre imaginaire, à une expérience plus simple de la relation à Dieu. L’âme est alors invitée à entrer peu à peu dans la confiance en cette relation intérieure avec le Dieu vivant. A ne plus faire seulement confiance en ce qu’elle produit en son imagination, en ses efforts, mais à laisser peu à peu la place à l’action du Seigneur en elle. Elle était active dans ses choix d’images, de scènes évangéliques qu’elle méditait. La voici maintenant incapable de poursuivre ce chemin. D’active qu’elle était, il lui faut entrer dans le silence et se mettre à l’écoute de ce qui se passe alors, des pas de Dieu en son cœur. Il est important de noter ici que ce passage, que cette modification dans la prière, a aussi des répercussions dans notre façon d’être. Il y a une transformation de la façon de vivre les relations avec Dieu, mais aussi avec les autres et soi-même. Il faut en effet à l’âme apprendre à faire confiance en ce qui se passe alors en elle, en Celui qui agit en elle, au plus près d’elle. Et qui dit faire confiance, dit apprendre à ne plus tenir les rênes, apprendre à n’être plus en situation de contrôle intérieur, à ne plus posséder son âme. Cela peut faire peur. C’est dire aussi que ce chemin invite à une restructuration profonde de notre affectivité et que donc il peut prendre du temps, voire des années.

3) Repères pour s’ouvrir à la contemplation[modifier]

Mais lisons Jean de la Croix lorsqu’il nous indique les signes à repérer pour aller sans se tromper sur ce chemin :

2Mt 13,

« Le premier consiste à prendre conscience qu’on ne peut plus méditer ni réfléchir avec l’imagination, ni trouver en cela du plaisir comme auparavant ; bien plus, on trouve de la sécheresse en ce qui auparavant avait coutume de captiver les sens et d’apporter un profit. Mais tant qu’on pourra réfléchir dans la méditation et qu’on en tirera profit, on ne doit pas l’abandonner, si ce n’est quand l’âme entre dans la paix et la quiétude dont il est question dans le troisième signe.

Le deuxième existe quand on se rend compte qu’il n’y a aucun avantage à engager l’imagination, ou n’importe quel sens, dans des domaines particuliers, soit extérieurs soit intérieurs. Je ne dis pas que l’imagination ne puisse aller et venir car, même dans le cas d’un recueillement plus profond, elle a l’habitude d’agir en toute liberté, mais je dis que l’âme n’a plus de goût à la faire agir délibérément dans d’autres domaines.

Le troisième et le plus sûr consiste en ce que l’âme aime à rester seule en portant une attention amoureuse à Dieu sans considération particulière, en paix intérieure, quiétude et repos et sans acte ni exercice des facultés, mémoire, intelligence et volonté — au moins sans actes discursifs qui consistent à passer de l’un à l’autre — mais avec seulement l’attention et la connaissance générale amoureuse dont nous parlons, sans connaissance particulière et sans comprendre ce dont il s’agit…

Cependant, il est vrai que, au début, lorsque commence cet état, la connaissance amoureuse ne se remarque presque pas. Cela pour deux raisons : l’une parce que, au début, la connaissance amoureuse a coutume d’être très fine, très délicate et presque imperceptible ; l’autre parce que l’âme étant habituée à l’exercice de la méditation, qui relève totalement du domaine des sens, elle ne remarque pas et ne sent presque pas cette nouveauté imperceptible qui relève du domaine de l’esprit. Cela se vérifie surtout lorsque, n’y comprenant rien, elle ne se laisse pas apaiser et s’efforce de recourir à la méditation plus accessible aux sens. Ainsi, bien que la paix intérieure amoureuse soit plus abondante, l’âme ne peut ni la sentir ni en jouir. Toutefois, lorsqu’elle sera plus habituée à se laisser apaiser, cette connaissance amoureuse et générale de Dieu grandira en elle, et elle la sentira davantage ; elle la goûtera plus que toutes les autres choses car elle lui procure, sans qu’elle fasse d’effort, paix, repos, saveur et délices.  »

2Mt12,

« Il faut savoir que les sens dont nous parlons particulièrement ici sont deux sens corporels intérieurs qu’on appelle « imagination évocatrice » et « imagination créatrice »… À ces deux facultés appartient la méditation, acte discursif qui se sert d’images, de formes et de figures inventées et fabriquées par ces deux sens : par exemple, imaginer le Christ crucifié, ou à la colonne, ou en un autre lieu ; ou bien Dieu sur un trône, en grande majesté ; ou encore considérer et imaginer la gloire comme une très belle lumière, etc. ; et de même pour n’importe quelle autre chose, soit divine soit humaine, qui peut tomber dans l’imagination. L’âme doit se défaire de toutes ces images et garder son imagination dans l’obscurité afin de parvenir à la divine union, étant donné que les images ne peuvent en aucune façon servir de moyen adapté pour aller vers Dieu, pas plus que les images matérielles qui concernent les cinq sens extérieurs…

C’est pourquoi beaucoup de spirituels se trompent grandement lorsqu’ils s’efforcent de parvenir à Dieu à l’aide d’images, de figures et de méditations, ce qui convient aux débutants. Alors que Dieu veut qu’ils recueillent des biens plus spirituels, plus intérieurs et invisibles et leur retire déjà le goût et la saveur de la méditation discursive, eux n’osent ni ne savent en finir de se dessaisir de ces moyens tangibles auxquels ils sont habitués ; aussi s’efforcent-ils de les conserver, voulant encore marcher comme auparavant au moyen de la méditation et de la considération d’images et pensant qu’il doit toujours en être ainsi. Ils peinent beaucoup et y trouvent peu de saveur, et même rien du tout. Bien plus, la sécheresse, la fatigue et l’inquiétude de l’âme s’accroissent dans la mesure où ils travaillent pour garder la saveur première qu’il leur est déjà impossible à trouver de cette façon car l’âme n’apprécie plus cette nourriture sensible mais une autre plus délicate, plus intérieure et moins évidente qui ne consiste pas dans un travail de l’imagination, mais dans la paix de l’âme où il lui convient de demeurer en quiétude et repos, ce qui est plus spirituel.

En effet, plus l’âme devient spirituelle, moins ses facultés agissent en des actes particuliers car elle parvient peu à peu à un acte général et pur. Les facultés cessent d’agir car elles conduisaient au but où l’âme est arrivée, de même que s’arrêtent les pas à la fin de l’étape. S’il ne s’agissait que de marcher, jamais on n’arriverait ; si tout était moyen, où et quand jouirait-on de la fin et du terme ?

Alors que leur âme veut demeurer dans le calme et le repos de quiétude intérieure où Dieu la nourrit de sa paix, quelle pitié de voir tant de spirituels la troubler en la tirant au-dehors, vouloir mal à propos lui faire parcourir à nouveau le chemin déjà parcouru, lui faire quitter le but final où elle se reposait déjà, pour reprendre les moyens avec lesquels elle est parvenue à ce terme et qui sont les considérations.

Il faut leur dire aussi qu’ils doivent apprendre à demeurer en Dieu dans cette quiétude avec une attention et un regard amoureux. Rien n’est donné par l’imagination ni par son activité car ici, comme nous le disons, les facultés se reposent et n’agissent pas activement, mais passivement en recevant ce que Dieu fait en elles. Et si parfois elles agissent, ce n’est pas avec effort ni par une méditation laborieuse mais avec une douceur d’amour, plus poussées par Dieu que par le propre savoir-faire de l’âme, comme je l’expliquerai plus loin. »

4) Affiner le discernement[modifier]

Jean de la Croix reprend l’exposition des trois signes pour les expliquer un peu plus. Il va tout d’abord définir quel est le sens de la méditation, qu’elle n’est pas une fin en soi, mais qu’elle a pour but d’éveiller l’amour de Dieu dans le cœur. Et c’est dans cet amour qui s’éveille que l’âme perçoit la présence agissante de Dieu. Se laissant porter et nourrir par cette présence, Jean de la Croix parle alors de contemplation. L’âme n’a plus besoin de méditer, mais elle est appelée à accueillir l’amour de Dieu qu’elle sent s’éveiller en son cœur.

2Mt14,

« Au sujet du premier signe, il faut savoir que, pour entrer dans la voie de l’esprit qui est la voie contemplative, le spirituel doit laisser la voie de l’imagination et la méditation sensible quand il n’y trouve plus de saveur et ne peut plus méditer, et cela pour deux raisons qui se rejoignent en une seule :

La première parce que, d’une certaine manière, l’âme y a reçu tout le bien spirituel qu’elle pouvait trouver dans les choses de Dieu par le moyen de la méditation et du raisonnement. L’indice en est de ne plus pouvoir méditer ni raisonner comme avant et de n’y trouver ni saveur ni goût nouveau comme elle avait l’habitude d’en trouver alors qu’elle n’était pas encore arrivée à ce point, jusqu’à l’esprit qui était là pour cela.

La deuxième est que l’âme possède déjà à ce moment le sens de la méditation, quant à sa nature et à sa pratique habituelle. En effet, il faut savoir que le but de la méditation et du raisonnement sur les choses de Dieu est d’obtenir quelque connaissance et quelque amour de Dieu. Étant donné qu’un grand nombre d’actes rapportés à un même objet engendrent dans l’âme une habitude, ainsi les nombreux actes de connaissance amoureuse posés par l’âme, les uns après les autres, en viennent par l’usage à devenir si continuels qu’ils constituent pour elle une habitude.

C’est ce que Dieu a coutume de procurer à beaucoup d’âmes sans le moyen de ces actes, ou tout au moins sans qu’il en ait fallu beaucoup, en les plaçant aussitôt dans l’état de contemplation. Alors, ce que l’âme obtenait auparavant peu à peu par son travail de méditation sur des connaissances particulières, est devenu en elle, par l’usage, une connaissance amoureuse générale, habituelle et fondamentale et non plus distincte et particulière comme avant. En effet, quand elle se met en oraison, comme celui qui a trouvé l’eau, elle boit sans effort, avec plaisir, sans qu’il lui soit nécessaire de la faire venir par le canal de pesantes considérations et de représentations imaginaires. De sorte que, peu après s’être mise en présence de Dieu, elle entre dans une connaissance indistincte, amoureuse, paisible et tranquille, où elle boit la sagesse, l’amour et la saveur.

C’est pourquoi l’âme, lorsqu’elle se trouve en cette tranquillité, ressent comme une lourde peine et un grand dégoût lorsqu’on veut la faire méditer et peiner sur des connaissances particulières.

Bon nombre de ceux qui commencent à entrer dans cet état agissent ainsi car ils pensent que toute l’affaire consiste à réfléchir et à comprendre des choses particulières à l’aide d’images et de figures qui sont comme l’écorce de l’esprit. Ils ne les trouvent pas dans cette quiétude amoureuse et substantielle où leur âme veut rester et où ils ne comprennent rien clairement ; ils pensent qu’ils sont en train de se perdre et qu’ils perdent leur temps ; alors ils recommencent à chercher l’écorce de leurs images et de leurs raisonnements et ne la trouvent pas puisqu’elle leur est déjà retirée. En agissant ainsi, ils ne peuvent jouir de ce qui est substantiel et ne retrouvent pas la méditation ; ils se troublent en eux-mêmes, pensant qu’ils retournent en arrière, et se perdent. En vérité, ils se perdent, bien que ce ne soit pas comme ils le pensent ; ils se perdent selon leurs sens naturels et leur manière habituelle de sentir, mais ils gagnent l’esprit qu’on est en train de leur donner. Grâce à cet esprit, ils comprennent de moins en moins et entrent de plus en plus dans la nuit de l’esprit dont nous traitons dans ce livre et par où ils doivent passer pour s’unir à Dieu au-delà de toute connaissance. »

5) Faire confiance à la vie de Dieu en soi[modifier]

Que nous dit Jean de la Croix ici ? C’est qu’il faut aimer Dieu plus que soi-même ! En effet l’âme trouve du plaisir, du contentement, à méditer lorsqu’elle en a pris l’habitude. Mais vient un moment où elle ne trouve plus cette saveur et elle se croit perdue. Et ce qui redouble son désarroi, c’est qu’elle ne peut plus s’appliquer à méditer sur la vie du Christ et à l’impression de se perdre, de faire fausse route. Mais à bien y réfléchir, ce n’est pas tant le Christ qu’elle aime, que le plaisir qu’elle y trouve. Il convient ici de se remémorer le commandement premier : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force. C’est lui qu’il faut chercher, non soi. C’est trouver alors le chemin de la liberté pour aller plus avant, au-delà de ce que la sensibilité peut donner. Nous sommes captifs de nos sens et nous avons du mal à nous ouvrir à cette dimension au plus profond de nous qui est de l’ordre de l’esprit. Cependant, il nous faut lire attentivement ce qu’écrit Jean de la Croix afin de pas aller trop vite et en quelque sorte forcer Dieu et notre nature. Il ne s’agit pas de faire silence, mais de l’accueillir. Il est don de Dieu, signe de sa présence. Il n’est pas le fruit de notre désir de conquête, mais accueil paisible et confiant. Il est le fruit de l’écoute des pas de Dieu au plus profond de notre cœur. Il est donc le fruit d’une relation et nous sommes relatifs à Dieu. Nous trouvons notre épanouissement dans cette ouverture à plus grand que nous.

Dit autrement, nous pouvons nous promener devant un beau paysage mais ne pas le voir, ni en sentir les bienfaits et ceci pourquoi, parce que nous sommes trop pris par nos soucis. Il suffit qu’un évènement particulier nous fasse sortir de nous mêmes, un bruit, le passage d’un animal, pour que nous soyons attentifs à la beauté de ce qui nous entoure et peut être à la personne qui nous accompagne. Alors nous pouvons ouvrir notre cœur à la mesure du paysage contemplé, à l’amitié qui ne demande qu’à s’exprimer. Seulement, dans la dynamique spirituelle, il nous faut acclimater nos sens à une autre lumière moins immédiatement sensible. C’est le registre de la foi vive qui nous met en relation avec la présence de Dieu. Ici, ce n’est plus un paysage, mais quelqu’un.

Le Pastoureau[modifier]

Attention cependant à la délicatesse de cette forme de prière et ne pas de mettre de distraction là où elle n’est pas, ne pas croire que l’âme n’est pas en oraison parce qu’elle semble penser à autre chose :

2Mt 14,

« Au sujet du deuxième signe, il y a peu à dire car on voit bien que, obligatoirement, l’âme ne doit pas goûter d’autres images qui viennent du monde, alors que, pour les raisons que nous avons données, elle ne goûte pas les images plus adaptées à ce moment et qui sont celles qui viennent de Dieu. Toutefois, comme nous l’avons noté plus haut, dans ce recueillement l’imagination a coutume d’aller, de venir et de changer sans que l’âme le veuille et y prenne plaisir ; elle en ressent plutôt de la peine parce que cela trouble sa paix et son plaisir. »

Un point d’attention s’impose ici encore, tant cette œuvre intérieure est délicate et soumise à confusion. Jean de la Croix y insiste avec toute l’attention nécessaire, mais il semble qu’il faille encore s’y arrêter. Cela est important pour nous situer par rapport aux approches spirituelles des autres religions dans lesquelles on invite à pratiquer le silence, ou par rapport à des techniques corporelles qui visent à établir le silence intérieur. Cela peut être profitable pour se relaxer, mais ce n’est pas l’exercice de la prière chrétienne.

Nous sommes dans une autre approche du divin dans la religion chrétienne. C’est Dieu qui vient à nous, qui cherche à vivre une relation d’amitié avec nous. Il est notre sauveur et c’est par son sacrifice sur la croix que nous avons le plus cette possibilité de vivre une vie filiale avec Dieu. Cela se vit aussi dans l’écoute intérieure de la présence de Dieu. Dieu est relation et Jean de la Croix ne perd pas cette dynamique de vue, y compris quand il parle de cette expérience intérieure du silence. L’âme y est établie dans une connaissance générale et amoureuse de Dieu, quand bien même l’âme n’en ressent pas toujours les sensations. Jean de la Croix signale que l’âme n’est pas oisive. Il veut dire par là que soit l’âme agit en méditant, soit elle agit en accueillant cette infusion spirituelle et amoureuse de Dieu. Mais comme ce dernier exercice est délicat, elle n’en ressent pas toujours, au début, l’action. Il est le fruit d’une relation. Ici Thérèse d’Avila y insiste à temps et contre temps. Le silence est ici porté par une plénitude relationnelle. Il est rempli d’une présence. Ce n’est pas un silence qui est le fruit d’une technique où l’âme n’est pas portée et conduite par l’amour, ni par la présence de Dieu.

6) Le silence[modifier]

Lisons ce que nous en dit Jean de la Croix :

2Mt14,

« Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de démontrer que, pour quitter la méditation, il faille posséder le troisième signe qui est, à l’égard de Dieu, connaissance et attention générale amoureuse puisque, déjà, il en a été question au sujet du premier signe et que nous en traiterons lorsque nous parlerons, en son lieu, de cette connaissance générale et confuse, après avoir traité des connaissances particulières de l’intelligence.

Mais nous ne donnerons qu’une seule raison qui permettra de voir clairement combien cette connaissance ou attention amoureuse et générale à l’égard de Dieu est nécessaire au contemplatif qui doit abandonner la voie de la méditation et de la réflexion. Si l’âme n’avait pas alors cette connaissance ou assistance de Dieu, il s’ensuivrait qu’elle ne ferait rien et n’aurait rien ; car si elle laisse la méditation où elle réfléchissait avec ses facultés sensibles et s’il lui manque aussi la contemplation qui est la connaissance dont nous parlons et par laquelle l’âme fait agir ses facultés spirituelles que sont mémoire, intelligence et volonté, unies à cette connaissance agissante qu’elles ont déjà reçue, il manquerait nécessairement à l’âme toute activité au sujet de Dieu puisqu’elle ne peut ni agir ni recevoir si ce n’est par le moyen de ces deux sortes de facultés, sensibles et spirituelles. En effet, au moyen des facultés sensibles elle peut raisonner, rechercher, élaborer la connaissance des objets et, au moyen des facultés spirituelles, elle peut savourer les connaissances déjà reçues par ces facultés, sans travail de ces dernières. »

Lire : l’âme peut méditer avec l’aide des facultés sensibles, mémoire, intelligence, volonté. Elle peut contempler par l’exercice de la foi, l’espérance, la charité qui la mettent en présence de Dieu.

2Mt14,

«  7. Ainsi la différence qui existe selon que l’âme agit avec les unes ou les autres facultés est-elle celle qui existe entre travailler et jouir de l’œuvre achevée, ou celle qui existe entre la peine de marcher et le repos et la quiétude d’être parvenu au but ; ou bien entre faire cuire le repas et le manger et le savourer tout cuit et mâché sans avoir à l’apprêter d’aucune manière ; et ce qui existe entre recevoir et profiter de ce qui est déjà reçu. Si l’âme n’était pas employée par le travail des facultés sensibles, c’est-à-dire la méditation et la réflexion, ou par ce qui est reçu et accompli dans les facultés spirituelles, c’est-à-dire la contemplation et la connaissance dont nous avons parlé et si elle restait oisive par rapport aux unes et aux autres facultés, on ne pourrait dire en aucune façon que l’âme est occupée. Le troisième signe est donc nécessaire pour quitter le chemin de la méditation et du raisonnement.  »

Voilà qui clairement exprimé. Il s’agit pas de vouloir anticiper l’action de Dieu dans l’âme. Ce n’est pas elle qui conduit, mais l’âme doit être attentive à ce qui se passe en elle. Peut-être son chemin sera-t-il de progresser dans l’amour de Dieu par les voies de la méditation. Acquérir la contemplation n’est pas un but en soi, mais la charité. Et il ne s’agit pas seulement de courber l’échine dans l’adoration, aussi pieuse soit-elle, mais aussi, et tout autant, d’offrir sa poitrine. Au don de Dieu pour nous est appelé le don de notre cœur. Cette aspect de la vie contemplative dans cet accueil du silence intérieur est suffisamment délicat pour que Jean de la Croix ait besoin de préciser :

2Mt14,

«  Mais il faut savoir que cette connaissance générale dont nous parlons est parfois si subtile et si délicate, surtout quand elle est plus pure, simple et parfaite et plus spirituelle et intérieure, que l’âme ne la voit ni ne la sent, bien qu’elle en soit occupée.

Au contraire, quand cette connaissance est en elle-même moins pure et moins simple, elle paraît plus claire et de plus grande valeur pour l’intelligence parce qu’elle est revêtue ou mêlée ou enveloppée de quelques formes accessibles qui peuvent faire trébucher l’intelligence ou le sensible.

On le comprendra bien par cette comparaison : si nous regardons le rayon du soleil qui entre par la fenêtre, nous voyons que plus le rayon est chargé de grains de poussière, plus il est palpable, perceptible et plus il se manifeste au sens de la vue. Il est évident qu’alors le rayon est en soi moins pur, moins clair, moins simple et moins parfait car il est rempli de tant de grains de poussière ; nous voyons aussi que si le rayon est moins chargé de grains de poussière, il est moins palpable et il paraît plus obscur à l’œil corporel ; et plus il est limpide, plus il paraît obscur et moins perceptible. Et si le rayon était complètement limpide et pur de tous grains de poussière, même des plus petits, ce rayon paraîtrait totalement obscur et ne serait pas perceptible à l’œil parce que manquerait ce qui peut être vu. Ainsi l’œil ne trouve-t-il pas sur quoi s’arrêter car la lumière n’est pas en soi objet de la vision mais le moyen par lequel on voit ce qui est visible ; et si manquent les objets visibles sur lesquels le rayon ou la lumière fait réflexion, rien ne se voit. Par conséquent, si le rayon entre par une fenêtre et sort par une autre sans rencontrer d’obstacle physique, on ne verra rien et néanmoins le rayon, en soi, est plus pur et plus net que lorsqu’on le voyait et qu’on le sentait plus clair parce qu’il était plein de choses visibles…

Mais il faut savoir que cette connaissance générale ne doit pas causer obligatoirement cet oubli dont nous parlons. Cela se produit seulement lorsqu’elle retire à l’âme l’exercice de toutes ses facultés naturelles et spirituelles ; cela n’a lieu que rarement, lorsque cette connaissance occupe l’âme entièrement. Pour que cela corresponde au cas dont nous traitons, il suffit que l’intelligence soit soustraite à quelque connaissance particulière, soit temporelle soit spirituelle, et que la volonté n’ait aucune envie de penser ni aux unes ni aux autres ; alors c’est le signe que l’âme est occupée.

Cet indice est nécessaire pour comprendre ce qui se passe lorsque la connaissance générale s’applique et se communique seulement à l’intelligence car, alors, l’âme s’en rend compte rarement. Mais quand elle se communique aussi à la volonté, ce qui est presque toujours le cas, l’âme comprend plus ou moins, si elle veut bien regarder en elle-même, qu’elle est occupée par cette connaissance générale car elle ressent en elle une saveur d’amour, sans savoir ni comprendre d’une manière particulière ce qu’elle aime. C’est pourquoi elle l’appelle « connaissance générale amoureuse » car, de même qu’elle se communique obscurément à l’intelligence, elle se communique aussi à la volonté, lui procurant confusément saveur et amour, sans que l’âme sache distinctement ce qu’elle aime. »

7) Naviguer entre méditation et contemplation[modifier]

Jean de la Croix fait une distinction dans le mode de perception de la présence de Dieu à l’âme, selon que l’intelligence soit seule à percevoir ou selon que la volonté soit mobilisée. Pour Jean de la Croix, il y a une correspondance entre les puissances de l’âme, intelligence, mémoire et volonté et respectivement la foi, l’espérance et la charité qui sont des grâces de Dieu.

L’intelligence s’ouvre la présence de Dieu par la foi, pas seulement un contenu d’informations, mais la présence même de Dieu. Il nous dit que lorsque seulement l’intelligence est touchée par la lumière divine, l’âme ne sent rien. Elle doit simplement prendre conscience que l’intelligence n’est pas mobilisée par quelque pensée que ce soit, et que la volonté n’a pas envie de s’attacher à quelque forme de pensée.

Par contre lorsque c’est la volonté qui est sollicitée par la grâce, l’âme perçoit saveur et amour, même si cela est subtil. Il revient maintenant de noter que l’âme n’est pas de suite immergée dans la contemplation de Dieu. Il y a un va et vient entre méditation et contemplation, une sorte de souplesse et de délicatesse intérieure à avoir. Jean de la Croix semble s’adresser aux progressant, mais ne sommes-nous pas pendant longtemps des progressant ? Il nous met en face de ce qu’il a édicté comme principe général et que l’on vient de parcourir.

Arrêtons-nous ici un peu :

La personne vit en relation et la relation se nourrit d’un don réciproque dans une égalité des relations. Le don de soi, c’est à la fois pouvoir recevoir et donner, c’est devenir capacité pour pouvoir donner sans rien retenir. Et c’est à ce niveau que se situe pour nous tout le travail de purification pour pouvoir entrer dans la gratuité de cette relation et trouver ainsi notre identité. Cela suppose tout un travail de restructuration de notre affectivité, de notre moi narcissique pour pouvoir s’ouvrir au Don que Dieu veut nous faire de lui-même. Jésus est venu sur terre pour annoncer cette bonne nouvelle de l’amour que Dieu a pour nous. Dieu en Jésus s’est pleinement révélé et nous ne pouvons accueillir cela que dans la foi. Pour nous il s’agit de pouvoir entrer dans cette dynamique, de pouvoir ouvrir notre intelligence à ce qu’elle ne peut percevoir, ouvrir notre volonté à une énergie qui lui vient d’ailleurs, ouvrir notre mémoire à ce qui la dépasse. C’est cela s’ouvrir à la vie divine en nous. Depuis St Augustin, en passant par St Thomas, nous trouvons ainsi cette correspondance, affinée par Jean de la Croix

Intelligence est illuminée par la foi, en ce qu’elle donne à l’intelligence Dieu.

Mémoire par l’espérance en ce qu’elle libère la mémoire pour lui ouvrir la présence de Dieu, déjà là.

Volonté par la charité en ce qu’elle unit l’âme à Dieu et qu’elle lui permet de passer de la volonté captatrice, volontariste, à la volonté réceptrice, coopérante.

En tout cela l’âme apprend à ne plus se percevoir comme à l’origine de son être, mais se recevant en tout et pour tout de Dieu. On peut illustrer cela par les évangiles :

Ouverture de l’intelligence à la foi avec Nicodème. Et avec Marie à l’Annonciation : Marie sous l’ombre de la Puissance du Très-Haut.

de la mémoire à l’espérance avec les disciples d’Emmaüs. Et avec Marie qui se laisse conduire par Jésus : Marie qui méditait toutes ces choses en son cœur.

de la volonté à l’amour avec Marie-Madeleine et Marie au pied de la croix.

« C’est pourquoi je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. Qu’Il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu. » Ep 3,14-18

L’âme peut avoir peur de se perdre ici, car il lui semble qu’elle se perde de vue, et en même temps elle se découvre totalement dans ce changement intérieur qui se fait en elle.

2Mt15,

« On pourrait se poser une question sur ce qui vient d’être dit : les progressant, ceux que Dieu commence à faire entrer dans la connaissance surnaturelle de contemplation dont nous avons parlé et qui, de ce fait, commencent à la goûter, n’ont-ils plus désormais à tirer profit de la méditation, du raisonnement et des représentations naturelles ?

À quoi on répond : cela ne veut pas dire que ceux qui commencent à avoir cette connaissance générale amoureuse n’aient plus jamais à se servir de la méditation. En effet, au début, les progressant n’ont pas assez l’habitude de la connaissance générale pour qu’ils puissent, dès qu’ils le veulent, s’en servir aussitôt ; d’autre part, ils ne sont pas si éloignés de la méditation qu’ils ne puissent plus parfois méditer et raisonner naturellement comme avant, en utilisant les images et les moyens habituels afin d’y trouver encore quelque chose. Dans ces débuts, lorsque les indices signalés montrent que l’âme n’est pas occupée par la quiétude et la connaissance générale, il vaudrait mieux profiter de la réflexion jusqu’à ce qu’on en vienne à bien acquérir l’habitude dont nous avons parlé et qui consiste, chaque fois que l’on a envie de méditer, à entrer tout de suite dans la connaissance générale et la paix, sans pouvoir méditer ni en avoir envie. Jusqu’à l’arrivée de ce temps vers lequel les progressant avancent déjà, il y aura de l’une et de l’autre selon les différents moments.

Souvent, l’âme se trouvera dans cette attitude amoureuse ou paisible, sans se servir de ses facultés par des actes particuliers, n’agissant pas activement, ne faisant que recevoir. Il lui faudra souvent, pour entrer dans cet état, s’aider doucement et modérément du raisonnement. Une fois qu’elle s’y trouve, nous l’avons déjà dit, elle ne doit rien faire avec ses facultés puisque, désormais, il est vrai de dire qu’on agit en elle ; l’intelligence et la saveur lui sont données sans qu’elle agisse en rien sinon être attentive à aimer Dieu, sans rien vouloir sentir ni voir. Alors Dieu se communique à elle passivement, comme est communiquée la lumière à celui qui garde les yeux ouverts, passivement, sans rien faire de plus que de les tenir ouverts. Recevoir la lumière qui est infusée surnaturellement, c’est connaître passivement. Lorsque l’on dit que l’âme n’agit pas, ce n’est pas qu’elle ne connaisse rien, mais elle connaît sans qu’il lui coûte aucun effort, seulement celui de recevoir ce qu’on lui donne, comme cela arrive dans les illuminations, les révélations ou les inspirations venant de Dieu. »

Jean de la Croix notera dans la suite du texte qu’il peut arriver que l’âme reçoive des illuminations, des paroles intérieures. Il insistera pour que l’âme ne s’attarde pas à ce genre de connaissances, aussi savoureuses qu’elles puissent être.

Pour deux raisons :

Car en ces occasions le démon peut s’immiscer, puisqu’il a accès à ce qui peut se percevoir, à tout ce qui implique l’utilisation des sens et surtout au niveau de l’imagination. Et puis Dieu est bien au-delà de tout ce qui peut se connaître, se goûter. L’âme doit aller à Dieu par ce qu’elle ne goûte pas. Elle doit toujours chercher à élever son désir vers la connaissance de Dieu au-delà de tout sensible, de tout raisonnement.

8) Chemin de purification[modifier]

Que l’on ne s’y trompe pas, nous n’en sommes là qu’au début de la vie spirituelle. Il faudra que l’âme soit purifiée de multiples façons pour qu’elle puisse entrer plus profondément en ce silence intérieur. Elle n’en est qu’au début de ce chemin qui se creuse vers le cœur profond. Chemin de purifications que Jean de la Croix notera en reprenant cette dynamique des trois signes marquant le passage de la méditation à la contemplation au livre de la Nuit Obscure, à l’articulation de la purification des sens et de l’esprit. Dieu creuse toujours plus profond ce chemin du cœur pour y faire son nid et pouvoir se communiquer à l’âme avec plus de pureté. Or Dieu est infiniment pur ! Et puisque le désir de l’âme est de s’unir à Dieu, il lui faut aller se purifiant plus profondément, ce qui est aussi l’œuvre ultime de Dieu en elle. Nous nous trouvons donc à la fin du livre 1er de la Nuit Obscure (1NO), au chapitre 9 et cela va jusqu’au chapitre 13. Dans ce livre Jean de la Croix va aborder la même dynamique, mais vu sous l’aspect passif, où Dieu agit dans l’âme pour la purifier. C’est plus la sensation de sécheresse qui est notée ainsi que la dimension du temps nécessaire à cette purification. Ainsi ce passage de la méditation à la contemplation ne se fait pas simplement, il engage tout un travail de restructuration intérieure. Le mode de connaissance sensible, donné par nos cinq sens, qui vient nourrir l’imagination, est limité et il n’est pas la seule façon de connaître pour l’âme. Il est invité à s’ouvrir à un autre mode de connaissance donné par l’intermédiaire du palais spirituel 1NO 9,4. Quand il va écrire que l’âme n’a plus de goût pour les choses de Dieu, cela concerne seulement la partie méditative, l’âme n’a plus de goût pour méditer dans l’oraison, même ce qui concerne les textes bibliques.

Nous reprenons en compagnie de Jean de la Croix la description des trois signes déjà abordés :

1NO 9,

« Le premier signe consiste en ce que, ne trouvant ni goût, ni consolation dans les choses de Dieu, on n’en trouve pas non plus dans aucune des choses créées… En cela on reconnaît, avec beaucoup de probabilité, que cette sécheresse et ce dégoût ne proviennent ni des imperfections ni des péchés récemment commis. S’il en était ainsi, on sentirait quelque inclination naturelle ou l’envie de goûter à d’autres choses qu’à celles de Dieu.

Voici le deuxième signe : on a le souvenir habituel de Dieu avec sollicitude et avec un souci douloureux, pensant qu’on ne sert pas Dieu mais qu’on retourne en arrière, puisqu’on se voit dans un tel dégoût des choses de Dieu. On voit par là que ce dégoût et cette sécheresse ne proviennent pas de négligence ni de tiédeur. En effet, la tiédeur rend la volonté et la vaillance très négligentes et indécises, sans sollicitude pour servir Dieu ; au contraire la sécheresse purificatrice s’accompagne d’une sollicitude habituelle, avec souci et peine de ne pas servir Dieu, comme je viens de le dire. Parfois, et même souvent, la sécheresse est renforcée par une tendance dépressive ou une autre indisposition, mais elle ne manque pas pour autant de purifier les désirs qui sont alors privés de tout plaisir et tendent uniquement vers Dieu.

Cependant, à cause de la nouveauté du changement, l’esprit ne ressent pas dès le début la saveur et les délices spirituels, mais seulement la sécheresse et la fadeur, car son palais est habitué aux goûts sensibles et ses yeux sont encore tournés vers eux. Quant au palais spirituel, il n’est pas adapté à cette saveur si subtile ni purifié pour la goûter. Tant que cette nuit sèche et obscure ne l’y aura pas progressivement disposé, il ne pourra pas jouir de la saveur des biens spirituels, mais seulement éprouver la sécheresse et la fadeur, privé qu’il est du plaisir goûté auparavant avec tant de facilité…

Cette contemplation qui est cachée et secrète pour celui-là même qui la possède, jointe à la sécheresse et au vide qu’elle cause dans la partie sensible, incline l’âme à la solitude et à la quiétude et lui donne envie d’y demeurer, sans pouvoir penser à quoi que ce soit de particulier ni avoir envie d’y penser. Si ceux à qui cela arrive voulaient bien rester tranquilles et se dégager de toute action intérieure ou extérieure, sans s’inquiéter d’être à ne rien faire, alors, en cette oisiveté et cet apaisement, ils sentiraient cette délicate réfection intérieure, tellement délicate que, habituellement, on ne la ressent pas si on a l’envie ou le souci de la sentir. En effet, comme je viens de le dire, la contemplation agit dans la plus grande oisiveté et le plus grand apaisement de l’âme ; elle est comme l’air qui s’échappe quand on veut l’enfermer dans la main.

En voici la cause : quand l’âme entre en cet état de contemplation, quittant la méditation pour passer à l’état des progressant, Dieu est désormais celui qui agit en elle ; il entrave ses facultés, ne lui laissant aucun appui pour l’intelligence, aucune saveur en la volonté, aucune activité dans la mémoire. En effet, ce que l’âme peut alors faire par elle-même ne lui sert à rien, si ce n’est, comme nous l’avons dit, à troubler sa paix intérieure et l’œuvre que Dieu accomplit en son esprit au moyen de cette sécheresse. Cette action de Dieu, parce qu’elle est subtile et spirituelle, réalise une œuvre paisible, délicate, secrète, réparatrice, pacifiante et qui n’a rien de commun avec toutes ces saveurs premières qui étaient très perceptibles et très sensibles.

Le troisième signe qui permet de reconnaître cette purification du sens consiste en l’impossibilité pour l’âme de méditer désormais et de se servir comme autrefois de l’imagination, malgré tous ses efforts. En effet, Dieu ne communique plus avec elle dans le domaine du sensible, comme il le faisait auparavant au moyen de la méditation qui analysait et organisait les pensées, mais il commence à se communiquer à elle dans l’acte simple de contemplation qui ne dépend ni des sens extérieurs ni des sens intérieurs, et ne s’adresse qu’au seul esprit, sans pensée discursive

A propos de ce troisième signe, on doit s’assurer que cette impuissance des facultés et le manque de plaisir qu’elles éprouvent ne naissent pas de quelque humeur chagrine. »

1N10,

« Au temps des sécheresses de cette nuit qui touche le domaine sensible, nuit en laquelle Dieu opère le changement dont nous avons parlé ci-dessus, en tirant l’âme de la vie du sens pour la faire entrer dans celle de l’esprit, c’est-à-dire pour la faire passer de la méditation à la contemplation où ses facultés ne peuvent plus avoir d’ activité discursive concernant les choses de Dieu, les spirituels souffrent de grandes peines causées, non pas tant par les sécheresses qu’ils éprouvent que par la crainte de s’être perdus en chemin, car ils pensent que c’en est fini de leur bonheur spirituel et que Dieu les a abandonnés puisqu’ils ne trouvent plus ni appui ni satisfaction en ce qui est bon.

En cette nuit du sens, le comportement que l’on doit adopter est celui-ci : ne pas se préoccuper du raisonnement et de la méditation car ce n’en est plus le temps, mais garder son âme en repos et quiétude, même s’il paraît clairement qu’on ne fait rien et qu’on perd son temps et même s’il semble que c’est la paresse qui ôte l’envie de penser à quoi que ce soit. On fait beaucoup en ayant la patience de persévérer dans l’oraison sans y rien faire. La seule chose à faire est de laisser l’âme libre, désencombrée et soulagée de toutes les connaissances et de toutes les pensées, n’ayant nul souci de ce que l’on pensera et méditera, se contentant seulement d’une attention à Dieu amoureuse et paisible, sans souci de faire quelque chose et sans avoir envie de le goûter ou de le sentir. En effet tous ces désirs inquiètent l’âme et la distraient de la paisible quiétude et de la douce oisiveté qui lui sont données dans la contemplation.

Même si l’on a grand scrupule à perdre son temps et si l’on pense qu’il serait bon de faire autre chose, puisque dans l’oraison on ne peut rien faire ni penser à rien, qu’on le supporte et qu’on se tienne tranquille, comme quelqu’un qui ne va à l’oraison que pour y demeurer à loisir et en détente d’esprit. En effet, si de soi-même on veut faire quelque chose avec ses facultés spirituelles, on gâchera et on perdra les biens que Dieu est en train d’établir et d’imprimer en l’âme au moyen de cette paix et de cette oisiveté.

C’est pourquoi il convient à cette âme de ne pas s’inquiéter si elle perd l’activité de ses facultés ; elle doit plutôt apprécier de la perdre rapidement afin que, ne gênant pas l’action de Dieu qui est en train de lui donner la contemplation infuse, elle la reçoive avec plus d’abondance et plus de paix et cède la place à cet incendie que l’amour allume en son esprit, cet amour que la contemplation secrète et obscure apporte avec soi et communique à l’âme. En effet, la contemplation n’est pas autre chose qu’une communication de Dieu, secrète, pacifique et amoureuse par laquelle, si on lui fait place, il embrase l’âme d’un amour spirituel

1NO11,

« La contemplation secrète met en l’âme sollicitude et souci jusqu’à ce que, au bout de quelque temps, ayant rectifié quelque peu le domaine des sens dans ses forces et ses tendances naturelles au moyen des sécheresses qu’elle produit dans l’âme, elle allume peu à peu en l’esprit l’amour divin. Mais entre-temps, comme chez celui qui subit un traitement, en fin de compte tout est pâtir dans cette obscure et sèche purification des tendances où l’on se guérit de beaucoup d’imperfections et où l’on s’entraîne à de nombreuses vertus pour devenir apte à recevoir cet amour, comme on va le dire maintenant en expliquant le vers suivant :« oh ! l’heureuse fortune !..

Dieu ne place l’âme en cette nuit du sens que pour purifier le domaine inférieur, l’accorder, l’assujettir et l’unir à l’esprit, en le mettant dans l’obscurité et en faisant cesser son activité discursive. Il fera de même ensuite à l’égard de l’esprit, en le plaçant dans la nuit spirituelle afin de le purifier pour l’unir avec Dieu, comme on le dira plus tard. En tout cela, l’âme gagne tant de profits (bien qu’elle ne s’en aperçoive pas) qu’elle considère comme une heureuse fortune de s’être échappée, grâce à la nuit, du filet et des entraves du domaine inférieur. Elle dit ce vers : « oh ! l’heureuse fortune ! » À ce propos il nous faut noter les profits que l’âme trouve en cette nuit, ce pour quoi elle considère comme une heureuse fortune d’y être passée. L’âme résume tous ces profits dans le vers suivant : « je sortis sans être vue »

Cette sortie s’applique à la dépendance que l’âme éprouvait à l’égard de la partie sensible et qui la faisait chercher Dieu par des actes aussi faibles, limités et imparfaits que le sont ceux du domaine inférieur. En effet, à chaque pas elle trébuchait en mille imperfections inconscientes, comme nous l’avons dit plus haut à propos des sept péchés capitaux. L’âme est libérée de tout cela par cette nuit qui éteint tous les plaisirs spirituels et matériels, qui obscurcit tous les raisonnements et qui lui procure d’autres biens innombrables en lui conférant les vertus, comme nous allons le dire. Quel plaisir et quelle grande consolation ce sera pour qui chemine ainsi, de voir comment une chose qui paraît à l’âme si âpre, si défavorable et si contraire au goût spirituel est pour elle source de tant de biens !

Ces biens sont accordés à l’âme quand, en ce qui concerne ses penchants et ses actes, et par le moyen de cette nuit, elle sort de toutes les choses créées pour marcher vers les éternelles, ce qui est une grande chance et une heureuse fortune ; d’une part, c’est un grand bien d’éteindre tendances et attraits pour toutes choses ; d’autre part, il y en a très peu qui souffrent avec persévérance afin d’entrer par la porte étroite et par le chemin resserré qui conduit à la vie, comme le dit Notre Sauveur (Mt 7, 14).

En effet, la « porte étroite » est la nuit du sens. L’âme se dépouille et se dénude pour entrer en cette nuit, s’appuyant sur la foi qui est étrangère à tout le sensible, pour cheminer ensuite sur le « chemin resserré » qui est l’autre nuit, celle de l’esprit, dans laquelle l’âme entrera, pour marcher vers Dieu en cette pure foi qui est le moyen par lequel elle s’unit avec lui. Ce chemin est si étroit, si obscur et si terrible (sans comparaison avec la nuit du sens, son obscurité et ses épreuves) qu’il y en a bien peu à le suivre, et pourtant ses avantages sont de beaucoup supérieurs à ceux de la nuit du sens. »

9) Dieu est relation[modifier]

C’est un travail de restructuration qui se met en place ici. Dieu est relation et ce chemin de l’oraison vient progressivement ouvrir cet espace relationnel en nous. Or qui dit relation, dit que c’est tout notre univers relationnel qui est repris dans ce chemin. Ce sont toutes nos relations heureuses ou malheureuses et notre capacité à les vivre qui sont revisitées. Ce sont surtout les lieux où nous avons connus des difficultés, autour desquelles nous nous sommes crispés, qui sont de nouveau sollicités. Il y a des relations que nous avons mal vécu qui ont provoqué de la souffrance. Pour nous protéger de ces souffrances nous nous sommes verrouillés devant toute relation similaire. Nous avons comme endurci notre cœur.

Oui mais la relation à Dieu va nous faire retraverser ces zones difficiles en nous. Nous allons expérimenter de la peur, une incapacité à nous laisser aimer. Or pour recevoir l’amour de Dieu, il va nous falloir peu à peu retrouver le chemin de la confiance, apprendre à réouvrir ces zones fragiles en nous, voire blessées. Cela ne se fera généralement pas sans résistance, sans peur à dépasser. L’âme traversera des peurs, une incapacité volontaire à s’abandonner, des sécheresses. C’est le temps de ce travail intérieur, de ces nuits, de ces sécheresses. C’est le prix de ce travail de restructuration qui est alors à l’œuvre. Dieu est amour, comment recevoir son amour si l’on ne lâche pas prise, si l’on ne se laisse pas aimer. Nous avons tellement pris l’habitude de diriger notre vie, de la contrôler pour faire face aux épreuves de la vie, qu’il nous semble impossible d’en confier les rênes à qui que ce soit. Il nous faut pouvoir accepter de faire confiance, éprouver suffisamment confiance pour lâcher prise, laisser un autre entrer dans notre cœur sans avoir peur d’être blessé ou détruit à nouveau. Or, s’il y a une relation que l’on peut établir de nouveau avec quelqu’un sans peur d’être trompé, c’est bien avec Dieu. Ce n’est pas lui qui fera défaut. Il l’a prouvé en se donnant à nous jusqu’à en mourir et nous aimant par delà nos infidélités, nos trahisons.

10) Synthèse[modifier]

Voilà donc la teneur de ce qu’enseigne Jean de la Croix sur ce passage de la méditation à la contemplation. Mais pour le suivre jusqu’au bout de sa pensée et pourquoi il prend soin de nous enseigner cela, il nous faut le suivre dans cet autre écrit qu’il nous a laissé, le commentaire de sa poésie Vive Flamme. Ici il nous montre l’issue de ce chemin de la contemplation et il s’y engage passionnellement si l’on peut l’écrire, avec polémique contre les mauvais accompagnateurs spirituels. C’est signifier l’importance et l’enjeu de ce qu’il essaye d’expliquer.

Le but de la contemplation est de permettre à Dieu de faire son travail de purification en l’âme pour que celle-ci puisse recevoir avec pureté la flamme de l’esprit et s’unir à lui. Ce travail de purification vient dégager en nous ce qui obstruait notre intelligence, notre mémoire et notre volonté et ouvrir ces puissances à des profondeurs insoupçonnées. Et il en va sur ce chemin selon ce que l’âme peut donner, peut vivre et Dieu de son côté s’adapte au rythme de l’âme. Reprenons ce que Jean de la Croix nous en dit :

VF 3,18-54

« Ces cavernes sont les facultés de l’âme : mémoire, intelligence et volonté. Elles sont si profondes qu’elles peuvent contenir de grands biens car elles ne se remplissent avec rien moins que l’infini… Il faut remarquer d’abord que ces cavernes des facultés, tant qu’elles ne sont pas vides, purifiées et débarrassées de tout attachement au créé, ne sentent pas le grand vide de leur profonde capacité car, en cette vie, la plus petite chose qui s’attache à elles suffit pour les encombrer et les fasciner à tel point qu’elles ne se rendent pas compte de ce dommage, tiennent pour peu de chose leurs immenses biens et méconnaissent leur capacité… 25… Dieu accomplira dans ses visites et ses dons par lesquels il va la purifier, l’embellir et l’affiner davantage afin de la disposer dignement pour une si haute union. Et le temps passe, plus long pour les unes, plus court pour les autres car Dieu va au rythme de l’âme… »

Une petite pause pour inviter à lire ici en parallèle le livre des Demeures de Thérèse d’Ávila, les sixièmes. On y percevra à la foi de travail de purification extrême que provoque l’irruption du Tout Autre en attisant le désir par sa proximité et sa bonté et en ouvrant la distance car il est infini. C’est une passion amoureuse et c’est un purgatoire.

VF 3

« Au temps de ces fiançailles où l’on attend le mariage en recevant les onctions de l’Esprit-Saint, quand déjà sont plus précieux les onguents qui disposent à l’union avec Dieu, il arrive ordinairement que les désirs ardents des cavernes de l’âme soient poussés à l’extrême de la délicatesse. Comme ces onguents préparent de plus près à l’union avec Dieu parce qu’ils sont plus appropriés à Dieu, ils embaument l’âme et lui donnent plus délicatement le goût de Dieu, aussi le désir devient-il plus affiné et plus profond car le désir de Dieu est la condition pour s’unir avec lui. (voir aussi paragraphe 28) »

Jean de la Croix reprend ici toute sa pédagogie concernant le passage de la méditation à la contemplation. Nous savons maintenant quels en sont les enjeux ce qui nous permet de lire ce qui suit avec un autre regard. C’est à lire avec beaucoup d’attention, en ayant à l’esprit tout le travail de purification qui a permis à l’âme d’en arriver ici.

VF 3,

« Afin de mieux comprendre la situation des commençants, il faut savoir, qu’en cet état, leur exercice est de méditer et de faire des actes fondés sur le raisonnement et l’imagination. Il faut alors donner à l’âme la matière nécessaire pour qu’elle médite et raisonne, et il convient que, d’elle-même, elle fasse des actes intérieurs et qu’elle tire profit du suc et de la saveur sensible des choses spirituelles afin que, nourrissant ses tendances avec la saveur des choses spirituelles, elle se détache de la saveur des choses sensibles et se déprenne des choses de ce monde.

Mais quand les tendances sont déjà quelque peu nourries des choses de l’esprit et habituées à elles avec une certaine force et une certaine constance, Dieu commence alors à sevrer l’âme et à la placer dans l’état de contemplation,… Ces personnes adaptent à Dieu le domaine du sensible et ses attraits et transposent leur effort au domaine de l’esprit car l’action de Dieu en elles conduit bien à cela. Alors cessent les actes discursifs et la méditation qui sont le propre de l’âme, ainsi que les saveurs et les premières ferveurs sensibles. En effet, l’âme ne peut plus raisonner comme auparavant ni trouver quoi que ce soit pour soutenir l’activité du domaine sensible qui reste dans la sécheresse car tous ses biens sont en train de passer dans le domaine de l’esprit et n’appartiennent plus à celui des sens.

Étant donné que, par elle-même et selon sa nature, l’âme ne peut agir qu’au moyen du sensible il s’ensuit que, à ce degré, c’est Dieu qui est l’agent et l’âme est le patient car elle est seulement comme celui qui reçoit et en qui l’on agit, tandis que Dieu est comme celui qui donne et qui agit en elle. Il lui donne les biens spirituels dans la contemplation qui est à la fois connaissance et amour divin, c’est-à-dire connaissance amoureuse, sans que l’âme se serve des actes et des raisonnements naturels car elle ne peut plus avoir recours à eux comme avant.

On ne doit donc en aucune façon lui imposer la méditation, ni aucune activité qui lui procurerait saveur ou ferveur, car ce serait faire obstacle à l’agent principal qui est Dieu. Celui-ci, en secret et dans le calme, met peu à peu dans l’âme sagesse et connaissance amoureuse, en dehors de tout acte particulier — même s’il arrive parfois qu’il lui en fasse produire avec quelque durée. L’âme doit alors marcher uniquement avec une attention amoureuse à Dieu, sans actes particuliers, se comportant avec passivité, comme nous l’avons dit, sans se créer d’empressements personnels, avec une attention amoureuse et résolue, pure et simple, comme quelqu’un qui ouvre les yeux avec un regard d’amour.

Dès lors que Dieu, dans sa manière de donner, entre en relation avec l’âme par une connaissance simple et amoureuse, l’âme à son tour, dans sa manière de recevoir, entre en relation avec lui par une connaissance et une attention simples et amoureuses afin que s’unissent ainsi connaissance avec connaissance et amour avec amour…

En fin de compte, si l’âme veut alors agir par elle-même, en employant un autre moyen que l’attention amoureuse passive — que nous avons décrite comme étant très passive et très paisible, sans aucun acte naturel, si ce n’est quand Dieu s’unit à l’âme en un acte particulier — elle mettrait obstacle aux biens que Dieu est en train de lui communiquer surnaturellement dans la connaissance amoureuse. Cette communication a lieu, au début, dans l’épreuve de purification intérieure, comme nous l’avons dit plus haut, et ensuite dans la suavité de l’amour. Cette connaissance amoureuse, comme je le dis et c’est la vérité, se reçoit passivement dans l’âme à la manière surnaturelle de Dieu et non à la manière naturelle de l’âme ; il s’ensuit que, pour la recevoir, l’âme doit être réduite à rien quant à son agir naturel, désencombrée, oisive, paisible, pacifique et sereine, à la manière de Dieu. Il en est comme de l’air : plus il est exempt de brume et plus il est pur et calme, plus le soleil l’éclaire et le réchauffe. De même l’âme ne doit être attachée à rien : ni à l’activité de la méditation ou du raisonnement, ni à une quelconque saveur soit sensible soit spirituelle, ni à quelque autre occupation, car l’esprit a besoin d’être tellement libre et dégagé de tout que n’importe quelle pensée, n’importe quels raisonnement ou plaisir auxquels l’âme voudrait s’attacher l’arrêteraient, l’inquiéteraient et feraient du bruit dans le profond silence qui doit régner dans l’âme, dans le domaine du sens comme en celui de l’esprit, en vue d’une écoute si profonde et si délicate, car Dieu parle au cœur dans cette appréciable solitude (Os 2, 14) où l’âme écoute et entend, dans une paix et une tranquillité extrêmes, ce que dit en elle le Seigneur Dieu, comme le fait remarquer David (Ps 84, 9), car la paix parle dans la solitude.

C’est pourquoi, quand il arrivera à l’âme de se sentir introduite dans le silence et dans l’écoute, elle devra oublier jusqu’à l’exercice de l’attention amoureuse dont j’ai parlé afin de rester libre pour ce qu’alors le Seigneur requiert d’elle. En effet, elle ne doit avoir recours à cette attention amoureuse que si elle ne se sent pas mise dans l’état de solitude ou d’oisiveté intérieure, ou d’oubli, ou d’écoute spirituelle. Pour que cet état soit bien compris, il faut savoir qu’il est toujours accompagné d’un certain repos paisible, tandis que l’âme est absorbée intérieurement…

Donc, lorsque l’âme en vient à cet état, efforce-toi de la détacher de tous les désirs de saveurs, de goûts, de douceurs et de méditations spirituelles ; ne va pas l’inquiéter par des soucis ou quelque préoccupation pour les choses d’en haut et encore moins pour celles d’ici-bas, mais place-la dans la plus grande indifférence et la plus grande solitude possibles parce que, plus elle y parviendra et plus vite elle atteindra ce loisir tranquille, plus abondamment la pénétrera l’Esprit de la divine sagesse qui est amoureux, tranquille, solitaire, pacifique et doux et qui enivre l’esprit. Celui-ci se sent alors blessé et ravi doucement et tendrement, sans savoir par qui ni comment, ignorant d’où cela vient. Voici pourquoi : cela lui est communiqué sans qu’il y soit pour rien.

Rien qu’un petit peu de ce que Dieu opère dans l’âme, dans cette oisiveté sainte et cette solitude, est un bien inestimable et parfois bien plus inestimable que ni l’âme ni celui qui la conduit ne peuvent le penser et, bien qu’alors on ne s’en aperçoive pas, cela se manifestera en son temps…

Ces onctions nuancées de l’Esprit-Saint sont si délicates et si élevées que, étant donné leur finesse et leur délicate pureté, ni l’âme ni celui qui la guide ne les comprennent, mais seulement celui qui les lui fait pour mieux se complaire en elle. Ces onctions s’effacent ou deviennent inefficaces dans l’âme avec une très grande facilité dès que l’âme veut faire le plus petit acte par elle-même, soit par la mémoire ou l’intelligence ou la volonté, soit en se servant du sensible, des tendances, des connaissances, de la saveur ou du goût. C’est un grand dommage, une grande douleur et une grande pitié…

Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple (Lc 14, 33). Cela s’entend non seulement de la renonciation aux choses corporelles et temporelles selon la volonté, mais aussi de la désappropriation des choses spirituelles, ce qui implique la pauvreté spirituelle en laquelle le Fils de Dieu place la béatitude (Mt 5, 3). L’âme étant ainsi libre de toutes choses, vide et désappropriée à leur endroit (et c’est ce que l’âme peut faire de son côté) il est impossible, alors qu’elle a fait sa part, que Dieu ne fasse pas la sienne en se communiquant à elle, au moins en secret et en silence…

C’est pourquoi la volonté se sentira souvent enflammée ou attendrie ou remplie d’amour sans savoir ni comprendre rien de plus précis qu’avant car Dieu harmonise en elle l’amour, comme le dit l’épouse du Cantique des Cantiques : Le roi m’a introduite dans son cellier et il a harmonisé en moi la charité (2, 4).

Donc il ne faut pas craindre en ce cas l’oisiveté de la volonté car, si elle cesse de faire par elle-même des actes d’amour à partir de connaissances particulières, Dieu les accomplit en elle, l’enivrant secrètement d’un amour infus, soit par le moyen de la connaissance contemplative, soit sans elle, comme nous venons de le dire. Ces actes, plus savoureux et méritoires que ceux qu’elle accomplirait d’elle-même, le sont d’autant plus qu’est parfait celui qui procure et met en œuvre cet amour et c’est Dieu.

Dieu verse cet amour dans la volonté quand celle-ci est vide et dessaisie des autres saveurs et des autres attachements particuliers, soit d’en haut, soit d’en bas. À cause de cela, il faut veiller à ce que la volonté soit vide et dessaisie de ses attachements car, si elle ne retourne pas en arrière pour goûter quelque suc ou quelque plaisir, bien qu’elle n’en ressente aucun en Dieu, elle va de l’avant, montant vers Dieu par-dessus toutes choses puisqu’elle n’a plus de goût pour aucune. Quant à Dieu, bien qu’elle ne savoure rien en lui de particulier ni de précis et qu’elle ne l’aime par aucun acte spécial, elle le goûte obscurément et secrètement, dans cette communication globale, plus que toutes les choses particulières car elle voit alors clairement qu’aucune ne lui procure autant de plaisir que cette quiétude solitaire ; et elle aime Dieu plus que toutes les choses aimables puisqu’elle fait peu de cas de toutes leurs douceurs et saveurs qui lui sont insipides

Ces maîtres ne connaissent rien aux choses de l’esprit. Ils font à Dieu grande injure et grand outrage en mettant une main grossière là où Dieu agit. En effet, il a coûté beaucoup à Dieu pour amener ces âmes jusque-là et il attache un grand prix à les avoir conduites à cette solitude et à ce vide de leurs facultés et de leurs activités afin de pouvoir leur parler au cœur car c’est ce que lui désire toujours. »