Tardomania ? Réflexions sur les usages contemporains de Tarde

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Tardomania ? Réflexions sur les usages contemporains de Tarde

par 'Laurent Mucchielli

CNRS-CESDIP
43, boulevard Vauban
F-78280 Guyancourt

mucchiel.at.ext.jussieu.fr

ISBN : 9782859396411
DOI : 10.3917/rhsh.003.0161

Éditeur : Editions Sciences Humaines


L’année 1999 aura été – entre autres – l’année Tarde en histoire des sciences hu-maines. Comment en effet ne pas avoir été informé de la réédition en cinq volumes d’une large partie de ses œuvres, par les éditions Synthélabo ?  [1] Le quotidien Libération (11 mars 1999) y consacra une pleine page, de même que le magazine La Recherche (mai 1999) et, l’année suivante, le mensuel Le Monde des débats (février 2000). De surcroît, ces deux derniers textes étaient signés par Bruno Latour, auteur réputé. « Redécouverte » ou « réhabilitation » d’un « maître-penseur » qui sortirait soudainement d’un injuste « oubli »... Telle est l’image qui ressort globalement des commentaires argumentant cette opération éditoriale. Pourtant, avant même de prendre connaissance de ces commentaires, le chercheur un peu informé de la bibliographie sur Tarde est d’emblée surpris que l’on puisse présenter comme subite une « redécouverte » qui ne cesse en réalité d’être faite depuis trente ans. Jugeons plutôt.

C’est en 1970 que le philosophe Jean Milet consacre sa thèse d’État à la biographie intellectuelle à Tarde. Malgré – ou bien, précisément, à cause de – son attitude hagiographique (on le montrera), ce travail va servir de base documentaire et intellectuelle à la plupart des travaux postérieurs. Trois ans plus tard, le même auteur introduit un recueil d’extraits de textes de Tarde, en s’associant avec une psycho-sociologue, Anne-Marie Rocheblave-Spenlé. L’année précédente, la librairie Cujas avait réimprimé La philosophie pénale, à l’instigation du criminologue Jean Pinatel. Ensuite, en 1979, les éditions Slatkine réimprimaient Les lois de l’imitation sur l’initiative du sociologue Raymond Boudon. Un an plus tard, le même éditeur réimprimait cette fois le Fragment d’histoire future, préfacé par Raymond Trousson. Ainsi, on pouvait déjà, au début des années 1980, s’interroger sur cette nouvelle « présence » et ces nouveaux « retours » de et à Tarde  [2] Et l’histoire continue. En 1989, le politologue Dominique Reynié fait rééditer, aux Presses Universitaires de France, L’opinion et la foule. En 1993, les éditions Kimé proposent un second reprint de Les lois de l’imitation, introduite cette fois par le philosophe Bruno Karsenti. L’année suivante, ce sont les éditions Berg Internationale qui, dans une collection dirigée par Pierre-André Taguieff, rééditent Les transformations du droit, avec à nouveau une introduction de J. Milet. En 1998, c’est de Biarritz, où siège l’éditeur Atlantica, qu’arrive une nouvelle édition du Fragment d’histoire future, préfacé par le philosophe René Scherer. Enfin, en 1999, la collection « Les empêcheurs de penser en rond », dirigée par Philippe Pignarre aux éditions Synthélabo, réussit un « coup » éditorial intéressant en republiant sous la direction d’Éric Alliez, philosophe, une large partie des œuvres de Tarde en cinq volumes, mobilisant aussi quatre autres auteurs qui assurent à tour de rôle la préface ou la postface des volumes (Anne Devarieux, Isaac Joseph, Maurice Lazzaratto, René Scherer). Ainsi, en vingt-six ans (de 1973 à 1999), treize volumes d’œuvres de Tarde auront été republiés, ce qui est loin d’être négligeable  [3] Ce bref tour d’horizon éditorial permet immédiatement de relativiser tant l’« oubli » que les « redécouvertes » successives de Tarde. Mais il amène en retour deux questions. La première : comment se fait-il que, en si peu de temps et dans un même pays, autant d’intellectuels aient pu penser « redécouvrir » Tarde comme si, en somme, le travail de leurs prédécesseurs n’avait servi à rien ? La seconde : pourquoi, après vingt-six ans d’efforts, Gabriel Tarde n’a-t-il toujours pas provoqué les transformations intellectuelles appelées de leurs vœux par ses redécouvreurs ?

Disons-le d’emblée : il est probable que, sauf hasard d’une trouvaille surprise de l’historien ou de l’archéologue et d’une publication au simple titre du document inédit, il n’existe pas de redécouverte qui ne soit en réalité une façon d’intervenir de façon normative dans un univers intellectuel donné. En effet, dès lors que l’on ne se situe pas dans une position historienne, une redécouverte ne vaut que par la nouveauté qu’elle apporte, et cette nouveauté ne peut s’évaluer que par rapport à un état préexistant. D’un point de vue intellectuel et pour emprunter quelques expressions à Thomas Kuhn, deux solutions se présentent alors : ou bien nous sommes dans une situation de « crise paradigmatique » – la pensée bloque dans un domaine, la redécouverte est censée la débloquer –, ou bien nous sommes dans une situation de « science normale » – la pensée se développe normalement dans un domaine, la redécouverte vise à perturber ce développement. Logiquement, l’on doit s’attendre à ce que la situation la plus fréquente soit la seconde, même si la rhétorique polémique de la « redécouverte » la conduira souvent à tenter de convaincre que la quiétude apparente cache en réalité une crise intellectuelle. Mais arrêtons là les déductions et observons les argumentations des réintroducteurs de Tarde que nous avons regroupés en deux groupes : premièrement les réappropriations visant à promouvoir un paradigme individualiste en sciences humaines, deuxièmement les éloges généralistes visant à présenter Tarde comme un précurseur et même comme un théoricien d’avenir.

I - Tarde et la promotion du paradigme individualiste en sciences humaines[modifier]

Tarde et la criminologie de Jean Pinatel[modifier]

Avant d’examiner la relecture de Raymond Boudon, rappelons la réintroduction de Tarde proposée par Jean Pinatel (1913-1999) dans les années 1960 et 1970. Docteur en droit, Inspecteur Général de l’Administration au ministère de l’Intérieur, Pinatel est venu à la criminologie, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, par le biais de la réforme pénitentiaire  [4] En 1950, il parvient à s’imposer dans ce champ en pleine reconstruction en étant le principal organisateur du IIème Congrès international de criminologie à Paris. Il devient du même coup, et pour près d’un demi-siècle, le pivot de la Société internationale de criminologie. Il n’aura de cesse, dès lors, de vouloir institutionnaliser la criminologie en France. Toutefois, cette entreprise se réalise sur la base de la criminologie clinique – fondée non plus sur la théorie du criminel-né de l’école de Lombroso, ni sur celle de la dégénérescence ou de la « constitution morbide » des psychiatres français de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, mais sur la théorie de la personnalité criminelle inspirée davantage de la psychologie américaine. Ceci est important car, très en vogue dans les années 1950 et au début des années 1960, ce paradigme clinique va être directement et explicitement contesté à mesure que se développera le paradigme sociologique (d’inspirations diverses – fonctionnalisme, marxisme, interactionnisme – mais largement convergentes dans leur opposition à l’approche clinique individuelle), aux États-Unis et en Europe. À partir du milieu des années 1960, l’affrontement est constant, en France comme dans les autres pays occidentaux. C’est dans ce contexte que prend place la relecture de Tarde par Pinatel, relecture qui s’effectue en deux étapes.

En 1959, Pinatel – qui assure un cours d’histoire des théories criminologiques à l’Institut de criminologie de l’Université Paris II – publie un premier texte sur la controverse Durkheim-Tarde. Il s’y intéresse car, dit-il, « cette controverse éclaire les problèmes fondamentaux de la criminologie et de la sociologie »  [5] Mais en fait d’histoire, Pinatel présente une version qui est tout à l’honneur de Tarde que tout opposerait à Durkheim. Le style de pensée d’abord : « souple, nuancée, subtile » chez Tarde, « toute tendue vers la systématisation » chez Durkheim. Le fond, ensuite, à commencer par le débat sur la « normalité » du crime d’où il ressort que : « du principe contestable qu’il avait posé, Durkheim ne pouvait tirer que des conséquences également contestables »  [6] Et le reste ne vaudrait pas mieux. De sorte que, globalement, « sur le terrain criminologique la controverse qui opposa Durkheim à Tarde paraît rétrospectivement tourner à l’avantage de ce dernier »  [7] Le lecteur n’en apprenait guère plus, mais il pouvait d’autant plus aisément percevoir que le jugement de Pinatel était lié à ses positions présentes dans le champ que ce dernier ne s’en cachait pas : « la conclusion qui se dégage de [tout ceci] se situe tout naturellement, sur le plan de l’actualité, dans la ligne des rapports respectifs des sciences de l’homme et de la criminologie »  [8] En effet, les facultés de lettres venaient alors d’obtenir d’être rebaptisées « Facultés des lettres et des sciences humaines ». L’on fait aussi des sciences de l’homme dans les facultés de droit et de médecine, dit Pinatel. Or, il lui apparaît que Durkheim incarne « la prétention de monopoliser dans telle faculté l’étude des sciences de l’homme », tandis que Tarde serait « le pionnier de la réunification » des sciences de l’homme  [9] Ainsi, « Lorsqu’on passe des sciences de l’homme en général à la criminologie en particulier, on s’aperçoit que, si les conceptions de Tarde nous semblent plus actuelles que celles de Durkheim, c’est que notre discipline a déjà passé le stade de la division du travail scientifique pour accéder à celui du travail multidisciplinaire en équipe effectué dans une direction synthétique »  [10] Plaidant pour sa propre position – relativement marginale dans le champ universitaire –, il conclut : « L’histoire des sciences enregistrera sans doute ce fait comme un des paradoxes d’une époque où l’université ne parvient pas à se libérer de cadres traditionnels, alors que l’action pratique lui indique déjà la voie à suivre »  [11] Dans une telle optique, on comprend mieux l’opposition entre Tarde le praticien subtil et Durkheim l’universitaire borné.

La seconde étape de la relecture de Pinatel suit rapidement la première. Elle va consister, avec la même arrière-pensée, à opposer l’individualisme de Tarde au sociologisme de Durkheim. En 1963, dans son traité, Pinatel expose en effet le principal édifice de sa pensée. L’opposition entre la criminologie clinique individualiste et la sociologie parcourt tout le livre, sans être encore formulée de façon agressive. L’essentiel est néanmoins dit en peu de mots : : « Il n’y a de criminalité et de crimes que parce qu’il y a des criminels »  [12] Tarde en eut-il été d’accord ? On peut en douter  [13] Dans les années qui suivent, Pinatel va cependant user massivement de l’opposition indiquée. En 1971, dans La société criminogène, le conflit entre la clinique et la sociologie est cette fois explicite  [14] Pour fonder la criminologie dans un paradigme cohérent, il faut, « suivant en cela Tarde et négligeant Durkheim, partir de l’homme, c’est-à-dire en l’espèce du criminel et de sa psychologie. Il faut aller de la personnalité criminelle à la société criminogène »  [15] Enfin, cette réappropriation de Tarde aux fins de promouvoir sa conception individuelle et psychopathologique de la criminologie atteint son paroxysme en 1972, dans l’introduction à la réédition de La philosophie pénale. Le ton est cette fois très assuré :

« Ce qui domine l’œuvre de Tarde, c’est l’idée que les sociétés n’évoluent pas mécaniquement mais sous la pression des impulsions individuelles. Comment ne pas voir que la criminologie est par excellence la discipline dans laquelle cette vérité est particulièrement évidente ? La criminalité n’est que la somme des infractions dans un pays, à un moment donné, et il n’y a pas d’infraction sans auteur, c’est-à-dire, sans sujet qui l’a perpétrée »  [16] La présentation de l’œuvre de Tarde révèle encore des surprises. Non seulement il est cette fois affirmé que « le système scientifique de Tarde ne peut être compris pleinement que si on l’oppose à celui de Durkheim » et que leur controverse « révèle le caractère doctrinal des thèses de Durkheim et le réalisme de celles de Tarde », mais surtout : « Sur le plan de l’actualité criminologique et scientifique, il semble que l’on ait besoin davantage de l’approche de Tarde que de celle de Durkheim. […] En criminologie, il faut partir de l’homme, en l’espèce du criminel pour pouvoir discerner les stimuli criminogènes secrétés par la civilisation et la culture qui font exploser les tendances personnelles latentes »  [17] Enfin, pour couronner le triomphe de Tarde, la psychanalyse étant alors particulièrement influente en France, Pinatel annonce cette fois qu’il peut être considéré comme un précurseur de Freud : « on a peut-être pas assez remarqué que le concept d’identification largement utilisé en psychanalyse permet d’approfondir les mécanismes profonds de l’imitation »  [18] Sans autre forme de démonstration.

Tarde et la sociologie de Raymond Boudon[modifier]

La promotion à travers Tarde d’un paradigme individualiste en sciences humaines caractérise également une seconde relecture, celle de Raymond Boudon (né en 1934). En 1964, à un moment où il travaille en sociologie du crime au Centre d’Études Sociologiques, aux côtés d’André Davidovitch, Boudon publie un article sur la « statistique psychologique » de Tarde. De même qu’il estime que le Durkheim « dogmatique » des Règles de la méthode sociologique ne doit pas faire oublier l’intérêt primordial de ses travaux empiriques, il propose de montrer que « il peut être utile aussi de relire Tarde, en partant, non pas du concept d’imitation, du "psychologisme" des Lois, etc., mais plutôt de la recherche empirique en œuvre, telle qu’elle apparaît notamment dans les écrits criminologiques de Tarde »  [19] [1964], 91.. Plus précisément, Boudon entend réhabiliter la méthodologie de Tarde et montrer qu’il « apparaît occasionnellement comme un précurseur non moins original que Durkheim » des méthodes quantitatives. Étrangement, lorsqu’il commente les rares tentatives de démonstrations statistiques de Tarde, il estime tantôt qu’ « on ne peut évidemment s’empêcher d’évoquer ici le dogmatisme », tantôt que le propos de Tarde est « désespérément vague »  [20] Mais l’essentiel serait ailleurs : dans le fait que Tarde aurait compris la distance séparant l’analyse statistique des modèles explicatifs et aurait « pensé en trouver la solution – au moins dans une certaine mesure – dans l’idée de "statistique psychologique" »  [21] Un exemple est notamment développé : la baisse des taux d’acquittements en Cour d’assises. Tarde propose une analyse en effet assez fine, ce qui ne surprend guère puisque c’était là son domaine d’expertise, son « terrain » comme l’on dirait aujourd’hui (rappelons que Tarde était juge d’instruction). Au fond, selon Boudon, le problème de Tarde serait de parvenir à une explication des phénomènes individuels expliquant les séries statistiques temporelles. Il lui faudrait pour cela ce que Tarde appelle à un moment une « statistique psychologique » dont le principe est posé dans un de ses premiers articles (« la croyance et le désir ») : « Une statistique psychologique, notant les accroissements et les décroissements individuels des croyances spéciales, des besoins spéciaux, créée originairement par un novateur, donnerait seule, si elle était pratiquement possible, la raison profonde de chiffres fournis par la statistique ordinaire. Celle-ci ne pèse point, elle compte seulement, et ne compte que des actes, achats, ventes, fabrications, consommations, crimes, procès, etc. ». En somme, Tarde annoncerait ici les enquêtes d’opinion et il aurait même pressenti la méthode des échelles d’attitude qui ne sera mise au point que dans les années 1930. En bref, Tarde aurait eu des « intuitions » intéressantes malgré leur « caractère hâtif » et malgré le fait que « les problèmes qu’il a résolus sont peu nombreux ». Pour cela, sa lecture « reste recommandable et stimulante »  [22] Au milieu des années 1960, le Tarde de Boudon est donc un sociologue ayant eu des idées pionnières en méthodologie, ce qui devrait amener à considérer ses exposés théoriques – « dogmatiques » et « peu affinés » – comme « des résidus d’importance mineure »  [23] Boudon est alors un jeune sociologue qui se fait remarquer par son travail sur les méthodes. Quinze ans plus tard, il est un auteur très connu car il est entré en conflit avec la sociologie qu’il baptise « holiste » (qu’elle soit durkheimienne ou structuraliste en France, fonctionnaliste ou culturaliste en Angleterre ou aux États-Unis) et à laquelle il oppose le paradigme de « l’individualisme méthodologique ». Son Tarde retrouve alors une dimension théorique primordiale  [24] Il apparaît tout à coup « contemporain » et la dimension théorique de son œuvre qui était en 1964 un « système dogmatique », devient en 1979 ce qui fait de lui un des plus grands sociologues :

« Sans doute les analyses de Tarde sont-elles souvent sommaires et simplement ébauchées. Mais son axiomatique, sa méthodologie, l’importance centrale qu’il accorde à l’action individuelle, son souci de donner aux préférences et objectifs des ‘acteurs’ sociaux une interprétation endogène en font un auteur contemporain. Le charme vieillot de son style, le ton mondain de certains développements ne doivent pas faire oublier l’essentiel : Tarde est peut-être un des auteurs qui a défini les bases de la sociologie avec le plus de clarté »  [25] Boudon rejoint donc Pinatel dans sa redécouverte d’un Tarde individualiste. Pourtant, nous verrons qu’une lecture plus systématique des Lois de l’imitation amène à découvrir une conception tardienne de l’individu tout aussi déterministe que la conception durkheimienne, peut-être même davantage  [26]

II - Tarde et l’étrange renouveau annoncé des sciences humaines[modifier]

Une deuxième série de redécouvertes de Tarde s’est faite sur le mode de l’éloge général d’une pensée pionnière. Tarde y apparaît comme un génie, oublié pour de mauvaises raisons, appelé à jouer désormais un rôle théorique de premier plan.

Figures de l’hagiographie tardienne[modifier]

En 1973, dès les premières lignes de l’introduction au choix de textes de Tarde qu’il édite avec Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, Jean Milet – auteur, nous l’avons dit, d’une biographie intellectuelle largement reprise par les commentateurs contemporains de Tarde – donne le ton de son entreprise hagiographique en élevant son auteur très haut dans la hiérarchie des maîtres à penser en sciences humaines :

« L’attention se porte beaucoup sur Tarde depuis quelques années. La raison en est que la sociologie a découvert qu’elle ne peut plus se passer de la psychologie. […] L’ère de la sociologie non-psychologique, telle que l’avait conçue Durkheim, est bien terminée. L’avenir est à une sociologie psychologique, ou, pour prendre la formule qui a cours, à la psychologie sociale. Or le maître en ce domaine, ce fut depuis toujours Gabriel Tarde. Il a fondé la psychologie sociale ; il lui a donné ses principes, ses règles méthodologiques ; il a fixé son programme ; et, par son action infatigable, il lui a donné son premier crédit et ses premiers lustres, dès le début de ce siècle. Les pages qui suivent sont proposées pour aider les sociologues de notre temps à redécouvrir sa pensée, son œuvre, ces projets ; et peut-être à reprendre la tâche, là où il l’avait laissée »  [27] Par le biais de ce portrait dithyrambique de Tarde, Milet a donc ramené sur les devants de la scène la controverse Durkheim-Tarde. On retrouve au même moment, chez d’autres auteurs, cette idée que la victoire de Durkheim sur Tarde aurait signifié la fin du dialogue entre psychologie et sociologie. Cette lecture de l’histoire se trouve par exemple dans un manuel de psychologie sociale daté de 1970 : « La polémique fut violente et Tarde n’eut pas la victoire. Le courant psychologique à ce moment quitte la France […]. La rupture entre la sociologie et la psychologie, rendue sensible par la défaite de l’école de Tarde, se consomme dans les années 1900 »  [28] Mais Milet a également contribué à propager la légende selon laquelle, du combat homérique entre Tarde et Durkheim, le second serait sorti vainqueur pour de mauvaises raisons tandis que le premier dominait intellectuellement  [29] De même encore, Milet écrit-il que Durkheim « a été surtout théoricien » quand Tarde « a été essentiellement un praticien »  [30] Il prépare ainsi l’opposition du vécu à l’abstraction :

« Tarde va fonder sa sociologie sur des faits et des expériences, qu’il a lui-même vérifiés, en général dans la solitude de son cabinet de juge d’instruction, ou à son bureau parisien des statistiques criminelles. Il a littéralement vécu les ‘cas sociaux’ qui vont nourrir sa réflexion. […] C’est au contact de la réalité sociale, quotidiennement vécue, qu’il a pu élaborer ses théories ». Et « c’est cette expérience personnelle des faits sociaux qui fonde la supériorité de Tarde sur Durkheim, lequel n’a souvent travaillé que sur des données de seconde main »  [31] Il semble aujourd’hui assez clair que cette opposition – largement factice  [32]  – ne prend sens que si on la replace dans le contexte philosophique des années 1960-1970. Elle constitue en effet une variante de l’opposition entre la phénoménologie, avec son insistance sur le « vécu » et sur la subjectivité (Milet ne manquait pas de rappeler la petite phrase de Sartre sur Durkheim  [33] ), et les tendances clairement objectivistes, « positivistes », quantitativistes, des sciences humaines de l’époque.

Dans l’introduction qu’elle rédige aux côtés de Milet pour le premier recueil d’œuvres de Tarde en 1973, la psychosociologue A.M. Rocheblave-Spenlé – auteur une dizaine d’années auparavant d’une thèse sur la notion de rôle – ajoute un nouvel argument qui permettrait de comprendre tant la domination de Durkheim à la fin du XIXème siècle que le retour à Tarde qu’elle espère. C’est en somme l’esprit du temps : « On peut penser également que l’accent mis sur l’extériorité des normes sociales, sur leur caractère contraignant, était satisfaisant pour l’esprit à un certain moment et dans un certain contexte politique, mais que, actuellement, l’intérêt se déplace sur les valeurs de créativité, d’innovation, d’imagination que l’individu peut transcrire dans la société »  [34] Ce n’est guère convaincant. La suite non plus, du reste. Après avoir déclaré que « c’est à Gabriel Tarde encore que nous devons le terme même de psychologie sociale », ce qui est faux  [35] , l’auteur va à son tour essayer de montrer que Tarde est dans tous les domaines un « précurseur » incompris. Ainsi, constatant qu’« on a reproché à Tarde son absence de conception dynamique de la personnalité », elle va présenter Tarde comme un précurseur de la psychanalyse. En l’occurrence, Tarde serait l’inventeur de la notion d’ambivalence pour avoir dit que nous étions partagés entre des thèses et des anti-thèses, idée est fort peu originale dans l’histoire de la philosophie… Cela suffit pourtant à dire ici que « le point de départ d’une conception dynamique existait chez les deux auteurs [Tarde et Freud], et Tarde a même eu l’intuition d’une relation, d’un passage entre la lutte extérieure et la lutte intérieure »  [36] L’auteur écrit ensuite que « si pour Durkheim, les normes sociales sont extérieures à l’individu et exercent sur lui une contrainte qui lui est étrangère, Tarde montre comment ces normes sont devenues intérieures au sujet d’un groupe et comment elles "finissent par être ce qu’il y a de plus intime". Elles existent dans la conscience de chaque membre de la société qui les a assimilées, et cette contrainte devenue intérieure fait évidemment songer à l’instance du Surmoi, telle que la décrira Freud »  [37] Le problème est ici que les deux parties de l’affirmation ne sont pas contradictoires. Durkheim disait précisément que les normes, qui nous viennent de l’extérieur, s’imposent au plus profond de l’individu et déterminent chez lui « des façons de penser, de sentir et d’agir », selon la célèbre formule des Règles.

La suite n’est pas moins étonnante. L’auteur veut sauver également la théorie de l’imitation du désintérêt où elle est tenue, en particulier en indiquant que cette théorie a exercé – directement ou bien, par l’intérêt que lui a porté le psychologue américain J.M. Baldwin – une influence sur la psychologie de l’enfant qui se développe en France depuis l’entre-deux-guerres. Or la consultation des auteurs de ce développement (Paul Guillaume, Henri Wallon, Jean Piaget) amène à en douter : aucun de ces auteurs ne semble avoir fait une relecture de Tarde qui dépasse le stade de la mention pour mémoire. Rocheblave-Spenlé mentionne précisément le livre de Paul Guillaume (L’imitation chez l’enfant, 1925) où cette notion apparaît en effet « centrale ». Toutefois, à la lecture du livre, on s’aperçoit que Tarde n’est même pas cité dans la bibliographie. En réalité, dès les premières lignes de son ouvrage, Guillaume mentionne le fait que l’on a beaucoup parlé d’imitation, que « des doctrines comme celles de Tarde et de Baldwin sont de véritables philosophies de l’imitation »  [38] Mais il n’en dira pas davantage car ces philosophies ne lui sont manifestement pas utiles dans sa recherche empirique. De la même manière, ni Piaget ni Wallon, les deux grands psychologues de l’enfant francophones, n’ont apparemment rendu le moindre hommage à Tarde  [39] Ils utilisent certes la notion d’imitation, mais ils ne mentionnent pas même pour mémoire la théorie de Tarde qui ne leur est d’aucun secours  [40] Dans ces conditions, on reste dubitatif devant la conclusion de l’auteur selon laquelle Tarde n’a pas été reconnu en son temps car il était précisément « en avance sur son temps », il « annonçait l’avenir »  [41] Si Tarde avait annoncé l’avenir de la psychologie sociale, on peut penser que celle-ci s’en serait tôt ou tard rendue compte. Or, ainsi que nous l’avons déjà indiqué  [42] , le renouveau de la psychologie sociale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, grâce aux sondages (Stoetzel, etc.) et aux méthodes expérimentales (Pagès, etc.), puis à la fin des années 1960, autour notamment de la notion de « représentation sociale » (Moscovici), ne s’est accompagné d’aucune référence particulière à Tarde. Dans le cas du courant d’études sur les représentations sociales, c’est même au contraire Durkheim qui a été considéré comme un pionnier.

Tarde, précurseur de la sociologie moderne des réseaux ?[modifier]

Ce n’est pas sans une certaine surprise que l’on observe, un quart de siècle plus tard, la même présentation d’un Tarde incarnant l’avenir des sciences humaines chez l’épistémologue Bruno Latour. Découvrant les textes de Tarde réédités en 1999, il écrit en effet : « On a parfois prophétisé que le XXIème siècle serait celui des sciences sociales. Si cela est vrai, alors Gabriel Tarde, après avoir sommeillé durant tout le XXème siècle, en sera sûrement l’un des maîtres-penseurs »  [43] Pourquoi tant de verve ? Latour explique qu’il a découvert « une pensée, une méthode, une épistémologie complètement différentes et qui, par un de ces mystères dont l’histoire intellectuelle a le secret, se découvrent en phase avec tous les phénomènes nouveaux dont les sociologues, les économistes, les psychologues cherchent aujourd’hui à rendre compte. Tarde, si l’on ose dire, venait trop tôt puisque au lieu de penser la société, il pensait déjà les réseaux »  [44] Hélas, dans un texte certes volontairement un peu provocateur, l’argumentation consiste simplement à glisser entre crochets dans une citation que le « rayon imitatif » était l’« expression de Tarde pour désigner les réseaux ». Là encore, Tarde devient donc subitement notre contemporain.

Un texte récent invite à interroger plus en détail cette notion de réseau dont Tarde serait le précurseur. « La modernité de Tarde se lit dans l’actualité de sa sociologie de la communication que la problématique de l’émergence de la notion de réseau peut aider à reconstruire », déclare en effet E. Letonturier  [45] Mais qu’est-ce qu’un réseau ? Ce serait fondamentalement une « représentation graphique du réel », « une analyse en termes de points et de lignes », une « forme d’organisation » dont il s’agirait de « retrouver le contenu sociologique »  [46] L’auteur s’emploie à montrer qu’il existe au fond chez Tarde une opposition entre deux types de société, l’une, traditionnelle, fondée sur des rapports hiérarchiques au sein d’un « cercle », l’autre, moderne, fondée sur des rapports égalitaires au sein d’un « réseau ». Il souligne ensuite l’influence de la philosophie de l’histoire de Renouvier qui réhabilita sinon le hasard du moins l’aléatoire en histoire. Tarde s’étant par ailleurs beaucoup inspiré de Cournot, il aurait fait la synthèse de cette façon de comprendre l’histoire à travers la notion de réseau. La « définition la plus complète » serait dans les Études de psychologie sociale :

« Si l’on considère l’ensemble de toutes ces routes possibles des évolutions historiques, on voit qu’elles forment une ramification touffue à partir non pas d’un seul mais de plusieurs points de départ. C’est un réseau arborescent en quelque sorte, où il y a certainement des degrés d’élévation très distincts et superposés, mais des itinéraires multiples pour monter de l’un à l’autre ; des itinéraires toujours susceptibles d’être abrégés, mais non toujours d’être suivis en sens inverse »  [47] Le commentaire qui suit cette définition de Tarde est le suivant : « Au total, le réseau se présente comme une forme d’organisation sans racine, acceptant des trajets divers, modulables et infinis, à double sens et évolutifs, sans hiérarchisation mais par des niveaux qui appellent une représentation en trois dimensions »  [48] Le problème de fond est que l’on ne voit pas en quoi ces abstractions très générales sur les formes des réseaux mènent à la compréhension des phénomènes sociaux (le « contenu sociologique » annoncé dans la définition initiale). Rappelons en effet que, dans la sociologie empirique, un réseau n’est pas simplement une construction mathématique visant à produire une modélisation graphique de relations interindividuelles. Ceci n’est qu’une étape préalable permettant un repérage de l’étendue, de l’intensité et de la forme du réseau. L’analyse sociologique consiste ensuite d’une part à déterminer la nature de ces relations interindividuelles, d’autre part à évaluer leur rôle dans l’activité sociale des individus – les réseaux permettant notamment de mieux comprendre l’accès des individus aux ressources et aux informations. Or les auteurs ne montrent pas en quoi Tarde annonce cette analyse. Dès lors, considérer la théorie de l’imitation comme une sociologie moderne des réseaux semble un jugement au moins partiel. Nous verrons de surcroît que cela dissimule à nouveau le fait que la nature même de la théorie de l’imitation est peu compatible avec les conceptions « modernes » de l’individu et de la société.

Un réseau deleuzien de « philosophie tardienne »[modifier]

Quoique n’appartenant pas à ce réseau, le premier philosophe contemporain redécouvreur de Tarde, Jean Milet, signalait déjà au début des années 1970 la relecture de Tarde opérée par Gilles Deleuze (1925-1995), philosophe très influent en France dans les années 1970 et 1980, membre du groupe constitué par Michel Foucault au département de philosophie de l’université de Vincennes après 1968. Face à la domination intellectuelle du structuralisme, Deleuze verra en effet en Tarde le penseur d’une « micro-sociologie » et le théoricien des échanges interindividuels de flux de croyances et de désirs ; et tiendra, avec Guattari, à lui rendre hommage  [49] La chose paraît aujourd’hui assurée : « Gilles Deleuze a su accorder à Tarde la place qui lui était due, et procéder, en quelque sorte, à sa réhabilitation parmi nous »  [50] Dès lors les élèves du maître vont perpétuer cette « réhabilitation » au prix d’une appropriation et d’une inversion de l’histoire qui, cependant, font parfois sourire : « Tarde, avant la lettre, deleuzien ? Mais c’est dans cette perspective, peut-être, que se situera et se comprendra le mieux le Fragment d’histoire future », écrit un des auteurs de ce réseau  [51] Car, pour le coup, il s’agit bien d’un réseau : J. Milet, R. Schérer, E. Alliez, B. Karsenti, M. Lazzarato, J.-C. Martin, etc., sont presque tous des philosophes, élèves ou admirateurs de Deleuze, que l’on retrouve dans d’autres lieux d’expression du réseau  [52] I. Joseph et B. Latour appartiennent également à ce réseau, même s’ils y semblent moins centraux, et ils revendiquent tous les deux la lecture de Deleuze  [53] .

Tous ces auteurs sont donc venus à Tarde par Deleuze, qui y était lui-même venu par ses lectures de Leibniz et de Bergson  [54] . Il est alors tentant de construire une « lignée philosophique » (Alliez) qui partirait de Spinoza et Leibniz, passerait par Tarde, Nietzsche et Bergson, pour se prolonger dans Deleuze et Foucault. Quels seraient le sens profond et l’unité intellectuelle de cette « lignée philosophique » ? L’explication proposée par cet auteur est hélas assez absconse : cette lignée philosophique « atteint avec Foucault et Deleuze à la zone de présence d’un "drame" politique – en l’espèce d’une différence sans médiation ni négation qui doit maintenant se jouer dans un constructivisme pur, hors de tout expressionnisme à caractère exclusivement naturaliste, en transformant en conséquences le vitalisme de départ »  [55] Au risque de simplifier trop, il nous semble qu’il faut surtout voir dans le positionnement général des acteurs de ce réseau la poursuite d’un mouvement de réaction contre le structuralisme et contre un développement des sciences humaines qualifié, selon les auteurs, de « positiviste » ou de « scientiste ». Dans son article du magazine scientifique La Recherche, B. Latour est explicite : « il faut lire [Tarde] et accepter de faire de la métaphysique pour pouvoir faire de la sociologie, revenant donc sur le préjugé antiphilosophique de Durkheim »  [56] Le sous-titre de son texte est « Comment trouver un successeur au structuralisme »…

Cette réaction – qui ne naît pas avec Deleuze  [57] – s’exprime classiquement en direction des sociologues sous la forme d’un anti-durkheimisme. Et, dans la mesure où il a toujours été de notoriété publique que Tarde fut le principal adversaire théorique de Durkheim à l’époque, il n’est pas surprenant que ce soit lui que l’on aille chercher pour combattre aujourd’hui la tendance en question.

III - La place de Tarde dans l’histoire des sciences humaines[modifier]

Les redécouvreurs de Tarde, dont l’identité et les motivations sont désormais mieux connues, n’ont cessé de prétendre reconsidérer radicalement la place de Tarde dans l’histoire des sciences humaines. Pour ce faire, ils lui ont souvent conçu des mérites imaginaires, au prix parfois de trahisons manifestes. Ainsi, lorsque Milet estime que Tarde « a fondé la psychologie sociale ; il lui a donné ses principes, ses règles méthodologiques ; il a fixé son programme », on doit faire remarquer que l’idée même de poser en somme des « règles de la méthode psychosociologique » était étrangère à Tarde. De même, vouloir, comme les deleuziens, faire de Tarde l’artisan d’un retour à la métaphysique contre le « scientisme » de Durkheim, constitue largement une trahison d’un auteur qui a partagé le scientisme de son époque, qui a usé et abusé des raisonnements analogiques fondés sur la physique et la biologie, qui a contribué à diffuser la volonté de mesurer tous les phénomènes sociaux (jusque dans leurs composantes psychologiques) et de fonder sur cette mesure les réformes politiques  [58] . Enfin, la réécriture de l’histoire des sciences humaines consiste pour ces redécouvreurs à inventer pour Tarde une profonde influence post-mortem. Nous avons vu ce qu’il en était de la tentative de Rocheblave-Spenlé. Elle est caricaturale mais non isolée. Par exemple, B. Karsenti – auteur pourtant de l’une des rares présentations de Tarde fidèle à l’auteur, au sein du petit corpus que nous discutons – estime que les théories de ce dernier « ont contribué à ouvrir des voies que les sciences sociales, dans leurs développements les plus récents, n’ont eu qu’à emprunter »  [59] Étrangement, il ne cite pas alors un seul livre ou un seul article d’un seul auteur de sciences sociales. Sentant bien la fragilité de sa déclaration, l’auteur ajoute du reste immédiatement – et ce sont les dernières phrases de son texte : « Il est vrai qu’il ne s’agit jamais là d’influences, ou, comme on dit plus respectueusement encore, de filiations. Peut-être s’agit-il seulement de ces influences moins glorieuses que d’autres, mais d’autant plus réelles : influences secrètes, imperceptibles, anonymes, qui trouvent étrangement leur justification théorique dans Les lois de l’imitation, où elles apparaissent comme le trait distinctif de l’invention véritable »  [60] La conclusion est élégante au plan littéraire ; mais, sur le fond, elle est un aveu de l’absence de fécondité de l’œuvre de Tarde dans les sciences humaines  [61] . En 1981, I. Lubek avait mesuré l’influence contemporaine de Tarde et sa conclusion était nette : « bien que Les lois de l’imitation reste beaucoup plus populaire que La logique sociale, aucun de ces ouvrages n’est véritablement considéré par les psycho-sociologues comme une œuvre pionnière et une contribution majeure à la discipline, ni en France, ni en Amérique du Nord »  [62]

Parvenu à ce point, nous ne pouvons plus différer la démonstration sans laquelle nous ne pourrions pas prétendre emporter la conviction du lecteur. Il nous faut en effet suggérer non seulement que les redécouvreurs de Tarde se sont appropriés son nom sans avoir restitué toute sa pensée, mais encore que les caractéristiques philosophiques du système de Tarde expliquent en partie l’issue de sa querelle de prestige avec Durkheim et son oubli dans les sciences sociales  [63] .

La conception tardienne de l’individu : une enveloppe sans substance=[modifier]

Pour comprendre Tarde, il faut, nous semble t-il, commencer par prendre au sérieux les analogies physiques et biologiques qui fondent systématiquement ses propositions sociologiques – au lieu de les traiter comme des scories ou des vieilleries dont on pourrait aisément faire aujourd’hui le tri pour retrouver le bon grain. Ce n’est pas sans raison que Tarde a prétendu faire dans Les lois de l’imitation une « sociologie pure », une « sociologie générale », au sens d’une théorie qui s’appliquerait « à toutes les sociétés actuelles, passées ou possibles, comme les lois de la physiologie générale à toutes les espèces vivantes, éteintes ou concevables »  [64] À ses yeux, en effet, « l’imitation joue dans les sociétés un rôle analogue à celui de l’hérédité dans les organismes, ou de l’ondulation dans les corps bruts »  [65] Les « analogies frappantes » entre ces « trois formes de répétition universelle » sont le fondement même de sa théorie qui amène à considérer les phénomènes sociaux comme des « quantités », des « flux », des « vibrations », des « choses sociales » – car, en réalité, le mot est chez lui avant d’être chez Durkheim – se prêtant alors directement à l’analyse mathématique  [66] Dès lors,

« Le physicien peut annoncer que ce coup de canon parti à l’instant même sera entendu dans tel nombre de secondes, à telle distance, pourvu que rien n’intercepte le son sur ce trajet ou que, dans cet intervalle de temps, un bruit plus fort, un coup de canon par exemple, ne se fasse pas entendre. Eh bien c’est précisément au même titre que le sociologiste mérite le nom de savant à proprement parler ; étant donné qu’il y a aujourd’hui tels foyers de rayonnements imitatifs et qu’ils tendent à cheminer séparément ou concurremment avec telles vitesses approximatives, il est en mesure de prédire quel sera l’état social dans dix, dans vingt ans, à la condition que quelque réforme ou révolution politique ne viendra point entraver cette expansion et qu’il ne surgira point de foyers rivaux »  [67]

Fondamentalement, Tarde définit la société : « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux ou en tant que, sans s’imiter actuellement, ils se ressemblent et que leurs traits communs sont des copies anciennes d’un même modèle »  [68] Mais quel est le ressort de ce puissant mécanisme d’imitation qui permettrait de faire de la sociologie comme on fait de la physique ondulatoire, et qui – on le comprend déjà – amène à considérer l’individu comme une entité dénuée de toute substance propre, parfaitement interchangeable avec une autre ? Qu’importe si, au fond, « nous n’en savons rien », si c’est « un phénomène des plus mystérieux »  [69] Tarde s’appuie sans réserve sur le modèle de l’hypnose et du somnambulisme particulièrement à la mode dans le champ intellectuel des années 1880  [70] Il peut alors écrire :

« L’état social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme du rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social »  [71]

Nous nous « aveuglons » sur notre liberté de penser, nous nous croyons « autonomes » parce que nous nous suggérons tous inconsciemment cette croyance ; nous sommes en fait des « automates »  [72] En réalité, les sociétés reposent sur la « magnétisation mutuelle » de leurs membres et sur la force psychologique de quelques grands magnétiseurs. De la famille à la citoyenneté politique, en passant par l’école et le travail, notre vie sociale n’est, selon Tarde, qu’une « cascade de magnétisations successives et enchaînées »  [73] Pire : tout le mouvement de l’histoire consiste à produire la croyance de plus en plus répandue que la modernité implique la liberté et l’autonomie, ce qui ne serait qu’une dramatique illusion collective. La « mode » s’est substituée à la « coutume », mais sur la fond rien n’a changé :

« il est bien certain que le progrès de la civilisation a pour effet de rendre l’asservissement à l’imitation de plus en plus personnel et rationnel en même temps. Nous sommes aussi asservis que nos ancêtres aux exemples ambiants, mais nous nous les approprions mieux par le choix plus logique et plus individuel, plus adapté à nos fins et à notre nature particulière, que nous en faisons. Cela n’empêche pas la part des influences extra-logiques et prestigieuses d’être toujours très considérable »  [74]

Au fond, l’action d’apparence logique n’est qu’une « suggestion intériorisée »  [75]

De la même manière, l’autre terme central de sa théorie : l’invention (qui semble le propre de l’individu) n’est pas moins dépendant de l’imitation. Le modèle du hasard comme rencontre de séries indépendantes fournit la clef de l’invention dont l’individu n’est que le transporteur fortuit, passager et inconscient :

« Il ne faut pas perdre de vue, d’une part, que le besoin d’inventer et de découvrir se développe, comme tout autre, en se satisfaisant ; d’autre part que toute invention se réduit au croisement heureux, dans un cerveau intelligent, d’un courant d’imitation, soit avec un autre courant d’imitation qui le renforce, soit avec une perception extérieure intense, qui fait paraître sous un jour imprévu une idée reçue, ou avec le sentiment vif d’un besoin de la nature qui trouve dans un procédé usuel des ressources inespérées »  [76]

Ainsi est-il clair que l’individu n’a aucune substance propre dans la théorie de Tarde – a fortiori n’a-t-il d’autre rationalité que le conformisme. Certes, Tarde distingue théoriquement l’imitation « logique » (consciente) de l’imitation « extra-logique » (inconsciente). Mais avant de croire qu’il laisse une place à l’action rationnelle, il faut à nouveau lire attentivement son texte :

« Les causes logiques agissent quand l’innovation choisie par un homme l’est parce qu’elle est jugée par lui plus utile ou plus vraie que les autres, c’est-à-dire plus en accord que celles-ci avec les buts ou les principes déjà établis en lui (par imitation toujours). […] il est très rare que l’action logique s’exerce de la sorte dans toute sa pureté. En général, les influences extra-logiques interviennent dans le choix des exemples à suivre, et souvent les plus mauvais logiquement sont préférés à raison de leur origine ou même de leur date, comme nous le verrons plus loin »  [77]

En dépit des formules qu’il a pu utiliser dans ses polémiques contre Spencer, ou plus tard contre Durkheim, pour Tarde « le sujet n’est, à son insu, que l’instrument d’un mystérieux destin », comme le dit justement Dominique Reynié  [78] . De son côté, Pierre Favre avait déjà souligné que Tarde « n’est pas le sociologue de la liberté qu’on a dit. Il récuse au contraire toute tentative de fonder l’explication historique ou sociologique sur le libre arbitre »  [79] . En réalité, la seule originalité que Tarde accorde aux individus est biologique, et non psychologique. Mentalement, le sujet tardien n’est qu’une enveloppe vide qui transporte les courants sociaux d’idées. Quant aux ressorts psychologiques profonds des êtres humains – les « croyances » et les « désirs » –, ils ne sont pas même propres à l’action humaine mais « ont leur source profonde au-dessous du monde social, dans le monde vivant »  [80] En réalité, seule sa physiologie peut singulariser l’individu, ce qui le détermine encore davantage malgré lui et ce qui n’est pas sans impact social. De ces principes généraux découle en effet l’accord de fond qui relie Tarde aux bio-criminologues italiens de son temps. Contrairement à pratiquement tout ce qui été écrit depuis cette époque, il n’a à aucun moment remis en question l’origine biologique du comportement criminel chez l’individu. C’est pourquoi il peut écrire finalement ceci, à propos de Lombroso :

« son type criminel a beau être un mirage, il y a, au fond de son idée, un postulat digne d’attention. Il y a, à mon avis, cette foi implicite que la distinction du moral et de l’immoral, du bien et du mal, de l’héroïsme et du crime, a sa source et ses racines bien en dessous du monde social, dans le sein même de la vie »  [81] Pour les mêmes raisons, Tarde pensera....

Même s’il tentera en partie de le masquer par la suite, dans sa polémique avec Durkheim, la théorie de Tarde est fondamentalement une sorte de philosophie globale de l’univers, qui déduit les lois du fonctionnement humain de celles du fonctionnement du cosmos (et, au plan intermédiaire, du Vivant). En cela, elle est encore plus abstraite, systématique et déterministe que celle de Durkheim pour qui les redécouvreurs de Tarde réservent généralement ces qualificatifs – non sans raisons  [82]

Selon les auteurs que nous étudions, depuis l’époque où Durkheim triompha, nous aurions collectivement hérité d’une image caricaturale de la théorie sociale de Tarde, tandis qu’il faudrait souligner en retour sa « modernité ». Appelons cependant à davantage de retenue. Certes, nous sommes bien d’accord avec R. Boudon pour penser que les développements méthodologiques ou empiriques de Tarde sont plus féconds que son système, comme nous admettons avec Valade qu’il ne faut peut-être pas réduire totalement sa « conception de l’interactivité » à la théorie contenue dans Les Lois de l’imitation  [83] Certes encore, si l’on écarte les excès de langage et la polémique, il ne nous semble pas totalement illégitime de penser que « l’actualité étonnante de la sociologie de Tarde réside dans sa tentative d’explication des phénomènes sociaux et psychologiques sur la base d’une ontologie des forces affectives (ou « psychologiques ») et des relations de pouvoir qu’elles expriment. Si les résultats ne sont pas toujours à la hauteur du défi qu’il lance, et se lance à lui-même, l’intuition méthodologique qu’il nous transmet est d’une richesse incomparable eu égard à la tradition sociologique qui a affirmé sa domination en interdisant toute référence à son œuvre »  [84] Pour autant, au vu de la nature de la théorie tardienne, on est en droit de dire que ces relectures sont trop partielles (parfois partiales) et qu’elles promeuvent comme modernes – et même d’avenir ! – des idées qui portent en réalité irrémédiablement la marque de leur temps.

La controverse Durkheim-Tarde : les leçons de l’histoire[modifier]

Sans reprendre ici tous les aspects de la controverse, il nous faut en dire quelques mots  [85] . Nous avons vu passer au fil des commentaires les trois arguments utilisés par les redécouvreurs de Tarde : domination académique de Durkheim (Tarde étant ainsi vaincu de la pire des façons aux yeux d’un intellectuel), adéquation des idées de Durkheim avec « l’air du temps » (Tarde apparaissant au contraire comme un pionnier « en avance sur son temps »), pseudo-rigueur apparente de son œuvre (et, inversement, incompréhension de celle de Tarde). Or tous les trois sont discutables.

En fait de domination institutionnelle, Durkheim a toujours occupé une position nettement inférieure à celle de Tarde dans la hiérarchie institutionnelle. Il faut en effet rappeler que, malgré ses débuts prometteurs à l’université de Bordeaux, en 1888, Durkheim a régulièrement échoué au Collège de France et qu’il a dû attendre 1902 pour obtenir un poste à la Sorbonne – et encore s’agissait-il d’un poste de suppléant sur la chaire de sciences de l’éducation de Ferdinand Buisson, Durkheim ne devenant titulaire qu’en 1906. De son côté, Tarde a connu de son vivant tous les honneurs académiques que l’on puisse imaginer et s’est vu offrir de très nombreux lieux de prise de parole. Il sera d’abord nommé professeur à l’École libre des sciences politiques en 1896, puis surtout élu au Collège de France en 1900. Mais il sera aussi professeur au Collège libre de sciences sociales, à l’École russe des sciences sociales de Paris, président de la Société de sociologie créée par Worms, président de congrès internationaux, codirecteur des Archives d’Anthropologie Criminelle et enfin académicien. Ainsi, s’il fallait s’en tenir aux positions sociales des deux hommes pour comprendre leur destin, Durkheim ferait figure de très modeste universitaire à côté du phare mondialement connu qu’était Tarde au tournant du siècle. Mieux : lors même qu’il a marqué de son emprunte intellectuelle toutes les sciences humaines françaises durant la première moitié du XXème siècle, le durkheimisme n’a jamais été une réalité institutionnelle importante. Analysant le devenir de l’ensemble du groupe formé autour de Durkheim, V. Karady parlait à juste titre d’un « demi-échec »  [86] (au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n’y aura que trois chaires de sociologie en France, dont une seule occupée par un élève de Durkheim – Georges Davy).

L’argument selon lequel Durkheim a su exprimer les idées courantes de son époque, contrairement à Tarde qui était décalé (voire « en avance sur son temps ») ne résiste pas davantage à l’analyse historique. À nouveau, l’on pourrait même soutenir en partie l’inverse. En effet, on ignore généralement que le livre sans doute le plus connu de Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, a été un cinglant échec lors de sa parution en 1895, échec qui a failli déconsidérer Durkheim  [87] À l’inverse, dès leur parution en 1890, Les lois de l’imitation ont été un succès considérable, en France et dans de nombreux pays étrangers. Nous avons vu précédemment comment Tarde a su utiliser la mode intense de l’hypnose et du somnambulisme des années 1880-1890. Et comme nous venons de voir que Tarde a connu par ailleurs toutes les consécrations académiques, il est bien plus juste de retourner l’argument en disant que c’est Tarde qui a su le mieux mettre en forme l’esprit de son temps [88]. La seule limite de ce raisonnement réside dans le fait que, comme à toute époque, l’« esprit du temps » n’était pas univoque. Lubek remarque ainsi à juste titre que les idées de Tarde « étaient davantage en résonance avec le point de vue de la haute bourgeoisie catholique de salon qu’il fréquenta assidûment quand il s’installa à Paris en 1894 »  [89] , tandis que Durkheim était beaucoup plus proche du socialisme jauressien auquel adhérait toute une partie de la jeunesse intellectuelle au sein de laquelle il va précisément recruter son équipe  [90] En somme, le contexte historique a profité aux deux hommes, mais de façon différente.

Arrive enfin l’argument du style de pensée. Les redécouvreurs de Tarde n’ont eu de cesse d’opposer d’abord la « subtilité » et la souplesse de la pensée de Tarde à l’« esprit de système » et au « dogmatisme » de Durkheim. Par exemple : « si la pensée de Durkheim a réussi à s’imposer en France aux dépens de celle de Tarde, cela provient en partie de son apparente rigueur, de sa tendance monolithique, plus satisfaisante pour l’esprit que les nuances, les hésitations et les intérêts polyvalents dont témoigne l’œuvre de Tarde »  [91] Mais ensuite, au fil des textes, presque tous ont fait quelques concessions en évoquant « le charme vieillot de son style, le ton mondain de certains développements » (Boudon), en reconnaissant « un défaut de concision, certaines dérives poétiques, une propension à la rêverie métaphysique »  [92] Mais ils ont ajouté presque aussitôt que ces caractéristiques étaient « superficielles » (Valade). Or la réalité historique nous semble indiquer que ces caractéristiques, loin d’être superficielles, ont joué un rôle non négligeable dans le ralliement d’une partie de la jeunesse intellectuelle aux thèses de Durkheim. En effet, les membres qui ont formé le groupe de collaborateurs de la revue l’Année sociologique (lancée par Durkheim en 1897) proviennent de différents cercles  [93] Tous n’étaient pas des élèves ou des disciples de Durkheim. Au départ, on doit même dire que la plupart n’en étaient pas : Célestin Bouglé, Paul Lapie, Dominique Parodi, Gaston Richard, François Simiand. Sans ces hommes, s’il n’avait dû compter que sur son réseau immédiat, Durkheim n’aurait pas pu fonder cette revue puis cette école. Or, au départ, en 1895-1896, presque tous ces hommes avaient autant (voire davantage) de sympathie intellectuelle pour l’œuvre de Tarde que pour celle de Durkheim. Nous avons ainsi pu indiquer que c’est par un dialogue épistémologique intense – consistant à définir ce que devait être la sociologie comme science – que Durkheim allait les convaincre de la supériorité de son point de vue  [94] . Ce dialogue épistémologique a porté notamment sur trois points : premièrement, la rupture avec le sens commun et les préjugés d’une part, la métaphysique d’autre part ; deuxièmement, la « réalité » de l’objet de la sociologie – au delà du « chosisme », il s’agissait de reconnaître qu’il existe des faits sociaux non réductibles à des faits psychologiques individuels  [95] ; troisièmement – et conséquence du point précédent – l’indépendance de l’explication sociologique par rapport aux explications biologiques et psychologiques individuelles. C’est sur ces trois points qu’un consensus minimal va se dégager entre 1895 et 1897, entraînant dès lors définitivement chez ces hommes la prééminence de Durkheim sur Tarde. En effet, plus le temps passera, plus la pensée de Tarde semblera à ces intellectuels bien trop peu rigoureuse, ne correspondant pas à la démarche scientifique dont ils étaient en train de définir tant la forme que le contenu. Avec le verbe impitoyable qu’on lui connaît (et dont Durkheim lui-même avait souffert quelques années auparavant), Simiand finira par dire en 1902, dans sa revue Notes critiques-Sciences sociales, que la pensée de Tarde est :

« un assemblage d’observations qui ont une allure scientifique et de remarques qui sont tout au plus du reportage ingénieux, une incohérence de pensée qui déconcerte, un développement qui procède par association d’images ou même par association de mots et non par liaison d’idées, une tendance à traiter, sous une rubrique donnée, de beaucoup de sujets sauf du sujet indiqué, une confusion constante entre la théorie et la pragmatique, un mélange indistinct d’analyse positive et objective des faits avec des opinions pratiques et des avis tout personnels sur les choses, de la fantaisie là où il serait besoin de méthode, de la facilité imaginative là où la détermination du fait réel serait la seule besogne utile et la seule méritoire, des métaphores qui croient être des explications, et de simples jeux de mots qui se donnent pour des pensées profondes […] »  [96]

algré ses excès, ce jugement fut sans doute fréquemment partagé à l’époque.[modifier]

Au fond, l’issue de la controverse qui a opposé Durkheim et Tarde à la fin du XIXème siècle a tourné à l’avantage du premier pour deux séries de raisons.

La première série de raisons est proprement intellectuelle. Durkheim a convaincu une partie de ses interlocuteurs sur la base des caractéristiques de forme mais aussi de fond de son travail. D’abord, si le Suicide a rattrapé la mauvaise réception des Règles, cela est dû largement à la qualité de l’effort de raisonnement et d’information statistiques de Durkheim – et non à la théorisation qui a renforcé le « réalisme social » déjà proposé dans les Règles et critiqué par les contemporains  [97] De même, ses travaux d’ethnologie religieuse ont impressionné ses contemporains par leur rigueur, l’ampleur et la précision de leur information ethnographique. Un autre argument de fond consiste à souligner que Durkheim a voulu donner à la sociologie un programme, une méthode et des exemples de recherche empirique. On a pu discuter ce programme, cette méthode et ces exemples, mais, précisément, cette discussion était ouverte par la nature même des propositions de Durkheim. À l’inverse, l’œuvre centrale de Tarde apparaît comme un système fermé, une théorie qui, nous l’avons vu, s’appliquerait « à toutes les sociétés actuelles, passées ou possibles, comme les lois de la physiologie générale à toutes les espèces vivantes, éteintes ou concevables ». En somme, « nul besoin de faire école puisque tout est déjà dit »  [98] .

Ensuite, malgré le caractère bel et bien rhétorique voire dogmatique de ses constructions  [99] , Durkheim a réussit à incarner une certaine forme de rationalité – la rationalité scientifique – qui consiste en méthodes, en exemples, en logiques de raisonnement, en procédures standardisées de validation et d’argumentation, toutes choses que l’on ne trouve pas chez Tarde dont la pensée relève davantage de la philosophie traditionnelle, voire parfois d’une forme d’écriture et de démonstration plus proche du journalisme. Or, dans l’expression « sciences sociales » il y a le mot « science ». La sociologie – comme la psychologie, l’anthropologie, la géographie, la linguistique, etc. – est une discipline qui appartient à l’histoire des sciences, qui a toujours été très majoritairement conçue comme telle par ceux qui l’ont portée. Et c’est la raison pour laquelle cette forme de rationalité en est indissociable. Nous rejoignons en cela une des premières propositions de Merton, qui s’inspirait lui-même en partie de Weber  [100] . Ce dernier a en effet montré (dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme puis, de façon systématique, dans Économie et société) que la rationalité moderne est fondée sur l’idée de calcul et d’efficacité, qu’elle suppose une universalisation et une formalisation des rapports sociaux, qu’elle entraîne un « désenchantement du monde ». Et l’histoire des sciences humaines constitue à maints égards une confirmation de ce point de vue général.

La deuxième série de raisons au succès de Durkheim est sociale et politique. Durkheim a gagné parce qu’il a su faire école et ainsi démultiplier sa présence dans le champ intellectuel. Outre les facteurs intellectuels, ses capacités relationnelles, son esprit d’entreprise, enfin l’entente qui s’est faite avec ses collaborateurs sur le plan de la philosophie politique, y ont contribué. Le socialisme et, sans doute plus encore, l’Affaire Dreyfus (dans laquelle Durkheim et plusieurs de ses collaborateurs ont joué un rôle de tout premier plan  [101] ), ont en effet été un puissant facteur de cohésion morale (donc affective) entre les durkheimiens ; Tarde ayant été de son côté un opposant au socialisme et un sympathisant du bout des lèvres du dreyfusisme.

Pour conclure[modifier]

On peut tout dire et faire dire à Tarde. On peut mettre l’accent sur ceci, en délaissant cela. On peut suggérer que Tarde voulait dire ou faire telle chose même s’il n’y a pas réussi lui-même tout à fait. Dès lors que, comme le signalent les couvertures des cinq volumes réédités en 1999, on ne prétend pas réaliser des « commentaires » des textes de Tarde mais « ouvrir des perspectives de philosophie tardienne », toutes les propositions sont recevables puisqu’elles n’ont pas besoin d’être validées empiriquement. Si elles peuvent féconder le débat intellectuel – ce dont la démonstration reste à faire en ce qui concerne les sciences humaines proprement dites –, il faut s’en réjouir. Demandons cependant que ces relectures nous épargnent la reconstruction à l’envers de l’histoire des sciences humaines. Tarde ne saurait être ni pinatélien, ni boudonien, ni deleuzien, ni foucaldien, ni latourien, ni quoi que ce soit de contemporain. Tarde fut un auteur très important en son temps, il est décédé en 1904, sans avoir fait école. Quels furent la genèse, le développement, la réception et l’influence de son œuvre dans l’histoire de la pensée ? Il appartient aux historiens des sciences humaines de le dire. De même qu’ils sont mieux armés pour comprendre les préjugés moralisateurs et les positions politiques de Tarde que les redécouvreurs écartent systématiquement comme des détails sans importance alors qu’ils font partie intégrante de son système de pensée. C’est pourquoi nous ne pouvons retenir cette question finale : ne serait-il pas plus sage – empiriquement mais aussi philosophiquement – de considérer avant tout Tarde comme un homme de son temps et d’aborder son œuvre avec la distance et la neutralité de la méthode historique – étant entendue par là non pas une étiquette disciplinaire, mais une manière de penser ?


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  1. [1] Tarde, 1999a, b, c, d et e.
  2. [2] Casadamont, 1982.
  3. [3] L’édition tardienne ne saurait certes rivaliser avec l’édition durkheimienne ou weberienne. Toutefois, l’œuvre de Tarde est aujourd’hui bien plus accessible que celles de Le Play, des principaux héritiers de Durkheim (à l’exception de Mauss), de Pareto ou encore des sociologues de l’École de Chicago.
  4. [4] Ottenhof, 2000, 265.
  5. [5] Pinatel, 1959, 436.
  6. [6] Ibid., 439.
  7. [7] Ibid. (nous soulignons).
  8. [8] Ibid., 441.
  9. [9] Ibid., 442.
  10. [10] Ibid., 442.
  11. [11] Ibid., 442.
  12. [12] Pinatel, 1963, 474.
  13. [13] Tarde comme Durkheim a souligné que le crime supposait, d’une part, avant le criminel, l’existence d’une incrimination d’un comportement (autrement dit un droit pénal historiquement fluctuant), d’autre part des procédures pour repérer et arrêter ces criminels (autrement dit un système de répression, au travers duquel passent de nombreux auteurs d’actes délinquants). En aucune manière, la compréhension du crime ne se résumait pour eux dans l’étude du criminel.
  14. [14] Pinatel, 1971, 288 ; cf. aussi tout le sous-chapitre « criminologie clinique et stéréotype du délinquant » qui traite de « la résistance au développement de la criminologie clinique », 253 et suiv. Il faut dire qu’à ce moment, la sociologie du crime se développe en France, à l’initiative notamment de Philippe Robert qui fonde en 1969 le Service d’Études Pénales et Criminologiques au sein du ministère de la Justice, et y promeut une « criminologie de la réaction sociale » directement opposée à la « criminologie du passage à l’acte » incarnée par Pinatel (sur ce contexte, cf. Mucchielli, 1997).
  15. [15] Ibid., 97.
  16. [16] Pinatel, 1972, x.
  17. [17] Ibid., xiii et xvi.
  18. [18] Ibid., xv.
  19. [19] Boudon, 1971 [1964], 76.
  20. [20] Ibid., 78 et 86.
  21. [21] Ibid., 80.
  22. [22] Boudon, 1971 [1964], 90-91. L’étude de D. Reynié, en 1989, confirmera la possibilité de voir en Tarde un pionnier de l’analyse statistique de l’opinion publique.
  23. [23] Boudon, 1971 [1964], 91.
  24. [24] Pour les mêmes raisons, ce positionnement conduira logiquement Boudon à réinvestir l’œuvre de presque tous les théoriciens classiques de la sociologie ayant développé en leur temps des positions apparemment plus compatibles avec les siennes : Weber, Simmel, Pareto.
  25. [25] Boudon, 1979.
  26. [26] Signalons enfin une anecdote révélatrice d’un certain usage de l’histoire. La présentation par R. Boudon des Lois de l’imitation s’ouvre sur cette citation : « On a cru ne pouvoir donner à la sociologie une tournure scientifique qu’en lui donnant un air biologique, ou, mieux encore mécanique. C’était chercher à éclaircir le connu par l’inconnu, c’était transformer un système solaire en nébuleuse non résoluble pour le mieux comprendre. En matière sociale, on a sous la main, par un privilège exceptionnel, les causes véritables, les actes individuels dont les faits sont faits […] » (Tarde, 1979, 1). Suit immédiatement ce commentaire : « Lorsque Tarde écrit ces lignes, à la première page des Lois de l’imitation, peut-être songe-t-il à Durkheim qui naguère a publié La division du travail social et Le suicide ». D’emblée, il s’agit donc de réinvestir l’opposition Durkheim-Tarde, sociologie mécanique-sociologie compréhensive. L’interprétation est pourtant erronée eu égard à la date du document. La seconde édition du livre de Tarde date de 1895. Une référence, même implicite, au livre de Durkheim sur le suicide – qui date de 1897 – est donc impossible. Ensuite, il s’agit de la seconde édition non révisée d’un livre paru en 1890, ce qui rend cette fois impossible la référence à la thèse de Durkheim, De la division du travail social, qui date de 1893. On pourrait alors imaginer que Tarde pense à des articles plus anciens de Durkheim, par exemple sa leçon introductive au cours de sociologie de Bordeaux, en 1888. Toutefois, ainsi que Tarde lui-même l’indique à la première page de l’avant-propos de son livre, ce dernier est constitué par la réunion de plusieurs articles antérieurs. Et, vérification faite, la fameuse phrase mise en exergue par Boudon figure en toute lettre dans un article paru en 1882 (Tarde, 1882, 270). Or, à cette date, Durkheim – qui était de quinze ans le cadet de Tarde – vient de terminer ses études et n’a pas écrit le moindre article. La phrase de Tarde ne saurait donc lui être destinée. Cette erreur fait que le commentaire de Boudon est à la fois un anachronisme et un contresens. En réalité, dans ce texte écrit en 1882, Tarde s’adresse à Herbert Spencer et à tous ceux qui, à ses yeux, poussent trop loin les analogies entre les sociétés animales et les sociétés humaines, idée fort répandue à l’époque. Et, chose qui semble importante, sur ce point théorique, loin de s’opposer, Durkheim et Tarde étaient au contraire en accord (cf. Becquemont, Mucchielli, 1998, 304 et suiv.).
  27. [27] Milet, 1973, 13. Favre (1983, 6) insistait déjà sur ce caractère hagiographique : « l’auteur est si favorable à Tarde qu’il n’en aperçoit jamais les limites, et il le lit au travers de telles lunettes spiritualistes qu’il fait fréquemment dire à Tarde le contraire de ce que celui-ci a écrit ». Depuis les années 1960, J. Milet n’a cessé de présenter Tarde comme un génie méconnu, précurseur dans tous les domaines : « Tarde a cultivé tous les genres de réflexion, et avec un bonheur égal. Il fut juriste, on l’a dit ; et il devint même le meilleur criminaliste de son temps. Il fut philosophe ; et il a proposé les éléments d’une philosophie de la Différence […] qui suscite même actuellement de nouvelles réflexions. Il fut historien ; et il a même proposé la philosophie de l’Histoire qui semble être la plus équilibrée […]. Il fut économiste […] », etc. (Milet, 1973, 17). En 1994, il écrivait toujours que « la relecture [de Tarde] peut nous aider à préparer une ère nouvelle aux sciences sociales » (Milet, 1994, 15).
  28. [28] Castellan, 1970, 17 (étrangement, l’auteur en reste là et ne dit pas un mot sur l’intérêt des thèses de Tarde en psychologie sociale). Faisant l’histoire de cette période en interrogeant aussi le jugement des contemporains de Tarde et Durkheim, nous avons contesté que la sociologie de Durkheim ait été « anti-psychologique » ; elle se définissait en effet comme une « psychologie collective » et avait du reste ouvert à l’époque un dialogue important avec les psychologues (Mucchielli, 1994 ; 1998, 335-341).
  29. [29] Ainsi lit-on dans sa biographie cette conclusion sur le débat entre Tarde et Durkheim : « Au total, il semble bien, en toute objectivité [sic], que Tarde ait presque toujours surclassé son adversaire. Si, malgré tout, Durkheim et son école ont pu l’emporter en influence, et cela pendant tant d’années, c’est sans doute que d’autres facteurs que la vérité peuvent jouer dans la diffusion d’une doctrine » (Milet, 1970, 256).
  30. [30] Milet, 1973, 13.
  31. [31] Ibid., 18.
  32. [32] Sans entrer ici dans le détail d’une contre-argumentation, signalons d’abord qu’il serait assez facile de contester que l’on puisse véritablement « vivre les faits sociaux » dans « la solitude de son cabinet ». Comme le disait précisément Tarde, la réalité sociale est une interaction, une interpsychologie (une « intersubjectivité » dira Merleau-Ponty). Mais dès lors, si Tarde avait été réellement un praticien des sciences sociales, il aurait contribué à la réflexion sur les méthodes qualitatives qui se fondent précisément sur cette volonté de se situer au plus près du « vécu » des individus. Or l’œuvre de Tarde est fondamentalement théorique et abstraite et il l’a en effet construite toute entière dans la solitude de son cabinet. Ensuite, ce type d’arguments (comme aussi celui sur les sources de seconde main) ne sert pas la comparaison de l’œuvre de Tarde avec celle de Durkheim. On trouve en effet chez ce dernier une qualité et une abondance de sources (statistiques dans Le suicide, ethnographiques dans ses travaux sur les sociétés dites alors « primitives ») que Tarde n’a cherché à mobiliser dans aucun de ses livres, se contentant souvent de rappels généralement brefs de quelques exemples historiques.
  33. [33] « La sociologie de Durkheim est morte : les faits sociaux ne sont pas des choses, ils ont leur signification » (cité par Milet, 1973, 13). Au fond, Milet prolonge une tradition philosophique anti-durkheimienne dont un des morceaux de choix fut au lendemain de la guerre le livre de Jules Monnerot intitulé précisément Les faits sociaux ne sont pas des choses (Monnerot, 1946).
  34. [34] Rocheblave-Spenlé, 1973, 26, également 36-37.
  35. [35] Ibid, 28. Sur les premières utilisations du terme, une dizaine d’années plus tôt, cf. Lubek, 1981.
  36. [36] Ibid, 32-33.
  37. [37] Ibid, 33.
  38. [38] Guillaume, 1925, v.
  39. [39] On sait par contre que Piaget a entretenu un important dialogue critique avec la pensée de Durkheim.
  40. [40] Cf. par exemple Piaget, 1945 ; Wallon, 1970, 109 et suiv.
  41. [41] Rocheblave-Spenlé, 1973, 42.
  42. [42] Mucchielli, 1994, conclusions.
  43. [43] Ibid.
  44. [44] Latour, 1999, 29.
  45. [45] Letonturier, 2000, 79.
  46. [46] Ibid.
  47. [47] Cité par Letonturier, 2000, 86.
  48. [48] Ibid.
  49. [49] Cf. notamment Deleuze, 1968, 39 et suiv., 104-105 ; Deleuze, Guattari, 1980, 267 et suiv.
  50. [50] Schérer, 1998, 22. Karsenti (1993, xvi) écrit de même l’« on doit [à Deleuze et Guattari] la réhabilitation théorique la plus significative de l’œuvre de Tarde ». Enfin, Alliez (1999a, 9) débute ainsi sa présentation qui ouvre la réédition des œuvres de Tarde : « Distrait d’un oubli séculaire à peine troublé, pour la France, par une longue note de Gilles Deleuze, et un chapitre de la thèse de Jean Milet […] ».
  51. [51] Schérer, 1998, 24.
  52. [52] Par exemple la revue Multitudes, placée sous la patronage de Foucault, Deleuze et Guattari (qui prend largement la suite de la revue Futur Antérieur). E. Alliez, B. Karsenti et M. Lazzarato figurent dans son comité de rédaction. B. Latour écrit dans son premier numéro (« Biopolitique et biopouvoir », Multitudes, mars 2000, n° 1).
  53. [53] La préface d’I. Joseph au volume IV des Œuvres de Tarde rééditées en 1999 reprend un article paru dans la revue Critique en 1984. L’influence de Deleuze s’y glisse dans la mise en valeur d’une « théorie de la croyance et du désir [qui] peut fonder une micro-sociologie originale […] » (Joseph, 1984, 550). Quinze ans plus tard, dans la note accompagnant la reprise de ce texte, l’auteur écrit aussi : « On reconnaîtra sans peine l’influence de Gilles Deleuze et de sa découverte, dans l’œuvre de Tarde, d’un programme de recherche pour la microsociologie » (Joseph, 1999, 9). La référence élogieuse à Deleuze, « inspiré » par Tarde, est également explicite chez Latour (2000, 29). Par ailleurs, dans une interview à Libération, Alliez (1999b), annonce que Latour sera peut-être le préfacier d’une nouvelle série de réédition des œuvres de Tarde qui comprendrait notamment sa Psychologie économique.
  54. [54] On connaît les propos élogieux de Bergson sur Tarde (le premier ayant par ailleurs succédé au second au Collège de France). Alliez (1999a, 31) va cependant jusqu’à affirmer que Bergson fut « le disciple le plus immédiat de Tarde », ce qui nous semble imprudent. La comparaison entre les philosophies de Leibniz et de Tarde – initiée par Milet (1970, chap. 3) – est bien mieux argumentée par l’auteur.
  55. [55] Alliez, 1999a, 31.
  56. [56] Latour, 1999, 81.
  57. [57] Selon ses disciples, Deleuze aurait « révolutionné la philosophie française », à la fin des années 1960, en proposant une philosophie de la différence (Alliez, 1999b). On invitera pourtant les historiens de la philosophie à interroger les réactions philosophiques anti-structuralistes et libertaires qui précèdent celle de Deleuze et en constituent le contexte dans ces années 1960.
  58. [58] La préface de La criminalité comparée s’ouvre sur l’éloge de la statistique: « cette source toute nouvelle d’informations, qui habitue le public contemporain à voir les faits sociaux en grandes masses, non pas confuses et douteuses comme les générations d’autrefois, mais aussi précises et aussi certaines que chacun de leurs détails conduit à traiter toutes les questions sociales en homme d’État » (Tarde, 1886, v).
  59. [59] Karsenti, 1993, xxvi.
  60. [60] Ibid.
  61. [61] À la fin de son introduction, E. Alliez (1999a, 32) affirme quant à lui que l’influence de Tarde est « secrète, mais néanmoins autant qu’on puisse en juger bien réelle en Allemagne, par l’intermédiaire de Simmel, et de sa lecture dans l’École de Francfort ; ouverte et avérée Outre-Atlantique, avec le développement de la micro-sociologie (dont on peut penser qu’elle n’a pas été étrangère à la réception de Foucault aux États-Unis) ». Or qu’est-ce que cette « micro-sociologie » ? Quelle école de sociologie américaine (ou allemande) a revendiqué une inspiration tardienne ? Tout ceci nous semble trop imprécis, reposant sur des oppositions un peu trop simples (micro/macro, individu/structure, subjectivité/statistique, etc.).
  62. [62] Lubek, 1981, 368, cf. aussi 378 et suiv. Certains textes contemporains se revendiquant d’une « sociologie cognitive » à fondement biologique semblent plus proches de Tarde – mais sans s’en inspirer – que les philosophies et les sociologies dont nous avons parlées. Ainsi D. Sperber défend dans La contagion des idées (le titre anglais est plus explicite : Explaining Culture : A Naturalistic Approach) une « épidémiologie des représentations » ou encore un modèle « infra-individualiste » qui, dans son réductionnisme, n’est pas sans rappeler directement la conception tardienne de l’individu et du social (Sperber, 1996).
  63. [63] Les pages suivantes constituent une brève synthèse d’une étude d’ensemble (Mucchielli, 1998).
  64. [64] Tarde, 1895 [1890], xxii.
  65. [65] Ibid., 12.
  66. [66] Ibid., 15 et suiv.
  67. [67] Ibid., 20-21.
  68. [68] Ibid., 73.
  69. [69] Ibid., 82.
  70. [70] Cf. notamment Ellenberger (1994), Carroy (1991), Castel (1998).
  71. [71] Tarde, 1895 [1890], 83.
  72. [72] Ibid., 84.
  73. [73] Ibid., 86-92.
  74. [74] Ibid., 90.
  75. [75] Tarde, 1886, 141.
  76. [76] Tarde, 1895 [1890], 47.
  77. [77] Ibid., 153-154 (nous soulignons).
  78. [78] Reynié, 1989, 10. On doit à cet auteur, qui en est venu à étudier Tarde dans le cadre d’une thèse de science politique sur l’histoire des théories du nombre, une remarquable préface à la réédition de L’opinion et la foule. Quelques années plus tard, Karsenti (1993, xv-xvi) a également souligné le fait que la théorie de Tarde procède en réalité à une « destitution de l’individu », mais il n’en a pas tiré toutes les conséquences, pris dans le mouvement de célébration deleuzienne de Tarde.
  79. [79] Favre, 1983, 8 (qui mentionne aussi « les critiques que Tarde adresse à la théorie des idées-forces de Fouillée, ainsi que les réserves qui accompagnent toujours, chez Tarde, les références à Renouvier »).
  80. [80] Tarde, 1895 [1890], 159.
  81. [81] Tarde, 1893, 19. Pour les mêmes raisons, Tarde pensera que les inégalités sociales ont un fondement biologique, que les hommes sont donc – intellectuellement et moralement – inégaux devant la nature.
  82. [82] Qu’il soit bien entendu, en effet, qu’il n’est pas dans notre intention de présenter des visages tout en noir de Tarde et tout en blanc de Durkheim. Nous avons du reste déjà eu l’occasion de souligner l’importance, chez ce dernier, d’une théorie de l’inconscient collectif qui emprunte elle aussi à la mode de la suggestion et qui l’amène à des contradictions et à de difficultés d’argumentation empirique (Mucchielli, 1998, 192-205).
  83. [83] Valade, 1989, 68.
  84. [84] Lazzarato, 1999, 105.
  85. [85] Nous nous appuyons ici sur les travaux historiques déjà existant : outre les passages de Clark (1969) et l’analyse de Lubek (1981), les articles de Borlandi (1994) et Besnard (1995), ainsi que notre livre (Mucchielli, 1998).
  86. [86] Karady, 1976.
  87. [87] Paoletti, 1995.
  88. [88] « Tarde doit sa réussite à une capacité à exprimer son temps, à adopter la pratique commune et à donner forme aux représentations du groupe social qui se reconnaît en lui » écrit Favre (1983, 6-7).
  89. [89] Lubek, 1981, 373.
  90. [90] En réalité, l’Affaire Dreyfus, autant sinon plus que le socialisme, a soudé les durkheimiens.
  91. [91] Rocheblave-Spenlé, 1973, 26.
  92. [92] Valade, 1989, 68.
  93. [93] Besnard, 1979.
  94. [94] Mucchielli, 1998, 219-230.
  95. [95] Sur ce point-clef, il faut savoir que les contemporains de Tarde et de Durkheim ont eux-mêmes adopté plutôt le point de vue du second dans le débat sur les relations entre psychologie et sociologie qui eut lieu en juillet 1903 lors du Xème Congrès international de sociologie à Paris (Ibid., 339-341).
  96. [96] Cité par Favre, 1983, 11.
  97. [97] Dans le Suicide, Durkheim propose une théorie des « courants suicidogènes » tout aussi obsolète que l’imitation de Tarde et qui se fonde également sur une théorie des phénomènes inconscients (cf. Mucchielli, 1998, 192-198). Tarde l’avait du reste bien vu et, dans un texte de réponse au livre de Durkheim (texte non publié à l’époque), il s’empressait d’écrire : « Durkheim est mon élève sans le savoir » (Tarde, 2000, 246).
  98. [98] Marcel, Sekulic, 1990, 15.
  99. [99] De ce point de vue, on pourrait renvoyer Tarde et Durkheim dos-à-dos.
  100. [100] Dans sa thèse sur les sciences et les techniques en Angleterre au XVIIème siècle (Merton, 1938).
  101. [101] Mucchielli, 1998, 230 et suiv.