Théorie de la complexité : points de repère

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Les théories de la complexité : des points de repère[modifier]

Fabrizio Li Vigni1

Depuis une trentaine d’années, le terme de « complexité » s’est imposé dans les discours des chercheurs et des intellectuels, des instituts de recherche et des journalistes scientifiques. De nombreux chercheurs, quelle que soit leur discipline, s’y intéressent. Multiples, aux contours incertains, les théories de la « complexité » cultivent et nourrissent l’espoir de parvenir à des solutions nouvelles, jugées parfois « miraculeuses », aux problèmes sociaux et environnementaux ; elles peuvent également produire une sorte d’émerveillement, ou pour le moins d’excitation cognitive, en ouvrant sur la compréhension réelle et profonde des systèmes dits complexes.

Systèmes multi-agents (tradition des systèmes dynamiques et des réseaux)

Ce domaine encore peu étudié amène le chercheur en sciences sociales à se poser une série de questions2. Pourquoi, par exemple, des scientifiques confirmés ont-ils voulu créer de nouveaux espaces de recherche, voire produire une « révolution » scientifique ou épistémologique ? En quoi leurs disciplines et instituts de recherches d’origine ne les satisfaisaient pas ? Comment les acteurs de la complexité sont-ils reliés aux organismes importants qui les financent à partir de modélisations numériques, c’est-à-dire virtuelles ? Quel est, plus généralement, le rôle que l’ordinateur joue dans la modélisation de la complexité, compte tenu de l’ambition de saisir le monde « réel » ? Du point de vue philosophique, le domaine de la complexité est-il vraiment antiréductionniste ? Autrement dit, quelles épistémologies émergent des discours officiels et des pratiques observables ? Coïncident-elles ? Enfin, les théories de la complexité, dans leur diversité, peuvent-elles vraiment aider dans la gestion des affaires du monde ? Avec quels risques et quels avantages ? Autrement dit, quelles sont leurs promesses et qu’en est-il à ce jour ? Pour répondre à ces questions, un travail ethnographique, d’entretiens et d’archives a été engagé et sera poursuivi au cours des prochaines années. Toutefois ces questions ont peu de chances de trouver des réponses si l’on n’établit pas clairement, au préalable, le périmètre des acteurs et des idées en jeu. Le fait que ces questions trouvent des réponses différentes selon les acteurs peut ensuite faire l’objet d’investigations plus précises. A partir d’un travail exploratoire3, qui sert d’appui à ce billet, nous avons précisément cherché à établir ce périmètre d’acteurs, afin d’interroger la supposée unité du domaine de la complexité. Existe-t-il un domaine de la complexité homogène, solide et universellement reconnu ? La réponse s’est avérée négative et nous avons repéré trois grands groupes, parfois en lutte entre eux. Voilà déjà un bon point de départ pour interroger le domaine des théories de la complexité.

Faute de travaux sociohistoriques d’envergure sur ce domaine de recherche disparate, ses principaux analystes sont souvent des scientifiques ou des penseurs qui en sont aussi les protagonistes. Par exemple, le mathématicien américain Ralph Abraham a proposé une vision homogène et unitaire de ce champ de recherche, dont il est lui-même un représentant reconnu4. Abraham situe les racines dans la cybernétique, la systémique et les mathématiques des systèmes dynamiques, et défend l’hypothèse que ces théories se sont unifiées à partir des années 1970.

Trois théories sur un tableau[modifier]

La cybernétique est une approche créée aux États-Unis dans les années 1940 par des scientifiques, essentiellement des mathématiciens et ingénieurs, dont les plus connus sont Norbert Wiener et Warren McCulloch5. Elle repose sur le concept de feedback ou rétroaction, c’est-à-dire la capacité d’un système dynamique à modifier son comportement sur la base des données reçues de l’environnement ou de son propre processus interne.

La systémique est une approche qui s’est constituée, elle aussi, aux États-Unis, entre les années 1930 et les années 1950, suite aux efforts d’un biologiste et philosophe d’origine autrichienne, Ludwig von Bertalanffy6. Elle se donne comme objectif la mise en œuvre d’un ensemble de formules mathématiques capables de décrire tous les systèmes vivants et sociaux, en dépit de leurs différences.

Enfin, la théorie des systèmes dynamiques, dont les bases ont été jetées par le mathématicien français Henri Poincaré à la fin du XIXe siècle, s’est constituée en un domaine cohérent au cours des années 1960 et 1970 grâce à la théorie du chaos7.

Malgré ces racines théoriques multiples, pour Abraham et pour d’autres chercheurs de son domaine, il n’y a qu’une seule science de la complexité. Cependant, nos recherches historiques et sociologiques montrent que le panorama est loin d’être aussi homogène et intégré ; par ailleurs d’autres acteurs, exclus par Abraham, se réclament de ce domaine et en effet ont des fortes interactions avec les autres acteurs qui le composent.

Lorsque l’on demande, non seulement aux scientifiques mais aussi au grand public, ce qu’est la complexité, on reçoit de nombreuses réponses différentes. Chacun nomme un chercheur ou un centre de recherche qui, plus que les autres, incarnerait le concept de complexité. Certains donnent le nom de Niklas Luhmann, d’autres celui d’Edgar Morin, d’autres encore celui du Santa Fe Institute américain ou du Center for Complex Network Research de Albert-László Barabási ; d’autres encore désignent Herbert Simon, Ilya Prigogine ou Stephen Wolfram. Qui a raison ? Tout le monde et personne. Tous, car ces chercheurs et centres, avec beaucoup d’autres, participent aux théories de la complexité. Personne, parce que le domaine en question ne peut pas être réduit à un seul nom ou à un seule sigle.

Exercices définitionnels[modifier]

Un tel constat n’empêche pas que l’on puisse proposer, de façon provisoire et générique, une définition englobant tous les principaux acteurs se réclamant de ce domaine. En cherchant à repérer seulement les traits en commun et en laissant de côté les points de divergence, les théories de la complexité peuvent être définies comme un ensemble très varié de connaissances qui, avec des outils, des cadres épistémologiques et des langages qui diffèrent beaucoup entre groupes et même entre chercheurs, se proposent d’aborder les problématiques de l’irréductibilité, de l’imprédictibilité et de l’aléatoire. Cette définition ne nous était pas donnée a priori : elle est le résultat d’un travail sociohistorique sur les acteurs, à partir d’une analyse bibliographique, mais aussi à travers la réalisation d’entretiens, d’ethnographies et de dépouillement d’archives.

Si nous avons choisi la formule de « théories de la complexité », c’est parce qu’elle nous paraît suffisamment générique pour inclure des figures très différentes. Par « théorie », on se réfère autant à une doctrine philosophique qu’à une science. Tandis que « complexité » renvoie tantôt aux discours philosophiques sur le concept en général, tantôt aux études scientifiques sur les systèmes complexes.

Restent à définir, encore une fois de manière générique, les termes mêmes de « complexité » et de « systèmes complexes ». Si dans le langage commun « complexe » est synonyme de difficile, obscur, intriqué, l’étymologie indique deux caractéristiques bien précises : la première est l’interdépendance entre les composants d’un ensemble et la seconde est l’irréductibilité de cet ensemble à ses parties. Les acteurs des théories de la complexité ne se réfèrent pas au langage commun mais à l’étymologie latine du terme : cum et plexus signifient respectivement « avec » et « tissu ». Partant, est complexe tout ce qui est tissé ensemble et qui ne peut pas être décomposé sans être dénaturé. Ce sont les auteurs les plus philosophes qui réfléchissent sur l’origine épistémologique du terme, bien que les acteurs les plus scientifiques ne l’ignorent pas. Ces derniers, toutefois, préfèrent parler de systèmes complexes, lesquels peuvent être définis comme des ensembles intégrés composés d’un grand nombre de composants en interaction, résultats de processus d’évolution et doués de propriétés émergentes, au sens où le niveau microscopique engendre une organisation macroscopique qui n’est pas prévisible à partir des constituants.

Nos recherches nous ont convaincu du fait que, à l’intérieur du domaine des théories de la complexité, existent trois grands groupes : un qui se réfère à la systémique de von Bertalanffy et à la cybernétique de Wiener ; un autre qui se réfère aux mathématiques des systèmes dynamiques de Poincaré et à la théorie des réseaux du physicien hongrois Barabási (entre autres) ; enfin un dernier groupe qui se réfère à la théorie de la complexité algorithmique du mathématicien russe Andreï Kolmogorov (théorie dans laquelle, selon Abraham, le terme de complexité est juste une « coïncidence de termes » avec la complexité telle qu’elle est entendue par les deux premiers groupes8).

Un premier groupe – la complexité algorithmique[modifier]

Le groupe qui s’inspire de Kolmogorov est un groupe constitué de peu de chercheurs, notamment des mathématiciens et des informaticiens, qui travaillent sur une définition très précise de ce qu’est un algorithme complexe. Si un ensemble de nombres est exprimable avec une formule courte, on dit que cet ensemble de nombres a une complexité algorithmique faible. Si un ensemble de nombres n’est pas synthétisable par une formule plus courte, on dit que cet ensemble est aléatoire, à savoir qu’il présente un niveau de complexité plus élevé. Les chercheurs qui raisonnent sur ces concepts, le font en général pour y trouver des applications en informatique ou en biologie9. Des centres de recherche ou des revues entièrement dédiés à cette approche n’existent pas. Il s’agit du groupe le plus modeste et marginal, dont les représentants les plus actifs et connus, y compris auprès du grand public, sont Jean-Paul Delahaye et Serge Grigorieff, basés respectivement à Lille et à Paris10.

Complexité algorithmique (tradition homonyme)

On donc peut déterminer que

00000000000000000000000000000000000000000000000000000

A une complexité algorithmique plus faible que la suite

39174863993410563917349576351367194673189381462358193

Un deuxième groupe – une science des réseaux dynamiques[modifier]

Le groupe qui se réclame des mathématiques des systèmes dynamiques et de la théorie des réseaux est un groupe disparate, composé par des physiciens, des mathématiciens, des informaticiens, des ingénieurs, des biologistes, des immunologistes, des neurologistes, des sociologues et des urbanistes. Il est moins cohérent que le premier groupe, mais plus que le dernier qu’on va traiter car, malgré la variété des disciplines et des outils impliqués, il possède tout de même un ensemble d’instruments et d’approches conceptuelles relativement stables depuis une trentaine d’années, ainsi que des centres de recherche et des revues dédiés, tant aux États-Unis qu’en Europe. Le premier centre de ce type, le Santa Fe Institute, a été fondé en 1984 aux États-Unis11. Depuis lors, les chercheurs qui composent cette communauté opèrent surtout à travers des modèles mathématiques et virtuels sur ordinateur, dans la tentative de simuler les systèmes complexes naturels et humains, de la cellule au cerveau, jusqu’aux villes. Depuis dix ans, les financements dirigés vers ces recherches augmentent, dans le monde entier, proportionnellement à l’ambition des promesses et des espoirs qu’elles avancent et suscitent. Leur objectif n’est pas, en effet, seulement celui de comprendre et décrire plus adéquatement les systèmes complexes, mais aussi celui de les prévoir et de les gérer mieux12. Le représentant le plus important en France de ce groupe est l’Institut des Systèmes Complexes – Paris Île de France, fondé à Paris en 2005 par le polytechnicien Paul Bourgine et d’autres scientifiques, réunis dans le Réseau National des Systèmes Complexes.

Théorie des réseaux (tradition des systèmes dynamiques et des réseaux)

Un troisième groupe – cybersystémique[modifier]

Le troisième groupe, actif presque exclusivement en France, aux États-Unis et en Allemagne, et de façon différente dans chacun de ces pays, se rattache à la systémique et à la cybernétique, parfois les traitant comme si elles étaient une seule chose. Il en résulte surtout des théories discursives sur les systèmes complexes. En France, c’est le Groupe des Dix qui a diffusé les concepts cybernétiques et systémiques aussi auprès du grand public. Ce club informel, composé de scientifiques, philosophes, sociologues et politiques, s’est réuni régulièrement à Paris entre 1969 et 1976 dans la maison d’un de ses membres (le médecin et entrepreneur Jacques Robin). Le but de ces rencontres était de parvenir à un nouveau paradigme ou à un nouveau langage utile tant à la science qu’à la politique, qui, selon ses membres, ne devraient plus s’ignorer réciproquement13. Si les deux premiers groupes sont composés de chercheurs des sciences naturelles et sociales, qui produisent surtout des articles en anglais où la formalisation mathématique est tout à fait centrale, le Groupe des Dix a publié notamment des livres oscillant entre la philosophie et la vulgarisation. Edgar Morin14 et Henri Atlan15 sont les acteurs les plus connus et actifs dans la publication d’ouvrages autour de la complexité et des systèmes complexes, ayant eu par ailleurs une influence importante dans le développement de la théorie soixante-huitarde de l’autogestion16

Note : « nous pouvons donc dégagée de la cosmogénèse le boucle tétralogique :

Désordre
^
Interactions
rencontres
/                 \
Organisation ----- ordre

Boucle de Morin (tradition systemico-cybernétique)

L’un des derniers arrivés au Groupe des Dix, le philosophe et historien Jean-Pierre Dupuy, a fondé à Paris en 1982, avec Jean-Paul Dumouchel, le Centre de Recherche en Epistémologie et Autonomie (CREA), rattaché à l’Ecole Polytechnique. Reconnu comme le premier pôle de recherches en sciences cognitives en France, le CREA peut aussi être considéré comme la première institution s’occupant de systèmes complexes : mais si dans les toutes premières années c’était au prisme de l’approche inspirée de la cybersystémique, petit à petit l’approche inspirée du Santa Fe Institute a pris le relais.

1. L’auteur tient à remercier tous les membres du GSPR pour leurs lectures et leurs conseils concernant ce billet. [ ]

2. Le GSPR lui-même est né d’interrogations concernant les modèles sociologiques et leurs capacités différentielles à se saisir de processus complexes, non-linéaires ou émergents, en particulier via l’étude socio-informatique des dossiers complexes. Voir sur ce point, le programme esquissé par Francis Chateauraynaud sous le titre, Pragmatique de la complexité. Modèles sociologiques pour l’analyse des processus de mobilisation (Paris, EHESS, juin 2004). [ ]

3. Li Vigni, F., Les théories de la complexité (1970-2010). Une sociohistoire d’un domaine émergent, Mémoire de master en Sociologie générale, EHESS de Paris, sous la direction de Wolf Feuerhahn, soutenu en juin 2014. [ ]

4. Abraham, R.H., « The Genesis of Complexity », World Futures: The Journal of Global Education, 67: 4-5, 2011, p. 380. Internet : http://dx.doi.org/10.1080/02604027.2011.585915. [ ]

5. Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1999 (1ère éd. : 1994). [ ]

6. Hammond, D., The Science of Synthesis. Exploring the Social Implications of General System Theory, Boulder, University of Colorado, 2003. [ ]

7. Aubin, D. & Dahan, A., « Writing the History of Dynamical Systems and Chaos : Longue Durée and Revolution, Disciplines and Cultures », Historia Mathematica, n. 29, 2002, pp. 273-339. [ ]

8. Entretien avec Ralph Abraham, 13/04/13. [ ]

9. Delahaye, J.P., Complexité aléatoire et complexité organisée, Versailles, Quæ, 2009. [ ]

10. Entretien avec Jean-Paul Delahaye, 02/06/2014. [ ]

11. Waldrop, M.M., Complexity. The Emerging Science at the Edge of Order and Chaos, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 1992. [ ]

12. Bourgine, P., Chavalarias, D. et Perrier, E., French Roadmap for Complex Systems. 2008-2009 Edition, ISC, RNSC, IXXI, 2009, en ligne : http://www.iscpif.fr/tiki-index.php?page=Roadmap-fr. [ ]

13. Chamak, B., Le Groupe des Dix ou les avatars des rapports entre science et politique, Monaco, Editions du Rocher, 1997. [ ]

14. Morin, E., La méthode 1. La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977 ; Morin, E., La méthode 2. La Vie de la Vie, Paris, Seuil, 1980. [ ]

15. Atlan, H., L’organisation biologique et la théorie de l’information, Paris, Seuil, 2006 (1ère ed. Editions Hermann, 1972) ; Atlan, H., Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979. [ ]

16. Rosanvallon, P., L’âge de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976. [ ]