Une nouvelle civilisation ? Hommage à Georges Friedmann

De JFCM
Aller à : navigation, rechercher


Une nouvelle civilisation ? Hommage à Georges Friedmann. [compte-rendu]

F. Gresle

Revue française de sociologie Année 1973 14-4 pp. 547-549

Une nouvelle civilisation ? Hommage à Georges Friedmann. Paris, Gallimard, 1973, vh495 tabl., bibliogr., 47 F.

Nous ne savons pas, si les arguments développés par les auteurs dans leur préface pour refuser le terme de « Mélanges » méritent d'être retenus. L'ouvrage, qui nous est livré, leur ressemble, même si les chercheurs et universitaires cosignataires ne sont ni les pairs, ni les élèves de M. Georges Friedmann. Pourtant, ce recueil présente un grand intérêt, qui le distingue du genre et ne tient pas seulement à la qualité de ses rédacteurs. La richesse et l'originalité de chaque contribution, la diversité des thèmes abordés renvoient aux multiples aspects de l'œuvre de Georges Friedmann. Quel plus bel hommage pouvait être rendu à un homme, qui fut — et demeure — un pionnier, dont la curiosité « universelle », l'audace et la rigueur des analyses ont marqué toute une génération de sociologues ? Les articles composant ce livre ont été conçus et rédigés dans cet esprit. Us sont comme le prolongement des recherches inquiètes et généreuses de Georges Friedmann dans quatre domaines, que celui-ci a profondément renouvelés : l'anthropologie politique et sociale, où il a su renouer avec la grande tradition socio-philosophique du xixe siècle, tout en restant fidèle à l'approche concrète des phénomènes sociaux; l'étude des sociétés industrielles à travers le travail et le loisir, qui en sont les piliers, à la fois complémentaires et antagonistes; la formation, l'orientation professionnelles et techniques, pour lesquelles le professeur du Conservatoire National des Arts et Métiers ne ménagea pas ses efforts; l'analyse des moyens de communication de masse, dont il comprit très tôt la nécessité et qu'il suscita malgré (ou peut-être en raison de) son caractère marginal par rapport aux disciplines universitaires traditionnelles. Toutefois la variété des choix scientifiques ne saurait faire oublier leur profonde unité : Georges Friedmann s'est penché d'abord — nous serions tenté d'écrire presque exclusivement — sur les transformations des sociétés contemporaines, que caractérisent leur industrialisation et leur technologie avancées. Et c'est cette préoccupation fondamentale, qu'ont essayé d'fflustrer, chacun à leur manière, les auteurs de cet hommage collectif.

La vingtaine d'articles proposés présentent un réel intérêt, dans la mesure où ils éclairent des travaux qu'un lecteur « moyen » — même spécialiste — ne connaît pas toujours bien. Mais sa curiosité est éveillée, puis retenue par l'opposition des tempéraments, le foisonnement des idées, les divergences théoriques même que l'on sent sourdre au fil des pages. Ce livre n'est donc pas un ouvrage de circonstance, sagement composé, où chacun se serait efforcé de modérer son point de vue : il y passe la fièvre de certains séminaires, où la rudesse des empoignades n'exclut pas l'estime et le respect de l'adversaire. En d'autres termes, l'un des mérites les plus éminents de Georges Friedmann est d'avoir attiré des chercheurs venus d'horizons variés, facilité l'éclosion — ou la confirmation — de talents multiples et parfois dissemblables.

L'ouvrage s'ouvre sur un article très dense d'Alain Touraine sur l'historicité, qui est une excellente introduction à son dernier livre [1] et où est posé, en termes précis, le débat essentiel sur la place de la sociologie dans la cité. Que l'on partage ou non son analyse (la sociologie doit se garder de deux écueils : verser dans l'application ou apparaître comme une idéologie substitutive), Alain Touraine nous amène à mieux nous situer par rapport aux acteurs sociaux et à juger de la modestie et de l'ambiguïté de notre situation.

De son côté, Jean-Daniel Reynaud n'hésite pas à observer les événements de ces dernières années à la lumière des lois sociologiques établies. La démocratie politique est une polyarchie, qui repose sur l'accord tacite des principaux partenaires sociaux. Or, on assiste présentement à l'éclatement des pouvoirs, à l'effondrement progressif d'un type de société fondé sur le caractère sacré — et unilatéral — des obligations de travail. D'où le caractère apparemment désordonné des luttes actuelles, la démultiplication des conflits, la montée d'un pouvoir syndical, dont la logique interne entre en contradiction avec celle des partis politiques. Jean-Daniel Reynaud dresse ainsi un constat inquiet des glissements, du trop-plein des pouvoirs (pléistocratie) , qui affectent les sociétés économiquement développées.

Le Canada est-Д le lieu de tels affrontements ? Certainement, mais c'est à un autre aspect de la société canadienne que s'est intéressé Jacques Dofny, quand il décrit le déplacement des luttes entre Anglais et Français [2] au Québec. Les critères pertinents restent d'ordre économique et politique, mais ils opposent aujourd'hui les Américains des Etats-Unis d'une part, les Néo-Canadiens d'autre part aux Québécois d'origine française. C'est pourquoi les enjeux majeurs portent sur le contrôle du système scolaire et celui de l'immigration. Jacques Dofny insiste sur le fait que les déterminismes technologique et économique pesant sur la société québécoise n'ont pas détruit son originalité. Pour combien de temps encore, serait-on tenté de demander, tant il est vrai que, sans véritable autonomie économique, toute spécificité sociétale, et a fortiori toute indépendance, ne peuvent être que fragiles. Et c'est un problème semblable, encore qu'H soit plus dramatique, que traite Jean-René Tréanton à propos de l'ethno- genèse négro-américaine, qui oscille de l'intégration-assimilation au rejet violent des valeurs anglo-saxonnes.

La partie consacrée au travail et au loisir souffre d'un incontestable déséquilibre : alors que quatre articles abordent la sociologie du travail et des classes, un seul porte sur « la dynamique du loisir ». Mais les réflexions de Joffre Dumazedier ne manquent ni de vigueur ni de nuances, et au terme d'une démonstration précise, il propose une nouvelle définition du loisir plus convaincante que celles qu'il avait précédemment fournies, même si l'on voit encore mal comment s'articulera la réalisation de l'individu sur une vie sociale libérée grâce à «l'action convergente des facteurs économiques, sociaux et culturels de l'industrialisation » (p. 254) . L'optimisme de J. Dumazedier n'est pas partagé par Gérard Métayer, que les mutations cybernétiques inquiètent. L'industrie, les loisirs ne suffisent pas à caractériser nos sociétés, que transforme l'essor des communications. On n'a peut-être pas assez envisagé, en effet, les problèmes humains que soulève le développement de la « communicatique ». Pour Gérard Métayer, un contrôle social renforcé s'impose, si l'on ne souhaite pas que la société technicienne devienne une société émiettée, pour reprendre l'une de ses expressions. Le savant s'efface alors derrière le politique.

La contribution de Marie-Thérèse Basse est délibérément centrée sur l'auto- mation et ses conséquences en matière d'emploi et de chômage aux Etats-Unis et elle apporte, selon nous, des vues originales sur un sujet difficile et controversé comme celui de la paupérisation, qui dépassent le simple cadre américain. Henri Mendras, pour sa part, se lance dans une comparaison entre les comportements du paysan, de la ménagère et celui du technocrate, en insistant sur l'insuffisance discriminatoire de nombreuses variables sociologiques. Ainsi, nos instruments de mesure ne permettent pas de rendre compte des unités socio- économiques domestiques, telles que l'exploitation de type familial ou les ménages.

La dernière partie axée sur le langage est aussi remarquable. Claude Bré- mond notamment propose une re-lecture socio -historique du conte de Barbe Bleue, qui ne manque pas d'originalité et à laquelle nous renvoyons bien volontiers le lecteur. Roland Barthes, dans un article austère, souhaite qu'un débat s'instaure autour du concept d'écriture, qui exigerait un approfondissement théorique et Olivier Burgelin examine le pouvoir de l'expert dans la culture de masse, à partir de la sociologie des organisations.

Que ceux que nous avons oubliés nous pardonnent [3] . Il n'est guère possible de rendre compte, même brièvement, de chaque article. Mais tel qu'il se présente, cet ensemble de textes constitue surtout un témoignage d'estime et d'affection. Le goût de Georges Friedmann pour le dialogue, son ouverture sur autrui, son sens de la maïeutique éclatent à chaque page. Lorsqu'on referme l'ouvrage, ce n'est pas l'image du chercheur émérite qui s'impose, mais celle plus précieuse et secrète du pédagogue. D'un pédagogue heureux d'avoir suivi l'épanouissement de si nombreux talents et qu'on envierait presque de compter autant d'amis dans un milieu où domine, par ailleurs, une indifférence polie.

---
  1. Touraine (A.) : Production de la société. Paris, Editions du Seuil.
  2. II vaudrait mieux parler à ce sujet, d'ailleurs, d'Anglo-canadiens et de Franco-canadiens.
  3. Nous nous en voudrions néanmoins de ne pas signaler que F.-A. Isambert insiste sur un aspect ignoré de l'œuvre de Durkheim : l'utilisation faite par ce dernier des variables écologiques dans «Le Suicide» et G. Lajoinie n'hésite pas à secouer la communauté sociologique en une vingtaine de pages incisives, quoique partiales, consacrées à la revue Sociologie du Travail.